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Albéric Bourgeois (1876-1962) est l’un des caricaturistes québécois les plus prolifiques de la première moitié du 20e siècle. Tout au long de sa carrière, étalée sur une période d’environ 55 ans[1], le caricaturiste représente divers sujets et thématiques, et s’intéresse à la politique, aux événements culturels ou aux transformations de la société, pour ne donner que quelques exemples. Dans le cadre de cet article, nous avons choisi de nous concentrer sur les oeuvres où il est question de la découverte de l’Amérique, de l’établissement de la colonie de la Nouvelle-France et de l’écriture de l’histoire. Il ne faut cependant pas en conclure que l’histoire du Canada, telle que conçue par Bourgeois, se limite à cette époque : nous avons voulu présenter un corpus cohérent. La période autour de la Confédération a aussi été explorée par le caricaturiste dès 1907 avec Les mémoires du Père Ladébauche, une chronique illustrée couvrant les événements survenus au Québec entre 1807 et 1907. De même, Bourgeois a réalisé une série de caricatures présentant des hommes des cavernes, des oeuvres où l’anachronisme est un élément central utilisé pour présenter aux lecteurs de La Presse une réflexion sur l’actualité et sur la modernisation de sa propre société.

Le choix de s’arrêter sur les dessins où il est question de la Nouvelle-France s’explique non seulement par le désir de présenter un corpus cohérent, mais aussi afin d’analyser en premier lieu une production visuelle satirique qui a pour principal lien un discours sur l’écriture de l’histoire, son enseignement et sa représentation. De plus, l’entièreté des oeuvres de Bourgeois n’étant pas encore cataloguée, le point de départ de nos recherches a été la base de données réalisée par l’équipe de recherche Caricatures et satires graphiques à Montréal (CASGRAM)[2]. En tout, près de 80 oeuvres posant un regard humoristique sur la discipline de l’histoire et sur son enseignement ont été retrouvées dans ce fonds. La plupart des oeuvres, datées par l’artiste, sont parues au courant des décennies 1940 et 1950[3]. Lorsque nous disposions de la date de publication des images, nous avons recherché dans La Presse les textes humoristiques écrits par Bourgeois, « En roulant ma boule. Causeries hebdomadaires du Père Ladébauche », des chroniques qui accompagnent les caricatures publiées le samedi. L’exercice a permis de constater que le dessinateur partage avec les lecteurs du journal, tant dans le texte que dans l’image, ses considérations personnelles au sujet d’épisodes historiques, des manuels d’histoire destinés aux enfants et du métier d’historien. Outre les caricatures et les chroniques dont il sera question tout au long de ce texte, un second corpus, composé des 25 planches de la bande dessinée L’histoire du Canada pour les enfants (le rêve de Charlot)[4], sera également pris en considération. Bourgeois y compose un récit qui, tout en se basant sur des faits réels de l’histoire de la Nouvelle-France, propose une représentation imaginée des débuts de la colonie française.

L’un des objectifs de cet article est de montrer les différents usages de l’histoire dans la satire graphique et textuelle d’Albéric Bourgeois. Nous soulignerons notamment les diverses stratégies utilisées par le caricaturiste pour parodier le métier d’historien. Si Bourgeois cherche d’abord et avant tout à faire sourire ses lecteurs, l’exploration des thèmes liés à l’histoire, à son écriture et à son enseignement s’inscrit aussi dans les débats historiographiques de son époque.

Une première section permettra de présenter Bourgeois et d’introduire les personnages de Baptiste et Catherine Ladébauche, qui, comme nous le verrons plus loin, discutent du concept d’histoire dans les chroniques rédigées par le caricaturiste. Cela fait, nous présenterons les débats en cours au Québec au début du 20e siècle au sujet de l’histoire comme discipline universitaire. Par la suite, il sera question des oeuvres dans lesquelles Bourgeois représente certains questionnements historiographiques en utilisant différents procédés inhérents à la parodie. Nous tenterons aussi de mettre en relief la morale satirique, souvent ténue, qui est associée à cette série. Nous nous pencherons aussi sur l’usage répandu de l’anachronisme dans la caricature de Bourgeois, que nous considèrerons d’une part comme un déclencheur humoristique et un élément parodique, mais également comme un procédé satirique servant à critiquer la société dans laquelle évolue le caricaturiste. Enfin, nous nous arrêterons sur les critiques émises par le caricaturiste au sujet de l’histoire et de sa construction.

Albéric Bourgeois et le couple Ladébauche : 50 ans de présence à La Presse

Albéric Bourgeois amorce sa prolifique carrière[5] au tournant du 20e siècle alors qu’il fait paraître dans le Boston Post, en 1900 et 1901, la bande dessinée pour enfants The Education of Annie (Danaux, 2012, p. 138 ; Robidoux, 1978, p. 34). De retour à Montréal, après trois ans passés aux États-Unis, Bourgeois publie entre 1903 et 1905 différentes bandes dessinées dans l’hebdomadaire La Patrie (Danaux, 2012, p. 138). Il contribue aussi par intermittence à diverses publications satiriques montréalaises, telles que Le Canard[6] et La Bombe[7]. En plus de cette production graphique, Bourgeois écrit un feuilleton radiophonique, Joson et Josette[8], ainsi que des chansonnettes humoristiques et satiriques. Véritable artiste pluridisciplinaire, il met sur pied des spectacles de cabaret, notamment la revue musicale En roulant ma boule présentée au théâtre Saint-Denis en 1926. Il cofonde également le cabaret Le Matou Botté en 1928 (Falardeau, 1993, p. 53-54; Robidoux, 1978, p. 241-256).

Bourgeois est toutefois surtout connu pour avoir été caricaturiste à La Presse entre 1905 et 1957. Durant cette période, il produit généralement entre une et quatre caricatures par semaine[9], ce qui constitue au final un impressionnant corpus d’oeuvres. Dans ses premières années au sein du journal, Bourgeois réalise aussi quelques bandes dessinées, notamment Les fables du Parc Lafontaine et L’histoire du Canada pour les enfants (le rêve de Charlot)[10]. Le caricaturiste rédige également une chronique humoristique illustrée qui revient chaque semaine : En roulant ma boule. Causerie du Père Ladébauche, un texte qu’il signe sous le pseudonyme de Baptiste Ladébauche. Ce nom n’est pas qu’une simple signature : le personnage est aussi la vedette de nombreuses caricatures réalisées par Bourgeois. Il s’agit de la représentation d’un vieil homme au regard rieur, au franc-parler et au bon sens aiguisé, qui incarne la figure type du Canadien français. Il est presque toujours représenté une pipe à la bouche, portant la barbe, l’étoffe du pays, un bonnet « canayen » et, parfois, une ceinture fléchée nouée à sa taille. Cette représentation n’est pas sans rappeler les habitants peints par le peintre Cornelius Krieghoff (1815-1872) dans la seconde moitié du 19e siècle ou Le Vieux de ’37 (v. 1904) réalisé par Henri Julien (1852-1908). Avec les années, Baptiste troque ses habits traditionnels pour une chemise à carreaux et des bretelles. Le bonnet demeure cependant un des éléments fondamentaux de son habillement. En ce qui concerne Catherine, sa tendre moitié, ses cheveux blancs sont remontés en chignon et elle porte la majorité du temps ses lunettes. Si elle revêt souvent une jupe longue, une blouse et un tablier, elle est aussi reconnue pour ses extravagances vestimentaires et son goût pour les chapeaux excentriques.

