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Les commentaires ou les interprétations portant sur l’oeuvre de Claude Lefort se concentrent le plus souvent sur son parcours politico-philosophique par-delà sa rupture avec le marxisme, qui, comme il a lui-même pris le soin de l’indiquer, survient en 1958, au moment où il quitte le groupe et la revue « Socialisme ou barbarie » (1979a : 9, 15). Non seulement a-t-on accordé généralement assez peu d’importance à son parcours avant cette rupture mais, en outre, on a tendance, chez les commentateurs et les interprètes, à dissocier de manière tranchée deux périodes dans l’oeuvre de Lefort, soit « avant » et « après » le marxisme, comme si le penseur politique qui a associé la démocratie à la « division originaire » et à la « division sociale » n’avait rien à voir avec celui qui s’était donné la tâche de penser le sens de « l’expérience prolétarienne ». C’est cette interprétation dont je contesterai le bien-fondé, en cherchant à montrer que quelques-uns des socles les plus importants de la pensée « postmarxiste » de Lefort peuvent être saisis au mieux quand on les examine à la lumière de sa pensée élaborée dans le sillage du marxisme. Je procéderai de la façon suivante : d’abord, je tenterai de circonscrire ce qu’on peut appeler le « marxisme phénoménologique » en lequel se résume la pensée de Lefort au moment où il est associé à « Socialisme ou barbarie », et qui culmine dans la tentative de cerner l’« expérience prolétarienne » sur fond de l’« aliénation » propre au capitalisme. Ensuite, je me pencherai sur la distance que Lefort prend à l’égard du marxisme, qui est indissociable des difficultés rencontrées dans la tentative de circonscrire ladite expérience. Enfin, je tâcherai de montrer plus brièvement en quoi quelques-uns des concepts disposés au coeur de la pensée postmarxiste de Lefort concernant la démocratie sont redevables à la fois à son marxisme et à la critique qu’il en a proposée.

« Aliénation » et « expérience prolétarienne »

Dans L’idéologie allemande, Karl Marx et Friedrich Engels écrivent que le communisme est, plutôt qu’une « Idée » philosophique, « le mouvement réel qui abolit l’état actuel » (1982 : 1067). Compris à partir de cette proposition qui se veut « réaliste », le marxisme non seulement ne paraît pas dissociable d’une « théorie du prolétariat révolutionnaire » mais, plus encore, n’est en son fond rien d’autre que cette théorie, comme y a insisté Maurice Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur[1]. C’est dans ce sillage que doit être compris le concept d’« expérience prolétarienne », que Lefort expose principalement dans un article de 1952 de la revue Socialisme ou barbarie[2].

Comme Marx et Engels, Lefort estime que le rôle historique attribué au prolétariat est indissociable de l’analyse critique du capitalisme menée sous l’angle du concept d’« aliénation » (qui n’appartient certes pas uniquement au « jeune Marx », ainsi qu’en témoignent, entre autres, les pages du Capital portant sur le fétichisme de la marchandise) (par exemple Marx, 1993 : 123-124). On le sait, ce concept a donné naissance à une littérature riche et contradictoire à propos de son sens chez Marx[3]. Pour Lefort, il est donc essentiel de tenter de déterminer ce que le terme a pu signifier pour ce dernier – mais aussi ce qu’il peut vouloir dire pour les analyses contemporaines du capitalisme (je rappelle que ses textes sur la question datent des années 1950).

Pour Lefort (1996)[4], il importe d’abord de faire la critique de l’interprétation qu’il désigne comme « métaphysique » du concept d’aliénation, afin de donner plutôt ensuite à celui-ci un contenu essentiellement « sociologique ». Par interprétation métaphysique, il faut entendre une lecture du propos de Marx qui suppose que l’humanité finit, au terme d’une série d’aliénations successives, c’est-à-dire d’objectivations disposées dans un rapport d’extériorité à elle et qui lui paraissent étrangères[5], par « reconnaître » ces dernières comme des produits de l’activité social-historique dans laquelle elle est engagée, s’appropriant par là son « essence » véritable. Certes, une telle lecture peut s’autoriser de textes de Marx où il défend le bien-fondé d’une philosophie de l’histoire « progressiste », selon laquelle les événements, les régimes et les sociétés, dont la dynamique est alimentée par la lutte des classes, elle-même considérée comme un « effet » de la contradiction entre le développement des forces productives et la configuration des rapports de production, concourent tous, volens nolens, à un achèvement final (le communisme) – comme si une sorte de « ruse de la Raison » était à l’oeuvre dans l’histoire, de manière à mener à sa conclusion heureuse[6]. Marx, dans ces textes, paraît bel et bien lui-même métaphysicien, suivant Lefort, pour au moins deux raisons. D’abord, en supposant une « fin de l’histoire », il tend fatalement vers une forme de « naturalisme » : le cours de l’histoire n’aurait de sens que de révéler une essence humaine véritable, donc transhistorique, même si elle demeure méconnue jusqu’à son dévoilement final. Une telle conception suppose ainsi un écart, suivant un interprète de Marx cité par Lefort, « entre la réalité empirique et la réalité humaine et naturelle »[7]. Ensuite, et corrélativement, cette « réalité humaine et naturelle » joue le rôle d’une « Idée » qui agit comme une « mesure » de l’histoire réelle, les événements, les régimes, les sociétés, etc. étant évalués essentiellement en fonction de leur « contribution » à la réalisation du telos de l’histoire. Ce n’est plus, dès lors, le « mouvement réel qui abolit l’état actuel » qui importe, puisque, pour utiliser le vocabulaire hégélien, le « réel » se trouve en quelque sorte subordonné au « rationnel » ; le « réalisme », en d’autres termes, s’abolit dans une forme de « rationalisme » ou d’« idéalisme ».

