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Comme le souligne Francesco Casetti (1978, p. 58) dans son précieux ouvrage sur les théories du cinéma, si la démarche anthropologique inaugurée par Edgar Morin (1956) dans Le cinéma ou L’homme imaginaire n’a guère suscité d’émules, elle a vu, par contre, différentes approches (psychanalytique, socioculturelle, philosophique) emprunter par la suite un certain nombre de ses propositions. La volonté de l’anthropologue — poser les bases d’une ontologie différente (mais pas à l’opposé) de la pensée bazinienne — semble, en définitive, trouver dans ce livre sa juste et entière expression. Et il est vrai que considérer le cinéma comme l’espace idéal de la rencontre d’une objectivité et d’une subjectivité — lieu où se mêlent deux flux, celui du film et celui du spectateur, chacun alimentant l’autre de manière à créer un territoire authentiquement imaginaire (Morin 1956, p. 107) — témoigne d’une volonté totalisante assez singulière, parce que transdisciplinaire. En effet, l’imaginaire, chez Morin — qui avait déjà creusé cette idée maîtresse dans L’homme et la mort (1951) — se constitue essentiellement autour de la figure du double — sur laquelle il reviendra d’ailleurs pour en faire le fondement du mythe cinématographique par excellence dans Les stars (1957). L’ambition de cet article n’est pas de ressusciter cette pensée parfois oubliée, mais de témoigner de la manière dont elle nous a paru ressurgir, avec force, au creux de la réflexion provoquée par les dernières mutations de l’art cinématographique.

La région du double

C’est Avatar (James Cameron, 2009) qui nous a ainsi ramenés à Morin : si le film raconte le massacre d’une population archaïque et panthéiste, les Na’vi (entièrement constituée de personnages dont les prises de vue réelles ont servi à leur recréation en images de synthèse), par des militaires à la solde de groupes financiers privés (incarnés, eux, par des acteurs), il se concentre sur l’action d’un soldat infiltré auprès des membres de la tribu, au départ pour les espionner (via son « avatar », clone fabriqué à l’image des Na’vi et qu’il peut commander à distance), mais qui finit par rejoindre leur combat et se métamorphoser complètement en Na’vi, seul moyen de recommencer, avec ce peuple dit primitif, une civilisation sinon meilleure, du moins encore possible. Le caractère épique du récit se conçoit, ici, par rapport à l’art qui le prend en charge : ce qui y est central, c’est l’impossibilité pour deux régimes d’images, fondés sur la capture du réel, de cohabiter, et la nécessité pour le vieux simulacre argentique de se convertir aux possibilités offertes par la mutabilité du numérique, afin de retrouver l’innocence des premiers temps. Les stimulantes propositions de Morin — d’une vigueur poétique qui manque souvent aux approches strictement disciplinaires du cinéma, en ce qu’elle s’enracine dans le lyrisme des écrits originels, ceux qui portaient sur un art que Ricciotto Canudo n’avait pas encore nommé septième [1] — trouvent ici un second souffle, car le film de Cameron est bel et bien porteur d’une réflexion sur les propriétés qui président à la construction d’un être cinématographique total. Que, dans une démarche farouchement opposée à celle d’un Tarantino, par exemple, l’oeuvre les place ici dans un être virtuel ne doit pas faire oublier qu’elle en conserve toujours l’idée première, celle d’une origine vivante. Cet homme, même si ce n’est plus que sous forme d’écho, est un double de l’homme réel : cela, Bazin (1945) l’a déjà montré, par le biais de sa fameuse analyse de l’image photographique, et il en a fait le substrat d’une pensée du cinéma, permettant à ce dernier d’atteindre enfin, en imitant l’apparence sensible des choses qu’il restitue dans leur vérité, un idéal. Or, l’action d’un art capable de concrétiser l’aboutissement des visées hégéliennes n’est pas ce qui retient l’attention de Morin et, de ce point de vue, Le cinéma ou L’homme imaginaire anticipe le principe de la création des Na’vi : la qualité principale du cinéma réside dans sa capacité à instaurer un monde de spectres. C’est la raison pour laquelle l’auteur du Paradigme perdu : la nature humaine (1973) l’inclut dans le champ de la magie, dont il renouvellerait la pratique par la technologie moderne. La pensée de Morin préfigure par là, entre autres, l’essai magistral que Roland Barthes (1980) consacrera à la photographie (même si ce dernier tient prudemment le cinéma à distance de la dimension mortifère de l’image fixe) en ajoutant ce que Bazin (1945, p. 16) livre au détour d’une phrase lorsqu’il écrit que la nature, ici, imite enfin l’artiste, à savoir le fait que si l’image photographique (fondement, pour le critique, de sa consoeur cinématographique) se charge d’une telle évidence, elle ne le doit pas au simple abandon de la médiation de la main (du peintre ou du sculpteur) pour reproduire le réel, mais bien à la manière dont nous nous projetons en elle, dont nous la chargeons de toute notre subjectivité.