Baptiste Ladébauche n’est pas une invention propre à Bourgeois, mais un personnage collectif, créé à la fin du 19e siècle. Cette figure se trouve tant dans les textes que dans les images et sert à transmettre un propos satirique : il est associé au bon sens commun, il critique régulièrement les travers de la société ainsi que les excès de ses dirigeants[11]. De tous les dessinateurs qui ont représenté la figure de Ladébauche, Albéric Bourgeois est sans aucun doute celui qui l’a fait vivre le plus longtemps et par conséquent, ce personnage est indissociable de sa production. Pour ce qui est de Catherine, il s’agit d’un personnage créé en 1909 par Bourgeois. Celui-ci en fait le pendant féminin de Baptiste qui, tout comme lui, observe et commente chaque semaine l’actualité montréalaise, québécoise, canadienne et internationale.

Développement de la discipline de l’histoire au Québec, 1900-1950

Au moment même où Bourgeois publie ses bandes dessinées, ses caricatures et ses chroniques dans La Presse, il est possible de noter une prolifération des ouvrages portant sur l’histoire canadienne (Régimbald, 1997) et l’adoption de politiques culturelles vouées à la mise en valeur de l’histoire (Harvey, 2003). Parallèlement, la façon d’écrire et d’appréhender l’histoire au Québec se transforme, alors que la discipline se professionnalise[12]. Les changements sont nombreux, comme le dénote Patrice Regimbald :

adoption des règles de la critique historique, revendication d’objectivité, abandon des formes narratives traditionnelles, développement d’un enseignement spécialisé et d’une aire autonome de recherche en milieu universitaire, formation d’un nouvel ethos professionnel fondé sur le contact direct avec les sources, élévation d’une activité pratiquée en dilettante à une occupation dont on peut tirer ses moyens d’existence, etc.

Regimbald, 1997, p. 164-165

Cette période est également marquée par la multiplication des sociétés savantes intéressées par l’étude de l’histoire canadienne-française (Régimbald, 1997, p. 164, 192). Pour sa part, la fin de la Seconde Guerre mondiale concorde avec le moment où, au Québec, des départements universitaires francophones et des associations savantes consacrées au champ historique s’institutionnalisent. Comme l’écrit Régimbald : « En l’espace de quelques mois, fin de 1946 et début de 1947, quatre institutions majeures sont créées : l’Institut d’histoire de l’Université de Montréal, l’Institut d’histoire et de géographie de l’Université Laval et l’Institut d’histoire de l’Amérique française qui, à peine fondé, lance la Revue d’histoire de l’Amérique française » (Régimbald, 1997, p. 164).

En raison du rôle joué dans la fondation de deux de ces quatre « institutions majeures » – l’Institut d’histoire de l’Amérique française et de la Revue d’histoire de l’Amérique française –, l’institutionnalisation de la discipline de l’histoire au Québec est notamment redevable à l’historien Lionel Groulx (Rudin, 1998, p. 29). Celui-ci, malgré les visions nationalistes qui l’habitent et qui teintent ses écrits, est l’un des premiers à introduire dans l’historiographie canadienne-française des concepts modernes issus de l’école méthodique[13], notamment la recherche de l’objectivité. Groulx privilégie dès lors une relation directe avec les archives et les documents historiques, ce qui transforme profondément son travail (Rudin, 1998, p. 44-45). Ces principes et la recherche de l’objectivité ne sont pas uniques à Groulx : ils sont rapidement adoptés par un grand nombre d’historiens canadiens-français, et ce, dans le but d’atteindre une représentation « véridique » du passé (Rudin, 1998, p. 25, 56). Toutefois, tout comme ceux de Groulx, les ouvrages des historiens canadiens-français de l’époque sont mus par différentes idéologies – notamment par le nationalisme –, ce qui n’était alors pas considéré comme contradictoire à la recherche de l’objectivité que poursuivaient ces chercheurs (Rudin, 1998, p. 45).

La période allant de 1881 à 1929 est aussi connue pour être celle où sont commémorés les héros de la nation canadienne-française, dont plusieurs figures de la Nouvelle-France qui se sont battues pour la survie de la colonie. Ce sont 177 monuments qui sont alors érigés (Hébert, 1980). Ces initiatives sont surtout le fruit du travail de particuliers, des sociétés historiques et des communautés religieuses (Harvey, 2003, p. 50). Outre l’érection de monuments commémoratifs, ces célébrations de figures héroïques se font aussi dans les écrits scientifiques et dans la littérature, le théâtre et les arts visuels (Groulx, 1998, p. 156-173). Ces différents projets commémoratifs et l’instauration de figures héroïques coïncident avec le moment où Bourgeois produit ses premières bandes dessinées et caricatures, qui mettent justement de l’avant des personnages historiques à l’instar de ceux de Christophe Colomb, Samuel de Champlain et Paul Chomedey de Maisonneuve.

Nous verrons un peu plus loin dans cet article que les préoccupations au coeur des débats sur l’histoire – le désir d’objectivité et de scientificité, l’écriture de l’histoire, la commémoration des héros – trouvent écho dans certaines des oeuvres de Bourgeois publiées au même moment. En effet, à l’exception des planches de la bande dessinée L’histoire du Canada pour les enfants (Le rêve de Charlot), les caricatures et chroniques à caractère historique que nous analyserons dans cet article paraissent dans La Presse vers 1945-1950, ce qui survient simultanément avec l’institutionnalisation et la professionnalisation de la discipline de l’histoire au Québec.

La série L’histoire du Canada pour les enfants (Le rêve de Charlot) : une version onirique de l’histoire de la Nouvelle-France

Albéric Bourgeois a produit de nombreuses bandes dessinées au début de sa carrière[14]. L’une d’entre elles, réalisée peu après son arrivée à La Presse, s’intitule Le rêve de Charlot. La série contient 25 planches et elle est publiée à raison d’une ou deux fois par mois[15] entre le 17 janvier 1907 et le 22 février 1908. Cette bande dessinée met en scène Charlot[16], un petit garçon qui rêve de manière fantaisiste à des événements survenus durant la période de la Nouvelle-France.

