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Au moment d’annoncer l’engagement renouvelé du Canada envers l’Amérique latine en 2007, Stephen Harper a précisé que le premier objectif était de « renforcer et promouvoir les valeurs fondamentales du Canada que sont la liberté, la démocratie, les droits de la personne et la primauté du droit » (Harper 2007). Ces valeurs fondamentales de la politique étrangère canadienne (pec) sont également présentes dans les relations entretenues avec le plus important pays d’Amérique centrale : le Guatemala. James Rochlin, notamment, soutient que la pec au Guatemala s’est historiquement concentrée autour de deux sujets : les opportunités commerciales et les droits humains (dh) (Rochlin 1994 : 124)[1]. À cet égard, le chercheur guatémaltèque Jacobo Vargas-Foronda décèle une tension entre les intérêts matériels et les principes éthiques de la pec au Guatemala durant trois périodes distinctes : le profil bas (1960-1980), le visage humain (1980-2000) et le sous-impérialisme canadien (2000-2014) (Vargas-Foronda 2014 : 33). On constate que le thème des dh a façonné le « visage humain » du Canada depuis les années 1980 jusqu’aux années 2000, par l’adoption d’une position politique différente de celle des États-Unis face au conflit armé guatémaltèque (1960-1996). L’altruisme du gouvernement canadien qui a marqué la population guatémaltèque à l’époque du conflit armé s’inscrit dans une posture éthique foncièrement cosmopolite de la pec, désormais révolue, communément appelée humane internationalism (internationalisme humain) et à laquelle s’accrochent encore beaucoup d’acteurs de la société civile[2]. Or, la réputation canadienne a été fortement écorchée au cours de la dernière décennie au Guatemala, notamment en raison des conséquences sociales et environnementales de l’expansion minière canadienne sur les dh (Imai et al. 2012 ; Nolin et Stephens 2010). Malgré une promotion plus explicite de ses intérêts économiques dans le secteur extractif, l’ambassade du Canada au Guatemala insiste toujours sur la « protection des droits de la personne », « l’amélioration de la sécurité alimentaire, la responsabilité des entreprises, l’amélioration des systèmes de sécurité et de justice dans le pays » (Gouvernement du Canada 2014). Si l’image de marque internationaliste s’est clairement érodée en Amérique latine durant les années Harper (Anzueto 2014a : 57), pourquoi les dh se retrouvent-ils encore dans les valeurs fondamentales de la pec ? L’objectif de ce texte est de répondre à cette question en examinant l’hypothèse centrale de ce numéro spécial, c’est-à-dire de vérifier si la transformation de la pec au Guatemala est une rupture engendrée par l’idéologie néoconservatrice du gouvernement Harper.

A priori, nous constatons un important changement dans la perception des acteurs de la société civile, tant au Canada qu’au Guatemala, sur les motivations profondes du gouvernement canadien derrière le thème des dh ; celles-ci seraient subordonnées aux intérêts miniers des firmes canadiennes. Cependant, nous estimons que les dh au Guatemala ont toujours été instrumentalisés à des fins de (re)définition de l’intérêt identitaire du Canada sur l’échiquier mondial, en particulier en ce qui a trait à l’altérité avec les États-Unis. Au Guatemala, cette transformation de l’intérêt identitaire canadien est manifeste dans le rejet de l’image du Canada comme puissance moyenne disposant d’un important soft power au profit de la représentation d’une superpuissance énergétique appuyant explicitement la pax americana. En nous inspirant principalement de la pensée de E. H. Carr (2001), nous croyons que l’étude du Guatemala représente une avenue intéressante pour l’analyse des dh sous l’ère Harper (2006-2015) et durant la période internationaliste de la pec pendant les années 1980-2000. En effet, dans son ouvrage classique The Twenty Years’ Crisis, Carr insiste sur l’importance du rôle de l’utopie ainsi que de l’impact du réalisme pour l’analyse de la politique internationale ; deux thèmes fortement liés aux dh en pec. Grâce à une démonstration empirique appuyée par des extraits d’entrevues réalisées avec différents protagonistes canadiens et guatémaltèques, nous pouvons comprendre ce que les dh « sont devenus » en politique étrangère canadienne, mais aussi ce qu’ils « ont pu être et représenter » pour une pluralité d’acteurs[3].

Nous préciserons d’abord les éléments de la « définition de travail » du néoconservatisme du présent numéro, que nous lierons avec les éléments constitutifs du néocontinentalisme (Massie et Roussel 2013). En faisant preuve d’éclectisme théorique en Relations internationales (ri), nous théoriserons les dh en politique étrangère canadienne en les articulant avec le concept de soft power (Nye 2004 ; Clark 2013), l’idée d’altérité avec les États-Unis et la participation de la société civile. En effet, celle-ci a joué un rôle crucial non seulement dans le cas guatémaltèque (Baranyi et Foster 2012), mais pour l’évolution générale de la pec en matière de dh depuis la guerre froide (Clément 2012). Nous proposerons ensuite un survol historique de la relation bilatérale entre le Canada et le Guatemala, notamment à la période du visage humain (1980-2000), afin d’illustrer l’instrumentalisation des dh. Enfin, nous reviendrons sur la politique internationale du gouvernement Harper afin de mettre en lumière cette rupture dans la définition identitaire du Canada au Guatemala en matière de dh depuis 2006.

