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Introduction. L’ambition herméneutique de Claude Lefort[1]

Il est un aspect de la pensée de Claude Lefort qui souvent demeure peu traité, ou bien se trouve subordonné à d’autres objets : celui de l’interprétation. En effet, dans plusieurs des commentaires consacrés à l’oeuvre lefortienne, le traitement réservé à la réflexion de celui-ci sur la nature du travail interprétatif demeure partiel ; et si la question herméneutique est évoquée, cette analyse est conçue comme préliminaire à un examen de la pensée politique de Lefort (Poltier, 1997 ; 1998 ; Labelle, 1998 ; 2003 ; Manent, 2007). Le plus souvent, on mentionne au passage son interprétation de la pensée de Machiavel, mais l’enquête que conduit Lefort sur les articulations et les conditions de l’acte interprétatif est rarement examinée pour elle-même. Pourtant, ces différents aspects de l’art de lire qu’il propose forment rien de moins qu’une méthode de compréhension des textes du passé. Par conséquent, un exercice de mise en forme de ces éléments apparaît essentiel à la saisie de son projet.

Plus encore, la présente analyse entend poser les jalons d’une réflexion sur la place que peut occuper la démarche interprétative de Lefort dans le champ des débats méthodologiques en histoire de la philosophie politique. Alors même qu’il élabore un « art de lire » aux ressorts complexes et enjoint à interroger à nouveaux frais notre conception des oeuvres du passé, la théorie qu’il déploie est demeurée jusqu’à présent en marge des discussions sur les méthodes interprétatives, qui ont connu un certain renouveau à partir des années 1960 et 1970[2]. À cet égard, notre visée est pour ainsi dire de prendre au sérieux ce que dit Lefort sur l’interprétation en inscrivant sa pensée de l’oeuvre et sa conception du rôle de l’interprète au sein des débats actuels sur les méthodes à employer pour lire les « vieux livres ». En d’autres termes, il s’agira de démontrer en quoi le projet intellectuel de Claude Lefort participe de ce renouvellement des débats en herméneutique aux côtés d’autres théories interprétatives plus connues et discutées, notamment celles de Hans-Georg Gadamer, de Quentin Skinner ou encore de Leo Strauss. Nous visons ainsi, au moyen d’une étude de la question de l’oeuvre de pensée, à situer la position de Lefort en tant qu’interprète des grandes oeuvres de la tradition dans le but de contribuer à mettre en lumière les exigences interprétatives et philosophiques inhérentes à la position de celui qui se fait lecteur des textes du passé.

Y a-t-il une méthode interprétative lefortienne ?

En cherchant à examiner le rapport qu’entretient Lefort à la question interprétative, il faut prendre comme point de départ la lecture qu’il offre de la pensée machiavélienne, puisqu’il semble que ce soit là que l’enjeu apparaisse le plus visible. La question est simple : comment, pour Lefort, doit-on se faire lecteur des textes du passé ? Quelle est la théorie interprétative qui soutient sa lecture des oeuvres de la tradition ? Afin de saisir les enjeux d’une telle interrogation, il convient avant tout de revenir à sa source.

En 1972, au terme d’une quinzaine d’années de travail, Lefort publie sa thèse de doctorat, Le travail de l’oeuvre Machiavel. Cet ouvrage monumental est bien évidemment consacré à la pensée du secrétaire florentin, mais l’interrogation à l’origine de son étude est multiple et constitue un espace à plusieurs dimensions : elle porte à la fois sur l’histoire et les effets du machiavélisme, sur la représentation de Machiavel comme fondateur ou figure de rupture, sur le statut de l’écrit politique, sur le champ de la littérature critique, sur le rapport entre la parole et l’action, sur Rome, sur la Renaissance italienne et, finalement, sur « l’essence de l’oeuvre de pensée et de l’interprétation » (Lefort, 2008 : 18).

Toutes ces interrogations, quoiqu’inséparables, peuvent malgré tout s’ordonner en fonction de leur importance. À cet égard, il ne serait pas risqué d’affirmer que la question interprétative occupe dans la démarche lefortienne une place centrale. Des 776 pages de l’ouvrage, plus d’une centaine sont consacrées à penser la relation qui s’institue entre l’interprète et l’oeuvre au travers de l’expérience de la lecture (voir entre autres Lefort, 2008 : 19 et 32). Plus encore, dans la première partie intitulée « La question de l’oeuvre », Lefort affirme même que l’examen du discours de la postérité et des aventures du machiavélisme, en deçà du savoir qu’il livre sur le destin de « l’oeuvre Machiavel », engage plus généralement à reconsidérer le statut de l’oeuvre de pensée (ibid. : 14-15). Il ne fait aucun doute, à ses yeux, que les écrits machiavéliens sont de ceux, assez rares, qui parviennent à ménager un espace dédié à la réflexion sur la tâche interprétative.

Une certaine prudence est cependant de mise lorsqu’il s’agit de lier Le travail de l’oeuvre Machiavel à la question herméneutique, tout simplement parce que Lefort lui-même se défend bien de développer une théorie générale de l’interprétation. Pourtant, certains lecteurs sont parvenus à une conclusion tout autre, notamment Raymond Aron, qui fut le directeur de thèse de Claude Lefort et, vraisemblablement, l’un des premiers lecteurs du Travail de l’oeuvre. Dans l’introduction du premier tome de Penser la guerre, Clausewitz, à la toute première page, Aron (1976) cite en exemple le Machiavel de Lefort et affirme que ce dernier avait pour ambition d’élaborer une théorie herméneutique pour ensuite l’appliquer aux écrits machiavéliens[3].

Un an plus tard, en 1977, Lefort répondra, dans un article qu’il consacre au livre d’Aron, que ce dernier se trompe et que lui-même n’a cherché à penser le problème philosophique de l’interprétation qu’afin d’éclairer sa propre démarche, c’est-à-dire sa propre position en tant qu’interprète de Machiavel, et non dans le but de développer une méthode à proprement parler[4]. Selon Lefort, Aron se serait mépris en pensant que sa démarche était divisible en deux étapes consécutives, soit l’élaboration d’une méthodologie et son application au cas machiavélien. La logique serait en réalité opposée : dans la perspective lefortienne, ce sont le Prince et les Discours qui lui apprennent à lire, convaincu qu’il est « qu’il n’y a pas de méthode qui puisse décider de cette lecture » (Lefort, 2008 : 45). Contre la perspective aronienne, Lefort soutient plutôt que le mouvement de l’interprétation n’advient que par le contact avec des oeuvres toujours singulières.