Or cette lecture métaphysique procède, suivant Lefort, d’une interprétation unilatérale des textes de Marx et également de Hegel, considéré comme le premier des métaphysiciens, dont Marx ne ferait que suivre les traces. Il ne s’agit pas pour Lefort d’opposer à l’interprétation métaphysique un « vrai » Marx ou un « vrai » Hegel, mais simplement de relever qu’il existe de (nombreux) textes de ces deux auteurs susceptibles de nourrir une autre interprétation de l’histoire. Ainsi peut-on discerner chez Hegel, toujours suivant Lefort, en particulier dans la Phénoménologie de l’esprit, la description d’une série d’« expériences irréductibles à un développement logique » (Lefort, 1996 : 198 [en italique dans le texte]) ; de même, on ne saurait ignorer la critique explicite de la métaphysique, c’est-à-dire de toute entreprise visant à soumettre le réel historique à une mesure extérieure à lui, Idée et/ou telos, longuement élaborée, entre autres, dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 de Marx (2007 : 156-177).

C’est l’insistance de Marx sur le réel historique ou sur le « mouvement réel » considéré en lui-même (et non dans un rapport de dépendance à une Idée ou à un telos) qui autorise une interprétation que Lefort désigne comme « sociologique » de son oeuvre et, en particulier, du concept d’aliénation. Pour faire apparaître le sens de ce concept entendu de cette façon, il importe, dit-il, de revenir à une distinction formulée par Marx dans les Manuscrits…, entre l’aliénation et l’objectivation[8]. Pour ce faire (et c’est l’une des particularités de son travail au cours des années 1950), il procède non pas essentiellement par une analyse philosophique ou philologique des textes de Marx, mais plutôt par une exploration de travaux menés en socio-anthropologie (et qui, le plus souvent, ne se placent aucunement sous l’égide du marxisme)[9].

Dans son ouvrage devenu classique, The Nuer[10], Edward Evan Evans-Pritchard (1968) se propose de décrire, comme l’indique le sous-titre de son ouvrage, « le mode de vie » et les « institutions » de ce peuple nilote. Son approche, suivant la lecture qu’en propose Lefort, est pour l’essentiel phénoménologique, au sens où plutôt que de considérer les Nuer de l’extérieur, il s’agit de tenter de saisir en quelque sorte de l’intérieur leur expérience vécue du monde et la façon dont ils l’objectivent dans des institutions[11]. Ces dernières, de prime abord, ne peuvent que paraître des plus étonnantes à l’observateur occidental : pour dire dès le départ les choses brièvement, il faudrait préciser que les Nuer vivent apparemment dans une sorte d’« univers vaccal » (Lefort, 1996 : 203). La vache, en effet, est disposée au coeur de la société nuer au point où il faudrait la qualifier de « fait social total » (pour reprendre l’expression de Marcel Mauss) (ibid. : 202). Chez les Nuer, tout, littéralement, passe ou transite par le référent vache. Ce n’est pas seulement que le bétail constitue une ressource économique et qu’une grande partie des objets, d’utilité ou d’ornementation, sont faits « à partir de la peau, des poils, des os, des cornes, de l’urine et des excréments de la vache » (ibid. : 201). Bien plus encore, la vache (le nombre d’animaux possédé, mais aussi leur santé, leur beauté) sert à déterminer les règles du mariage et de parenté des Nuer, le rang, le statut occupé par chacun, et même son nom propre – à tel point que « les hommes connaissent toutes les particularités des bêtes de leur troupeau et de celles des troupeaux voisins, leurs ancêtres et leur progéniture ; certains d’entre eux peuvent ainsi remonter jusqu’à cinq générations » (ibid. : 202). En somme, tous les rapports que nouent les Nuer entre eux sont médiatisés par la vache, plus précisément par l’imaginaire qu’elle mobilise, par l’« idiome bovin » – au point où on a l’impression qu’on a affaire à une « représentation du rapport social par la relation homme-animal, l’individu étant reconnu par autrui par le fait qu’il s’objective dans la vache et reconnaissant autrui en l’objectivant pareillement » (ibid. : 202).

On pourrait ainsi, de prime abord, se croire autorisé à parler d’une aliénation, tellement est forte l’impression que « l’homme tendrait à s’abolir ici devant la vache », comme si on avait affaire à une « domination fatale du bétail sur l’homme » (ibid. : 203, 205). Le fait que certains mythes nuer mettent en scène « la vache comme ennemi de l’homme » ou encore le fait que les enfants, quand ils jouent, sont autorisés à mettre librement en scène, voire à se moquer de l’univers vaccal, pourrait ainsi être interprété comme le signe d’une « critique interne du système » et donc d’une « conscience – si confuse soit-elle – [d’une] aliénation » (ibid. : 202, 205). Mais, selon Lefort, ce serait là oublier que ces apparentes prises de distance à l’égard de l’univers vaccal procèdent de cet univers lui-même, qu’elles « présuppos[ent] […] en quelque sorte le rapport homme-vache » (ibid. : 205). Faire de l’univers vaccal une aliénation suppose en réalité que l’on se donne, en sous-main, une définition « vraie » ou « naturelle » de l’humanité : un être humain n’étant pas une vache, la dépendance humain-vache est donc une aliénation, au sens où l’être humain « se perd » dans la vache en l’objectivant d’abord et en s’y objectivant ensuite. Or, si l’on récuse un tel naturalisme, il faut convenir que les Nuer ignorent cette différence supposée évidente entre l’humanité et la « vachité » : il n’y a d’humanité pour eux que par la médiation de la vache et de l’idiome qui lui correspond – et il n’y en a simplement pas d’autres que celle-là. Il n’y a pas, autrement dit, d’un côté, le réel que serait l’humanité et, de l’autre, ce « supplément », irréel ou fantasmagorique, que serait l’idiome bovin et qui viendrait recouvrir le premier ; il n’y a d’humanité qu’instituée symboliquement ou par une objectivation et, dans le cas des Nuer, cette institution ou cette objectivation se donne comme médiation vaccale. L’humanité n’est pas pour les Nuer empêchée d’être par la vachité : tout au contraire, elle est par sa médiation. « Rien ne permet, écrit Lefort, de faire surgir l’existence sociale actuelle comme une figure singulière se détachant sur le fond d’une socialité humaine possible […] [L]e social [nuer] est le réel » (ibid. : 206 [en italique dans le texte]).