I – Promotion des droits humains : au carrefour de l’éthique et de la sécurité en politique étrangère canadienne

La relation entre le Canada et le Guatemala depuis le début des années 1980 met en exergue la tension entre la compréhension géopolitique de l’intérêt national et la solidarité tissée par la société civile transnationale et le peuple guatémaltèque (Keck et Sikkink 1998 ; Anderson 2003). De ce fait, en vertu des impératifs de la réalité matérielle, l’institutionnalisation de la défense des droits humains au-delà des frontières canadiennes doit faire appel à une solide construction sociale sur la responsabilité morale du Canada. Avant d’entamer notre réflexion sur les dh au Guatemala, il est donc approprié que nous nous penchions sur les deux principales « cultures stratégiques » ou « idées dominantes » (Nossal et al. 2007 : 229-230) au carrefour de l’éthique et de la sécurité dans la pec : l’internationalisme et le néocontinentalisme[4]. Nonobstant son aspect évolutif et contesté (Smith 2013 : 4), l’internationalisme canadien comporte certains principes de base en pec qui se sont imposés aux différents gouvernements canadiens depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à l’arrivée de Harper en 2006. Le multilatéralisme, la responsabilité et l’engagement du Canada dans les affaires internationales, le respect et la promotion du droit international sont des caractéristiques communes aux différentes formes d’internationalisme[5]. Les intérêts identitaires sont importants dans l’internationalisme, dont l’idée sous-jacente est que le Canada « [joue] un rôle actif, visible et original dans la mise en place et le fonctionnement d’un ordre international conforme à certaines valeurs, comme le respect de la démocratie et des droits de la personne, la justice sociale, la liberté de commerce et la primauté du droit » (Roussel et Robichaud 2004 : 151). En ce sens, la mobilisation de facteurs identitaires et sécuritaires, visant à souligner l’altérité du Canada face aux États-Unis, tant de la part du gouvernement canadien que de la société civile, expliquerait en partie le succès de l’internationalisme en Amérique latine pendant et après la guerre froide (Anzueto 2014b). Cependant, plusieurs points de rupture émergent avec la culture stratégique néocontinentaliste (Massie et Roussel 2013), caractérisée par :

  1. Un conservatisme économique, politique et social ;

  2. Un rejet de l’image de la puissance moyenne au profit d’une vision du Canada comme puissance prépondérante ou superpuissance énergétique ;

  3. Une attitude pessimiste à l’égard de la nature humaine favorisant une vision manichéenne du monde ;

  4. La promotion de la démocratie, des droits humains et de l’État de droit ;

  5. La force perçue comme un outil légitime qui sécurise l’ordre international et neutralise ou punit ceux qui menacent la pax americana ;

  6. Un soutien et une allégeance explicites envers les États-Unis ;

  7. Un appui formel aux initiatives militaires des États-Unis afin de protéger cet ordre mondial (Massie et Roussel 2013 : 45-48).

Contrairement à la dichotomie libérale-réaliste inhérente à la culture stratégique internationaliste (Boucher 2013 : 59) qui permet une certaine élasticité en matière de dh, les fondements idéologiques du néocontinentalisme marquent une rupture importante en matière de moralité internationale. Comme le souligne Philippe Dumas dans ce numéro, il y a un recoupement entre le néocontinentalisme et les sept concepts articulant les fondements idéologiques du néoconservatisme canadien : le traditionalisme, le libéralisme, le nationalisme, l’impérialisme, le militarisme, le populisme et l’anticosmopolitisme (voir la définition proposée dans l’introduction de ce numéro). En regroupant certaines composantes du néocontinentalisme et du néoconservatisme canadien, nous pouvons visualiser dans le tableau comparatif A les différences avec l’image internationaliste du Canada en matière de droits humains :

Tableau comparatif A[6]

Tableau comparatif A6

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Nous avions préalablement remarqué la convergence de certains thèmes communs aux deux idées dominantes du tableau comparatif A qui s’enchevêtraient avec d’autres problématiques contemporaines touchant l’Amérique latine, notamment les activités des entreprises minières canadiennes, dont le bilan n’est pas très reluisant en matière de dh (Anzueto 2014a : 57). C’est pourquoi, loin d’être un cas mineur, l’étude de la pec au Guatemala peut enrichir l’analyse du tournant néoconservateur canadien en apportant une réflexion théorique sur les dh et des données empiriques complémentaires aux publications récentes sur les questions connexes de développement international (Brown, den Heyer et Black 2014).

A — Dimensions éthiques, politiques et juridiques des droits humains en lien avec l’intérêt national

Qu’entendons-nous par droits humains en politique étrangère canadienne ? Selon les auteurs d’un rapport pour la Commission canadienne des droits de la personne intitulé L’évolution des droits de la personne au Canada :

Il s’agit des droits que possède une personne du seul fait qu’elle est un être humain […] Pour exister, un droit doit être reconnu par autrui et garanti par l’action humaine. Un droit repose sur un ensemble de croyances communes sur la nature même de ce droit, et, même si un droit n’est pas reconnu dans la loi, il émane d’une croyance morale ou idéologique. Les droits de la personne s’appuient sur la présomption selon laquelle la valeur et la dignité de tous les êtres humains sont égales […] Sans être absolus, ces principes sont universels et inaliénables et existent avant le droit.