Dans La chambre claire, Barthes (1980, p. 22-23) développe brillamment le propre de l’image photographique, en utilisant, pour en désigner l’objet, c’est-à-dire la cible, le mot Spectrum, qui conserve pour lui son sens initial de « retour du mort ». L’auteur de S/Z (1970) plonge ainsi l’enthousiasme de Morin dans un bain de mélancolie, mais élabore, au bout du compte, la même conception, qui consiste à prendre la mesure de ce que le résultat fondamental de notre appropriation psychologique de l’image (photographique, pour l’un, cinématographique pour l’autre) tient dans la naissance d’un double, qui implique l’avènement du spectre. Bien sûr, nous n’ignorons pas que pour Barthes (1980, p. 140) le film, contrairement à la photographie, n’est pas un spectre, car il le considère comme engagé dans un processus constitutif, qui, du fait de son flux, l’empêche d’être « sans avenir » ; mais nous ne pouvons souscrire à cette idée, tant, justement, il nous semble que l’inclusion de l’image dans un temps achevé (celui d’un métrage, qu’il soit court ou long) permet à son expression spectrale de se diffuser avec une force supérieure à celle de la photographie, puisqu’elle élargit les limites de sa propagation.

La réflexion sur l’aspect mécanique de la capture du monde par l’objectif, qui détermine le caractère direct de sa représentation pour Bazin, doit donc être complétée par la prise en compte de cette donnée fondamentale qu’est la projection : on voit bien, à travers ce mot — sur lequel Stanley Cavell (1971) a bâti son approche philosophique de l’art —, tout ce que la pensée sur le cinéma doit à la psychologie et tout ce que Morin lui a permis d’acquérir. Projeter, dans la langue psychanalytique, c’est permettre aux processus psychiques de se concrétiser objectivement, tout comme, dans le dispositif cinématographique, c’est inviter un ensemble de personnes, assises les yeux grand ouverts dans une salle plongée dans l’obscurité, à regarder le spectre de la vie sur un écran blanc. Or, le double, on le sait, possède l’individu, et ce en faisant naître chez lui à la fois une angoisse — provoquée par la scission de la conscience qu’il incarne (Lenne 1970, p. 84-89) — et un apaisement — prodigué par la possibilité de sublimer sa précaire écorce mortelle (Morin 1951, p. 113). Ce mouvement dépasse largement son apparente contradiction pour s’ancrer dans un processus dialectique — sur lequel se fonde, par exemple, le pouvoir de fascination détenu par les stars — destiné, en définitive, à prouver l’immortalité de l’homme sous un certain mode. C’est parce que ces corps flottants nous racontent l’histoire de leur genèse que le cinéma ne saurait se conjuguer qu’au passé, devenant par là le lieu idéal pour la circulation de la mémoire et offrant ainsi à nos yeux la possibilité d’aliéner n’importe quel objet afin d’en faire la projection même de ce que notre état psychique réclame au plus haut point : la certitude que ce qui est mort ou va mourir — le « punctum du Temps » écrit Barthes (1980, p. 148-151) dans des pages émouvantes — se trouve non pas aboli, mais dépassé. Que l’absence se vit sur le mode d’une présence et la présence sur le mode d’une absence.

La transparence comme état

Dans cette perspective, on comprend que le film, depuis les débuts de son histoire — Histoire d’un crime (Ferdinand Zecca, 1901), où le souvenir de son crime hante le héros sous la forme d’un écran dans l’écran (procédé dit « du ballon » qui peut être considéré comme une version cinématographique des bulles qui, dans la bande dessinée, nous montrent simultanément un personnage et sa pensée) —, n’a cessé de proposer des modalités de représentation différentes du retour et de la persistance de ce qui a été dans ce qui est. Il y a là une manière instinctive de chercher à dégager les principes constitutifs d’un art par sa pratique, et l’on voit bien que le cinéma n’a pas attendu l’ère de sa modernité pour parler de lui-même : en mettant en lumière le motif du revenant, ses oeuvres nous amènent, en les réfléchissant, à penser leurs fondements et ce à quoi ils font écho dans notre vie psychique. C’est en cela que nous pensons que le texte de Morin est authentiquement fondateur : il établit ce qui nous unit au cinéma comme un lien indéfectible.