C’est Hegel – celui sensible aux « expériences irréductibles » – qu’il convient de citer selon Lefort : « Hegel dit qu’il faut savoir ‘séjourner’ auprès du négatif et que ‘ce séjour est le pouvoir magique qui convertit le négatif en être’ – à condition sans doute de ne point séjourner trop longtemps et de choisir ses arrêts » (ibid. : 206 [mes italiques]). L’objectivation, entendue comme médiation par des montages symboliques ou culturels, se confond avec l’institution même du réel ; celui-ci, en d’autres mots, n’est jamais « nu » ou « naturel », comme s’il y avait un moment du « pré-symbolique » (une telle représentation étant elle-même un produit de l’objectivation ou de l’institution). Il faut ignorer les « arrêts » et « séjourner » à demeure dans la négativité pour ramener tout ordre objectif quel qu’il soit à une aliénation, présumant par là que celui-ci n’attendrait que sa critique radicale ou sa « déconstruction » – position qui n’a de sens, en dernière instance, que de s’adosser, le plus souvent sans le dire, à une forme de naturalisme (au nom de quoi en effet critiquer l’objectivation ou l’institution symbolique, sinon au nom d’un réel « vrai », « authentique », « naturel » ?).

Si l’objectivation ne se confond pas avec l’aliénation, la question reste cependant entière : qu’en est-il de l’aliénation, comment se distingue-t-elle de l’objectivation, comment la repérer ? Dans son commentaire sur les travaux d’Evans-Pritchard, Lefort n’hésite pas à établir un parallèle entre l’univers vaccal et celui que constitue pour l’humanité du capitalisme contemporain le complexe du commerce et de l’industrie. Ainsi, « [l]’inflation des termes concernant la vache ne peut manquer de faire penser à l’hypertrophie du vocabulaire technique dans la société industrielle » ; car on a aussi, bien sûr, l’impression d’une « subordination de l’expression et de la communication humaine à un thème dominant » (ibid. : 203). On sait que Marx a interprété comme aliénation la situation générée par la domination de l’univers capitaliste sur l’humanité. Mais, précisément, avant de tirer des conclusions, il s’agit pour Lefort de tenter de repérer où, exactement, l’objectivation devient aliénation. Pour cela, il faut se pencher de plus près sur ce que Marx dit, mais également sur les enseignements que l’on peut tirer d’analyses menées à propos du développement historique du capitalisme.

On peut commencer par l’analyse de la marchandise telle que Marx la présente au début du Capital. Marx, on le sait, l’associe au « fétichisme » et à l’« aliénation » (1993 : 81-95, 123-124). Selon Lefort, toutefois, le propos de Marx est grevé par une forme de naturalisme, ce qui tendrait à l’associer à la métaphysique. La thèse essentielle de Marx, selon la lecture de Lefort, est que le règne de la marchandise peut être associé à l’aliénation parce qu’il génère une représentation de la société suivant laquelle les relations humaines et sociales « disparaissent » au profit d’une relation entre « choses ». La société capitaliste paraît en effet tout entière gouvernée par une sorte de puissance extérieure à elle, le monde des marchandises imposant mécaniquement à la société ses « lois propres », indépendantes d’elle : ainsi, puisque le règne de la marchandise n’est rendu possible que par celui de la valeur d’échange (substituée à la valeur d’usage des produits), la société capitaliste ne cesse d’imposer la substitution du « travail abstrait » (équivalant à une dépense d’énergie mesurée en temps, qui détermine la valeur d’échange) au « travail concret ». De la sorte, le monde objectif se dissocie de l’exercice de la liberté subjective, le premier se donnant pour une sorte de système autoréférentiel arrimé à une dynamique de l’accumulation à l’infini, cependant que la deuxième est fatalement renvoyée par une telle situation à elle-même, tendant par là à se constituer elle aussi en système clos régi par la double règle de l’autoconservation et de l’adaptation au mouvement propre aux marchandises, sur lequel elle n’exerce aucune prise. Or, Lefort avance que la critique de Marx est menée de telle façon qu’elle suppose que cette situation constitue une sorte de « fantasmagorie » ou d’« irréalité », qui n’a de sens que par opposition à une « réalité vraie » (mais engloutie par la première), selon laquelle la société se définirait par l’existence de relations humaines et sociales qui se montreraient pour « ce qu’elles sont » (au lieu de s’effacer au profit de relations entre choses), et au sein de laquelle l’humanité s’engagerait dans un travail tenu pour « naturel », correspondant au travail concret, par opposition au travail abstrait (Lefort, 1996 : 207-208). « Réalité » de la société et du travail qui sert dès lors d’étalon de mesure (d’Idée ou de telos métaphysique) pour jauger l’état de la société capitaliste. Encore que Marx, relève Lefort, se montre quelque peu hésitant sur la question, puisqu’il écrit aussi, dans la même section du Capital consacrée à l’analyse du fétichisme de la marchandise (même si cette « constatation [y] reste isolée » selon Lefort), que « l’existence d’un système de dépendance ‘matérielle’ est aussi réelle ‘que le rapport social qui lie les producteurs au travail total’ » (ibid. : 208) – posant par là qu’il n’y a pas le rapport humain social et le travail des producteurs « en leur vérité », d’un côté, et ce qu’en fait le capitalisme, qui les « déréaliserait », de l’autre.

Est-ce donc dire que le concept d’aliénation suppose forcément un écart entre la réalité empirique et une réalité « naturelle » ou « idéale » (ce qui reviendrait à l’abandonner aux interprètes métaphysiques de Marx) ? Le reste de l’article de Lefort consiste précisément à tenter de fonder la valeur d’un tel concept en évitant tout recours à la métaphysique entendue de cette façon. Pour ce faire, il convient de se pencher selon lui sur la manière dont le règne de la marchandise fait sentir ses effets au maximum sur l’activité humaine, c’est-à-dire dans le travail : il s’agit ainsi d’examiner le travail dans lequel s’engagent les producteurs dans le capitalisme en évitant de supposer l’existence d’un « travail naturel en soi » ou de « considérer que la particularité [associée au travail concret] est plus naturelle que la généralité [associée au travail abstrait] » (ibid. : 208).