À quelques exceptions près, la trame narrative des planches du Rêve de Charlot est similaire à chacune de ses parutions : le rêve débute toujours en une quête d’aventure et se termine en cauchemar. Dans la dernière case du récit, Charlot est invariablement représenté dans son lit, alors qu’il se réveille en sursaut[17]. Les deux premières planches de la série diffèrent toutefois de ce modèle, puisque Charlot revient brutalement à la réalité dans l’avant-dernière case et non dans la dernière, comme c’est le cas par la suite. L’ultime vignette sert alors à exposer de manière flagrante la morale de l’histoire racontée.

Charlot conclut dans la première planche (figure 1) que c’est grâce à Jacques Cartier s’il n’est pas « un petit Iroquois ignorant les confitures et les autres bienfaits de la civilisation » (Bourgeois, 1907b, p. 4).

Figure 1

Albéric Bourgeois, « Le rêve de Charlot »

Albéric Bourgeois, « Le rêve de Charlot »
La Presse, 2 février 1907, p. 4

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Dans la seconde planche (figure 2), l’enfant souligne que le roi François 1er a joué un rôle important dans l’histoire du Canada et que, par conséquent, « tous les petits Canadiens doivent lui être reconnaissants » (Bourgeois, 1907c, p. 4).

Figure 2

Albéric Bourgeois, « Le rêve de Charlot »

Albéric Bourgeois, « Le rêve de Charlot »
La Presse, 2 février 1907, p. 4

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Les leçons que les lecteurs du Rêve de Charlot sont tenus de tirer de chacune des aventures du petit garçon ne sont toutefois plus aussi clairement énoncées dans les autres planches de la série et certaines demeurent énigmatiques. Dans tous les cas, la satire présente dans les planches de cette bande dessinée est plutôt atténuée : nous sommes loin de l’aspect vindicatif que ce procédé peut prendre. En effet, le degré d’ironie, de satire et de parodie varie selon une gamme d’intentions diverses, allant de la simple moquerie à l’invective, ce que mettent de l’avant les définitions de Linda Hutcheon (1981, p. 148) et de Sophie Duval et Marc Martinez (2000, p. 187).

Hutcheon (1981, p. 140), tout comme Duval et Martinez (2000, p. 185), insiste sur l’importance de différencier ironie, satire et parodie, des termes trop souvent considérés comme des synonymes. L’ironie est une « antiphrase » et agit « comme opposition entre ce que l’on dit et ce que l’ont veut faire entendre » (Hutcheon, 1981, p. 142). Tout comme l’ironie, la satire sert à critiquer, parfois en usant du comique (Duval et Martinez, 2000, p. 187). Cependant, contrairement à l’ironie, la satire a une cible réelle (Duval et Martinez, 2000, p. 185) et « a pour but de corriger certains vices et inepties du comportement humain en les ridiculisant » (Hutcheon, 1981, p. 144). Pour y parvenir, le satiriste use de différents procédés, qu’il s’agisse d’amplifier, de déformer, de rabaisser ou d’inverser les codes de conduite ou les rapports humains qui régissent notre société (Duval et Martinez, 2000, p. 195-211). Enfin, la parodie est animée par « le désir de provoquer un effet comique, ridicule ou dénigrant » (Hutcheon, 1981, p. 183), ce qui est réalisé lorsqu’au moins deux contextes sont superposés (Hutcheon, 1981, p. 144). Contrairement à la satire, la parodie n’est pas empreinte d’agressivité : il s’agit d’un procédé « plutôt neutre ou ludique », et peut même, à certaines occasions, être respectueux (Hutcheon, 1981, p. 147). Bien que, comme le mentionne Hutcheon, le procédé parodique soit aussi toujours marqué par l’ironie et la satire, ces aspects ne sont pas nécessairement prédominants pour qu’il y ait parodie (Hutcheon, 1981, p. 148). En effet, il est souvent difficile de déterminer la cible potentielle de l’attaque satirique ou le double sens propre à l’ironie, comme nous le constaterons avec certaines des images que nous analyserons.

L’ensemble des planches du Rêve de Charlot est accompagné d’un texte intitulé L’histoire du Canada pour les enfants[18]. L’auteur de la rubrique informative n’est pas formellement identifié, ce qui n’est pas le cas de la bande dessinée qui, elle, est signée par Bourgeois dans la dernière case. Il est toutefois possible de croire que le dessinateur est aussi l’auteur des textes puisqu’il écrit et dessine à l’époque la chronique illustrée Les mémoires du père Ladébauche. Le premier chapitre de cette série paraît le 30 mars 1907[19] (Baptiste, 1907, p. 8), soit peu après la publication de la première planche du Rêve de Charlot. Dès lors, la chronique Les mémoires du père Ladébauche est publiée en alternance avec cette bande dessinée. Le concept d’histoire est aussi indissociable de ces nouvelles chroniques puisque Ladébauche raconte aux lecteurs de La Presse ses souvenirs allant de 1807 – année de sa naissance – à 1907 – moment où sont publiés ces textes. Ceci permet à Bourgeois de revisiter l’histoire récente du Canada et certains événements importants qui s’y sont déroulés.

Les textes informatifs de L’histoire du Canada pour les enfants et les planches du Rêve de Charlot traitent aussi de l’histoire nationale, mais avec une limite temporelle : l’auteur ne raconte que des épisodes datant des 16e et 17e siècles. Il est question, par exemple, des explorations de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain, de l’implantation de la colonie et de ses débuts difficiles, de la prise de Québec par les frères Kirke, ainsi que de la conversion des peuples autochtones au christianisme par l’entremise des missionnaires. La série cesse de paraître après la présentation du massacre des habitants de Lachine en 1689 (Bourgeois, 1908, p. 4), sans aucun avertissement. Compte tenu de la trame narrative répétitive de la bande dessinée, il est possible que le lectorat, le directeur de La Presse ou Bourgeois lui-même aient perdu leur intérêt pour elle, ce qui pourrait expliquer la fin abrupte de cette bande dessinée.

La structure du Rêve de Charlot s’inscrit dans la définition de la parodie définie par Linda Hutcheon, soit « un enchâssement entre du vieux et du neuf » qui consiste en une « superposition de contextes » (Hutcheon, 1981, p. 143-144). Cet effet se traduit de deux manières dans Le rêve de Charlot, soit par le mélange du « réel[20] » de l’enfant (son lit) et de son imaginaire (son rêve), mais aussi de la réalité (l’histoire) et de la fiction (les transformations faites par Bourgeois). D’abord, l’imaginaire qui caractérise les aventures nocturnes du petit garçon propose une vision fantaisiste de l’histoire canadienne[21]. Ensuite, cet imaginaire s’inspire de vignettes informatives qui se présentent comme un récit plus réaliste. Les planches évoquent à leur manière les difficultés et les obstacles qui ont marqué l’établissement des colons en Nouvelle-France. L’enfant côtoie et interagit avec des personnages historiques qui ont participé aux premières explorations, tels que Jacques Cartier, Jean-François de La Rocque de Roberval et Samuel de Champlain. À la fin de chaque planche, Charlot quitte le monde onirique et fantaisiste[22], retournant dès lors dans l’univers physique et « réel » délimité par sa chambre.

