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« Trouver une aiguille dans une botte de foin »

Les Couturières de Montréal au XVIIIème  siècle est la publication du mémoire de maîtrise de Suzanne Gousse, soit l’aboutissement d’une enquête qui, si elle « s’est révélée aussi ardue que de trouver une aiguille dans une botte de foin[1] », fut rondement menée par son auteure. Actuellement candidate au doctorat en histoire à l’Université de Montréal, cette dernière exerça, précédemment, le métier des femmes qu’elle étudie et interpréta l’une d’elles comme figurante au marché public de la Pointe-à-Callière. C’est à partir de ces expériences et avec une précision remarquable, que Suzanne Gousse exploite les rares traces laissées par et au sujet de soixante-sept couturières de Montréal de quatre générations du XVIIIème siècle dans les livres de comptes de Jean Alexis Lemoine dit Monière, marchand de Montréal, et diverses archives civiles, notariales et judiciaires. Ses découvertes sont d’autant plus fascinantes qu’elles permettent de détricoter certains mythes qui entourent l’image trompeuse, parce que peu étudiée, que l’historiographie pouvait, encore récemment, véhiculer sur l’exercice de la couture.

Dans la première partie de cet ouvrage, intitulée « Couturières et tailleuses », l’auteure déconstruit, par exemple, l’idée d’une production exclusivement domestique et « par nature » féminine des textiles et vêtements. Elle en démontre le caractère professionnel et insiste sur l’exigence d’une formation pour prendre part à cette activité, alors que la machine à coudre n’existait pas et que le prêt-à-porter était réservé aux seuls marchés de l’usagé et de la traite des fourrures. Par le repérage des différentEs intervenantEs des services en ce domaine et en tissant la toile de leurs relations officielles et officieuses, elle insiste sur la multiplicité des métiers que recouvre le terme générique de « couture » et nuance le modèle de « la » couturière. Cette idée d’hétérogénéité du groupe des couturières est étayée dans une seconde partie, « Origines des couturières », dans laquelle l’auteure s’intéresse à la situation sociale (appartenance, relations et statut) de ces femmes de leur naissance à leur mariage. Celles-ci, par leur père ou leur mari, appartenaient à un groupe relativement aisé des marchands et commerçants liés de près ou de loin au marché de la traite des fourrures et aux phénomènes de l’esclavage et de la domesticité. Leur choix des témoins et la formulation des contrats lors de leur mariage, ainsi que l’identité des parrains et marraines de leurs enfants, témoignent de leur volonté de grimper dans l’échelle sociale tout en préservant et privilégiant les relations familiales.

Enfin, dans le troisième et dernier chapitre, l’étude du comportement démographique de ces femmes et de leur passage devant le notaire et en justice offre des éléments de compréhension de leur manière de vivre. Dépassant, pour la plupart, le cap de la soixantaine, les couturières avaient une espérance de vie supérieure à la moyenne des Canadiennes de la période, se mariaient au moins une première fois au début de la vingtaine et vivaient une séparation de biens ou de corps ou un veuvage plus ou moins long. Elles avaient de nombreux enfants, rarement illégitimes, dont seule la moitié survivait au-delà de 15 ans et qui, pour certains, étaient placés en nourrice. En tant que célibataires, séparées de biens, veuves ou munies de procuration, elles peuvent avoir agi seules devant notaire, notamment pour des transactions immobilières. Certaines épouses de marchands liés à la traite des fourrures, quant à elles, semblent avoir aussi eu une certaine liberté d’action notariale dans la gestion du commerce marital et ce, malgré l’incapacité juridique de la femme mariée instituée dans la Coutume de Paris. Enfin, la moitié d’entre elles furent citées une à deux fois dans leur vie dans des causes judiciaires, au civil ou au criminel, comme plaignante, intimée, partie à l’affaire ou témoin, mais jamais concernant leur pratique de couturière.

L’apport de cet ouvrage pour l’histoire des femmes, de Montréal, de l’artisanat et du commerce en Nouvelle-France est évident. L’auteure appuie d’ailleurs systématiquement ses affirmations sur l’historiographie existante dont, notamment, celle engagée, dans les années quatre-vingt avec Jan Noël et Micheline Dumont (qui préface l’ouvrage), sur le caractère « favorable » pour les femmes du contexte de la Nouvelle-France. Le seul regret que l’on peut surtout formuler à la lecture de cette étude est le manque relatif de fluidité dans l’écriture. Sans pour autant « se faire romancière[2] », l’historienne avait tous les éléments pour offrir un récit convaincant qui ne soit pas aussi régulièrement interrompu par des justifications d’ordre méthodologique ou historiographique. Cela dit, Suzanne Gousse nous offre ici la trame d’un solide tissage sur lequel pourront se fonder toutes recherches subséquentes sur l’histoire fascinante du monde de la couture.