Faut-il prendre Lefort au mot lorsqu’il soutient que sa lecture des écrits machiavéliens ainsi que celle d’autres écrivains dont il s’est fait l’interprète n’impliquent aucune méthode interprétative ? Pourquoi refuse-t-il si de manière si catégorique la perspective d’Aron, alors qu’il consacre une bonne part du Travail de l’oeuvre à penser les enjeux philosophiques de l’interprétation et que cette même réflexion – sur le statut de l’oeuvre, sur la tâche de l’interprète, sur le rapport entre l’une et l’autre – se retrouve en amont et en aval de son ouvrage sur Machiavel[5] ?

Nous tâcherons dans ce qui suit de montrer que Raymond Aron avait vu juste en qualifiant l’entreprise lefortienne de méthode interprétative, à condition de comprendre cette notion de manière extensive. Nous soutiendrons qu’en dépit du refus lefortien de systématiser son apport en une « méthode », il est néanmoins possible d’ordonner sa réflexion sur l’herméneutique et de discerner certains critères à partir desquels l’interprète doit comprendre le sens et la visée de sa démarche lorsqu’il cherche à restituer le sens des oeuvres du passé.

Il convient d’abord de clarifier une ambivalence dans l’utilisation même des termes. Il semble qu’il y ait deux manières de concevoir l’idée de « théorie de l’interprétation ». On pourrait référer, selon une première acception, au terme de « méthode » au sens fort de la tradition historique qui se développe à partir du dix-huitième siècle en Allemagne. Les méthodes historiques d’interprétation du passé qui sont alors élaborées, se mesurant au succès et aux résultats produits par les sciences de la nature, visent à correspondre aux standards d’objectivité scientifique déterminés par ces dernières. On cherche de cette façon à purger l’écriture historique des éléments que l’on nommerait dans le langage contemporain « normatifs » afin de s’en tenir uniquement à l’exposition des faits[6]. La science historique ainsi comprise aurait alors pour but de décrire les choses telles qu’elles sont advenues, pour reprendre l’expression désormais célèbre de Leopold von Ranke[7]. Dans cette perspective, il s’agit de se conformer, en tant qu’interprète, à un ensemble de principes qu’il est possible de systématiser et qui s’appliquent de la même façon à tous les textes. Derrière cette conception se profile une ambition plus générale, soit de parvenir à élaborer une méthode scientifique ou objective permettant de dégager le sens véritable – conforme au réel – des événements et des textes du passé. C’est précisément cette conception du travail interprétatif que Lefort rejette.

Mais il y a une seconde façon de concevoir la méthode interprétative de Lefort : en ramenant celle-ci à l’idée d’expérience herméneutique telle qu’elle est pensée par la phénoménologie. L’entreprise lefortienne peut ainsi être comprise à l’aune de ce « renouveau » de l’herméneutique. Cette réhabilitation de l’herméneutique, dont le représentant le plus connu est sans aucun doute Gadamer, a ses racines dans l’oeuvre de Wilhelm Dilthey et dans la reprise de la philosophie heideggérienne. Le projet interprétatif lefortien s’inscrit dans la lignée de ces approches phénoménologiques, mais puise à la source de sa réception française, notamment par l’intermédiaire des travaux de Maurice Merleau-Ponty. C’est cette démarche phénoménologique qui conduit Lefort à déployer une réflexion sur la relation entre le lecteur et le texte, sur ce qu’il est possible de connaître et de lire dans l’oeuvre, sur les enjeux qu’elle fait naître.

La notion de théorie interprétative, dans son acception plus extensive, ne renvoie pas à l’application d’une méthode formelle, mais bien à une réflexion philosophique générale sur les conditions du dialogue avec les auteurs du passé. Le rapprochement avec l’oeuvre de Gadamer n’est pas fortuit ; l’ambition et les présupposés de l’art de lire que déploie Lefort ne vont pas sans rappeler l’herméneutique développée par le premier. Cela dit, Lefort élabore sa conception de l’oeuvre de pensée vers la fin des années 1950, quelques années avant la publication de Vérité et méthode[8]. En dépit, donc, de la parenté entre les deux conceptions de l’herméneutique, il n’y a pas eu d’influence réciproque ou de liens directs entre les deux auteurs. On doit néanmoins souligner la similarité des racines de leur projet respectif, qui peuvent tous deux se rapporter à la tradition allemande des sciences de l’esprit (Geisteswissenschaften) orientées vers la compréhension (Verstehen) plutôt que l’explication (Erklären). Une comparaison approfondie entre les deux pratiques herméneutiques, visée qui dépasse le cadre du présent essai, reste à faire et serait à plusieurs égards féconde.

C’est d’ailleurs cette conception de l’interprétation comme pratique « compréhensive » opposée aux méthodes historiques de type positiviste qui pousse Lefort à récuser l’idée d’une théorisation systématique de l’expérience de la lecture. Dans un premier temps, nous chercherons à éclairer les raisons de ce refus à partir d’une analyse de son examen des « interprétations exemplaires » de Machiavel, qui mène vers une critique du statut du discours interprétatif des sciences sociales[9]. Autrement dit, si l’on tient à déterminer le lieu d’où sourd le discours interprétatif lefortien, ce sera tout d’abord par la négative. Dans un second temps, il s’agira de montrer que Lefort ne s’arrête pas à cette première entreprise critique ; il déploie un « art de lire » qui passe par la restitution et l’inscription, dans l’espace de la pensée, d’une conception particulière de l’oeuvre[10]. Nous tenterons donc, dans la section qui suit, de tirer des leçons interprétatives à partir du coeur de l’herméneutique lefortienne, ce que lui-même désigne comme « l’oeuvre de pensée ». La signification du terme ne va pas de soi. Ce sera par l’exploration de ses propriétés, c’est-à-dire ce qui est commun aux écrits qui sont désignés comme tels, que nous pourrons dessiner progressivement les exigences interprétatives que l’oeuvre commande et qui, rassemblées, forment les grandes lignes d’une véritable méthode de lecture des textes du passé.

L’oubli de l’oeuvre et la critique de la certitude interprétative

Premier « artifice » : l’illusion du point de vue de surplomb et la recherche d’un garant extrinsèque

Si Lefort est hésitant à lier sa propre démarche à un projet interprétatif plus général, c’est d’abord et avant tout parce que le terme même de méthode réfère, à ses yeux, à un ensemble de règles de lecture et, plus encore, à l’adoption d’un référent externe qui conduit selon lui à commettre des erreurs interprétatives. Comme mentionné précédemment, les méthodes historiques, telles qu’elles se développent en Allemagne et en France aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, semblent constituer son « adversaire interprétatif » principal. Sur ce point, l’analyse du champ de la littérature critique sur Machiavel est révélatrice : Lefort, en examinant ce qu’il désigne comme les « interprétations exemplaires » de la pensée du Florentin, dénonce deux types d’artifices de l’interprétation qui retiennent notre attention ici.