Clément et al. 2012 : 4

Pourquoi le Canada se soucie-t-il de la situation des droits humains dans un autre pays ? Comme le souligne David Gillies, les dh en politique étrangère (pe) posent un problème pour l’État, car ils impliquent des devoirs et des obligations au-delà des frontières, ce qui peut occasionner un conflit avec ses intérêts nationaux (Gillies 1996 : 4). Les théories priorisant les intérêts matériels ou prenant en compte uniquement l’identité nationale comme variable explicative ont longtemps entravé l’avancement de la compréhension du rôle des dh dans la politique étrangère canadienne (Lui 2012 : 6). C’est pourquoi nous optons pour l’idée d’un tandem identité / intérêt national pour aborder la question des dh en politique étrangère canadienne. En effet, l’intérêt national est le langage de l’action étatique et demeure une construction sociale intimement liée à l’imaginaire sécuritaire (Weldes 1999). En s’interrogeant sur les valeurs morales qui orientent la pec, Pratt rappelle que la question de l’éthique vient affiner et prolonger dans l’espace-temps les soucis réalistes de sécurité et d’intérêt national (Pratt 2001 : 61). Rappelons au sujet des idées internationalistes que celles-ci « s’appuient à la fois sur un calcul stratégique et sur un engagement moral du Canada » (Nossal et al. 2007 : 255). À l’instar d’une interprétation idéalisée de l’internationalisme en pec, Michael Byers prétend que « la tradition de puissance moyenne du Canada a toujours inclus la promotion de la paix, des droits humains et le droit international humanitaire et nous en payons rarement les frais lorsque nous prenons position contre les États-Unis » (Byers 2007 : 38). Contrairement à cette image romantique (Gotlieb 2004), le Canada est devenu un ardent promoteur des droits humains sur la scène internationale seulement au cours des années 1980 et au début des années 1990 (Lui 2012 :13). En effet, après une adhésion réticente à la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et une attitude timide à l’égard des dh au début de la guerre froide, le Canada est soudain devenu un défenseur enthousiaste de la cause au début des années 1970 (Clément 2012). Ainsi, l’Acte final d’Helsinki (1975) et les initiatives du président américain Jimmy Carter (1976-1980) seraient les deux événements extérieurs qui ont « forcé le Canada à inclure les dh dans son vocabulaire de politique étrangère » (Lui 2012 : 13)[7]. Ce contexte politique des années 1970 a représenté une « structure d’opportunité » pour les « activistes sans frontières » qui dénonçaient les pratiques de tortures et de disparitions forcées au sein de plusieurs régimes autoritaires en Amérique latine (Keck et Sikkink 1998). À cet égard, Kathryn Sikkink souligne que l’Amérique latine a été le premier champ de bataille des décideurs politiques américains et des ong en matière d’intégration des dh en politique étrangère (Sikkink 2004 : 21). L’influence des droits humains en politique étrangère canadienne est donc le résultat d’une dynamique complexe entre acteurs internes, acteurs internationaux et institutions internationales (Clément 2012 : 777).

Comme l’intérêt national, le langage des droits humains est malléable : il évolue et s’adapte (Clément et al. 2012 : 4). Cependant, il est important de dégager trois autres dimensions des dh qui permettront de comprendre les dynamiques entre acteurs étatiques et non étatiques : les dimensions éthiques, politiques et juridiques (Reyes Prado et del Valle 2013). Dans cette logique, plus interdépendante que séquentielle, l’État peut donner la vie juridique à une aspiration ou à un enjeu moral porté par la société civile et, par conséquent, changer les règles et les normes (Reyes Prado et del Valle 2013 : 260). Sans les activités de sensibilisation des différents groupes de pression et des ong, le Canada serait probablement demeuré indifférent au Guatemala (Anderson 2003). En fait, depuis quatre décennies, le rôle de la société civile a été capital dans l’élaboration des « intérêts altruistes » de la pec, en particulier en ce qui a trait à la défense des droits humains en Amérique latine (Nossal et al. 2007 : 203). Enfin, même si les dh sont perçus comme un concept intrinsèquement positif, ils ont été instrumentalisés par plusieurs États occidentaux pendant la guerre froide (Guilhot 2005, 2008), ce qui révèle leur forte malléabilité.

Identité, altérité et moralité au Guatemala : l’utilité du soft power canadien

L’identité et les intérêts de l’État canadien ne sont pas des concepts immuables ; ils sont plutôt le résultat d’interactions entre les normes en vigueur de la communauté internationale et des acteurs internes. Conséquemment, la question de l’identité en pec s’impose. Pour Lene Hansen, l’identité en politique étrangère est liée à une conceptualisation de celle-ci comme étant discursive, politique, relationnelle et sociale (Hansen 2006 : 6). Ainsi, le thème de l’identité et des valeurs canadiennes revient souvent lorsqu’il est question de pec, en particulier quand vient le temps de circonscrire le « Soi » par rapport à « l’Autre », qui a longtemps été les États-Unis. Selon Head et Trudeau :

les États-Unis ont été pendant plus d’un siècle l’élément le plus important dans la construction de la politique étrangère canadienne […] il y avait cette ténacité chez les Canadiens et leurs gouvernements qui laissaient les différentes administrations américaines parfois perplexes, parfois irritées : cet engagement pour préserver le caractère distinct au niveau social et politique.

Head et Trudeau 1995 : 17

Reprenant les éléments mentionnés par Hansen au sujet de l’identité en politique étrangère, nous réaffirmons son lien avec l’internationalisme, car les autres idées dominantes en pec se heurtent « au besoin qu’éprouvent les Canadiens de renforcer leur identité nationale et de se distinguer des États-Unis » (Nossal et al. 2007 : 280). L’internationalisme est une pratique à la fois politique et discursive incarnant des valeurs sociales qui, sur un plan historique, ont contribué à définir une identité canadienne sur la scène internationale (Turenne Sjolander et Smith 2012 : 262). Ce désir d’affirmer l’altérité avec les États-Unis a également permis d’intégrer les dimensions éthiques, politiques et juridiques des dh dans l’action canadienne au Guatemala. En effet, depuis le coup d’État de 1954, l’influence américaine est tenue pour responsable des dérives contre-insurrectionnelles des régimes militaires guatémaltèques qui ont mené au drame génocidaire des années 1980 (Sikkink 2004 : 211). C’est pourquoi les significations collectivement partagées au sujet de l’identité interne et externe du Canada pendant la guerre froide ou mythes internationalistes, dont ceux de « champion du maintien de la paix » et de « médiateur » (Massie et Roussel 2008 : 83), ont joué un rôle important au Guatemala. En plus de permettre au gouvernement canadien d’adopter une position distincte de celle des États-Unis en matière de résolution des conflits au cours de la décennie 1980, la société civile a pu lier le thème des dh aux mythes identitaires de la pec qui distinguaient entre « ce qui, en politique étrangère, est acceptable et ce qui ne l’est pas » (Nossal et al. 2007 : 226).