Si nous revenons à la planche publiée le 2 février 1907, on peut constater que les décors où évoluent les personnages sont épurés : quelques lignes rapidement esquissées composent l’horizon et la végétation (figure 2) (Bourgeois, 1907c, p. 4). Les personnages sont presque toujours représentés de profil, avec une légère perspective, suffisante pour donner du volume aux corps sans utiliser de dégradés d’ombre[23]. La dernière case tranche avec l’ensemble de la planche. Elle présente un travail des volumes plus complexe dans le drapé de la couverture du lit grâce à une concentration de traits sinueux et la représentation de jeux d’ombre et de lumière (Bourgeois, 1907d, p. 4). En privilégiant ainsi un traitement graphique différent, Bourgeois crée une distinction visuelle entre le monde onirique (la Nouvelle-France rêvée) et le monde physique (la chambre de l’enfant).

L’aspect parodique de la série Le rêve de Charlot est de loin le plus marqué. Ainsi, dans chacune des parutions, la bande dessinée est placée sous le texte informatif et son propos s’inspire librement de la leçon d’histoire qui l’accompagne.

Dans le texte paru le 25 mai 1907 (figure 3), il est question, par exemple, des frontières de la Nouvelle-France à l’époque de François 1er et du commerce de fourrures avec les Amérindiens. Il est indiqué qu’après le départ de Cartier, le territoire de la Nouvelle-France serait tombé dans l’oubli durant près de 60 ans, sauf pour les commerçants de fourrures qui poursuivaient la traite avec les Amérindiens. L’auteur du court texte informatif explique à ses jeunes lecteurs le fonctionnement de cette activité : « Dans ce temps-là les fourrures se vendaient fort cher en Europe. Les commerçants français donnaient aux Indiens, en échange des peaux des animaux sauvages, des hachettes, des couteaux, du drap et divers vases de fer et de cuivre. » (Anonyme, 1907a, p. 4). La bande dessinée, quant à elle, reprend la thématique du commerce de pelleteries d’une manière différente, étant donné que Charlot ne troque pas des peaux, mais échange son chat – toujours vivant – contre un tambour. Bourgeois caricature ainsi l’une des activités économiques fondamentales de la Nouvelle-France en superposant le contexte et les éléments, mélangeant le quotidien de l’enfant au début du 20e siècle. Dès lors, la parodie et l’« effet comique, ridicule ou dénigrant » qui y est souvent rattaché (Hutcheon, 1981, p. 143) entrent en jeu, l’enfant échangeant un être vivant et non une fourrure. Or la situation pose problème : le chat revient de son propre chef à son propriétaire initial et cette situation fait enrager le colon avec qui Charlot a fait l’échange.

Figure 3

Albéric Bourgeois, « Le rêve de Charlot »

Albéric Bourgeois, « Le rêve de Charlot »
La Presse, 25 mai 1907, p. 4

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Le sujet le plus fréquent de la série porte sur les rapports tendus entre les Amérindiens et les Français et, plus précisément, sur les conflits sanglants avec les différentes nations iroquoises. Ces relations belliqueuses sont aussi rapportées dans les ouvrages d’histoire de la Nouvelle-France qui paraissent au tournant du 20e siècle. Selon Patrice Groulx, l’implantation de la colonie a souvent été associée à une « période difficile où une société française et chrétienne embryonnaire s’enracine péniblement, en butte aux attaques mortelles lancées par les nations iroquoises » (Groulx, 1998, p. 19). Ainsi, l’histoire de la colonie française d’Amérique du Nord est ponctuée par des récits de torture et des massacres, ce que rapporte d’ailleurs l’auteur de L’histoire du Canada pour les enfants (Anonyme, 1907d, p. 4; Anonyme, 1907e, p. 4). Ces pratiques violentes, de même que la présence marquée de la figure de l’Amérindien dans la culture populaire du tournant du 20e siècle, sont issues des récits de la Conquête de l’Ouest[24]. Elles ont sans doute marqué l’imaginaire du dessinateur et sa perception des Premières Nations, du moins au moment où il produit les planches du Rêve de Charlot[25]. Au-delà du contexte historique, l’agressivité peut aussi être perçue comme un procédé satirique (Duval et Martinez, 2000, p. 186). Mais dans ce cas, qui ou quelle est la cible? Celle-ci est souvent difficile à cerner. En fait, dans ce cas-ci, la charge satirique n’est pas aussi explicite qu’elle ne l’est dans les deux premières planches de la série. C’est que, en dépit de la violence marquée de l’univers du petit Charlot, la superposition de contextes et le caractère ludique de la parodie (Hutcheon, 1981, p. 147) priment sur la leçon morale ou sur l’ironie.

La série Le rêve de Charlot est l’un des tout premiers contacts de Bourgeois avec le sujet de l’histoire. La bande dessinée, tout comme le texte informatif qu’elle parodie, s’adresse à des enfants. Ceci explique sans doute pourquoi la charge satirique n’y est pas très développée. Nous verrons avec les chroniques illustrées que Bourgeois réalise dans les années 1940 et 1950 que la part de satire et d’ironie y est beaucoup plus présente, et ce, bien que la parodie domine toujours son oeuvre.

L’anachronisme, la parodie et la caricature

Les caricatures et les textes de Bourgeois dont il est ici question sont caractérisés par l’usage de l’anachronisme. L’artiste joue à plusieurs reprises avec la temporalité des différents événements, personnages, accessoires et, plus évocateur encore, avec les répliques qui font souvent référence à l’époque contemporaine du caricaturiste et de ses lecteurs. Bourgeois crée ainsi un décalage entre le passé et le présent, tout en mettant dans la bouche des personnages historiques des paroles qui rendent souvent le tout anecdotique.

Bien que Linda Hutcheon ne fasse pas mention de l’anachronisme, nous croyons que ce procédé peut être rapproché de la définition de la parodie énoncée par la théoricienne (Hutcheon, 1981). D’une part, tous deux consistent en une superposition de contextes, soit, dans ce cas-ci, entre deux époques – celle de la Nouvelle-France et celle des années 1900 à 1950. D’autre part, l’observation du corpus permet aussi d’affirmer que Bourgeois utilise notamment l’anachronisme afin d’en faire un déclencheur humoristique, parodique et parfois satirique.