Le travail abstrait – rappelons-le : le travail considéré comme dépense d’énergie mesurée en temps, qui permet de conférer une valeur d’échange aux produits – repose, suivant Lefort, sur une contradiction. Cela, ce n’est pas une analyse conduite à distance du capitalisme qui l’indique, mais plutôt la phénoménologie que l’on peut faire de l’« expérience prolétarienne », c’est-à-dire de l’expérience que vivent les producteurs qui d’abord vendent leur force de travail et qui ensuite doivent exécuter un travail dans l’usine capitaliste. Cette expérience, lorsqu’elle est amenée à exprimer son sens propre, révèle selon Lefort l’écartèlement que vit le prolétaire entre deux impératifs contradictoires : d’abord, en tant qu’il est soumis à l’impératif de dépenser sa force de travail, le producteur s’inscrit dans l’« universel » que définit dans la société capitaliste le règne de la valeur d’échange ou de la marchandise : « la production industrielle se subordonne toutes les activités particulières, les intègre dans un procès total, qui a sa logique propre » (ibid. : 209). Tout ce qui existe tend à être arrimé à une logique de l’équivalence généralisée (tout peut être échangé), qui est le mode particulier de mise en rapport du monde avec lui-même que définit le capitalisme (Marx et Engels, 1976 : 34-39) ; le travail dans lequel s’engagent les producteurs ne fait pas exception, tout au contraire : du fait qu’il est un travail abstrait, il apparaît un « travail directement socialisé ou commun » (Lefort, 1996 : 210). Le fait que la valeur d’usage de la force de travail (les habiletés particulières de tel ou tel producteur, qui sait faire cela « mieux » qu’un autre et ainsi de suite) tend à perdre son sens (au profit du travail considéré comme pure dépense d’énergie) engendre deux conséquences cruciales : les prolétaires tendent à devenir purement et simplement interchangeables et, corrélativement, le capitalisme tend à sa « bureaucratisation », au sens où la direction des opérations consistant en la mise en oeuvre d’une masse de forces de travail indifférenciées devient fatalement une activité spécialisée, réservée à un petit nombre de « dirigeants » coupés des « exécutants » (Lefort, 1979c : 73, 85). Or, et c’est là que loge la contradiction, au moment même où il s’associe au « pouvoir des bureaux » (et de la « science » des conduites au travail), le capitalisme ne peut qu’en appeler à la participation active et même créative des prolétaires à la réalisation effective du procès de production, puisque seule cette dernière est à même de surmonter pratiquement, sur le terrain, les irrationalités qui naissent fatalement de la formalisation des règles gouvernant les opérations de production par les instances bureaucratiques (Lefort, 1979b : 81)[12]. Autrement dit, au moment même où il s’inscrit dans l’universel capitaliste de la valeur d’échange et du travail abstrait, le producteur est appelé contradictoirement à s’en désarrimer et, au lieu de considérer son travail comme socialisé ou commun parce qu’abstrait, à le considérer plutôt comme travail particulier ou concret, c’est-à-dire à associer de nouveau le travail à sa valeur d’usage. Marx, remarque Lefort, avait bien vu que « le mouvement propre de l’industrie par lequel s’établit l’unité de tous les actes productifs – une société universelle – est en même temps le mouvement par lequel se constituent des sphères d’activités séparées » (1996 : 210). Mais alors qu’il entendait par là seulement que « l’ancienne division du travail »[13] propre aux modes de production précapitalistes ou au stade primitif de la manufacture était maintenue dans le capitalisme de la grande industrie, il faut considérer, ajoute-t-il, que l’écartèlement du producteur est beaucoup plus radical puisque c’est littéralement à deux impératifs contradictoires qu’il est tenu de souscrire au même moment : considérer son activité à la fois sous l’angle du travail abstrait, comme pure dépense d’énergie mesurée en temps, par là même interchangeable avec n’importe quelle autre, et, contradictoirement, sous l’angle du travail concret, comme habileté particulière (et donc non interchangeable) à manier telle ou telle machine ou à régler tel ou tel problème concret qui se pose sur le plancher de l’usine.

Si on le formule en termes davantage philosophiques, l’écartèlement que décrit Lefort revient à poser une séparation entre l’universel posé par le capitalisme (la valeur d’échange) et le particulier (la force de travail considérée sous l’angle de sa valeur d’usage). En d’autres mots, l’exercice de la liberté subjective du producteur, associé au travail concret, est formellement dissocié d’un monde objectif défini par l’universel de la valeur d’échange et du travail abstrait, censé fonctionner sans son concours, mais auquel la subjectivité est pourtant appelée à participer, comme une sorte d’extériorité qui n’y a pas formellement sa place mais qui lui est indispensable pour qu’il puisse effectivement fonctionner. Il n’y a pas ici une forme soi-disant naturelle du travail qui se trouverait niée par la substitution du travail abstrait au travail concret (il n’y a pas d’opposition entre une réalité empirique et une réalité humaine naturelle) ; bien plutôt, c’est le travail tout entier considéré comme une activité social-historique concrète qui se trouve scindé en deux et opposé à lui-même : travail abstrait d’un côté, qui suppose la négation du travail concret, réhabilitation de celui-ci, en sous-main, de l’autre, sans qu’on ne puisse reconnaître formellement son sens (ibid. : 210). Le producteur apparaît ainsi comme un être déchiré, écartelé, à la fois appelé à s’arrimer à la forme d’universel propre au capitalisme et renvoyé à un particularisme qui, en réalité, demeure insensé ou insignifiant eu égard à cette forme – même s’il est paradoxalement la clé de son fonctionnement effectif.