Le premier artifice, le premier leurre, tient à l’empressement avec lequel les interprètes cherchent un garant extrinsèque pour soutenir leur interprétation, souvent au détriment du contenu même de l’oeuvre. Le second artifice provient de l’attachement des interprètes à la catégorisation du savoir, attachement qui les mène à faire entrer l’oeuvre, parfois de force, dans une discipline particulière, effaçant par là même sa complexité et la possibilité de sa compréhension véritable.

La première critique mène au coeur du processus interprétatif, car elle a trait à la position de l’interprète en regard de l’oeuvre. Dans le Travail de l’oeuvre Machiavel, Lefort s’oppose aux principes d’objectivité et de neutralité souvent avancés par ceux qui cherchent à poser les balises de l’interprétation. Ces interprétations « scientifiques » ou « positivistes » portent à croire qu’il est possible de réduire l’oeuvre à une thèse ou à un ensemble de thèses. Pour Lefort, c’est là tout simplement passer à côté de la véritable nature du travail interprétatif. Il croit qu’il n’existe rien de tel qu’une voie unique menant à l’oeuvre, et encore moins une seule thèse centrale autour de laquelle s’articuleraient toutes les autres. Réduire l’oeuvre à un seul énoncé, figer sa signification pour la saisir une fois pour toutes, c’est rejeter « la démesure que l’oeuvre apporte, qui ferait vaciller la certitude du fondement » (2008 : 41). La volonté de mettre de l’ordre dans les pensées d’un auteur du passé proviendrait du désir de l’interprète de trouver un point d’appui hors de l’oeuvre qui permettrait de dissoudre les incertitudes liées au travail herméneutique. En d’autres mots, si le lecteur cherche à reconstruire un système de pensée, il met nécessairement à l’écart l’étude de la forme de l’oeuvre qui, nous le verrons, constitue l’un des « fondements », si l’on peut dire, de l’herméneutique lefortienne[11].

On peut puiser, dans la section sur les « interprétations exemplaires », un certain nombre d’indications sur ce premier artifice, celui de la position d’extériorité du lecteur. À titre d’exemple, l’historien Augustin Renaudet revendique l’objectivité de la recherche historique fondée sur l’étude des faits et se trouve finalement acculé à constater des contradictions dans l’oeuvre de Machiavel qu’il ne parvient pas à expliquer (Lefort, 2008 : 178-179 et 189). Jean-François Nourrisson choisit d’occuper une position d’extériorité à partir du référent de la moralité et cherche à restituer l’intention fondamentale de Machiavel à partir de ce seul point de vue (ibid. : 162). On peut aussi mentionner la lecture de Leonhard von Muralt, fondée sur le principe interprétatif suivant lequel il y a toujours une incohérence première de l’oeuvre et, partant, exigence d’une mise en ordre du discours par l’interprète. Son interprétation de Machiavel s’appuie, selon Lefort, sur des citations soigneusement sélectionnées et auxquelles il accorde pourtant une valeur de preuve irréfutable (ibid. : 219 et 224).

Ce que Lefort dénonce chaque fois, c’est en dernier lieu la primauté de l’idée aux dépens de l’expérience de l’oeuvre, c’est la fascination ou la passion de l’interprète pour la certitude, pour la formulation d’idées claires que l’on pourrait par la suite facilement encenser ou bien condamner. Le leurre auquel succombent plusieurs interprètes, c’est celui, pour reprendre une expression de Merleau-Ponty (1992 : 20), de la « royauté imaginaire » du lecteur qui croit avoir entre les mains le pouvoir d’enclore l’oeuvre dans des concepts purs. En fait, ce que dénonce Lefort, avec Merleau-Ponty, c’est le mythe de la toute-puissance de la pensée, dont l’interprète serait l’intermédiaire. Comme il le rappelle dans son article « L’oeuvre de pensée et l’histoire », donner congé à la question de l’oeuvre « témoigne d’un singulier désir de conjurer l’insécurité, cette insécurité qui a toujours fait le ressort du travail de l’interprétation et le distingue des opérations du géomètre » (Lefort, 2000 : 241).

Au-delà de ce premier artifice de l’interprétation, Lefort vise un certain mode de connaissance propre à la pratique des sciences sociales où le rapport entre l’interprète et l’oeuvre est conçu à partir d’une distinction entre sujet et objet. Le discours méthodologique des sciences sociales semblerait nourrir ou entretenir une double illusion : croire, d’une part, que l’interprète occupe la position d’un sujet de connaissance et, d’autre part, que l’oeuvre s’offre comme objet d’étude dont la saisie complète est possible. Au fond, les diverses interprétations qui composent le discours de la postérité sur Machiavel auraient, aux yeux de Lefort, toutes en commun qu’elles conçoivent l’interprète comme un souverain. Pour dire les choses autrement, le désir de produire une interprétation neutre, objective, fondée sur un garant extrinsèque, est fondamentalement lié au désir de la détermination, c’est-à-dire au refus de l’incertitude qui forge le travail interprétatif.

Second « artifice » : la catégorisation du savoir

Cela dit, la critique lefortienne ne s’arrête pas là. Une seconde méprise interprétative proviendrait du fait que les interprètes érigent entre les disciplines des frontières étanches et cherchent à insérer l’oeuvre de pensée dans l’une d’entre elles au détriment du contenu proprement dit de cette dernière. En effet, de dire par exemple que l’oeuvre de Machiavel est philosophique, ou encore historique, ou qu’elle renseigne sur la politique, n’est pas faux ; il s’agit seulement de lectures incomplètes (Lefort, 2008 : 41). Considérer que les différentes disciplines n’entretiennent aucun rapport entre elles a pour résultat d’obliger l’interprète à omettre certains aspects de l’oeuvre, ou bien à les réduire et à les situer au second plan par rapport à d’autres éléments[12].

Contre la compartimentation du savoir, dans les interprétations de Machiavel comme dans l’institution universitaire, Lefort soutient au contraire une impossible séparation des domaines de la pensée, puisque les questions fondamentales qui les animent sont indissociables. Pour Lefort, ce fait n’est cependant pas reconnu ; les méthodes interprétatives se revendiquent le plus souvent d’une discipline particulière contre d’autres champs de connaissance. Le problème est que l’oeuvre, comme le souligne Lefort, « ignore les registres préparés où elle devrait s’inscrire » (ibid. : 40).