Figure 4

Albéric Bourgeois, « Le rêve de Charlot »

Albéric Bourgeois, « Le rêve de Charlot »
La Presse, 17 août 1907, p. 4

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Par exemple, dans la planche du Rêve de Charlot, publiée le 17 août 1907, le personnage principal se trouve sur l’île Sainte-Hélène en compagnie de Samuel de Champlain (figure 4). Charlot aperçoit un carrousel autour duquel tournent des éléphants mécaniques, comme il est possible d’en trouver au 20e siècle au parc Sohmer et au parc Dominion[26]. L’enfant décide de monter sur l’un d’eux, sous le regard attentif de Champlain. Charlot se méprend toutefois lorsqu’il affirme que les animaux sont faits de bois : celui sur lequel il siège s’anime, abandonne le carrousel et court à toute vitesse sur l’île, avant de projeter l’enfant dans le fleuve. Dans ce cas-ci, l’éléphant et le carrousel, de même que le passage d’objet animé à être vivant malveillant de l’animal, servent de déclencheur comique et non satirique : aucune morale n’est rattachée à la planche, elle est réalisée principalement dans le but de faire rire le lecteur. Elle n’a pas non plus de lien avec le texte informatif, dans lequel il est question des voyages de Champlain à Ottawa et à Hochelaga, et des batailles qui l’ont opposé aux Iroquois (Anonyme, 1907c, p. 4).

Dans Leçon d’histoire. À la manière de demain (Baptiste, 1953, p. 65) (figure 5), l’humour est une fois de plus dominant.

Figure 5

Albéric Bourgeois, « C’te montagne-là, ça va être bien commode pour faire du ski [Leçon d’histoire. À la manière de demain] »

Albéric Bourgeois, « C’te montagne-là, ça va être bien commode pour faire du ski [Leçon d’histoire. À la manière de demain] »
23 mai 1953, BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Albéric Bourgeois (MSS346, contenant 2006-10-001/6245)

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Dans cette caricature, l’homme debout sur le quai d’un navire, est, selon le texte qui accompagne la caricature, Maisonneuve. Coiffé d’un chapeau ressemblant à un bicorne, une cigarette à la bouche, il regarde au loin la côte et la montagne. Il est habillé d’une chemise à carreaux et d’une petite veste sans manche, des vêtements similaires à ceux que Baptiste Ladébauche porte dans les différentes caricatures réalisées par Bourgeois. Les habits inusités de Maisonneuve – qui s’apparentent plutôt à ceux d’un ouvrier canadien-français du début du 20e siècle et non au costume qui sied au rang d’un sieur à l’époque de la Nouvelle-France – produisent un anachronisme qui court-circuite le cours chronologique des événements formant le récit historique. Il s’agit du premier anachronisme de la scène, le second se situant dans les paroles mêmes du fondateur de Montréal. Tout en regardant la côte, Maisonneuve s’exclame : « C’te montagne-là, ça va être bien commode pour faire du ski ». Voilà comment Bourgeois explique le choix de l’emplacement de la ville qui allait devenir Montréal. Cependant, la montagne et son association au ski sont plutôt des éléments qui ramènent la figure de Maisonneuve au présent des lecteurs car, dans les années 1950, il est possible depuis peu de skier sur le Mont-Royal[27]. Dans cette composition, l’anachronisme réside donc à la fois dans l’habillement du fondateur de Montréal et dans la réplique qui indique une activité propre à l’époque de Bourgeois. En utilisant l’anachronisme dans les paroles de Maisonneuve, le caricaturiste s’amuse des raisons qui ont pu mener l’homme à choisir l’emplacement de la ville qu’il désire fonder, en transposant les préoccupations d’aujourd’hui – les loisirs, le ski – dans le contexte d’autrefois. Ses motivations n’auraient pas été de l’ordre du rationnel, comme il serait pourtant logique de s’y attendre : la ville n’est pas fondée sur l’île parce que les terres sont fertiles ou parce que la place est facilement défendable. La version de Bourgeois privilégie plutôt une activité ludique : le désir de skier. Ce décalage entre ce qui est attendu et ce qui est énoncé forme l’effet comique de la scène, et inscrit la caricature dans ce que Hutcheon associe à une parodie marquée d’un « éthos respectueux », « ludique » ou « neutre » (Hutcheon, 1981, p. 147). Autrement dit, toute parodie ne sert pas à attaquer ou à se moquer de manière péjorative : une parodie positive est également possible.

Si l’anachronisme a principalement une fonction humoristique, il existe des dessins où Bourgeois s’en sert pour exprimer un point de vue plus critique, comme c’est le cas pour la caricature Je viens fonder Montréal[28] (figure 6).

L’oeuvre s’inscrit dans une série moins humoristique et plus engagée, dans laquelle le caricaturiste prend le parti des chômeurs et des plus démunis. Le protagoniste à la gauche de l’image, assis sur un banc de parc, pipe à la main, est la figure typique du chômeur chez Bourgeois. Ses vêtements en lambeaux et rapiécés, de même que le fait qu’il ne soit pas rasé, font référence aux difficultés financières de sa situation : l’homme ne semble pas qu’être chômeur, il est aussi un sans-abri. À l’arrière-plan, derrière les arbres, d’autres personnages, possiblement eux aussi sans emploi, sont assis sur les bancs du parc. L’homme debout à la droite de la caricature contraste fortement avec celle de son interlocuteur. Il est vêtu d’un col de dentelle, d’un chapeau avec un large rebord orné d’une plume et de longs gants de cuir, un habit qui s’inspire de ce qui est porté à l’époque de la Nouvelle-France. L’homme est nul autre que Maisonneuve, comme nous l’apprend l’inscription sur la valise qu’il porte à la main : « M. de Maisonneuve ESQ. Fondateur ». La mention n’est pas anodine, puisque l’homme annonce justement au chômeur : « Je viens fonder Montréal », ce à quoi le chômeur répond tout simplement : « O.K. Boss ». Notons que Maisonneuve ne fait pas mention de Ville-Marie, le nom que portait pourtant la colonie au moment de sa fondation.

Figure 6

Albéric Bourgeois, « Je viens fonder Montréal »

Albéric Bourgeois, « Je viens fonder Montréal »
[n.d.], BAnQ Vieux-Montréal, fonds Albéric Bourgeois (MSS346, contenant 2006-10-001/ 6262)

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Dans cette composition, l’anachronisme est frappant. La présence de Maisonneuve contraste avec la vision d’un Québec contemporain, que ce soit celui représenté dans la caricature – avec la figure du chômeur assis sur un banc de parc – ou celui à l’extérieur à la caricature – qui caractérise le quotidien des lecteurs de La Presse durant la crise économique. Le décalage temporel sert à mettre en scène la méprise du fondateur qui s’est trompé d’époque, mais il montre aussi que son entreprise n’est pas qu’une réussite. Celui qui, paré de ses plus beaux atours, voulait fonder une ville prospère se retrouve devant de nombreux chômeurs et sans-abri forcés de vivre dans les parcs de Montréal. Ce clivage entre les espoirs de Maisonneuve – ayant fondé ce qu’il espérait être une colonie florissante – et la réalité des Montréalais du 20e siècle sert le caricaturiste, qui porte ainsi un regard satirique sur la misère caractéristique des années 1930. Comme l’indique Paul-André Linteau : « Avec son cortège de pauvreté et de misère, la crise entraîne une détérioration marquée du niveau de vie pour une partie importante de la population » (Linteau, 1992, p. 284). Vers 1933, l’une des pires années de la crise à Montréal, ce sont plus de 60 000 personnes qui se retrouvent sans emploi dans la métropole québécoise et, en tenant compte des personnes à la charge de ces chômeurs, ce sont près de 250 000 Montréalais qui sont victimes de ces mises à pied massives (Linteauet al., 1989, p. 80). Les problèmes économiques de ces gens et les difficultés à trouver un loyer abordable mènent plusieurs d’entre eux à vivre dans des bidonvilles ou dans les parcs de la ville (p. 82). Les effets de la crise se font durement sentir à Montréal, et ce, tout particulièrement auprès des travailleurs et des manoeuvres, dans le domaine de la construction et de la production manufacturière (Linteau, 1992, p. 284). Le chômeur dessiné par Bourgeois pourrait d’ailleurs être l’un de ces anciens ouvriers, puisqu’il répond à Maisonneuve en l’appelant « boss », comme s’il s’adressait au contremaître de son usine.