Examinons, à travers différents exemples, quelles peuvent être ces modalités, afin justement de préciser la nature de ce lien. En premier lieu — et nous insistons sur cette primauté, car elle détermine les caractéristiques d’un des plus grands cinéastes primitifs, Georges Méliès — émerge la substantialisation du revenant, sa naturalisation, pourrions-nous dire, puisqu’elle donne au mort l’apparence d’un vivant. Par définition même, le revenant est supposé surgir d’un autre monde, ce qui, dans les fictions multiples où il apparaît, en fait le représentant par excellence de la créature cinématographique dans ses propriétés fondamentales, et ce, qu’il soit simple hallucination d’un personnage ou érigé, suivant des lois de vraisemblance interne, en personne efficiente. La notion de transparence, par laquelle Méliès définit le statut même de ses créatures spectrales dès Barbe-Bleue (1901) — les épouses assassinées par l’horrible noble venant tourmenter l’héroïne — ou Le chaudron infernal (1903) — les âmes des femmes brûlées par le démon bondissant du récipient maléfique pour se venger —, ne cessera dès lors d’être reprise brillamment. On la retrouve dans certains films fantastiques, via le procédé technique de la surimpression : qu’on se souvienne des visages corrompus et maléfiques de Peter Quint (Peter Wyngarde) et de Miss Jessel (Clytie Jessop) surgissant, fantomatiques et triomphants, au point culminant de l’angoisse de Miss Giddens (Deborah Kerr) dans Les innocents (The Innocents, Jack Clayton, 1961 [2]), ou, plus récemment, de la façon dont, à la fin de chaque enquête de la série télévisée Cold Case [3] (créée par Meredith Stiehm en 2003), la victime apparaît devant les yeux de la policière Lilly Rush (Kathryn Morris) avant de s’estomper. Cette transparence confère à la matière première des êtres de pellicule le caractère insaisissable et flottant du reflet. Le plaisir mélancolique pris par le spectateur au dernier né de Martin Scorsese, Hugo Cabret (Hugo, 2011), tient pour beaucoup à la manière dont Méliès, sous les traits de Ben Kingsley, revient dans son seul espace naturel autorisé, la pellicule, et, à la manière de ses créatures, s’y métamorphose, lui aussi, en être diaphane.

Migrant dans le décor naïf des cauchemars d’un prestidigitateur inspiré, le revenant paraît issu d’un univers parallèle, qui lui aurait ôté sa dimension physique pour le rendre semblable, grâce à une éthérification métaphorique, à ce qu’est toute image de cinéma avant de prendre son sens à l’intérieur du monde fictionnel dont elle fait partie : patrie de fantômes dont la matière, nous dit Jacques Aumont (2009, p. 18), est « composite, labile et non tangible ». Parce qu’elle se transporte sur la main qui veut la toucher sans permettre à la tentation tactile qui anime celle-ci d’en capturer la moindre trace, cette image acquiert comme qualité première celle de la fluidité, courant toujours le risque de l’évanescence mais le maintenant à distance par le dispositif qui parvient à nous convaincre, le temps d’une projection, de sa densité.

La hantise pour mode d’existence

La particularité de cet état de consistance duel explique que ces revenants, diégétiquement motivés, aient la hantise pour mode d’existence. Si nous utilisons ici le terme de hantise, c’est parce qu’en même temps qu’il évoque une peur atavique, le mot contient en lui-même l’image d’un lieu occupé par des esprits et l’idée que cette occupation s’effectue nécessairement suivant des modalités spécifiques. Or, il s’agit bien pour des corps imprimés sur l’écran, et donc considérés partiellement comme des reproductions de corps réels, de se voir dépouiller de certaines qualités propres à leur référent initial (volume, ici, permanence de traits physiques, là, visibilité, ailleurs), afin de faire glisser leur mode d’appréhension du visible au « visuel ». Nous employons ici le terme dans l’acception qu’en propose Georges Didi-Huberman (1990, p. 26), qui fait la distinction entre ce qui s’offre au regard comme information pouvant être décryptée (le visible) et ce qui se présente à l’oeil comme mystère, c’est-à-dire comme témoin d’une dimension que nous ne pouvons deviner que par sa perte (le visuel [4]). D’une certaine manière, la hantise des écrans par les revenants filmiques rappelle la dimension plus indicielle qu’analogique de l’image cinématographique, qui signifie, par la liaison de causalité qu’elle sous-entend, que l’objet qu’elle reproduit a été présent (s’il y a enveloppe flottante d’un corps, c’est donc qu’il y a eu corps), en même temps qu’elle affirme qu’il n’a plus maintenant comme moyen d’existence que celui du spectre.