Le concept de soft power s’avère utile pour comprendre l’intégration des dh aux objectifs de la politique étrangère canadienne. S’inspirant des trois formes de puissance élaborées par E. H. Carr (force militaire, puissance économique et influence sur l’opinion publique), Joseph Nye développe le concept de soft power, qui repose sur trois ressources : la culture (l’attractivité de sa culture et de ses idées), les valeurs politiques (lorsqu’elles sont à la hauteur des attentes tant à l’interne qu’à l’externe) et la pe (l’exemplarité du comportement procurant légitimité et autorité morale) (Nye 2004 : 11). Or, l’influence sur l’opinion ne peut jamais être absolue. C’est pourquoi certains États font appel à une réserve d’idées communes composant la moralité internationale et se situant au-delà des intérêts nationaux (Carr 2001 : 130). Selon Nye, ceux qui nient l’importance du soft power ne comprennent pas le pouvoir de séduction qui est aussi rattaché à la défense des intérêts nationaux (Nye 2004 : 8). Le soft power est donc essentiel à la projection d’une certaine image d’un État, ce qui lui procure un capital symbolique lui permettant de mettre en oeuvre des politiques apparemment altruistes. Au croisement entre la vision utopique de la société civile et la realpolitik canadienne, le middlepowermanship lié à l’internationalisme s’avérait une solution pragmatique aux différents enjeux associés au conflit guatémaltèque. Cet activisme désintéressé du Canada au regard du Guatemala était connexe à cet « idéal régulateur » de puissance moyenne et d’internationalisme humain (Pratt 1990) qui bénéficiait d’un large appui de la population canadienne (Neufeld 1995 : 17). Les acteurs sociohumanitaires ont donc redonné un souffle de vie à l’« idéal régulateur » du Canada en tant que puissance moyenne sous le gouvernement de Mulroney au Guatemala dont la galvanisation du thème des dh se poursuivra pendant l’ère libérale de Chrétien au nom de la sécurité humaine[8].

II – Canada-Guatemala : du profil bas à la construction d’un visage humain

Bien que le Guatemala ait été le théâtre du plus long conflit armé en Amérique latine (1960-1996), durant lequel les violations massives de droits humains ont atteint des proportions génocidaires (ceh 2004)[9], la diplomatie canadienne a été réticente à y jouer un rôle plus actif avant le début de la décennie 1980. En effet, les politiciens canadiens ont longtemps hésité à condamner les violations des dh, évoquant le respect de la souveraineté étatique, notamment lorsque les enjeux touchaient les intérêts économiques canadiens (Matthews et Pratt 1988 : 302). À cet égard, il est important de souligner que la période du « profil bas » (1960-1980) correspond à l’époque où les intérêts économiques canadiens étaient fortement concentrés dans l’industrie minière au Guatemala. En fait, certaines sociétés minières, comme la International Nickel Company (inco), ont bénéficié du climat d’investissement sous des dictatures brutales dans les années 1960 et 1970 au Guatemala (Gordon 2010 : 135). La multinationale inco était devenue le plus grand investisseur non seulement au Guatemala, mais aussi dans l’ensemble de l’Amérique centrale. Cependant, la fin des années 1970 a été marquée par une hausse du prix de l’énergie et une baisse de la valeur du nickel. Un important changement de l’intérêt national canadien au Guatemala s’est alors produit, l’exploitation du nickel devenant non rentable au début de la décennie 1980. Ainsi, le 21 décembre 1982, le nouveau secrétaire d’État aux Affaires extérieures, Allan J. MacEachen, précisait dans une lettre d’instructions confidentielles à l’ambassadeur canadien au Guatemala, Pierre Tanguay :

Les investissements d’inco s’élèvent à 250 millions de dollars, bien que l’usine de EXMIBAL inco ait été fermée en novembre 1981 pour une durée indéterminée […]. Le Canada a un intérêt politique et humanitaire dans la consolidation de la paix sociale et le respect des droits humains […] la capacité du Canada à influencer les événements au Guatemala est limitée. Néanmoins, les programmes mis en oeuvre devraient faciliter les contacts avec le régime et pourraient livrer des résultats productifs sur le long terme tout en facilitant les objectifs commerciaux canadiens dans l’un des pays économiquement les plus prometteurs de l’Amérique centrale[10].

A — L’internationalisme canadien en action au Guatemala depuis la décennie 1980

Sous l’administration Carter (1977-1981), la promotion des droits humains sur la scène internationale visait à renforcer juridiquement la protection des individus contre les abus du pouvoir de l’État, notamment chez les dictatures latino-américaines (Keck et Sikkink 1998). Par exemple, la suspension de l’aide militaire américaine au Guatemala en 1977 pour les violations massives des dh s’inscrivait dans cette tendance (Donnelly 2003 : 168). Cependant, le discours néoconservateur de l’administration Reagan (1981-1989) s’est réapproprié les dh et ce changement politico-idéologique a eu une incidence importante sur la suite de l’action canadienne au Guatemala. En effet, la promotion de la démocratie libérale et la défense des dh sont devenues les armes idéologiques de prédilection des néoconservateurs américains pendant la guerre froide, en particulier en Amérique centrale. En fait, l’implication des États-Unis dans les guerres civiles locales au début des années 1980 (Nicaragua, Salvador, Honduras et Guatemala) est venue accentuer une instabilité politique qui a projeté la région au centre de l’échiquier politique internationale (Spehar et Thede 1995). Ainsi, cette instrumentalisation des dh est importante, car :

[…] on avait au départ un projet de limitation de l’État, on a désormais un projet de production d’État. Or celui-ci est étroitement lié à l’identité politique du pays qui s’en est fait le porteur : si les États-Unis sont parvenus à poser la question des droits de l’homme en termes de démocratie, souvent contre et au-delà du droit international […].