Contrairement aux oeuvres que nous avons considérées jusqu’ici, la caricature Je viens fonder Montréal n’est pas parodique, elle est plutôt empreinte de satire. En venant « fonder Montréal » – et non « Ville-Marie » –, le Maisonneuve de Bourgeois cherche-t-il à revoir son projet initial et prendre en main les problèmes sociaux qui minent la ville? Avec cette image, Bourgeois critique le dérapage du système capitaliste qui a mené au krach boursier de 1929, de même que l’incapacité des gouvernements à assurer la prospérité et le bien-être de ses citoyens à la suite de l’effondrement des marchés boursiers internationaux.

Baptiste et Catherine : pour une critique du récit historique

Bourgeois ne réalise pas seulement des oeuvres où il parodie des événements historiques et dans lesquelles il s’amuse à introduire des anachronismes. Avec ses caricatures et ses chroniques, il a aussi réfléchi sur le métier d’historien et sur la construction du récit historique.

Figure 7

Albéric Bourgeois, « La dernière version de l’histoire de Christophe Colomb [L’histoire. Le cas de Christophe Colomb] »

Albéric Bourgeois, « La dernière version de l’histoire de Christophe Colomb [L’histoire. Le cas de Christophe Colomb] »
15 janvier 1949, BAnQ Vieux-Montréal, fonds Albéric Bourgeois (MSS346, contenant 2006-10-001/ 6237)

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Nous allons voir que ce sont ces oeuvres qui mettent en évidence une satire plus apparente, cette fois en regard de la construction de l’histoire. L’histoire. Le cas de Christophe Colomb, une caricature publiée le 15 janvier 1949, en est un bon exemple (figure 7) (Baptiste, 1949, p. 33). Bourgeois y dépeint une version parodique du départ de Colomb pour l’Amérique. Son bateau, La Pinta, s’éloigne vers le large, alors que l’explorateur lance à un policier posté au quai : « J’file aux États! Essaye a m’avoir! [sic] ». L’agent de la paix est un homme rondelet, matraque à la main et coiffé d’un chapeau moderne sur lequel est inscrit « police ». Par ces accessoires, l’homme ressemble davantage à un policier montréalais du 20e siècle qu’à un garde vénitien de l’époque de Colomb. De même, l’habillement du policier parodie des vêtements qui, s’ils s’inspirent de ce qui pourrait avoir été porté à la fin du 15e siècle, consistent en un cliché qui n’a rien à voir avec les véritables habits de l’époque. L’anachronisme[29] se manifeste aussi dans les paroles de l’explorateur, puisque les États-Unis d’Amérique, où désire se réfugier Colomb, n’existent évidemment pas encore à cette époque. La scène qui se joue entre les deux protagonistes, les habits du garde et les propos de Colomb sur « les États » sont autant d’éléments qui génèrent une certaine familiarité pour le lecteur alors qu’au contraire, le contexte d’origine – Venise au 15e siècle – lui est étranger. Cette familiarité suscite aussi, il va sans dire, l’effet comique de la scène.

Pour comprendre le départ précipité de Colomb et les raisons pour lesquelles il nargue le policier, il faut se référer à la chronique qui l’accompagne. Le caricaturiste s’inspire des plus récentes découvertes d’un historien hongrois, Pivadar Acs, dont un résumé des recherches se trouve reproduit dans le Montreal Daily Star du 27 décembre 1948[30] (Anonyme, 1948, p. 5). Selon le chercheur, les activités de pirateries auxquelles s’adonnait Colomb ont mené au mécontentement des autorités de Venise qui en sont venues à demander la mort du corsaire. Colomb aurait appris le complot et aurait réussi à échapper à la justice en partant en exploration pour le compte de l’Espagne. Cette réinterprétation historique d’Acs a été possible grâce à la découverte de nouvelles sources[31]. En superposant ainsi des contextes différents – le 15e siècle de Colomb, les révisions apportées par Acs et des références vestimentaires du 20e siècle propres aux lecteurs de La Presse –, Bourgeois réalise une oeuvre parodique.

Dans la chronique, Catherine et Baptiste commentent les propos d’Acs au sujet du découvreur de l’Amérique. Selon l’interprétation de l’historien, les raisons qui ont mené Colomb à partir à la découverte de nouvelles terres pour le compte de l’Espagne seraient différentes de celles qui lui auraient été jusque-là attribuées : l’homme aurait été un brigand désirant fuir la justice et non un honnête aventurier à la recherche d’une nouvelle route pour se rendre aux Indes.

En revenant à la caricature produite par Bourgeois, nous pouvons comprendre que le manque d’archives et d’informations faisant état des origines de Colomb a mené à des interprétations divergentes du personnage chez certains auteurs[32]. Dans cette réinterprétation, la découverte de l’Amérique ne résulte plus d’une noble motivation et d’une série d’actions du personnage historique et des membres de son équipage, mais bien d’un motif vil, soit le désir moralement contestable d’échapper à la justice vénitienne. Pourtant, même en étant associé à l’image d’un brigand, Colomb conserve un rôle actif dans la genèse de la colonisation du continent américain. La caricature met en scène un personnage historique important dans une fâcheuse position. Bourgeois ne fait pas que parodier l’histoire entourant le départ de Colomb pour l’Amérique en changeant légèrement le contexte initial et en s’inspirant des découvertes partagées par Pivadar Acs. Il satirise aussi le fait que l’historien peut changer l’histoire et le récit à tout moment, et ce, bien que ce genre de manipulation soit contraire à l’éthique de l’historien.

Dans la chronique accompagnant la caricature, Baptiste discute du changement de statut du découvreur de l’Amérique avec Catherine. Lorsque son mari lui raconte les nouvelles découvertes concernant Colomb, des informations qui renversent totalement la conception qu’il avait auparavant de l’explorateur, Catherine fait le commentaire suivant :

J’te demande un peu à quoi qu’ça sert d’apprendre l’histoire puisqu’il se trouve toujours quelque chercheur de puces pour la démancher. J’compte bien que l’histoire, c’est sans comparaison comme la géographie, c’est une emmanchure qu’on passe son temps à désapprendre. Sais-tu une chose, Baptiste, avec tout leur rammanchage [sic], moi, j’commence à me demander si les personnages historiques ont réellement existé et si l’histoire c’est pas tant seulement comme qui dirait une manière de conte du petit Poucet pour les grandes personnes?