Cette situation de désarrimage entre un système fonctionnant en principe comme un « procès sans sujet », autoréférentiel, et une activité dont il proclame ne pas avoir besoin mais qui lui est cependant indispensable sans qu’il ne puisse la reconnaître, est le fondement même de la lutte des classes dans le capitalisme bureaucratique selon Lefort. D’un côté, la bureaucratie managériale s’échine à éliminer toute trace d’autonomie ouvrière et, contradictoirement, à mesure qu’elle formalise les règles devant présider aux opérations de production et qu’elle génère ce faisant davantage d’irrationalités sur le plancher de l’usine, à sans cesse la solliciter sans pouvoir la reconnaître (sinon informellement, pour la nier à nouveau, et ainsi de suite) ; de l’autre, le producteur tend à la valorisation de son travail concret, qui lui confère une puissance de participation directe à l’univers industriel et productif, tout en constatant l’impossibilité de faire reconnaître son activité[14]. Lefort écrit ainsi :

[L]a scission entre le capital et le travail, entre les moyens de production et la force de travail, entre le savoir scientifique et l’exécution manuelle fait que l’activité productive, en même temps qu’elle manifeste une universalité – concrète dans la forme technique que prennent tous les processus de fabrication en un moment donné – est privée de cette universalité, vouée à une particularisation.

ibid. : 210-211

À terme, c’est donc à l’opposition de deux universels concurrents que l’on tend à avoir affaire : l’un qui se pose comme objectivité autoréférentielle ou comme procès sans sujet n’ayant prétendument pas besoin de l’exercice de la liberté subjective pour s’accomplir ; l’autre qui tend à dépasser son statut de particularité sans arrimage à l’universel de la valeur d’échange et du travail abstrait ou de liberté subjective renvoyée à elle-même parce que privée d’un monde objectif auquel se lier, en définissant les contours d’un nouvel universel (Lefort, 1979c : 75) où la liberté subjective serait reconnue comme participant au monde objectif, où la subjectivité et l’objectivité se trouveraient dialectiquement ou dialogiquement liées. C’est à ce moment seulement, croit-il, qu’on peut légitimement parler d’aliénation : quand l’objectivation (ici l’universel de la valeur d’échange qui impose la substitution du travail abstrait au travail concret) est vécue comme privation de l’accès à l’universel par des producteurs à qui il apparaît interdit d’y arrimer l’exercice de la liberté particulière, subjective, dans laquelle ils sont cependant sans cesse informellement invités à s’engager – de telle sorte qu’ils se trouvent conduits à esquisser les contours de l’institution d’un universel alternatif ou d’un rapport alternatif entre objectivité et subjectivité.

Cela dit, le risque, si on en demeurait là, serait de se situer sur un terrain dont Lefort s’était fait le critique acerbe dans ses premiers écrits, soit celui d’un marxisme qu’il qualifiait alors de « déductiviste » (1979b : 71-73). La possibilité d’un nouvel universel porté par le prolétariat, sa « mission historique » dans le vocabulaire marxiste classique, pourrait en effet apparaître « déduite » d’une contradiction tenant à la structure même du capitalisme bureaucratique (qui, pour le dire en quelques mots, sollicite et nie en même temps le travail particulier, concret) (1979c : 73). Puisque ce serait alors essentiellement pour l’observateur extérieur de cette contradiction structurelle que les contours du nouvel universel s’esquisseraient, il en découlerait, par une sorte de fatalité, qu’il reviendrait alors à cet observateur – qui a pris historiquement la forme du Parti révolutionnaire – d’indiquer du dehors au prolétariat le sens de ses possibilités historiques. Or, Lefort rejette explicitement cette « solution » dans la mesure où elle reviendrait à reproduire, au sein même de la critique du capitalisme, ce qui est précisément reproché à celui-ci, c’est-à-dire une expropriation de l’expérience et de l’autonomie propres aux prolétaires[15].

Pour éviter cela, il importe donc de se pencher selon lui sur la manière dont les producteurs vivent effectivement la contradiction propre au capitalisme bureaucratique. Ce qui, on le constatera, n’est pas sans poser au moins deux difficultés majeures, qui conduiront finalement Lefort à se distancier du marxisme.

De l’expérience prolétarienne à la critique du marxisme

La phénoménologie de l’expérience prolétarienne se déploie dans un espace qu’on pourrait qualifier d’« entre-deux » : elle n’est pas plus le simple enregistrement de ce qu’expriment les prolétaires de leurs expériences (ibid. : 79) qu’elle ne consiste en une inscription de celles-ci dans des catégories prédéterminées, forgées à l’extérieur d’elles. Contre ce double écueil du spontanéisme et de l’orientation conférée à l’expérience de l’extérieur, il faut supposer, soutient Lefort, qu’il existe une auto-interprétation de l’expérience prolétarienne, qui va à la rencontre de ce que le théoricien découvre en analysant les contradictions propres au capitalisme bureaucratique (ibid. : 85, 97). Cela dit, même s’il s’agit, avant tout, comme pour tout exercice relevant de la démarche phénoménologique, de chercher à « mettre entre parenthèses » ce que l’on croit savoir d’un phénomène afin de le laisser, autant que possible, manifester son sens propre, comme s’il était « au premier jour » (Merleau-Ponty, 1964 : 320) (c’est le mouvement propre à l’épokhê), on doit admettre qu’un tel exercice est bel et bien « orienté », si l’on peut dire, et primordialement par le théoricien – puisque que c’est lui, comme Lefort le fait d’ailleurs explicitement dans « L’expérience prolétarienne », qui sélectionne les témoignages à retenir comme significatifs, c’est-à-dire ceux où les prolétaires sont censés exprimer leur capacité à s’« approprier » ou à « élaborer » (1979c : 84) les conditions qui leur sont faites sous le capitalisme bureaucratique pour les dépasser dans l’élaboration d’un nouvel universel.