Les « propriétés » de l’oeuvre de pensée et le travail de l’interprète

Il semble, à la lumière de l’analyse lefortienne du discours de la postérité, que ces interprétations pourtant dites « exemplaires » échouent à penser véritablement la signification de l’oeuvre Machiavel. En ce sens, l’exploration du champ de la littérature critique permet de prendre conscience que si tous les interprètes – à l’exception de Strauss, doit-on préciser – se sont jusqu’à présent mépris, c’est parce qu’ils n’ont pas posé la question au fondement de l’exercice interprétatif, soit celle de la relation qui s’institue entre l’oeuvre et le lecteur. Donc, si Lefort cherche à déployer une théorie interprétative ou un « art de lire », ce ne sera pas par le recours à des critères de lecture, mais plutôt à partir de l’expérience de l’oeuvre. Toutefois, parce que l’oeuvre de pensée se dérobe à l’idée d’un système positif, l’exercice d’en décrire les signes distinctifs est d’autant plus ardu. De trois choses au moins peut-on être certain : 1) l’oeuvre de pensée, et plus spécifiquement l’oeuvre de pensée moderne, doit être lue d’une façon particulière : l’interprète doit porter attention au fait qu’elle allie désir d’imitation et revendication de la nouveauté, 2) l’oeuvre est forme, c’est-à-dire qu’elle est fondée dans le langage et l’expression et doit être conçue par-delà la distinction des types de discours, 3) elle se situe dans une temporalité particulière qui offre au lecteur ce que Lefort nomme un « impensé ». C’est en dégageant ce que recouvrent, aux yeux de Lefort, ces trois propriétés de toute oeuvre de pensée que l’on pourra entrevoir sa contribution originale à la pratique interprétative.

L’oeuvre comme « création-révélation »

Dans « L’oeuvre de pensée et l’histoire », Lefort explique que l’emploi du terme « oeuvre » suscite aujourd’hui la méfiance (2000 : 238-239). Dans le domaine du savoir universitaire, dit-il, le discrédit a tout simplement été jeté sur cette notion. Ainsi, l’idée d’oeuvre renvoie soit à l’oeuvre d’art, c’est-à-dire à une fiction qui n’entretiendrait aucun lien avec la connaissance véritable, soit, comme le soutient Michel Foucault, à la fiction d’une unité homogène qui entre en contradiction avec la réalité de l’ensemble des productions d’un auteur, qui constituerait plutôt une discontinuité hétérogène (à ce sujet, voir Lefort, 2000 : 239). Il est vrai, dit Lefort, que l’oeuvre n’a pas de frontières certaines ; mais cela fait aussi partie de l’énigme de son identité. Il en va de même pour ce qu’il désigne comme une « oeuvre de pensée », qui n’appartient ni au domaine de l’esthétique, ni à celui des productions scientifiques, et qui est pourtant inséparable du langage. Définition assez floue, qui mène à s’interroger : d’où vient que l’on puisse reconnaître la marque de l’oeuvre au travers d’écrits si différents ?

C’est que ces derniers partagent certaines propriétés, certains signes distinctifs, qui rassemblent des discours aussi différents que ceux de Platon, Thucydide, Montaigne, Machiavel, Marx ou Freud, pour ne nommer que ceux-là[13]. Mais il ne s’agit pas seulement pour Lefort de réfléchir sur le statut de l’oeuvre de pensée ; il s’intéresse à l’énigme de l’oeuvre de pensée moderne. Des origines de celle-ci, Lefort présente une histoire qui peut fournir un premier point de repère sur le statut particulier de l’oeuvre et sur les tâches qu’elle assigne au lecteur.

Lefort (1993 : 13) affirme que l’idée moderne de l’oeuvre se voit formulée pour la première fois avec Dante. L’ensemble de ses écrits, explique-t-il, prescrira une pensée nouvelle de l’oeuvre qui se présentera ensuite comme exigence à tous les écrivains-philosophes. En réalité, cette exigence est double : le message que fait passer Dante est que « l’étude des grands penseurs et le respect de leur autorité vont de pair avec le désir de trouver en eux un appel à engendrer des oeuvres nouvelles. L’imitation se règle ainsi sur le principe de non-répétition » (ibid. : 13). L’idée d’expression créatrice de l’oeuvre conçue comme imitation au sens, disons noble, du terme, est centrale : l’oeuvre moderne produit de l’inédit et exige un commencement singulier, mais s’engendre à partir de quelque chose qui est déjà là, qui est déjà à l’oeuvre.

L’imitation consiste donc en une capacité de l’auteur à s’adapter aux nouvelles expériences du monde : imiter, dit Lefort, c’est « inventer son propre modèle » (2008 : 658). Le pouvoir « d’oublier les origines[14] », nécessaire pour créer, signifie donner une nouvelle vie au passé ; il s’agit toujours à la fois d’un emprunt et d’une rupture. Dans le cas de Machiavel, pour prendre cet exemple, le lecteur doit comprendre que la volonté d’imiter le modèle romain n’est pas motivée par l’exactitude de la connaissance du passé ou par la répétition de ce qui a eu lieu, mais plutôt par le désir de changement.

On ne peut passer à côté d’un élément central ici. Pour Lefort, la tradition des grandes oeuvres semble avant tout liée aux paroles instauratrices modernes. Pourtant, il ne fait aucun doute que l’oeuvre de Platon ou d’Aristote fait aussi figure d’instauration ou de commencement. Pourquoi cette insistance sur la spécificité des oeuvres modernes ? On pourrait dire que la différence réside dans le statut du discours de ces oeuvres. Si l’on parle de la nouveauté de l’oeuvre (c’est-à-dire de la nouvelle expérience du monde qu’elle cherche à dire), il ne fait aucun doute que cela est commun aux oeuvres anciennes et modernes, mais il semble que Lefort retrouve dans les secondes l’affirmation explicite de cette singularité. Autrement dit, chez les auteurs modernes, il y aurait non seulement rupture par rapport au passé, mais volonté, par la parole écrite, de s’inscrire historiquement en faux contre la tradition reçue.

En ce sens, le propre des oeuvres modernes serait la revendication explicite de la nouveauté. On peut donner en exemple le début du Livre I de La monarchie où Dante affirme qu’il veut « exposer des vérités que les autres n’ont pas explorées »[15]. On retrouve chez Machiavel la même ambition, comme le montre l’Avant-propos des Discours où il se compare à un explorateur à la découverte des terres inconnues[16]. Plus près de nous, Lefort cite aussi Tocqueville, qui affirme explicitement à la fin de l’introduction du premier volume de La démocratie en Amérique : « Ce livre ne se met précisément à la suite de personne »[17]. Il semble que tous ces auteurs modernes auxquels Lefort se réfère insistent sur le fait que ces vérités sont exprimées pour la première fois ; chacun prétend revendiquer la découverte d’une vérité demeurée inconnue jusqu’alors. Cependant, « écrire à la suite de personne » ou être un « hardi navigateur » ne veut pas dire « oublier le passé », mais plutôt chercher le connaître pour s’en détacher. À cet égard, Lefort dit rejoindre le propos de Stendhal sur les grandes oeuvres modernes : celles-ci possèdent toutes cette même intention, celle qui allie désir d’imitation et risque d’innovation (Lefort, 2007e : 705).