Sous cet angle, le fait que l’un des fantômes les plus marquants de la récente et riche histoire du cinéma fantastique, la Sadako (Rie Inō) de Ring (Ringu, Hideo Nakata, 1998) se serve, pour tuer ses adversaires, de son seul oeil, surgissant, démoniaque, au milieu de la forêt de cheveux noirs qui définit sa nature de yūrei, n’est que justice ! Le film, premier volet d’une trilogie qui donnera naissance à plusieurs remakes américains et dont le succès contribuera à entraîner l’Occident à se tourner résolument vers l’Asie du Sud-Est pour arroser de sang neuf ses propres mythologies spectrales, a la particularité de proposer une créature dont le mode d’action passe par une vidéo. Cette dernière, diffusée sur un écran de télévision, montre Sadako qui avance vers le spectateur jusqu’à ce qu’elle sorte de la petite lucarne pour le fixer, provoquant chez sa victime une peur panique qui la tue instantanément. Cette particularité, dont la tradition japonaise est friande et qui consiste à faire emprunter aux revenants les canaux de la technologie moderne, est un thème récurrent du cinéma nippon, qu’il s’agisse d’Internet dans Kaïro (Kairo, Kiyoshi Kurosawa, 2001) ou du téléphone portable dans La mort en ligne (Chakushin ari, Takashi Miike, 2003). Elle a plus spécifiquement pour effet, dans l’oeuvre de Nakata, de restaurer le champ cinématographique comme domaine d’exercice du spectre, puisque c’est vers lui que Sadako se dirige, sûrement et fixement, après avoir enjambé la frontière du téléviseur, afin d’y installer un oeil terrible qui a valeur de châtiment. Inutile de souligner la portée réflexive de pareille pratique — qui est pour beaucoup dans le réel effroi que provoque le film —, puisque le spectateur dans la salle paraît lui aussi visé par le même iris pétrifiant.

Tout ce qui, retranché aux propriétés avérées des êtres réels, permet aux revenants cinématographiques d’occuper le territoire de l’écran, comme celui de la fiction, les proclame habitants d’un autrefois correspondant à la fois à leur référent premier — leur corps humain — et à la transformation à l’issue de laquelle ils se sont ainsi vidés de leur corporéité — l’impression de la pellicule, le travail du montage : ils portent en eux les traces de ce temps lointain où la réalité n’était pas qu’une impression et celles de l’opération qui les a ainsi soustraits à toute tentation de tangibilité ; ils reviennent de loin. La présence attestée dans un film de ces revenants qui le hantent révèle la participation du cinéma à une vision magique des choses où le double possède une existence propre, se détachant de son support premier pour en transporter l’image. Cette genèse est parfois montrée littéralement : c’est, par exemple, le dernier plan de Psychose (Psycho, Alfred Hitchcock, 1960), où le sourire de Norman Bates vers lequel avance la caméra devient signifiant par la voix intérieure qui l’enveloppe, voix qui est celle de sa mère morte qu’il n’a cessé d’imiter par le travestissement lors de ses meurtres et qui apparaît, ici, comme indépendante de ce corps qui en est pourtant le centre d’émission. Rendre vivants les morts et les faire revenir : en dissociant le son et l’image et en les renvoyant tous deux au même référent, Hitchcock dépasse le cadre de la schizophrénie pour parvenir à faire s’incarner cinématographiquement l’acte de hanter — ici une voix hantant un corps.