Le texte de 1952 consacré à l’expérience prolétarienne porte essentiellement sur les méthodes qu’il s’agit de déployer afin d’amener celle-ci à l’expression de son sens propre. Cette démarche, indique franchement Lefort, est parsemée d’embûches, mais il y en a deux principales : la première concerne la valeur propre de l’expression de l’expérience vécue, qui ne peut être que particulière ou personnelle, par définition ; la deuxième concerne le rapport entre l’expérience et sa « mise en forme » expressive (Hastings-King, 2013).

Pour bien saisir la première embûche, il faut partir de ce que le prolétariat ne renvoie pas selon Lefort à une masse indifférenciée (le croire serait raisonner comme le capital, qui impose la substitution du travail abstrait au travail concret). L’expérience de l’activité productive est irréductible, ce qui doit s’entendre comme : elle est individuellement, personnellement vécue. Les prolétaires ne définissent donc pas une somme d’« individus moyens » ; ce sont des « individus » tout court (Lefort, 1979c : 78-79). C’est pourquoi l’expérience prolétarienne ne peut se manifester que comme un ensemble de « témoignages » irréductibles, qui chaque fois renvoient à des conditions, des lieux, des industries, etc. spécifiques. La difficulté ne consiste pas à associer ces témoignages chaque fois singuliers à un « milieu » commun ; il n’y a d’individu, en effet, que par la médiation d’un ensemble de conditions, de traditions, etc., qui composent un « monde » dans lequel chacun baigne toujours déjà. Elle tient plutôt à supposer, sans évidemment manipuler les témoignages, que ceux-ci composent, par-delà leur singularité, une « expérience totale cumulative » (ibid. : 73) dans laquelle s’annoncerait un nouvel universel. Or, comment ignorer que des prolétaires sont inscrits au Parti communiste (stalinien) ou sont sous son influence, que d’autres sont socialistes, anarchistes, voire « votent à droite », ou encore sont sans affiliation partisane ou idéologique, sont passifs, indifférents, etc. ? On pourrait certes tenter de rendre compte de ces formes très différentes de conscience et d’existence en les associant à des « moments » de l’expérience prolétarienne ; mais, à défaut de toutes les situer sur le même pied, on devra alors présupposer qu’elles culminent ou qu’elles s’achèvent dans le telos d’un nouvel universel que la contradiction structurelle du capitalisme bureaucratique est censée rendre possible[16]. Ce faisant, il faudrait alors se demander si on ne restaure pas ce qu’il s’agissait au départ précisément de dépasser, soit une métaphysique (par ailleurs inavouée) selon laquelle la fin devient une « Idée » – dans ce cas-ci l’Idée du prolétariat porteur d’un nouvel universel – qui agit comme une mesure du réel.

La deuxième embûche est au moins aussi fondamentale, puisqu’elle concerne le sens qu’il faut accorder à l’expression et, partant, à l’interprétation qu’il convient de faire de l’expérience vécue par le ou les prolétaires. Certes, mais il s’agit d’un nombre très réduit de cas, il peut arriver que des prolétaires « prennent la plume » et livrent témoignage de leurs expériences[17]. Mais pour Lefort, si l’on veut aller plus loin, il faut procéder par enquêtes. Et ici, admet-il, les obstacles se multiplient : d’abord, il ne s’agit pas de se pencher sur les « opinions » des prolétaires, qui sont fatalement situées à distance des expériences et qui portent la marque des idéologies ; plutôt, précise-t-il, il convient de se pencher sur leurs « attitudes » concrètes (ibid. : 84, 89). Toute la question est d’y avoir accès ; on ne voit pas comment on pourrait procéder autrement que par questionnaire. Mais même le meilleur de celui-ci, dit encore Lefort, peut « être une gêne pour le sujet interrogé » et peut ainsi « déterminer une réponse artificielle, en tout cas imprimer à son contenu un caractère qu’il n’aurait pas sans cela » (ibid. : 96). Certes, on pourra alors comparer le résultat de l’enquête menée par questionnaire avec les témoignages non sollicités (même s’ils sont peu nombreux) ; mais ne devrait-on pas admettre qu’on devrait traiter ceux-ci avec beaucoup de prudence, dans la mesure où la forme même du témoignage, et du témoignage écrit en particulier, impose une déformation à l’expérience (ibid. : 90) ?

Au terme de ces réflexions sur la difficulté de mettre en forme ou de recueillir le sens de l’expérience prolétarienne, surgit ainsi une interrogation fort simple : où loge exactement cette expérience ? Ne se révèle-t-elle pas, du moins au sens que Lefort lui prête[18], pour ainsi dire quasiment introuvable[19] ?