Avec Dante, et ensuite avec Machiavel, Descartes, Hobbes, Spinoza ou encore Sade, on assisterait à la naissance d’un nouveau « sens historique », c’est-à-dire d’un nouveau rapport à la temporalité, au passé et au présent du monde comme au passé et au présent des oeuvres, qui serait différent en nature, et non seulement en degré, par rapport aux Anciens. Ces oeuvres porteraient en elles la marque du temps, c’est-à-dire la conscience de leur historicité. Suivant cela, la condition moderne du lecteur, celle que décrit Lefort, est fondée à son tour sur un sens historique particulier. Il semblerait que, pour lui, ce « sixième sens », bien que lié à l’incertitude et à la perte de repères, ne conduise cependant pas l’interprète à adopter une position relativiste ou à accueillir « un goût de toutes choses »[18]. Il s’agirait plutôt d’une capacité que développe le lecteur moderne à s’orienter différemment et à créer un lien inédit avec les oeuvres. Ce « sens historique » ou cette conscience historique signifie être en mesure de se mouvoir parmi autant d’oeuvres différentes tout en reconnaissant qu’elles ont en commun ce que Lefort nomme « les signes d’une création-révélation » (2007e : 702).

C’est donc l’historicité des oeuvres modernes qui produit une tradition particulière, une tradition des paroles fondatrices modernes. On voit apparaître un premier signe distinctif de l’oeuvre, qui assigne une première exigence interprétative : le lecteur doit être attentif à ce jeu subtil entre l’affirmation explicite de la singularité de l’oeuvre et la reprise du passé qu’elle implique afin de mobiliser des nouvelles croyances et une nouvelle vision du monde.

La forme de l’oeuvre : la dimension symbolique de la parole et le pouvoir de l’expression

L’interprète qui se met en quête du sens de l’oeuvre doit aussi s’interroger sur l’écriture, c’est-à-dire sur l’oeuvre en tant que forme[19]. Car une des erreurs généralement commises par les interprètes, comme c’est le cas avec Machiavel, est de passer outre l’étude de la forme de l’oeuvre, de son expression, pour la concevoir comme pensée pure. Afin d’éviter cet écueil, l’exigence à laquelle doit se soumettre l’interprète est de reconnaître que l’oeuvre se situe par-delà la distinction des types de discours et qu’elle se pense à partir d’un effacement de l’opposition entre réel et imaginaire. C’est ici que le rapport de Lefort à Merleau-Ponty peut être éclairant.

Dans Le roman et la métaphysique, Merleau-Ponty (1966 : 45-71) explique que les tâches respectives de la littérature et de la philosophie se rejoignent en un seul et même objectif : dire notre expérience du monde. Dès lors, la distinction entre les deux est plus académique que réelle. Le philosophe, tout comme le romancier, use du langage et est soumis aux mêmes exigences. L’expression littéraire et l’expression philosophique doivent par conséquent assumer les mêmes ambiguïtés (ibid. : 49). Le philosophe n’a pas, comme on peut souvent le penser, le privilège d’accéder à du sens pur, à un langage transparent[20]. Comme dirait Lefort, on n’est jamais « à l’abri » des « aventures du langage » (2008 : 54), celui-ci étant indifférent aux distinctions de genre, de discipline, de discours. L’interprète doit donc prendre conscience que le discours de l’oeuvre se déploie sur plusieurs plans : la parole machiavélienne, pour prendre cet exemple, pourrait à cet égard être qualifiée de littéraire ou de philosophique. Lefort note d’ailleurs, dans Le travail de l’oeuvre Machiavel :

On admet – ou mieux, on clame – que la littérature participe du dévoilement de l’être, mais on veut ignorer que le philosophe, et celui-là encore qui s’applique à penser l’histoire et la politique, est un écrivain, que lui-même ne met jamais les choses à nu, qu’il doit pour les désigner leur prêter le corps de son langage.

2008 : 70

Le premier travail de l’interprète en regard de l’oeuvre est celui de penser celle-ci en deçà, ou bien par-delà, la séparation entre réel et imaginaire. L’oeuvre de Machiavel est simultanément récit, les exemples choisis occupent une fonction symbolique (ibid. : 69) ; il y a, derrière le sens direct de certaines expressions, un autre sens, « latéral ou oblique » (Merleau-Ponty, 1960 : 75), pour reprendre les termes merleau-pontiens. 

À la primauté du réalisme doit pareillement être opposée une autre conception de la fiction, qui ne se penserait pas en opposition au réel. Il faut garder à l’esprit que le philosophe est un penseur écrivain et que lui aussi, pour reprendre une autre expression de Merleau-Ponty, est un peu comme le peintre qui doit, pour dire son contact avec le monde, imposer au visible une « déformation cohérente » (1960 : 126). Lefort (1982 : 102) reprend ainsi la formule de Merleau-Ponty selon laquelle la philosophie ne peut se libérer du travail de l’expression, qu’elle fait elle aussi « voir avec des mots ». Par conséquent, la forme n’est pas qu’un simple « artifice » (Lefort, 2007a :112) servant à masquer des concepts transparents, mais constitue une voie d’accès au sens de l’oeuvre. D’ailleurs, cette pensée de la proximité de l’expression littéraire et de la parole philosophique chez Merleau-Ponty imprègne la démarche de Lefort et permet d’expliquer, semble-t-il, son attrait pour des oeuvres qu’il désigne lui-même comme « hybrides[21] », c’est-à-dire dont le statut oscille entre philosophie et non-philosophie.

Ainsi se dessine une seconde propriété de l’oeuvre qui appelle un second point de repère du travail de l’interprète : prendre la mesure de la dimension symbolique de l’oeuvre et du pouvoir de l’expression et être attentif, dans la lecture, autant à l’énonciation qu’à l’énoncé.

Temporalité de l’oeuvre et présence d’un « impensé »

La troisième propriété de l’oeuvre de pensée tient à sa temporalité particulière, c’est-à-dire au type de relation qu’elle institue avec l’interprète à travers le temps. Lefort critique à cet égard deux points de vue erronés : celui du philosophe et celui de l’historien[22]. D’après lui, le premier considère l’oeuvre comme une chose intemporelle, c’est-à-dire comme étant en mesure de s’arracher au temps et de désigner des « idées » détachées du monde sensible, alors que le second, l’historien, vise à situer l’oeuvre en un lieu et un temps précis et à décrire la réalité d’une époque et la manière dont les écrits de l’auteur viennent s’y inscrire. Pour Lefort, l’oeuvre n’est ni objet du passé, ni chose intemporelle : c’est plutôt qu’elle nous est présente parce qu’elle ne « passe » pas dans le passé.