Guilhot 2008 :134

Au grand désarroi de la société civile canadienne, le secrétaire d’État aux Affaires extérieures entre 1980 et 1982, Mark MacGuigan, partageait l’interprétation belliqueuse de la guerre froide de l’administration Reagan. Pourtant, la médiatisation de la brutalité du conflit armé centroaméricain touchait profondément la population canadienne ; plusieurs acteurs sociohumanitaires plaidaient auprès du gouvernement canadien afin que l’Amérique centrale devienne une région prioritaire de la pec en insistant sur l’importance de la défense des dh (Arbour 1988 : 221). Un important changement s’est opéré en septembre 1982 avec le remplacement de MacGuigan par Allan J. MacEachen. En effet, ce dernier misait sur une approche différente de celle de l’administration Reagan relativement à l’Amérique centrale, une position qui s’est maintenue avec son successeur Joe Clark. Malgré une préférence partagée tant par Ottawa que par Washington pour l’expansion de la démocratie et du capitalisme en Amérique latine, les deux États différaient sur les moyens d’atteindre cet objectif (Rochlin 1994 : 229). Ainsi, contrairement à la vision manichéenne de l’administration Reagan, le gouvernement canadien estimait qu’une redistribution inégale de la richesse était à la source du conflit en Amérique centrale. Selon l’ancien ambassadeur du Canada au Guatemala entre 1996 et 1999, Daniel Livermore, la principale différence reposait sur une interprétation du conflit figée en des termes de sécurité nationale et internationale de la part de l’administration Reagan, alors que le gouvernement canadien y voyait plutôt un problème de développement (Daniel Livermore)[11]. C’est à partir de ce moment que la position canadienne a commencé à se distinguer de celle des États-Unis au Guatemala et qu’est entré en scène le visage humain du Canada (1980-2000), caractérisé par :

  1. L’accueil de milliers de réfugiés guatémaltèques ;

  2. L’absence d’activités concrètes promouvant les conflits sociaux et la répression politique et sociale au Guatemala ;

  3. La position canadienne en faveur de la démilitarisation de la région ;

  4. Le refus de soutenir l’idée d’une guerre régionale ;

  5. L’appui au processus menant à la signature des accords de paix (Vargas-Foronda 2014 : 33).

Considérant « l’historique amer » des relations entre les États-Unis et l’Amérique latine, les gains politiques d’une position internationaliste pour le Canada au Guatemala n’étaient pas négligeables, notamment du point de vue de l’opinion publique canadienne. À leur grand étonnement lors de leur arrivée au pouvoir en 1984, les progressistes-conservateurs ont constaté par un sondage que l’Amérique centrale trônait dans les priorités des Canadiens en matière d’enjeux internationaux (Clark 2013 : 141). Selon Joe Clark :

Les actions américaines ont formé l’opinion publique canadienne, qui, à son tour, a encouragé une politique canadienne plus indépendante. Cela a suscité une certaine inquiétude à Washington, mais a eu un impact positif sur les pays d’Amérique centrale concernés, et a renforcé de manière significative la capacité et la réputation du Canada dans l’hémisphère. L’opinion des Canadiens et la politique canadienne étaient très différentes de celles de leurs homologues américains. Le processus de Contadora, par lequel le Canada a développé et exercé sa politique en Amérique centrale, fournit un aperçu intéressant de la capacité du Canada de mettre à profit son soft power.

Clark 2013 : 141

À partir de la seconde moitié de la décennie 1980, l’idée d’altérité avec les États-Unis sera exploitée en collaboration avec la société civile, notamment par des prises de position politiques qui s’inscrivaient dans l’« idéal régulateur » de l’internationalisme canadien[12]. D’après plusieurs personnes interviewées au Guatemala, la position canadienne n’est pas passée inaperçue auprès du réseau d’activistes guatémaltèques en exil qui cherchaient à braquer les projecteurs internationaux sur la dégradation de la situation des droits humains dans leurs pays. Par exemple, l’une des figures de proue de la lutte pour les dh de la société civile guatémaltèque (Frank La Rue)[13] souligne le rôle du Canada dans le parrainage des résolutions onusiennes sur le Guatemala :

Le cas du Canada est intéressant, car lorsque nous étions auprès des différentes instances onusiennes, à New York et ensuite à Genève, nous, les exilés politiques guatémaltèques, cherchions à entrer en contact avec les diplomates et ambassadeurs des pays progressistes. De l’année 1982 jusqu’à 1991, à l’Assemblée générale ainsi qu’à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, nous avons réussi à faire parrainer des résolutions par rapport à la situation au Guatemala. Le Canada a participé à ces efforts.

Frank La Rue

Des éléments du soft power canadien ressortent également pendant le processus de paix :

La position du Canada fut toujours distincte face à la conflictualité. Du moins, en Amérique centrale, le Canada a toujours maintenu le dialogue avec les groupes belligérants ou non belligérants qui étaient réprimés par les différents régimes militaires. Ce qui lui a permis lors du processus de paix, tout comme la Suède et la Norvège, d’exercer de la pression sur le gouvernement par rapport au thème de l’emploi des forces contre-insurrectionnelles et ainsi appuyer la société civile au Guatemala .