Le dédoublement d’un personnage impliquant la libération d’un autre maléfique ou vengeur est l’un des grands thèmes du fantastique et on ne compte plus les exemples de possession — de The Eye (Jiàn Guǐ, Danny et Oxide Pang, 2002) à Activité paranormale (Paranormal Activity, Oren Peli, 2007) en passant par Into the Mirror (Geoul Sokeuro, Kim Sung-ho, 2003) — qui sont autant de preuves du caractère composite de la créature cinématographique, puisqu’il s’agit de signifier la fragilité de son unité de surface [5] en insistant sur sa division. C’est le statut de l’image qui est ici en jeu, laquelle, par ce thème, se définit comme terrain instable soumis aux tensions psychiques et refuse la rassurante certitude de la clôture figurative pour s’accepter comme fluctuante. La division en acte nous conduit à admettre que l’image n’est que l’étape d’un processus dont le fondement est toujours antérieur, enfoui, originel. Ainsi, dans L’autre (The Other, Robert Mulligan, 1972), Fantasme (Phantasm, Don Coscarelli, 1979), Deux soeurs (Janghwa, Hongryeori, Kim Jee-woon, 2003), de jeunes personnages — enfants ou adolescents — continuent de faire vivre des êtres chers qui ont disparu, et se voient aidés en cela par le film, qui confère à leurs projections mentales une existence objective de spectres. Une fois encore, on se doit de citer la série télévisée Cold Case, qui met en valeur ce thème éminemment cinématographique d’une manière d’autant plus éclatante qu’elle ne fonctionne que sur le registre de la métaphore : on voit chaque fois les traits physiques des témoins ou des assassins, tels qu’ils étaient au moment où furent commis les crimes sur lesquels enquête l’héroïne, se substituer à ceux qui correspondent à leur état présent dans la fiction, en un processus qui évoque les fondus enchaînés animant le visage du Roi du maquillage (Georges Méliès, 1904). Ces métamorphoses permettent de souligner la capacité de l’image cinématographique à être saisie par et dans le temps : la mémoire qu’elle sollicite auprès du spectateur qui, confusément, ressent le poids de cet « avant », se trouve reflétée, mimée, prise en charge par l’événement qu’elle a capturé et qui est inexorablement perdu. Voilà, sans doute, l’une des raisons de la profonde mélancolie qui nous saisit au cinéma : un passé révolu qui dépasse son contexte précis pour devenir celui de tous les « avant » du monde. Voilà aussi l’une des raisons pour lesquelles Avatar peut être considéré comme la première épopée du nouveau siècle : parce qu’il nous dit sans ambages que la sauvegarde du monde ne peut passer que par l’abandon de ce qui, dans la constitution de ces nouveaux êtres de synthèse, renvoie à l’être vivant et à ses imperfections. Le film de Cameron nous somme d’achever la mutation et, grâce à la plus performante des technologies, de retrouver le temps anhistorique d’un panthéisme triomphant, comme si l’aboutissement du progrès consistait, en définitive, à permettre à l’homme de raviver les anciens cultes voués à la Nature nourricière.

Entre le visible et l’invisible

D’autres modalités, moins explicites, permettent à cette révélation de la différence fantôme / être réel — et à la possibilité d’y lire les signes d’un travail artistique qui est aussi oeuvre réflexive — de s’exprimer. En revenant sur les formes transparentes chères à Méliès, on s’aperçoit qu’une des incarnations possibles des attributs du revenant au cinéma réside dans l’usage débridé des pouvoirs conjugués de l’invisibilité et de la visibilité. Là encore, dès les débuts de son histoire, on voit le cinéma aimer faire disparaître ses protagonistes, par malice ou par goût de « l’épate » spectaculaire — Le roi du maquillage de Méliès —, parce que sa lumière, crue, les condamne — Nosferatu le vampire (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, Friedrich Wilhelm Murnau, 1922) — ou simplement parce que les spasmes qui secouent son champ mettent en péril la solidité des personnages — That Fatal Sneeze (Lewin Fitzhamon, 1907). C’est dire si la notion même d’existence est malmenée, mais cette propension à suggérer ainsi une figurabilité embryonnaire est une force. Le cinéma contemporain développe les mêmes pistes : un fantôme comme celui que campe Clint Eastwood dans Le cavalier solitaire (Pale Rider, Clint Eastwood, 1985) s’impose d’abord à la vue des brigands qu’il va pourfendre dans un plan qui le montre juché sur son pâle destrier et qui est raccordé directement au regard du chef des malandrins ; après que ce dernier a fini d’accomplir son acte initial — rosser un pauvre mineur —, il scrute de nouveau le champ et, après un raccord de regard, on s’aperçoit que le justicier a disparu… avant de le voir, quelques plans plus loin, réapparaître directement derrière les tueurs pour les contraindre à plus d’équité.

Cette qualité, l’ubiquité, qui implique que son possesseur domine l’espace filmique tout entier — c’est en ce sens que la nature spectrale des personnages d’Eastwood a été maintes fois identifiée comme la cause d’un de leurs principaux attributs héroïques, puisqu’elle leur garantit, entre autres, un panoptisme certain — donne à ce double miraculeux — Preacher, le cavalier solitaire, est revenu d’entre les morts — une assise mythique. La maîtrise de sa propre visibilité, qui évoque l’art consommé du druide [6], est une constante dans la représentation de la hantise. On en a un magnifique exemple dans Conversation avec la mère, le dernier épisode de Kaos, contes siciliens (Kaos, Paolo et Vittorio Taviani, 1984), où la mère (Regina Bianchi) de Pirandello (Omero Antonutti) revient d’entre les morts pour lui raconter une histoire de son enfance, afin qu’il y puise une explication possible du monde et un remède à son mal de vivre. Le flash-back est engagé par la voix de la mère qui disparaît progressivement et, après l’écoulement du temps du souvenir, l’écrivain se retrouve seul dans un plan semblable à celui qui, au départ, lui a permis de revoir celle qu’il ne peut oublier.