Il s’agit d’une affirmation plutôt obscure, qui mérite ici un éclaircissement. Bien qu’il existe, aux yeux de Lefort, une différence temporelle, il y a néanmoins « consubstantiel au temps qui passe un temps qui ne passe pas » (2008 : 64-65). Autrement dit, le temps laisse en suspens des questions qui demeurent inexplorées ; le passé demeure en quelque sorte toujours ouvert. En guise d’exemple, et pour revenir au cas qui nous occupe, bien que cela ne fasse aucun doute que l’oeuvre de Machiavel soit celle d’un écrivain du seizième siècle, l’origine de son discours ne se situe pas dans le temps ; celle-ci se présente plutôt sous la forme d’une tâche continue. Pour Lefort, les grandes oeuvres sont celles qui, malgré la distance qui les sépare de nous, lecteurs, demeurent néanmoins au présent, car elles modifient l’expérience de notre temporalité. La richesse de la littérature critique sur des auteurs tels que Machiavel constitue à cet égard la meilleure illustration du pouvoir continu de l’oeuvre de donner à penser en des termes neufs. Comme le fait comprendre Lefort, « ce qui est à penser n’est jamais délié de l’épreuve du présent » (ibid. : 58). La temporalité particulière de l’oeuvre amène l’interprète à interroger les écrits du passé en même temps qu’il interroge son propre temps.

Cette temporalité singulière possède un nom : l’« impensé ». Pour dire les choses simplement, la présence d’un impensé est la condition pour que l’oeuvre soit oeuvre ; et plus l’ouvrage est grand, plus riche en est son impensé, c’est-à-dire, comme l’explique Merleau-Ponty, « ce qui, à travers cet ouvrage et par lui seul, vient vers nous comme jamais encore pensé » (1960 : 260). L’impensé est en quelque sorte ce qui permet l’existence du discours interprétatif, car il ne peut en principe s’épuiser. Autrement dit, si l’on constate un retour constant aux écrits des grands auteurs tels que Dante, Machiavel, ou encore Tocqueville, c’est que leurs oeuvres offrent un impensé. Il ne faut cependant pas se méprendre : ce qui demeure à penser n’appartient pas au lecteur, car cela signifierait qu’il manque quelque chose à l’oeuvre, ou qu’il y aurait un surcroît extérieur à la pensée de l’oeuvre. L’« impensé » est plutôt « ce qui remet le penser à l’oeuvre » (Lefort, 2008 : 736 [italique de l’auteur]). Bref, il est ce qui appelle et garantit un discours interprétatif sans cesse renouvelé. Suivant cela, l’exigence interprétative qui en découle est celle de rendre visibles les virtualités ou, si l’on peut dire, les possibles contenus dans l’oeuvre.

La position de l’interprète : l’interrogation comme mode d’être

Ces trois éléments pour ainsi dire caractéristiques de l’oeuvre, que nous avons cherché à systématiser, renvoient à une façon spécifique de lire, à une expérience herméneutique, c’est-à-dire à une « pratique guidée par un art » (Gadamer, 1996 : 86). L’oeuvre de pensée, parce qu’elle implique une indétermination du statut de la parole et la présence d’un impensé, institue une relation avec l’interprète qui se pense sous le signe de la division. Le rapport entre l’oeuvre et le discours interprétatif doit être conçu en termes d’écarts ; il y a distance entre le discours fondateur et le discours critique (Lefort, 2008 : 22-23), entre le passé de l’oeuvre et le présent de l’interprète, entre l’écriture et la lecture, de même qu’entre ce que l’oeuvre livre explicitement au lecteur et ce qu’elle laisse entendre implicitement, c’est-à-dire entre le visible et l’invisible de l’oeuvre.

Cette division constitutive de l’interprétation exige du lecteur de l’oeuvre un mode d’être particulier : celui de l’interrogation. Se faire interprète, dit Lefort, c’est faire « l’épreuve d’un doute » (2008 : 9). Le discours sur l’oeuvre est mené par une incertitude. En ce sens, l’interrogation dont il parle ne doit pas être comprise comme un état temporaire, c’est-à-dire comme une étape dans la quête d’une réponse à l’énigme de l’oeuvre. Il s’agit plutôt de cultiver sans cesse la forme d’un « non-savoir » face à l’oeuvre qui est une « inépuisable parole » (ibid. : 23).

Et pourquoi dit-on que l’interprétation se pense sous le signe de l’incertitude, du doute ? Parce que l’écriture, dans la pensée lefortienne, se présente sous la forme d’un double risque. Tout d’abord, celui que prend l’écrivain lorsqu’il se fait auteur et inscrit sa parole dans l’espace public, car il court alors le danger d’être repris à tort sans avoir été lu véritablement, ou encore que son discours ne fasse que séduire et éblouir les lecteurs (Lefort, 1992a : 11). Dans la mesure où l’auteur est garant de l’avènement du sens de l’oeuvre, mais n’en est pas le maître, c’est au risque d’être mécompris qu’il s’expose. Pour le lecteur, c’est celui de l’aventure de l’interprétation, c’est-à-dire du risque de passer à côté du sens de l’oeuvre en raison de la distance infranchissable qui le sépare de celui-ci.

Ainsi, si l’interrogation est le mode d’être singulier du lecteur, c’est que ce dernier est soumis au mouvement de la pensée de l’oeuvre. Malgré la tentation toujours grande qui habite l’interprète de croire qu’il détient un ascendant sur l’oeuvre, le lien qu’il tisse avec celle-ci se place en quelque sorte sous le signe de l’autorité[23]. Autrement dit, il est impossible d’interroger l’oeuvre de manière véritable sans être au même moment entièrement pris dans son mouvement[24]. Plus encore, l’assujettissement du lecteur à l’oeuvre semble être une exigence fondamentale de la tâche interprétative. D’où la position critique de Lefort à l’égard des interprètes qui refusent l’autorité de l’oeuvre et qui cherchent à lui donner un sens par le recours à des éléments externes au texte. Devenir lecteur de l’oeuvre nécessite de « se laisser mouvoir par la différence au lieu de prétendre la soumettre » (2008 : 699). Chercher à comprendre l’énigme de l’oeuvre suppose de la part du lecteur l’acceptation d’un constant « déracinement » (1992a : 12). Comme l’affirme Lefort, « la lecture ne donne nulle part le repos, mais bien plutôt obéit-elle au commandement toujours renouvelé de repartir de tout point atteint – fût-ce le terme du livre, car il n’a certes pas plus qu’un autre le privilège de clore – avec la charge de nouvelles questions… » (2008 : 54-55).