Claudia Samayoa[14]

Sans dénombrer l’ensemble des politiques canadiennes au Guatemala, nous pouvons énumérer de façon chronologique celles qui sont le plus souvent citées par le gouvernement canadien et par la société civile, mais qui montrent aussi l’évolution de l’horizon éthique et sécuritaire en matière de dh :

  • Des résolutions coparrainées par des ong et le Canada condamnent les violations de droits humains au Guatemala à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies (1981-1992).

  • Le Canada présente ses suggestions sur la sécurité au groupe Contadora et poursuit son rôle consultatif (1983-1985).

  • Rôle consultatif exercé par le Canada dans le cadre du processus d’Esquipulas II (1987) qui mènera à sa participation au Groupe d’observateurs de l’onu en Amérique centrale (onuca) (1988-1989).

  • Appui au « Groupe d’États amis » participant au processus de paix au Guatemala (1990 et 1996).

  • Participation active auprès du Groupe international de consultation et d’aide aux réfugiés (gricar) (1991-1993).

  • Participation économique, politique et militaire du Canada au sein de la Mission de vérification des droits de l’homme au Guatemala qui est devenue en 1997 une opération de paix avec le même acronyme (minugua) (1994-2004).

  • Appui financier, politique et juridique du Canada à la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (cicig) entre 2007 et 2014.

Les deux visages du Canada au Guatemala

L’affirmation selon laquelle l’internationalisme doit être vu comme le visage du Canada dans le monde (Smith 2003 : 30) s’accorde bien avec la typologie chronologique de Vargas-Foronda au Guatemala. Or, le passage du « visage humain » au « sous-impérialisme » canadien au Guatemala représente un défi dans l’analyse de la pec en raison de l’enchevêtrement du thème des dh au sein de l’internationalisme et du néoconservatisme. Par exemple, lors de la visite de l’ancien directeur de la cicig à Ottawa en février 2009, l’ancien ministre d’État des Affaires étrangères (Amériques), Peter Kent, a déclaré :

Le Canada appuie fermement la cicig depuis sa mise sur pied. Nous assumons de longue date un rôle de défenseur des droits de la personne en Amérique centrale, comme le démontre notre appui à la mission de l’onu et au processus de vérité et de réconciliation mis en oeuvre après la fin de la guerre civile au Guatemala en 1996. La sécurisation de l’hémisphère, la consolidation de la primauté du droit et l’amélioration de l’accès à la justice figurent parmi les priorités de la politique étrangère du Canada et le Guatemala est un partenaire clé de la réalisation de ces priorités (maecd 2009).

Dans la société civile guatémaltèque et canadienne, la reconnaissance à l’égard du Canada a fait place à la frustration, alors que le gouvernement Harper met toujours l’accent sur les droits humains. L’époque du visage humain semble avoir suscité des attentes et des déceptions par rapport à la place des dh au sein de la politique étrangère canadienne sous Harper, en particulier avec les entreprises minières canadiennes qui incarnent désormais le visage du Canada au Guatemala. Ainsi, la pec au Guatemala en matière de dh rappelle les deux faces de Janus où l’un des deux visages regarde vers le passé et l’autre en direction de l’avenir (Anzueto 2014b : 244). Comment expliquer ce changement ? Une partie de la réponse se trouve dans la manière dont le néoconservatisme instrumentalise les dh. En fait, tout comme la promotion de la démocratie, les dh sont un concept hégémonique qui peut être instrumentalisé par des intérêts particuliers et des objectifs de sécurité nationale (Guilhot 2005 : 20). Avec la hausse du prix des métaux au début du 21e siècle, les intérêts miniers canadiens au Guatemala vont revenir à l’avant-plan des relations bilatérales avec son lot de problèmes sociaux, environnementaux et de respect des dh (Imai et al. 2012 ; Nolin et Stephens 2010).

III – Néoconservatisme : traces anticosmopolites et impérialistes en matière de droits humains

En analysant l’actuel réengagement du Canada en Amérique latine sous les conservateurs, nous observons que « les idées dominantes dans la société et celles qui prévalent au sein de l’appareil d’État ne coïncident pas nécessairement » (Nossal et al. 2007 : 279). Pour paraphraser Joe Clark, « le premier ministre Stephen Harper et ses collègues mènent un gouvernement d’intérêts privés dans un pays d’intérêt public » (Clark 2013 : 104). À cet égard, Joe Clark déplore que le gouvernement Harper ait résolument tourné le dos au soft power canadien en fonction de sa nouvelle idéologie dans les enjeux suivants : le développement international, l’environnement, le maintien de la paix, les Nations Unies et le multilatéralisme (Ibid. : 27-29). Devant ce vaste éventail de problématiques internationales, nous soulignons l’empreinte des dh dans une perspective cosmopolite. En fait, de façon générale et en lien avec la solidarité internationale, une posture cosmopolite affirme que nous avons une responsabilité morale à l’égard d’un autre être humain indépendamment de la situation géographique et de la nationalité. Cette responsabilité à l’égard de l’humanité en général comporte aussi des obligations positives, comme l’assistance aux personnes dans le besoin, mais également des obligations négatives dont la principale est de ne pas causer de tort à autrui, que ce soit de façon directe, indirecte, intentionnelle ou non intentionnelle (Cameron 2014 : 52). Par conséquent, l’anticosmopolitisme et l’impérialisme marquent une rupture importante dans la pec en matière d’instrumentalisation des droits humains à l’ère Harper (2006-2015). En effet, ces deux composantes de la définition du néoconservatisme canadien dans ce numéro (voir l’introduction de ce numéro) entraînent des effets tangibles sur le soft power canadien, son altérité avec les États-Unis et la relation du gouvernement avec la société civile.