L’autorité conférée aux figures qui peuvent ainsi passer du champ au hors-champ et tracer de l’un à l’autre un lien unissant, dans le cadre de la fiction, la vie et la mort, est pareillement accordée à l’homme cinématographique dans son intégralité : son image revient d’un monde qui n’est plus, d’un monde passé, pour imprimer l’écran le temps que notre désir s’accorde à lui et, ainsi, lui prête vie. Il n’est donc pas anodin que, tout comme la transparence des spectres de Barbe-Bleue ou des Innocents, la révélation de cette propension à la dissimulation/ révélation passe toujours, dans la syntaxe du montage, par le regard d’un tiers : relais du spectateur, certes, qui, comme lui, doit éprouver par l’oeil le caractère naturel ou surnaturel du monde qui l’entoure, mais aussi, et surtout, inscription au sein de l’oeuvre de ce qui en fonde la possibilité, à savoir la participation de celui qui regarde à la construction de ce qui est regardé. En ce sens, le motif visuel du personnage adulte qui surgit dans le champ d’un événement traumatisant pour l’enfant qu’il a été et en contemple le déroulement est devenu le leitmotiv d’une manière de concevoir les flash-back en immersion, d’accepter de traduire sur l’écran la façon dont ces retours en arrière sont soumis aux troubles, aux hésitations, aux difficultés de la mémoire. C’est alors le vivant qui hante ce qui n’est plus, en une tentative vertigineuse de donner à voir le mécanisme même de la régrédience.

Si on en trouve l’exemple le plus récent — et le plus marquant, car, justement, il admet le caractère tronqué, falsifié, de la mémoire, en le justifiant par la nature psychotique du héros — dans Spider (2002) de David Cronenberg, déjà, dans Keoma (Enzo Castellari, 1976), chant du cygne du western italien, le personnage éponyme (Franco Nero) surgissait au milieu du campement indien de son enfance pour y voir sa famille se faire massacrer. La singularité de ces images et ce qui accrédite la force de leur référent psychique se concentrent dans l’invisibilité que possèdent les protagonistes aux yeux des autres occupants du champ, alors que, bien sûr, le spectateur, lui, les voit. C’était là le postulat principal du déchirant Sixième sens (The Sixth Sense, M. Night Shyamalan, 1999) que de donner à un enfant (Haley Joel Osment) la faculté (et le fardeau) de partager ce privilège spectatoriel qui consiste à convenir de l’efficience de la persistance des esprits dans le monde cinématographique en conversant avec des fantômes qu’il était le seul à pouvoir voir. Ces divers exemples montrent comment s’effectue le glissement entre la magie et la syntaxe, entre le cinéma comme expression d’une vie surnaturelle — ou surréelle, pourrions-nous dire, tant il est vrai que c’est dans cette conception que les surréalistes ont puisé afin de tenter leurs rares expériences filmiques — et le cinéma en tant que dépositaire d’un langage.

De la magie au langage

C’est encore l’un des apports de Morin (1956, p. 177) que d’avoir perçu ce mouvement comme conséquence de la rationalisation des effets prodigues de surnaturel : le revenant devient alors simplement le passé qui persiste dans le présent, et l’acceptation du fait qu’un film puisse être bâti comme la mémoire supplante celle d’un univers merveilleux où la réversibilité est possible sous certaines conditions.

Mais lorsque nous disons qu’une dimension remplace l’autre, nous appliquons à l’histoire de la participation affective au cinéma une perspective linéaire qui n’est pas exacte : aujourd’hui encore, nous continuons à croire aux fantômes cinématographiques, et une surimpression peut revêtir aussi bien, suivant le contexte, le sens d’un signe grammatical que celui d’une métamorphose fantastique. Question de vraisemblance interne, voilà tout. Ce qui est juste, en revanche, c’est que le spectateur, connaissant par expérience les figures cinématographiques au point de pouvoir désormais les accepter comme les maillons d’une rhétorique, est à même de concevoir qu’un film possède la capacité de représenter certains des mécanismes psychiques qui le constituent, à commencer, donc, par celui de la mémoire, sans s’ancrer nécessairement dans un genre où le surnaturel est toléré, voire visualisé. Ces constructions délèguent à l’objet filmique les pouvoirs que les authentiques fantômes possèdent naturellement. Il en est ainsi du flash-back qui, à une ou plusieurs reprises, vient arrêter l’action pour y introduire l’acte antérieur censé la justifier, et qui limite souvent le passé à un événement séparé du présent par des marqueurs divers — ponctuation (fondu enchaîné), cadence (ralenti), effets visant les qualités de l’image (diffraction, ondulation, changement de teintes ou de couleurs) — et généralement amené par le raccord direct d’un regard, celui d’un individu qui peut sembler concentré, ou endormi, c’est-à-dire susceptible à cet instant de mimer l’introspection. Le flash-back limite, en la traduisant comme un bloc spatio-temporel autonome, la portée migratoire de l’image d’autrefois sur l’image présente. Il proclame la souveraineté d’une image séminale, d’une perception première, une et indivisible.