De fait, l’interprétation prescrit au lecteur de refaire le parcours que l’oeuvre a tracé, tout en sachant bien que la tâche interprétative, tout comme l’oeuvre elle-même, est sans terme. Merleau-Ponty affirmera que l’attitude à adopter face à l’oeuvre est celle d’une « tolérance de l’inachevé » (1960 : 82) ; Lefort ira encore plus loin en disant que l’interprète doit être mû par une passion de l’inachèvement (2008 : 697). En ce sens, l’interrogation dont il parle n’est donc pas simplement la formulation d’énoncés interrogatifs : il s’agit d’un questionnement sur l’être et le sens, sur la nature même de ce que l’on cherche à interroger. L’essentiel apparaît désormais plus distinctement : le lecteur ne gagne le pouvoir d’interroger le texte que s’il questionne simultanément sa propre pratique. Ce n’est qu’à ce moment qu’apparaît véritablement l’expérience qui s’institue à partir de la relation à l’oeuvre.

Conclusion. Le lieu de la parole lefortienne et les limites de la pensée de l’oeuvre

À l’instar de la conception gadamérienne de l’herméneutique, dans laquelle l’interprétation n’est pas réduite à la seule façon d’appréhender et de comprendre les textes mais revêt une signification beaucoup plus vaste, l’entreprise lefortienne conçoit l’exercice interprétatif comme constitutif de l’expérience du monde. D’après Lefort, le lecteur des oeuvres du passé n’est pas le seul à occuper la position de l’interprète : Le travail de l’oeuvre Machiavel montre bien que le prince, l’homme politique, le penseur, chacun se fait interprète dans la mesure où il s’agit d’une manière d’être, c’est-à-dire d’une tâche continue consistant à déchiffrer son propre temps et à se déchiffrer soi-même[25]. Nous avions posé au départ la question de savoir si Claude Lefort déployait ou non ce que Raymond Aron a désigné comme une « théorie générale de l’interprétation ». À la lumière de la vision englobante de l’herméneutique décrite par Lefort comme capacité à comprendre tout autant le passé que le présent, il semblerait que notre enquête se conclue par une réponse positive à cette question.

Les vrais écrivains, rappelle Lefort, nous mettent dans l’obligation de penser l’expérience de la lecture. Lui-même n’échappe pas à cet impératif et cherche à penser, en tant que lecteur, les conditions du travail de l’interprète et la spécificité propre de ce discours[26]. En voulant décrire les articulations du rapport au passé, en dénonçant les illusions sur le travail de l’interprétation, il parvient finalement, peut-être même contre son intention initiale, à développer une méthode de lecture des textes. À la question « Pourquoi est-il important de reconnaître, dans ‘l’art de lire’ lefortien, la présence d’une herméneutique à proprement parler ? » Nous répondons ceci : sa théorie interprétative se présente comme une manière féconde de lire les textes du passé et permet de faire contrepoids à certaines méthodes interprétatives en philosophie politique qui réduisent à la fois la mesure et la signification de l’acte interprétatif et des grandes oeuvres[27]. Lefort permet de penser au contraire tous les ressorts de ce travail, en éclairant le statut de l’oeuvre moderne et les articulations du rapport à l’histoire de la pensée politique. De surcroît, en cherchant à restituer des paroles oubliées, il ne réduit pas cette histoire à un seul canon traditionnel de grands auteurs. Par une interrogation sur le statut de l’oeuvre de pensée, il prend en charge, pour ainsi dire, la complication de l’histoire écrite.

La résistance de Lefort par rapport à l’idée de théorie interprétative semble liée en dernier lieu à la préservation d’une expérience première ou « originaire » de la lecture. Sa démarche interprétative, quoiqu’elle soit évidemment une reconstruction conceptuelle, se veut néanmoins une tentative de dire cette expérience de la lecture sans faire violence à son impulsion première. Deux problèmes surgissent de cette démarche : le premier a trait au glissement possible vers le relativisme épistémologique. En effet, si l’on ne reconnaît aucun critère explicite déterminant et ordonnant la compréhension des textes, on se trouve dès lors dans l’impossibilité de justifier en dernière instance les arguments avancés pour attester de la validité ou de la justesse d’une interprétation particulière. Comment la démarche lefortienne, qui cherche à restituer une expérience de l’oeuvre qui serait pour ainsi dire sans médiation méthodologique, peut-elle éviter une forme d’historicisme herméneutique ? Si l’on soutient que l’interprète ne peut s’arroger une position de surplomb à l’égard de l’oeuvre de pensée, comment juge-t-on de ce que l’oeuvre donne à penser ? Est-il alors possible de hiérarchiser les différentes interprétations d’un texte ou d’établir la valeur d’une lecture par rapport à une autre ?

Le second problème découle du premier et a trait à la position à certains égards contradictoire de Lefort : s’il affirme qu’il faille se tenir loin des prétentions méthodologiques afin de se laisser guider par la suprématie de l’oeuvre de pensée, lui-même occupe néanmoins la position privilégiée de l’interprète qui, du point de vue du présent, se donne pour tâche de juger les interprétations du passé. À partir de quoi justifie-t-il sa critique des autres interprétations de la pensée machiavélienne ? Comment est-il parvenu à posséder une connaissance privilégiée de ce qu’est la véritable nature de l’oeuvre de pensée ? La « révélation » phénoménologique de la pensée de l’oeuvre semble à cet égard constituer une forme de progrès par rapport aux interprétations précédentes.

Cela signifie que l’interrogation lefortienne est soutenue par un certain nombre de principes herméneutiques, de points de repère. Le discours interprétatif lefortien doit, pour se nommer, se mettre en scène, se désigner par l’expression ; il prend dès lors ses distances face à l’expérience phénoménale de la lecture. Le lieu où se nomme cette interrogation et ce parcours, ou encore cette aventure de la lecture, ce n’est pas exactement le lieu de « l’expérience naturelle » ou brute ; l’interprétation est en quelque sorte un langage à la seconde puissance, qui est redoublement de l’expérience première de la lecture. En effet, ce type d’approche des textes du passé demande un certain travail. Le lecteur que décrit Lefort, celui qui est prudent, minutieux, averti, conscient de l’indétermination de l’oeuvre et de son propre discours, et qui sans cesse s’interroge dans le processus de son propre travail de déchiffrement, ne correspond certainement pas à la définition du lecteur ordinaire : il faut suivre un art de lire aux modalités particulières pour parvenir à déchiffrer le sens de l’oeuvre.