D’abord, l’avantage du middlepowermanship canadien reposait sur une combinaison réaliste-libérale maîtrisant l’art du juste milieu en relations internationales (Jeangène Vilmer 2013 : 18) et l’élasticité des idées internationalistes favorisait un compromis par rapport aux dimensions éthiques, politiques et juridiques des droits humains. Tout comme l’internationalisme, les dh se situaient à l’intersection de la solidarité internationale (valeurs cosmopolites) et des intérêts matériels d’un État, au carrefour de l’utopie et de la réalité internationale. Cependant, sous le prisme néoconservateur, la notion de dh désigne une problématique concurrente, différente de celle sur laquelle était implicitement fondé le concept libéral de dh (Guilhot 2008). À l’inverse d’un relativisme moral propre à la dichotomie politique réaliste/libérale de l’internationalisme en matière de droits humains, le néoconservatisme canadien prône des principes manichéens distinguant le « bien » du « mal », de même que les « amis » des « ennemis ». D’une posture de compromis à celle d’un affrontement idéologique en matière de dh, la croyance dans la supériorité morale de l’Occident engendre des impacts concrets au sein de la pec, notamment par rapport au développement international. Par exemple, la stigmatisation ainsi que le châtiment politique et financier des organisations laïques ou progressistes au profit d’ong religieuses prosélytes s’inscrit dans un virage bien documenté en matière d’aide publique au développement suscitant des interrogations sur la priorisation des politiques d’efficacité du gouvernement Harper (Audet et Navarro-Flores 2014). Depuis 2009, les coupes budgétaires ciblées et idéologiques du gouvernement Harper auprès de plusieurs organisations phares en Amérique latine, notamment Droits et Démocratie, Kairos, et même la Fondation canadienne pour les Amériques (focal), ont marqué une rupture des conservateurs avec leurs prédécesseurs (Anzueto 2014b : 233). Cette lecture du monde social et international va donc à l’encontre d’une double morale en pec qui s’inscrit dans la fameuse distinction que fait Carr entre moralité individuelle et moralité étatique (Carr 2001 : 143-147) [15].

De plus, la promotion des « valeurs fondamentales » – telles que la liberté, la démocratie, les droits humains et la primauté du droit – ne pointe pas vers un horizon cosmopolite, car ces valeurs sont explicitement subordonnées aux intérêts commerciaux du Canada sous le gouvernement Harper. Si « charité bien ordonnée commence par soi-même », les Canadiens et le milieu d’affaires canadien doivent être les principaux bénéficiaires de l’aide canadienne à l’international (Goyette 2014 : 262). Cette mercantilisation de l’aide canadienne afin de soutenir l’industrie extractive profite davantage aux intérêts d’une classe dominante du Canada (Pratt 1983 ; Brown 2014 : 285). Ainsi, le rejet explicite de l’« idéal régulateur » de puissance moyenne au profit de l’image d’une superpuissance énergétique défendant la pax americana « par tous les moyens nécessaires » tend à appuyer la thèse d’un Canada impérialiste renforçant l’hégémonie néolibérale (Vargas-Foronda 2014 ; Gordon 2010). En fait, la rhétorique agressive du gouvernement Harper à l’égard des régimes qui ont osé remettre en cause la pax americana et l’hégémonie néolibérale en Amérique latine, en particulier au Honduras et au Venezuela, n’adoucit pas cette nouvelle image du Canada (Cameron et Tockman 2012). En somme, si la promotion des dh procure un idiome commun aux néoconservateurs et aux libéraux, le sens donné est modifié par d’importantes différences idéologiques. La dernière partie tentera d’illustrer cette tendance de la politique étrangère canadienne au Guatemala, tout en intégrant les changements de perceptions et les principaux défis rencontrés auprès de la société civile en matière de droits humains.

A — Retour vers le futur ? Le sous-impérialisme canadien au Guatemala

Interrogé sur sa perception du Canada au début des années 2000, le directeur d’une ong guatémaltèque spécialisée dans le respect des droits des peuples indigènes et du droit environnemental dit le voir « comme un pays et un gouvernement en faveur des droits humains et de la paix, qui cherch[e] à éradiquer l’impunité au Guatemala » (Yuri Melini)[16]. En réponse à la même question en 2014, l’activiste affirme : « Aujourd’hui, c’est plutôt un État interventionniste et impérialiste qui met en avant les intérêts des investisseurs au détriment de la défense des droits humains et de l’État de droit au Guatemala » (Yuri Melini). Cette image du Canada est partagée par plusieurs autres activistes travaillant au Guatemala (Grahame Russell ; Kathryn Anderson ; Rachel Warden)[17]. Depuis 2006, le changement est palpable non seulement dans ce pays, mais également dans les institutions onusiennes. Les propos de l’actuel Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression de l’ONU, Frank La Rue, sont évocateurs :

Réellement, la collaboration avec le Canada a été très importante à notre époque durant plusieurs années […] mais avec le gouvernement actuel il y a eu un changement de politique très grand […] même à l’onu, le Canada n’est plus le protagoniste reconnu comme l’un des États les plus actifs au sujet des droits humains. Dans des pays comme le Guatemala, le Canada semble se préoccuper davantage de défendre les intérêts des entreprises minières canadiennes.