La figure possède ses classiques : Le jour se lève (Marcel Carné, 1939), La vallée de la peur (Pursued, Raoul Walsh, 1947) ; sa parodie hilarante : le souvenir du Labyrinthe des passions (Laberinto de pasiones, 1982) de Pedro Almodóvar, qui fait rejouer par des enfants les traumatismes de ses héros adultes, en une réjouissante mise en pièces de l’illustration cinématographique du résultat de toute analyse psychanalytique — et une parodie bienvenue d’une séquence clef de Soudain l’été dernier (Suddenly, Last Summer, Joseph Mankiewicz, 1959) ; ses tentatives de détournement des codes : dans Tetro (Francis Ford Coppola, 2009), les flash-back sont en couleur et la fiction présente en noir et blanc, à l’opposé de ce qui se fait d’ordinaire — par exemple dans les deux volumes de Tuer Bill (Kill Bill, Quentin Tarantino, 2003-2004). Mais, globalement, il lui faut s’insinuer de manière plus constante et répétitive dans la fiction dite présente pour que véritablement s’installe la possibilité d’un film-mémoire, qui se définit justement par sa manière de faire coexister deux régimes d’images dans un même lieu, parfois même en inscrivant leur simultanéité au sein de la succession, afin de traduire la portée de la correspondance métaphorique que le film entretient avec l’appareil psychique. Cela peut se résumer, en termes simples, par la manière dont le revenant et la hantise passent d’un mode d’objectivation qui implique la polarisation sur une scène, à un autre qui, sous l’angle symbolique, autorise le cinéma à emprunter ce que Deleuze (1985) appelle le circuit de la mémoire.

De la vision magique à l’extériorisation psychologique, il n’y a qu’un pas à franchir, celui qui consiste à considérer les modalités d’incarnation de la première non plus comme une fin, mais comme un moyen. Lorsqu’on nous demande de croire aux apparitions de Méliès, on nous somme, explicitement, de refouler toute notion de subjectivité : il nous appartient juste de la reconsidérer pour enfin admettre, sur grand écran, l’autorité d’un langage et, donc, la possibilité d’en connaître les codes. C’est ainsi que, de signe d’une possession latente, la surimpression peut devenir, par l’incrustation d’une image sur un fond évoquant une forme de pérennité (ciel, mer), celui d’un souvenir indélébile : le couple d’amants (John Wayne et Gail Russell) voguant dans l’éternité à la fin du Réveil de la sorcière rouge (Wake of the Red Witch, Edward Ludwig, 1948) ou Dallas (Matt Dillon) et Johnny (Ralph Macchio) inscrits, après leur mort, dans les replis des mots tracés sur le papier par leur ami Ponyboy (C. Thomas Howell) à la fin des Inadaptés (The Outsiders, Francis Ford Coppola, 1983). Au sein du plan, lieu idéal où le fantasme du temps zéro peut trouver ses assises, une telle permanence est possible. Elle témoigne d’une hantise éternelle.

Beaucoup plus complexes apparaissent les utilisations récentes du split screen, notamment dans le générique du premier volet du diptyque de Jean-François Richet consacré à Jacques Mesrine (L’instinct de mort, 2008), où l’action — le gangster (Vincent Cassel) et sa compagne (Ludivine Sagnier) sortent de chez eux pour monter dans la voiture qui va mener le truand à la mort — est découpée en plans qui en présentent le déroulement de plusieurs points de vue, certains manifestement simultanés, d’autres légèrement décalés, comme pour signifier l’impossibilité d’obtenir une synthèse de l’ensemble des perceptions qui témoignent d’une réalité. La division de l’écran est, on le sait, un des modes majeurs — un des plus évidents, dirons-nous — de l’expression cinématographique de la perception. Elle sert à présenter des scènes qui se situent soit dans le même temps, pour montrer une action sous ses différents aspects, comme dans la série 24 heures chrono (24, créée par Joel Surnow et Robert Cochran, 2001) — où elle revêt la fonction d’un montage alterné dont les parties inscriraient leur simultanéité sans passer par la succession des expositions qui, d’ordinaire, en témoigne —, soit dans des temps différents, comme dans le générique du Dernier bagarreur (Junior Bonner, Sam Peckinpah, 1972), où les vues de Junior (Steve McQueen) conduisant son véhicule sur une route désolée accompagnent celles du précédent rodéo qu’il a perdu — et où le procédé se rapproche plutôt de la figure du montage parallèle. L’emploi que Richet fait du split screen signifie, dès le départ, que s’attaquer à un personnage mythique comme Mesrine implique de ne pouvoir présenter que des points de vue multiples — sans parvenir à établir la suprématie de l’un sur l’autre (ce parti pris vaccine le film contre toute tentation de dévote rigidité, impression provoquée d’ordinaire par les biopics révérencieux) — et qui varient en premier lieu suivant le temps qui en organise l’architecture : les liens entre les différents plans de ce générique sont extrêmement ténus, mais le réalisateur, en les donnant à voir sur le même écran, fait de ce dernier un lieu hanté.

