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Dans « L’espace et le temps : Paul Ricoeur à Montréal » (2013), Lamonde rappelle sa formation d’historien-philosophe. Cette formation lui a permis de développer une approche de l’histoire de la culture québécoise tout à fait particulière. Il a réfléchi sur l’enseignement et la pratique de la philosophie dans la Nouvelle-France, au Bas-Canada puis au Québec. Il a enregistré les influences européennes sur la philosophie et les sciences humaines dans la vallée du Saint-Laurent. Enfin, il a montré comment et combien la pratique de la philosophie a enrichi le débat politico-culturel au Québec au 19e siècle.

Ses premières publications préfigurent sa recherche ultérieure sur la culture québécoise à cheval sur le 19e et le 20e siècle. Plus tard, il développe ce programme et arpente toute l’histoire du Québec, de sa genèse coloniale à notre siècle. Ses travaux plus récents, et en particulier les deux dont il est ici question, vont ainsi mettre en évidence les constantes au coeur de la culture et de la vie québécoises, soulignant le rôle de plaque tournante joué par certaines périodes : celle qui va des Rébellions à la Confédération et celle qui va de la crise des années 1930 aux changements des années 1960.

Dans l’analyse des deux périodes apparaissent en exergue deux éléments de l’histoire québécoise : la crise du laïcisme et de la laïcité et l’affirmation du clergé en tant qu’acteur social et politique au 19e siècle, devant l’impossibilité d’une autonomie politique réelle. À quoi s’ajoute, au 20e siècle, l’incapacité à renverser cette affirmation, même quand le Québec atteint un degré d’autonomie politique significatif (voir ses réflexions conclusives dans L’heure de vérité). Dans une certaine mesure, sa réflexion tourne toujours autour d’une défaite, qui n’est pas (ou n’est pas seulement) celle de la Conquête et de la perte de l’indépendance politique, mais celle provoquée par l’impossibilité d’élaborer une véritable autonomie, vis-à-vis du Canada anglais comme du clergé catholique.

Il s’agit d’une défaite politique, mais aussi d’une défaite « existentielle », sur laquelle Lamonde est revenu très récemment (Lamonde, 2012). Les deux livres recensés ici en retracent les principaux aspects. Ils montrent comment l’Église catholique a offert au Québec un ersatz identitaire, mais en lui imposant une étreinte suffocante, dont la province n’a jamais su ni pu se libérer. Avoir une défaite au fondement de sa propre identité politique induit une ambivalence entre l’ouverture vers l’extérieur et l’incapacité d’être pleinement soi-même. Cette ambivalence peut devenir vertu quand elle multiplie les adhésions culturelles (voir les chapitres sur le britannisme et l’américanité de Louis-Joseph Papineau dans Trajectoires intellectuelles et politiques des XIXe et XXe siècles québécois et la recherche dans les années 1930-1960 de nouvelles références européennes, en particulier françaises, ainsi que le texte de Lamonde (2009) sur « Une culture à la jonction de trois héritages : français, britannique, étatsunien »). Toutefois, si la complexité enrichit la société québécoise, elle rend en même temps difficile le développement d’« une culture civique commune » (L’heure de vérité, p. 198). En tout cas, Lamonde suggère que le Québec devrait s’attaquer frontalement à cette faiblesse, ne serait-ce que pour l’accepter.

Dans les deux ouvrages, au fort accent autobiographique et où l’historien intervient plusieurs fois à la première personne, Lamonde souligne l’unité programmatique de tous ses travaux. L’heure de vérité reprend la question de la crise du laïcisme, mais aussi celle de la pensée libérale et démocratique au Québec. Il se situe donc dans la lignée qui va de Gens de parole (1990) et Louis-Antoine Dessaulles (1994) à Pour une reconnaissance de la laïcité au Québec (2013), codirigé avec Daniel Baril. Trajectoires intellectuelles et politiques des XIXe et XXe siècles québécois réunit et réécrit plusieurs essais pour approfondir certains passages clés de la continuelle défaite politico-culturelle du Québec : de 1837 à la Confédération, et de la fin des années 1930 à la Révolution tranquille.

Les chapitres de ces volumes côtoient les grandes synthèses signées par notre auteur (mentionnons seulement son Histoire sociale des idées au Québec) et en reprennent certains thèmes auxquels l’auteur s’est d’ailleurs confronté maintes fois dans les dernières années. Ces deux ouvrages présentent par conséquent de nouvelles pièces au double puzzle constitué par la culture politique québécoise et l’oeuvre fluviale d’Yvan Lamonde. En même temps, ils couronnent sa recherche et soulignent son inspiration « civique ». Lamonde a toujours maintenu séparée sa réflexion en tant qu’historien de sa réflexion en tant que citoyen, mais il apparaît clairement maintenant combien l’indignation et l’engagement du citoyen ont inspiré le travail de l’historien. Ainsi, dans L’heure de vérité, avoue-t-il simplement que tout son travail naît « d’une volonté de donner de la profondeur à un débat d’actualité » (p. 10).