Cela porte à s’interroger sur la parole interprétative lefortienne, à se demander si ce discours, appelé par l’« inépuisabilité » du sens de l’oeuvre, par un mouvement d’interrogation sans terme, peut réellement être tenu. Car une ambivalence subsiste quant à la nature de sa démarche. Par-delà la critique des « artifices » du discours méthodologique, celle-ci semble comporter une dimension proprement positive, où il y a introduction d’exigences interprétatives et de critères de lecture à partir de la vérité mise en jeu par la question de l’oeuvre. L’oeuvre de pensée, dans l’entreprise lefortienne, constitue un horizon de sens, un « Autre » irréductible à soi qui semble garantir une meilleure compréhension de la complexité des grands auteurs ; nous serions tentés de dire qu’elle fournit quelque chose comme un garant extrinsèque à l’interprétation.

Tout le problème réside dans la réticence de Lefort à reconnaître cette part plus normative de son discours interprétatif. En effet, malgré son insistance sur l’absence de position d’extériorité du lecteur, c’est bien Lefort qui, en tant qu’interprète, parvient à mieux discerner la complexité – et peut-être même la vérité – du discours des grands auteurs, à partir de la question de l’oeuvre qu’il est le seul à poser. C’est cette tension que nous avons cherché à éclairer en examinant la signification que revêt le terme « oeuvre » dans la pensée lefortienne. Ainsi, en posant la question de la méthode, on se trouve renvoyé en dernier lieu à la question de la présence ou non d’un critère de vérité qui sous-tend l’interprétation des oeuvres.

Un bref détour par une comparaison entre l’approche phénoménologique lefortienne et les approches interprétatives de Leo Strauss et de Quentin Skinner peut aider à éclairer cette question[28]. Pour dire les choses brièvement, selon Skinner les philosophes font l’erreur d’oublier l’histoire ; en forçant un peu le trait, nous pourrions dire qu’il considère les penseurs comme « fils de leur temps » dans la mesure où les problèmes dont ils traitent dans leurs écrits proviennent de la vie politique elle-même ainsi que des débats avec leurs contemporains (Skinner, 2009 : 9-10). Ainsi, le contenu de textes du passé se ramène, en un sens spécifique, au contexte linguistique et au lexique politique d’une époque donnée. Pour Strauss, au contraire, le philosophe est conçu comme « maître » des circonstances historiques, capable de se hisser par-delà les conventions de son temps ou de sa propre société ; il est un souverain de la parole, dont l’intention est avant tout de transmettre un certain enseignement[29].

Lefort s’oppose à ces deux types d’approche. À ses yeux, Strauss se rendrait coupable de négliger un fait essentiel, soit « que la pensée possède une dimension temporelle » (Lefort, 1960 : 159-160). Plus encore, contre la perspective straussienne, Lefort affirme qu’il n’y a rien de tel qu’une « science de l’expression au service d’un dessein » (1992a : 12 [italique de l’auteur]). Contre l’argument contextualiste de type skinnérien, Lefort soutient que la parole de l’auteur, portée par l’oeuvre, transcende malgré tout « la contingence de sa situation » (1992b : 147) et avance la thèse qu’il est impossible de réduire l’oeuvre aux circonstances de son apparition. Lefort reproche ainsi aux approches philosophiques et historiques de commettre la même erreur, soit de négliger l’oeuvre en tant que telle. Selon les visions straussienne ou skinnérienne de l’interprétation, l’auteur, qu’il se tienne à distance de son époque ou qu’il en épouse les conventions, se trouve au centre du processus interprétatif. Par contraste, chez Lefort, le discours de l’oeuvre, comme celui de l’interprète, sont en quelque sorte, pour reprendre Pierre Manent (1973 : 335), des discours « sans maître ». En effet, selon Lefort (1992a : 12), le penseur serait « garant » d’une parole qu’il ne peut toutefois maîtriser entièrement. En d’autres termes, l’écriture de l’oeuvre serait toujours pour une grande part « ingouvernable ». Là se situe le paradoxe de l’herméneutique lefortienne ; force est de reconnaître que la compréhension des « vieux livres » n’est pas aussi ingouvernable qu’il le laisse entendre dans la mesure où l’oeuvre agit en quelque sorte comme « maître » du discours interprétatif. Alors que Lefort voulait éviter tout référent externe – le contexte historique, la maîtrise par l’auteur –, c’est l’idée de l’oeuvre elle-même, comme oeuvre idéale, qui vient remplir ce rôle.

Cette conscience de « l’oeuvre de pensée » constituerait en un sens l’avantage comparatif de Lefort et lui donnerait un plus grand accès à la vérité des écrits du passé. On le constate par l’asymétrie qu’il semble y avoir entre le discours de la postérité sur Machiavel et celui de Lefort. En effet, s’il pose à nouveau l’énigme de l’oeuvre Machiavel, c’est qu’aucune interprétation jusqu’à présent n’avait été entièrement satisfaisante, que l’oeuvre elle-même exigeait une nouvelle lecture. Plus encore, la configuration même du Travail de l’oeuvre Machiavel en dit long sur le rapport de Lefort aux « interprétations exemplaires » ; après les avoir examinées une à une afin d’en dévoiler les artifices et les contradictions, il ne revient guère sur ces dernières. Il va même jusqu’à dire que cela n’a servi qu’à le mettre « en état de commencer » (2008 : 45). Nous pourrions renchérir en citant la dernière page de l’ouvrage où la littérature critique n’est plus présentée comme une part cruciale de l’oeuvre, comme une voie menant à son essence, mais plutôt comme un obstacle au discernement de son sens. Il affirme en effet qu’il a fallu, pour entrevoir la vérité de l’oeuvre, « déchirer le tissu de commentaires qui l’a recouverte » (ibid. : 776). En ce sens, l’interprétation lefortienne posséderait un statut différent des autres lectures ; elle permettrait d’arriver à une plus grande vérité sur l’oeuvre.

Cet exemple montre l’ambivalence interne à l’art de lire lefortien : le discours interprétatif, fondé sur une interrogation interminable, se double d’un autre discours où le statut de l’oeuvre de pensée fournit des points de repère dans l’exercice de la lecture et prescrit une meilleure compréhension des auteurs du passé. Pour dire les choses simplement, l’art de lire lefortien donne toutes les apparences d’une véritable théorie interprétative qui est indissociable d’une prétention à statuer sur « l’essence de l’oeuvre et de l’interprétation » (ibid. : 18).

À la question « d’où parle Lefort ? », il serait donc possible de répondre : à partir d’une reconnaissance de l’autorité de l’oeuvre qui constitue en dernier lieu le fondement de sa parole interprétative. Si pour Lefort l’ethos démocratique moderne est marqué par la dissolution des repères de la certitude (2007d), nous pouvons cependant conclure qu’un point de repère subsiste, celui de l’autorité des oeuvres de pensée modernes.