Baptiste, 1949, p. 33

Catherine met en doute le caractère scientifique de la discipline de l’histoire et la nécessité de son apprentissage, et ce, comme nous venons de le mentionner, en raison des possibles relectures et des diverses réinterprétations qui remettent en cause les précédentes versions. Elle va jusqu’à douter de l’existence des personnages historiques qui pourraient bien n’être que des inventions sorties tout droit de l’imaginaire des historiens, mettant ainsi les écrits des chercheurs au même niveau que les contes. Cette référence à la littérature enfantine n’est pas sans rappeler le rapprochement entre la réalité et la fiction caractérisant les aventures du petit Charlot, alors qu’un brouillement entre les événements historiques et l’aspect onirique de ces histoires marque le récit.

Catherine reproche aux historiens, ces « chercheurs de puces », l’adaptation du récit historique aux préoccupations modernes des auteurs, puisqu’ils « les font changer de chemise et les habillent à la mode d’aujourd’hui » (Baptiste, 1949, p. 33). Autrement dit, les événements et les personnages historiques sont influencés par le regard de l’historien et par l’environnement temporel, physique et politique dans lequel il évolue[33]. Cette situation fait en sorte qu’il est parfois ardu, principalement pour le grand public, de vérifier les dires des historiens. Comme l’indique Catherine : « Les historiens peuvent bien nous coller tout ce qu’ils veulent, on n’y était pas… et eux-autres non plus » (Baptiste, 1947, p. 30).

Ce n’est pas la première fois que Bourgeois s’intéresse au métier d’historien, une pratique qu’il ne distingue pas nécessairement de l’écriture de l’histoire. Deux ans avant la parution de L’histoire. Le cas de Christophe Colomb, Bourgeois réalisait L’histoire. Corrigée par Baptiste, une oeuvre dans laquelle Ladébauche s’autoproclame historien. (Baptiste, 1947, p. 30)

Figure 8

Albéric Bourgeois, « Si Baptiste était historien [L’histoire. Corrigée par Baptiste] »

Albéric Bourgeois, « Si Baptiste était historien [L’histoire. Corrigée par Baptiste] »
9 août 1947, BAnQ Vieux-Montréal, fonds Albéric Bourgeois (MSS346, contenant 2006-10-001/ 6237)

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Dans cette caricature (figure 8), Baptiste est représenté dans une classe. Assis au bureau du professeur, pipe à la main, il est coiffé d’un mortier, comme s’il possédait une certaine érudition. Ainsi placé devant cette figure d’autorité, l’auditeur de Baptiste, un enfant qui lui tend un livre, sera porté à croire chacune de ses paroles. Baptiste explique à son auditeur : « On va commencer par apprendre les pages blanches ». Dans le coin supérieur droit de l’image, il est inscrit « Si Baptiste était historien » : l’érudit est donc l’auteur du livre qu’il offre à l’enfant et pas simplement enseignant.

Dans la chronique qui accompagne la caricature, le personnage explique que les pages blanches font référence aux événements historiques que le couple Ladébauche cherche à masquer puisqu’il les considère comme étant honteux. Il s’agit de mauvais exemples pour la jeune génération. Ainsi, Baptiste et Catherine cherchent à faire prendre conscience à la jeunesse des erreurs passées de l’humanité, sans pour autant leur montrer la teneur des événements, ou en les effaçant complètement des livres d’histoire, ce qui est plutôt paradoxal. Les événements honteux qui ponctuent l’histoire de l’humanité sont principalement les batailles et la violence. Publiée deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette caricature et la chronique qui l’accompagne sont donc fortement marquées par le contexte dans lequel elles paraissent. En effet, le souhait du couple Ladébauche d’écrire un manuel d’histoire se produit au moment même où se multiplient les écrits d’historiens au Canada français[34], alors que « la reconnaissance de l’historien » est perceptible (Regimbald, 1997, p. 192). De plus, l’ouvrage des Ladébauche rappelle la motion proposant l’adoption d’un manuel d’histoire unique pour l’ensemble des provinces canadiennes qu’Athanase David a déposée au Sénat canadien le 4 mai 1944. Dans une allocution prononcée à cette occasion, David déclare : « L’éducation est la source de la grandeur de toute nation, et l’enseignement de l’histoire est un des éléments les plus importants de l’éducation. Dites-moi ce que l’enseignement de l’histoire du Canada sera demain, et je vous dirai quelle sera la mentalité de la jeune génération » (Harvey, 2012, p. 215). Ce désir d’épargner la jeunesse des mauvaises influences de la violence, de l’indécence et de l’immoralité n’est pas unique au discours de David : il est répandu dans les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale[35]. Cependant, si le manuel proposé par Catherine et Baptiste n’est pas réalisé dans le but de devenir un « élément fondamental d’un patriotisme canadien », comme c’est le cas pour celui que souhaite le sénateur David (Harvey, 2012, p. 214-215), il n’en demeure pas moins que les deux ouvrages sont motivés par une prise de conscience de l’importance de la discipline dans l’enseignement et de son influence auprès des jeunes générations.

Pour Catherine et Baptiste, il ne suffit pas de dissimuler complètement ces événements à la jeunesse canadienne. Les pages vierges du manuel d’histoire ne sont donc pas que l’effacement d’épisodes, elles serviraient aussi à rappeler « ce que l’humanité devrait avoir honte de raconter » (Baptiste, 1947, p. 30). L’histoire que propose Baptiste serait donc composée uniquement des moments positifs et des accomplissements des générations antérieures, bref de ce qu’il n’aurait « pas honte de montrer à la jeunesse ». En agissant de la sorte, Baptiste s’assure de ne pas amener les enfants à reproduire de mauvais comportements, mais plutôt à les inspirer à accomplir le bien[36]. Ceci n’est pas sans rappeler une initiative entreprise par la Société des Nations en 1918, lorsqu’elle « étudia la possibilité d’éliminer de tous les manuels du monde tout ce qui pouvait inciter les peuples à la haine et au dépit » (Harvey, 2012, p. 219).