D’une certaine manière, le jeu sur les faux raccords provoqués par le montage de séquences situées dans des espaces temporels différents produit un effet similaire. Nous songeons au fameux générique de Pat Garrett et Billy le Kid (Pat Garrett and Billy the Kid, Sam Peckinpah, 1973), dans lequel l’assassinat de Garrett (James Coburn) est montré simultanément avec son arrivée, quelques années auparavant, dans un village où il s’amuse avec Billy le Kid à exercer son adresse au tir sur des poulets vivants, l’enchaînement des plans donnant l’impression d’une parfaite circularité traductrice du mouvement de la mémoire, puisque les coups de feu du shérif, rajeuni, paraissent agir sur son image vieillissante. Il s’agit alors de construire une région virtuelle dans laquelle la coalescence des images est rendue perceptible. Représenter la mémoire présuppose justement l’incorporation de la composante majeure des propriétés fantomatiques, à savoir le jeu sur la perméabilité des frontières passé/présent/futur, qui fait vaciller la certitude de l’image cinématographique en la dévoilant comme lieu de la « revenance » et de la hantise. Il est logique que l’art dionysiaque par excellence, la musique, soit alors le mode privilégié de cette incarnation, puisque, de par sa nature, elle peut librement flotter dans le champ et le contraindre à se voir envahir par une persistante et inquiétante étrangeté. C’est un des ressorts principaux des westerns italiens, et pas seulement de ceux de Sergio Leone, que d’avoir fait de la musique un personnage à part entière, généralement douloureux et vindicatif — comme en témoignent les cris et autres lancinants sifflets présents dans les orchestrations —, venant se déposer sur le présent filmique pour mieux le contraindre à rejouer le vieux ballet des archétypes. Mais on le retrouve aussi chez Federico Fellini, où la perte — d’un personnage (Gelsomina) dans La strada (1954), d’un état (l’enfance) dans Amarcord (1973) — est toujours transcendée par les mélopées mélancoliques de Nino Rota. Là aussi, quelque chose revient pour nous dire que ces images souffrent d’un manque, que nous, spectateurs, identifions au temps qui a passé, et qui est suggéré par la musique — comme le cinéaste lui-même, dans un entretien avec Aldo Tassone (1982, p. 111), l’a souligné :

C’est comme une voix qui avertit et qui détruit parce qu’elle parle et rappelle une dimension d’harmonie, de paix, de plénitude dont on a été exclu et exilé. La musique est cruelle. Elle gonfle de nostalgie et de regret et, lorsqu’elle s’achève, on ne sait pas où l’on va. On sait seulement qu’elle est inaccessible. D’où une certaine tristesse.

Au terme de ce rapide examen, on s’aperçoit que le cinéma, art de l’image engagée dans le temps, propose un reflet des choses qui le contraint à se conjuguer au passé même s’il nous invite à le vivre comme un présent. C’est ce qui en fait le lieu idoine de l’incarnation de la mémoire : que des forces en action maintiennent, littéralement, la coexistence du passé et du présent au sein de leur propre existence (les spectres du fantastique ou du merveilleux), ou que des trajectoires mentales de personnages organisent la construction même de l’espace filmique, le champ mental métaphorique qu’il construit inclut le cinéma dans l’épaisseur de l’expérience humaine. Il est donc logique que ce soit un anthropologue qui ait cerné ces propriétés avec le plus d’enthousiasme, car, étape essentielle dans l’étude d’une poétique des films, sa démarche intellectuelle, en recherchant une spécificité propre à l’art, rejoint l’étude de l’homme dans la quête d’un mode d’expression spécifique à ses questions métaphysiques. Que le cinéma puisse exprimer, sinon exorciser, les angoisses les plus sourdes doit être rappelé avec vigueur et, en ce sens, l’obsession de Morin est sûrement l’une des voies les plus fécondes tracées par l’analyse de l’image, car elle aboutit à l’idée que les films ne peuvent cesser de nous hanter.

Voilà le démenti cinglant à apporter aux Cassandre qui, depuis longtemps déjà, annoncent la disparition prochaine de cet art : non, le cinéma ne peut pas mourir, tout simplement parce que les corps qu’il capture et projette sont déjà morts depuis longtemps.