Or, il se pourrait que cette difficulté à repérer l’expérience prolétarienne telle que Lefort l’entend pose une tout autre difficulté que celle que suppose une méthodologie que l’on pourrait à bon droit juger trop exigeante (à lire Lefort, on a l’impression qu’il faudrait, pour que l’on puisse parler de cette expérience, qu’elle ne soit déformée par rien, qu’elle soit, pour ainsi dire, à l’« état pur »). Il conviendrait ainsi d’interroger, puisque c’est Lefort lui-même qui insiste sur l’historicité du capitalisme dans son analyse, ce que recouvre exactement la notion de capitalisme bureaucratique qui lui paraît décrire au mieux l’état des rapports sociaux au moment où il écrit. L’autonomie ouvrière visée par la bureaucratie d’entreprise, par les « dirigeants » cherchant à faire des producteurs de simples « exécutants », s’entend chez lui, on l’a déjà entraperçu dans ce qui précède, dans un sens très particulier (autrement dit, il ne s’agit pas d’une autonomie « générique », donnée avec la production capitaliste elle-même) : il s’agit des « collectifs informels » qui sont formés sur le plancher même de l’usine par des ouvriers qui tentent, par eux-mêmes, de résoudre des problèmes techniques soit imprévus par la direction, soit provoqués par elle. Il s’agit de collectifs, dès lors, qui renvoient à une figure bien particulière de la classe ouvrière, comme le relève fort justement Stephen Hastings-King : celle composée des ouvriers semi-qualifiés, qui ne sont certes plus des artisans, mais qui ne sont pas non plus des ouvriers dépourvus de toute autonomie parce qu’asservis à la chaîne de montage (2013 : 7-8). Typiquement, ces ouvriers sont experts du maniement d’une « machine-outil » ; même si leur degré d’autonomie varie considérablement d’une industrie à une autre, ils sont amenés à « développer des types de sociabilité » qui incluent la transmission du savoir-faire aux nouveaux venus, échappant en très grande partie au contrôle de la direction des entreprises (ibid. : 7). Ce sont ces ouvriers, dont la puissance dans l’usine même est indéniable et qui y sont le fer de lance du militantisme syndical et politique, que les directions managériales et bureaucratiques, par exemple celles des usines Renault à Billancourt, visent, au moment où écrit Lefort, à purement et simplement éliminer en adoptant des méthodes d’organisation de la production inspirées du modèle américain, tayloriste et fordiste (ibid. : 7). De même que ce sont eux, pourrait-on dire, que « Socialisme ou barbarie » cherche à défendre en les célébrant comme les prolétaires tendant vers un nouvel universel parce que porteurs d’un exercice de la liberté subjective dans le travail qui vient en contradiction avec l’universel objectif réifié tel que le définissent la valeur d’échange et le travail abstrait. Or le fait est que la direction des usines a fini par emporter la mise en substituant à ces ouvriers une masse d’ouvriers asservis à la chaîne et interchangeables – souvent immigrés nord-africains de fraîche date, ce qui, comme le remarque immédiatement Daniel Mothé (1957), modifie considérablement la culture et l’identité ouvrières « classiques » –, dont les formes de résistance au capitalisme de la chaîne de montage se situeront sur un tout autre terrain que celui circonscrit par les « collectifs informels » (résistance passive, grèves sauvages, violences, etc.)[20].

L’expérience prolétarienne telle que l’entend Lefort se révélant quasi introuvable et la figure prolétaire à laquelle elle peut être associée apparaissant sur le déclin, le marxisme n’est-il pas dès lors condamné à une fatale « dégradation idéologique » (Lefort, 1979g) ? Soit le marxisme, mis « durement à l’épreuve par l’exigence de l’action », substitue au « réalisme supposé de la classe », au « mouvement réel qui abolit l’état actuel », un « réalisme du dirigeant » qui est au vrai un « substitutionnisme » (pour reprendre l’expression de Trotsky, 1970 : 76) (Lefort, 1978 : 329-330) ; soit il cherche, par-delà le prolétariat défaillant, un nouvel acteur révolutionnaire, par exemple les paysans du Tiers-Monde, mais sans souci de montrer en quoi il annoncerait un nouvel universel. Le marxisme tend dès lors à régresser en deçà de la dialectique hégélienne et marxienne, c’est-à-dire à s’installer – c’est ce qu’illustre au mieux la position politique de Jean-Paul Sartre selon Lefort – dans une sorte de négativité pure, où il s’agit de nier le monde existant, sans rien annoncer qui soit de l’ordre, par-delà la négation de la négation, de l’affirmation d’un autre monde (1953 : 1541-1570 ; 1979e : 236-268).

Cette critique du marxisme devait conduire Lefort à se mettre en quête d’un « nouveau réalisme », c’est-à-dire en continuité avec le travail mené à « Socialisme ou barbarie » même après que la rupture eut été consommée avec le groupe et la revue, à s’engager dans un effort persistant, mais dont les termes devaient nécessairement être renouvelés, de « conquête du réel » (1978 : 325). C’est ce sur quoi je conclurai brièvement.

Le réel de la démocratie

On a trop peu remarqué la persistance de la référence au réel, au « mouvement réel » et au « réalisme » dans la réflexion postmarxiste de Lefort[21]. Or cet effort de « conquête du réel », il l’oriente, après avoir quitté « Socialisme ou barbarie », dans deux directions, qui correspondent à deux penseurs qu’il commente alors longuement et qu’il faut rapprocher, même si, apparemment, tout (ou beaucoup) les sépare : Maurice Merleau-Ponty, d’une part, Nicolas Machiavel, de l’autre.

Le marxisme concentrait « le mouvement réel » susceptible « d’abolir l’état actuel » en un lieu privilégié, voire unique, le prolétariat – agissant, pourrait-on dire, comme une sorte de « point de bascule » où l’aliénation vécue, séparant l’universel abstrait et réifié du capital et la liberté subjective concrète du producteur, annonçait son renversement par la fondation d’un nouvel universel concret associant dialectiquement objectivité et subjectivité. C’est cette prétention que Merleau-Ponty conteste doublement entre 1952 et 1955 : le reproche adressé au marxisme d’avoir concentré en un seul lieu de l’espace social la critique de l’aliénation et la visée de l’universel (dans Les aventures de la dialectique, 1955) doit en effet être associé à la thèse précédemment défendue dans la leçon inaugurale de 1952 au Collège de France suivant laquelle la praxis ou l’association dialectique entre le monde objectif et la liberté subjective peut être repérée tout aussi bien dans le langage, dans la littérature ou dans la peinture (1967 : 63) – en d’autres mots, pour reprendre le titre d’un article de 1956, peut être repérée en quelque sorte « partout et nulle part » (1960b : 158-200). Le langage illustre certes au mieux ce dont il est alors question pour Merleau-Ponty : si le sujet parlant n’a de sens que de parler une langue qu’on lui a transmise et qui lui constitue donc un milieu toujours déjà là, le monde objectif qu’elle constitue n’a de sens que d’« accueillir » la parole qui, plutôt que d’être « déterminée » par lui, le « nourrit » inlassablement en l’« augmentant » ou en l’« enrichissant » (1960a : 49-51, 56 ; 1967 : 63-64). En somme : s’il n’y a de sujet parlant que par l’existence d’une langue objective, celle-ci n’existe à son tour et ne s’inscrit dans la durée que par l’activité subjective libre qu’incarne la parole. La même dialectique, estime Merleau-Ponty, peut être trouvée à l’oeuvre à la fois dans la littérature considérée comme ensemble historique et culturel et dans la peinture (ibid. : 51-52, 56-89, 95-104). La praxis n’ayant ainsi plus son lieu particulier dans le prolétariat révolutionnaire, tout se passe comme si elle investissait indistinctement tous ces lieux – peut-être même tous les lieux de l’activité humaine, laisse parfois entendre Merleau-Ponty[22].