Frank La Rue

Pourtant, ce virage minier est antérieur à l’arrivée du gouvernement Harper. En effet, depuis 2004, l’ambassade canadienne s’est montrée plus active dans la défense des minières et des investisseurs canadiens au Guatemala, tout en faisant la promotion d’un modèle de développement néolibéral (Nolin et Stephens 2010). Au cours de la dernière décennie, le Canada a adopté une position ambiguë face à la conflictualité qui frappe le développement du secteur extractif au Guatemala. Plusieurs assassinats, agressions et autres violations de dh se sont produits auprès des communautés autochtones, qui historiquement ont vécu dans les zones où différentes entités minières canadiennes, comme inco, Skye Resources et HudBay Minerals, ont opéré (Imai et al. 2012). Cependant, c’est surtout à la suite de la délégitimation de l’opposition face aux projets extractivistes et à la criminalisation de la protestation sociale de la part du gouvernement guatémaltèque que la position du Canada a été fortement critiquée (Grahame Russell ; Kathryn Anderson ; Rachel Warden). Le cas le plus emblématique d’une vision manichéenne à l’ère Harper (2006-2015) sur l’enjeu minier a été la position de l’ancien ambassadeur canadien au Guatemala, Kenneth Cook (2005-2008), au moment des expulsions forcées des communautés mayas Q’eqchi’ vivant sur des terres réclamées par l’entreprise minière Skye Resources en 2007. En effet, l’ambassade canadienne parlait des populations expulsées en utilisant les termes « occupants », « squatters », « rebelles » et manipulés par les organisations environnementales, qui sont essentiellement « antidéveloppement » (Nolin et Stephens 2010 : 49). Cette polarisation sociale entre les tenants d’un discours sur les bienfaits du développement minier et les opposants est encore très palpable au Guatemala.

Si « certaines violations des droits humains attirent l’attention et d’autres passent presque inaperçues » (Nossal et al. 2007 : 209), la position actuelle du Canada au Guatemala suscite plusieurs interrogations. En raison de l’exploitation minière, « l’appui donné à la société civile guatémaltèque a diminué, mais celle-ci ne voit plus l’ambassade canadienne comme une référence en matière de droits humains » (Jorge Santos)[18]. En effet, plusieurs activistes de la société civile canadienne et guatémaltèque affirment que le Canada donne désormais son appui à « un seul type de défenseurs des droits humains au Guatemala » : ceux qui ne sont pas très critiques de l’activité minière (Claudia Samayoa ; Grahame Russell ; Rachel Warden). Ainsi, l’intérêt actuel du Canada à faire la promotion du respect des dh au Guatemala et à renforcer l’État de droit viserait simplement à sécuriser les investissements canadiens dans le pays. Il est important de souligner que le Canada est désormais le premier pays investisseur au Guatemala, avec plus de 289 millions de dollars en investissements (Michael Tutt)[19].

IV – Conclusion : un intérêt identitaire par rapport à l’instrumentalisation des dh ?

Dans leur autopsie de la politique étrangère de Stephen Harper, Morin et Roussel rappellent que « les coups portés par le gouvernement conservateur, sur le fond comme sur la forme, ont érodé la conception jusque-là dominante de l’identité nationale et internationale du Canada » (Morin et Roussel 2014 : 8). Selon nos résultats préliminaires de recherche terrain et l’analyse de deux fondements idéologiques du néoconservatisme canadien – l’anticosmopolitisme et l’impérialisme –, le cas du Guatemala illustre bien cette érosion du visage humain du Canada, distinct des États-Unis, entre 1980 et 2000 (Vargas-Foronda 2014). En matière de dh, le cas guatémaltèque se caractérise particulièrement par une diminution du soft power canadien et la perception de plus en plus généralisée d’un Canada impérialiste dont l’appui indéfectible aux entreprises extractives se réalise au détriment des populations touchées et des organisations de la société civile qui s’opposent à ces entreprises. Malgré un décalage entre la rhétorique et l’action politique au Guatemala avant l’arrivée des conservateurs en 2006, il y a clairement une rupture dans la perception du Canada en matière de dh par différents acteurs. En fait, aujourd’hui, le principal défi pour la pec au Guatemala est de s’extraire du dilemme suivant : « la protection des investissements économiques ou la coopération en matière de droits humains » (Jorge Santos). Dans cette optique, les propos d’un ancien ambassadeur canadien au Guatemala au sujet de la problématique minière et de son impact sur l’image du Canada sont très pertinents : « Vous ne pouvez pas laisser l’ambassade être un porte-parole des intérêts des entreprises, ce n’est pas le rôle de l’ambassade. Le rôle de l’ambassade est de représenter les intérêts canadiens qui sont différents » (Daniel Livermore). Or, le virage de la pec sous Harper engendre aussi un certain biais normatif dans l’analyse des dh, où il est facile de réifier l’identité du Canada selon la tradition internationaliste (Byers 2007). Loin de banaliser l’impact positif des politiques canadiennes en matière de dh pendant la période du visage humain au Guatemala, nous soulignons leur constante instrumentalisation avec les intérêts canadiens tant dans une culture stratégique internationaliste que dans une idéologie néoconservatrice.

Considérant que l’altérité avec les États-Unis n’est plus à l’ordre du jour en matière de cadrage des droits humains, il sera pertinent d’analyser a posteriori l’intérêt identitaire du Canada sous le prisme néoconservateur dans une perspective comparative sur l’échiquier mondial. En effet, la vision manichéenne et surtout la croyance en la supériorité morale de l’Occident semblent avoir fait de la thèse controversée du choc des civilisations (Huntington 1997) une prophétie autoréalisatrice en matière de dh dans la politique étrangère canadienne sous l’ère Harper (2006-2015). Pourtant, il y a déjà une décennie, un réaliste notoire affirmait que les croisades morales et les attentes millénaristes n’avaient pas leur place dans la pec (Gotlieb 2004 : 37). À cet égard, la position canadienne vis-à-vis de la Chine, de la Russie, de l’Ukraine, d’Israël et de l’ensemble du monde arabo-musulman suscite plusieurs interrogations en matière de droits humains et relativement au tandem identité / intérêt national.