Malgré toutes les bonnes intentions qui motivent l’histoire conçue par Baptiste, celle-ci comporte quelques écueils, comme le souligne Catherine à son mari. Elle croit que Baptiste ne doit pas inclure les belles découvertes scientifiques dans son récit, comme il a la volonté de le faire, car selon elle, le risque de contaminer les esprits de la jeunesse ne serait pas complètement éliminé. En effet, certaines des découvertes qui au départ ont été faites avec de nobles intentions peuvent être utilisées à mauvais escient dans la mesure où, selon l’observation de Catherine, « l’homme civilisé se sert des découvertes de sa science pour se détruire » (Baptiste, 1947, p. 30). À la suite de ce commentaire, nous sommes en droit de nous demander s’il y a quoi que ce soit d’écrit dans le manuel d’histoire des Ladébauche, ou si l’ouvrage ne serait pas uniquement constitué de pages blanches. Avec L’histoire. Corrigée par Baptiste, Bourgeois illustre un détournement du métier d’historien. Chez Bourgeois, la quête de vérité soulignée notamment par Régimbald (1997, p. 195) n’est désormais plus au coeur du processus historiographique. La vision du caricaturiste est un détournement de l’histoire telle que conçue par Athanase David, pour qui il importe de ne « pas de fausser l’histoire », ni d’en faire un récit teinté de « chauvinisme » ou de « fanatisme » : il importe plutôt de présenter un récit véridique et complet qui rechercherait la vérité (Harvey, 2012, p. 215-216)[37]. Selon Baptiste Ladébauche, l’historien doit trouver des exemples dignes d’être présentés aux jeunes générations. C’est tout un pan de la profession qui est ainsi dénigré par le satiriste, l’analyse critique devenant dépendante de diktats politiques et idéologiques. En privilégiant des pages blanches et l’effacement d’événements, Baptiste évacue dès lors le rapport aux archives et à l’écriture historienne qui sont pourtant les activités principales de l’historien, dont la mission est de rapporter les événements. Ces éléments, pourtant indissociables de la discipline, sont dissous dans les pages blanches du nouveau manuel des Ladébauche.

Mais plus encore qu’un simple désir de créer le manuel d’histoire parfait, Bourgeois, grâce au couple Ladébauche, amène son lecteur à réfléchir sur le métier même d’historien. En effet, si nous tenons compte de la légende, Si Baptiste était historien, nous comprenons que la critique de Bourgeois s’adresse non seulement au manuel d’histoire, mais aux auteurs de ces histoires : c’est-à-dire les historiens. Bien que ceux-ci soient tenus de demeurer objectifs, ils ont néanmoins la possibilité de diriger le sens de l’histoire en noircissant quelques pages d’exemples et en effaçant des portions selon leur bon vouloir. Ceci fait aussi écho aux propos tenus dans L’histoire. Le cas de Christophe Colomb, la caricature dans laquelle Baptiste et Catherine reprochent notamment aux historiens la réinterprétation d’événements historiques et le fait qu’ils racontent des épisodes de l’histoire dont ils n’ont pas été les témoins directs.

Tout au long de cet article, nous avons pu constater qu’Albéric Bourgeois a représenté à diverses reprises des figures historiques et certains moments historiques. L’analyse de la bande dessinée Le rêve de Charlot a montré que le caricaturiste privilégie la parodie en s’inspirant du texte informatif L’histoire du Canada pour les enfants afin de proposer une version comique, voire fantaisiste, d’événements survenus à l’époque de la Nouvelle-France. L’histoire sert alors de toile de fond à la représentation d’un récit qui, bien qu’il s’inspire du réel, est empreint d’imaginaire et de fantaisie. Avec cette bande dessinée, l’aspect humoristique prédomine toutefois sur les considérations historiques. Ceci ne veut toutefois pas dire que le bédéiste critique de manière négative l’histoire – que ce soit celle dont il est question dans la vignette ou l’histoire de la Nouvelle-France en général. Comme l’indique Hutcheon, la parodie peut être faite de manière respectueuse et en ce cas « ressemble plus à un hommage qu’une attaque » (Hutcheon, 1981, p. 147).

En choisissant des événements fondateurs du Québec – la découverte de l’Amérique et la fondation de la Colonie française d’Amérique du Nord –, Bourgeois réfléchit sur leur importance et sur celle des figures historiques qui y ont participé, en mettant en doute les valeurs morales qui sont initiatrices des actions historiques ou en rendant hommage à ces personnages fondateurs du Canada français. Ces derniers sont souvent le support ou les vecteurs de la réflexion et mettent en relief la critique du satiriste. Certains moments de l’histoire du Québec représentés dans les caricatures de Bourgeois sont teintés d’anachronismes : ils servent parfois à faire sourire le lecteur et, à d’autres occasions, à énoncer une critique satirique de l’époque contemporaine aux lecteurs de La Presse.

Les planches mettant en scène le petit Charlot et les caricatures à thématique historique que nous avons examinées permettent aussi d’affirmer que les compositions de Bourgeois remettent en question certains aspects liés aux moments historiques importants et au métier d’historien. Cet exercice, fait de manière parodique et satirique – en utilisant des procédés tels que les tensions entre réalité et fiction, la violence, ainsi que l’anachronisme –, a pour effet de diminuer la finalité du travail de l’historien. Par contre, comme il a été possible de le voir dans le manuel d’histoire proposé par le couple Ladébauche, c’est le caractère exemplaire des événements qui est recherché chez Baptiste. Le récit est donc réévalué sous de nouveaux critères afin de répondre aux codes moraux du couple Ladébauche qui ne veut pas, par exemple, montrer les événements honteux de notre histoire à la jeunesse. En s’improvisant historien, Bourgeois a-t-il eu pour intention de montrer que le récit historique peut aussi être remodelé par un Baptiste Ladébauche, un caricaturiste, si ce n’est par l’historien lui-même?

Étant donné les diverses utilisations par le satiriste des figures et des sujets historiques au cours de sa carrière, nous pouvons affirmer sans aucun doute que ce motif n’a pas été exploité dans le seul but de faire sourire les lecteurs du quotidien. En effet, nous avons montré que l’anachronisme – procédé utilisé comme déclencheur humoristique, que ce soit de manière parodique ou satirique – est intimement lié au contexte sociopolitique du caricaturiste. De même, l’analyse des caricatures et chroniques L’histoire. Le cas de Christophe Colomb et de L’histoire. Corrigée par Baptiste montre que Bourgeois réfléchit sur des problématiques liées à la construction du récit historique et sur le fait que celui-ci peut être modifié en tout temps. Autrement dit, Bourgeois semble s’être positionné par rapport aux mutations subies à son époque par l’histoire en tant que discipline, mutations dont il a été témoin[38] : désir d’objectivité, importance des sources, etc.

Cette première analyse du corpus d’oeuvres à caractère historique réalisées par Bourgeois nous incite à poser de nouvelles questions. Il serait par exemple intéressant d’en savoir davantage sur les raisons qui, outre le contexte sociohistorique, ont poussé le caricaturiste à s’intéresser ainsi aux figures héroïques, au métier d’historien, à la production historiographique et à l’enseignement de l’histoire. Nous pouvons nous demander, entre autres, si Bourgeois entretient des relations avec les sociétés historiques où se côtoient professionnels et amateurs. Les réponses à ces questions nécessiteraient un examen plus approfondi des réseaux relationnels de l’artiste, ce qui pourrait apporter quelques éclaircissements et fournirait un point de départ pour un autre article.