Or si cette « délocalisation » du mouvement réel ou de la dialectique témoigne selon Lefort d’un effort valable pour « sauver » ce que recouvre la praxis au moment où celle-ci est amenée à être dissociée de l’expérience prolétarienne, il faut pourtant lui reprocher de pêcher par indistinction, au sens où Merleau-Ponty est conduit à supposer un réel apparemment « dialectisé » en tous ses composants et qui n’a donc plus ni bornes ni frontières. Mais mettre la dialectique ou la quête de l’universel partout, cela ne revient-il pas à s’interdire de la dissocier du réel existant – et par là à consacrer celui-ci en son état actuel ? Si donc on peut s’accorder avec Merleau-Ponty pour délocaliser et situer hors du prolétariat le « mouvement réel », il importe néanmoins, selon Lefort, de le lire avec Machiavel – à propos duquel Lefort amorce dès la fin des années 1950 (Merleau-Ponty, 1964 : 240)[23] un travail qui apparaîtra au final comme son opus magnum, Le travail de l’oeuvre Machiavel (publié finalement, à titre de doctorat d’État, en 1972). La force de Machiavel et qui fait tout son intérêt pour Lefort – pour dire les choses très brièvement – consiste à combiner l’idée qu’il n’y a pas un lieu unique de la dialectique avec celle selon laquelle on peut néanmoins repérer des lieux ponctuels où elle se manifeste : en effet, pour Machiavel, du moins tel que le lit Lefort, la question de la « Loi », c’est-à-dire la question de la normativité, qui se présente comme ensemble de « grands partages » établis entre le juste et l’injuste, le permis et l’interdit, etc., nourrit un inlassable travail de refondation qui tient à ce que ne manquent pas de saillir des paroles et des gestes indiquant que toute prétention à actualiser l’universel au sein de l’espace social génère incessamment des « laissés-pour-compte », susceptibles de lui manifester de l’indifférence, voire du « mépris » ou de la « haine »[24]. Situation qui suscite, suivant Lefort, une « division » devant être considérée tout à la fois comme « originaire » et « sociale », qui traverse et déchire toute société ; ce serait là, dit-il, le sens ultime de la formule de Machiavel au chapitre 9 du Prince, selon laquelle toute Cité est divisée entre deux désirs opposés, le désir des « Grands » d’« opprimer » et le désir du « peuple » de « ne pas être opprimé » (Lefort, 1972 : 725 ; Machiavel, 1972 : 49). Le « peuple », en ce sens, apparaît le nom générique donné à une manifestation de la praxis qui n’est pas localisée dans une seule classe et qui fait ainsi sa part au « partout et nulle part » de Merleau-Ponty sans qu’elle soit par ailleurs dispersée dans le monde à ce point qu’elle en vienne à se confondre avec tout le réel existant. Ce sont là, sans que je ne puisse m’étendre sur la question, les fondements premiers de l’idée de « démocratie sauvage » (Lefort, 1979a : 27)[25], entendue non comme régime mais comme rapport à l’institution symbolique du social. On le voit, entre le marxisme phénoménologique de Lefort, sa critique du marxisme, ses interprétations de Merleau-Ponty et de Machiavel et l’idée de démocratie sauvage ou libertaire, il y a un fil conducteur qui interdit de simplement poser un écart tranché et infranchissable entre « deux Lefort », le premier associé à « Socialisme ou barbarie », le deuxième ayant pris ses distances à l’égard de Marx.

Conclusion

Hegel, suivant Lefort, avait mis en garde contre la tentation d’une installation à demeure dans la négativité (Lefort, 1996 : 206). Lefort en tire, comme on l’a précédemment vu, la leçon qu’il faut distinguer entre le monde objectif et une objectivité aliénée. On a vu l’effort dans lequel il s’engage afin d’éviter de confondre objectivation et aliénation – effort qui passe chez lui par une tentative de circonscrire ce que recouvre exactement l’aliénation. Or, on peut s’interroger, en terminant, sur ce qu’il reste de cette distinction – précieuse – dans l’oeuvre postmarxiste de Lefort. En situant la négativité dans le « désir de ne pas être opprimé » par une Loi qui n’apparaît jamais autrement que comme un universel faux ou inaccompli, n’est-on pas conduit à faire de cette dernière instance une objectivité radicalement extérieure à la liberté subjective et donc fatalement aliénée ? En identifiant le « peuple » à « l’opération de la négativité » (Lefort, 1978 : 121), n’est-on pas conduit à un abandon de l’idée même d’un universel qui associerait dialogiquement ou dialectiquement l’objectivation et la liberté subjective ? Pour répondre à une telle objection, il aurait fallu que Lefort élabore un concept de désir qui fasse sa part non seulement à la distance qu’il signifie à l’égard de l’objectivité aliénée que peut devenir la Loi, autrement dit à la négativité qu’il incarne, mais également à la négation de la négativité que traduirait un assentiment positif donné à la visée d’un rapport à l’objectivation qui n’en ferait pas fatalement un faux universel, aliéné. C’est plutôt – mais c’est là une hypothèse que je me contenterai d’énoncer sans en exposer les tenants et aboutissants – chez l’un des lecteurs de Lefort à la fois parmi les plus perspicaces et les plus critiques de son oeuvre, Miguel Abensour (2000), que l’on trouverait les fondements d’une telle réflexion, élaborés dans le sillage d’une réflexion sur le concept d’utopie – qui signifie pour lui tout à la fois que le Bien n’a pas de lieu dans le social (u-topos ou « non-lieu : c’est le moment de la négativité) tout en ne cessant pas d’être visé par la liberté humaine (eu-topos ou « lieu du Bien » : c’est le moment de la négation de la négativité).