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Depuis les attentats terroristes du 11 septembre 2001, nous avons eu droit à une croissance impressionnante du nombre d’analyses, plus ou moins sophistiquées, sur les mouvements islamiques. L’émergence du groupe État islamique (ei) dans la région syro-irakienne et les récents événements en Australie, en France et au Canada vont probablement entraîner une nouvelle vague de publications.

Pete Lentini, un universitaire américano-australien spécialiste de l’Union soviétique et des enjeux stratégiques dans le Pacifique, se penche ici sur le sujet du terrorisme islamique. Le livre se divise en trois parties mal ficelées. Dans les quatre premiers chapitres, Lentini fait un tour d’horizon de l’histoire des groupes islamiques violents en présentant l’idéologie de quatre intellectuels-activistes. Dans le cinquième chapitre, il emprunte une autre tangente : en se basant sur des documents policiers et judiciaires australiens déclassifiés, Lentini nous explique le quotidien d’une cellule terroriste démantelée à Sydney en 2005. Finalement, l’auteur pondère dans les trois derniers chapitres sur la nature des groupes islamiques violents.

Dans une tentative maladroite de simplification, Lentini nous avise dès les premières pages qu’il utilisera le terme « Le Mouvement » pour décrire tous les mouvements islamiques violents. Selon lui, les extrémistes partagent une idéologie panislamique commune, et ce, même s’ils combattent pour une cause ethno-nationaliste telle que les Tchétchènes dans le Caucase ou les talibans en Afghanistan. Pour l’auteur, le déplacement de combattants sur plusieurs fronts autour du monde justifie l’utilisation du terme. Il ajoute que les islamistes sont unis dans leur utilisation de la violence (y compris par les attentats suicides), leurs réactions comparables visant à prendre les armes contre les régimes arabes et par leur emploi de moyens technologiques tels que l’Internet pour faire avancer leurs idéaux.

Lentini débute en synthétisant les écrits de trois penseurs islamistes influents lors de la seconde moitié du 20e siècle : Sayyid Qutb (1906-1966), Muhammad Abdal-Salam Faraj (1954-1982) et Abdullah Azzam (1941-1989). Ces trois intellectuels prônaient le renversement par les armes des dictatures arabes séculaires vues comme inféodées à l’Occident. Ils acceptaient ainsi l’utilisation de la violence contre les forces de l’ordre, même si elles comptaient des musulmans en leur sein. Cependant, aucun des trois ne soutenait la violence contre des civils. Selon Lentini, ces auteurs ont néanmoins pavé la route vers une idéologie plus radicale, celle d’Oussama ben Laden (1957-2011), qui perçoit les civils – même musulmans – comme des cibles légitimes. Une autre différence entre les trois penseurs et Ben Laden est le désir de ce dernier à pousser la guerre sainte (jihad) au-delà des régimes moyen-orientaux et à amener le combat sur le territoire occidental (« l’ennemi lointain »). Principalement en raison de ces deux différences, Lentini juge que Ben Laden et son idéologie « néo-djihadiste » représentent une rupture face aux djihadistes traditionnels comme Qutb, Faraj et Azzam.

Lentini nous entraîne ensuite dans le monde du leader d’une cellule terroriste australienne. Ce guide autoproclamé n’était pas un religieux de formation, mais bien un mécanicien aéronautique dans son pays d’origine, l’Algérie. Il donnait néanmoins des conseils à ses disciples sur une multitude de sujets, allant des bénédictions à murmurer avant d’aller à la salle de bain à la légitimité d’organiser des attentats terroristes sur le territoire australien. Sur ce dernier point, il estimait justifiable de tuer des Australiens – y compris des civils –, puisque le gouvernement australien de l’époque avait envoyé des troupes en Afghanistan et en Irak. Étant donné que ce chef acceptait le meurtre de civils en territoire occidental, Lentini conclut qu’il est dans le sillon « néo-djihadiste » d’Oussama ben Laden.

Dans le dernier tiers du livre, Lentini analyse les différents qualificatifs utilisés pour définir les mouvements djihadistes. L’auteur se concentre sur les termes « islamo-fasciste » et « islamo-totalitaire ». Il débute par une recension des exemples où des commentateurs politiques, des artistes, des membres des forces de l’ordre ou des politiciens de l’administration de George W. Bush (2001-2009) ont utilisé ces termes. La pertinence de cet exercice reste à déterminer : l’auteur admet lui-même que ces deux qualificatifs ne sont presque plus utilisés depuis 2006 et que le monde universitaire ne les a jamais vraiment adoptés. Encore moins pertinent est le dernier chapitre où Lentini offre une longue analyse sur les différences théoriques et pratiques entre les fascismes italien et allemand. Dans sa conclusion, Lentini juge que le « néo-djihadisme » prévalant aujourd’hui est distinct du djihadisme traditionnel en raison du recours accepté au meurtre de civils. Il ne peut, pour autant, qualifier le « Mouvement » de fasciste ou de totalitaire, car les différences avec le fascisme européen sont trop grandes.

Malgré une tentative sincère d’intellectualiser et de situer les mouvements islamiques violents dans un cadre théorique, le livre souffre de plusieurs carences. D’un point de vue général, on peut remettre en question la pertinence de publier un livre sur les différences théologico-politiques entre la première génération de djihadistes et celle d’Oussama ben Laden, alors que la question a été étudiée abondamment, et de façon plus habile, au cours de la dernière décennie. Quant à la matière, la principale (et grande) lacune du livre est sa tendance à voir les groupes islamistes comme une entité plutôt monolithique. Au contraire, le spectre de l’Islam politique – même si l’on se limite aux groupes violents – est excessivement large. Les profondes fractures causées au sein des mouvements islamiques par l’arrivée de l’État islamique sur la scène djihadiste en sont le plus récent exemple. Les lecteurs désireux de mieux comprendre les mouvances islamiques ou la radicalisation chez certains musulmans en Occident auraient avantage à se tourner vers Fawaz Gerges, Robert Pape, Olivier Roy ou Guido Steinberg.