Corps de l’article

Les années 1840-1920 : évolution et consolidation de la Franco-Américanie

Entre 1840 et 1930, environ un million de Canadiens français quittent le Québec pour les États-Unis[1]. Cette saignée démographique est un fait historique majeur au Québec et en Nouvelle-Angleterre, là où ira s’installer la majorité d’entre eux. Les raisons principales de cet exode sont économiques et elles se déclinent selon deux facteurs principaux. La situation socio-économique de la province de Québec en constitue le premier. Elle se caractérise par le manque d’emplois dans des villes moins industrialisées que celles situées au sud de la frontière. Elle est aussi liée aux problèmes structuraux du système agraire, notamment le manque de terres[2]. Cette situation engendre une paupérisation des familles, astreintes à des revenus marginaux causés notamment par les bas salaires, à un moment où la population croît de façon considérable[3]. En deuxième lieu, la présence d’une économie industrielle bien établie et prospère aux États-Unis, la proximité géographique d’usines textiles en manque de main-d’oeuvre en Nouvelle-Angleterre, ainsi que l’effet d’entraînement des départs de plus en plus nombreux vers l’eldorado américain sont des éléments qui motivent une portion importante de la population du Québec à prendre le risque de migrer afin d’améliorer son sort[4].

La présence des Canadiens français émigrés aux États-Unis, principalement en Nouvelle-Angleterre, est remarquable à plusieurs points de vue. Remarquable par leur nombre, car ils représentent environ 15 % de la population de cette région[5], mais aussi par leur force économique et leur concentration géographique. Elle l’est également par leur capacité à se constituer un réseau social fort, dynamique et actif. Grâce à ce réseau, ceux que l’on identifie graduellement comme des Franco-Américains réussiront à assurer la préservation ainsi que la transmission de leur culture et de leurs valeurs traditionnelles aux membres des générations subséquentes tout en atténuant le choc culturel de leur nouvelle vie américaine[6]. Ils se constituent avec le temps un univers où l’essentiel de la vie communautaire, commerciale et spirituelle se déroule comme au Canada français. Dans les enclaves urbaines nommées « les Petits Canadas », les Franco-Américains ont accès à un réseau d’institutions sociales, culturelles, économiques et sportives où tout se déroule en français et sous le sceau de la foi catholique. De l’école à la paroisse, des commerces aux journaux en passant par les associations et clubs, ils en arrivent à créer une structure sociale forte où la famille, la solidarité ethnoculturelle et l’attachement à la société d’origine occupent une place primordiale.

À l’aube des années 1920, il semble donc que la Franco-Américanie vive son âge d’or. Les années subséquentes démontreront la fragilité de cette apparente réalité. En vingt ans, la situation change drastiquement, et de manière irrémédiable. De Canadiens français immigrés aux États-Unis, les membres de la communauté deviendront des Franco-Américains, puis des Américains d’origine francophone[7]. Comment et pourquoi les Franco-Américains sont-ils passés du statut de groupe ethnique au fort impact à celui de groupe relativement marginal se fondant dans le grand « tout » américain ? Et de quelle manière expliquer un tel affaissement conduisant à des changements identitaires si rapides ?

Les années 1920-1940 : le point tournant

Tant sur le plan économique, que culturel et social, nous prétendons que les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre, entre 1920 et 1940, ont évolué dans un contexte historique en forte transition, très différent de celui de la génération précédente. C’est ce contexte qui sera abordé ici à travers ses multiples facettes.

L’économie en transition

Si la situation économique de la Nouvelle-Angleterre est bonne au début du siècle, elle change de façon significative pendant les années 20 et 30. Bien qu’au niveau national l’économie traverse une période faste pendant les Années folles, la Nouvelle-Angleterre subit quant à elle le déclin de son industrie textile. La concurrence des États du Sud entraîne la fermeture de nombre d’usines et un fort ralentissement économique. Des conflits éclatent entre les industriels et les ouvriers, ces derniers désirant conserver les conditions de travail acquises au fil des luttes syndicales[8]. Le chômage augmente, ainsi que l’incertitude des Franco-Américains relativement à la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie. La diminution de l’apport des plus jeunes à l’économie domestique, des lois contre le travail des enfants ayant été adoptées quelques années plus tôt, n’aide pas à cet égard. Il en va de même concernant la présence d’autres groupes ethniques prêts à travailler à des salaires moindres[9]. L’arrivée massive de 130 000 Canadiens français chassés du Québec par la crise agricole à partir de 1920 complique encore plus leur quête du mieux-être économique. Finalement, la crise des années 1930 plombe l’économie de cette région et précipite le déclin de l’industrie textile en Nouvelle-Angleterre[10].

Paradoxalement, en considérant les Franco-Américains dans leur ensemble et la deuxième génération plus spécifiquement, leurs conditions de vie se bonifient durant cette période. Un mouvement « vers le haut » au niveau socio-économique s’esquisse[11]. Cette amélioration s’explique notamment par la bonne tenue de l’économie américaine durant les années 1920. La transformation de l’économie vers la consommation de produits et de services, la hausse générale des salaires, les prix relativement peu élevés des biens et marchandises ainsi qu’un bas taux de chômage sont autant d’éléments qui profitent aux travailleurs et augmentent leur niveau de vie en général[12]. Bien que cette évolution délaisse généralement les ouvriers de l’industrie textile de la Nouvelle-Angleterre, elle touche néanmoins bon nombre de Franco-Américains qui travaillent dans d’autres secteurs de production, les types d’emplois occupés se diversifiant. Cette dernière tendance est observable au Québec et en Nouvelle-Angleterre depuis le début du siècle[13] et elle nuance le portrait d’un marché de l’emploi occupé de manière quasi monopolistique par l’industrie textile. La mutation de l’économie nationale se poursuit tout au long de ces deux décennies avec l’apparition de nouvelles industries dont celle, incontournable, de l’automobile. S’ajoute à ce contexte le boom du secteur des services et l’intervention de l’État dans l’économie en raison de la Dépression et de la Seconde Guerre mondiale. Ces changements ont un impact sur l’ensemble des travailleurs américains, dont ceux de la Nouvelle-Angleterre, et participeront à la progression du niveau de vie des Franco-Américains malgré les perturbations causées par la Dépression[14].

L’américanisation de la société, ou la concrétisation du risque

Le fort courant d’américanisation qui traverse la société durant cette période[15] et le tarissement de l’immigration en provenance du Québec influencent de façon majeure la situation des Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre. À la suite de la Première Guerre mondiale, les groupes nativistes revendiquent l’américanisation de la société. Les « Américains à double identité »[16], les radicaux politiques et les immigrants font face à des pressions de plus en plus marquées pour s’assimiler et montrer leur attachement aux États-Unis. Dans un premier temps, ces pressions visant leur anglicisation et la transformation de leurs institutions unissent les Franco-Américains[17]. Clamant et démontrant leur patriotisme américain, ils tiennent néanmoins à préserver leur culture d’origine et s’inquiètent que leur réseau institutionnel, basé sur la langue française et la foi catholique, soit menacé. Des signes de division apparaissent néanmoins avec le temps. L’enseignement en anglais dans les écoles gratuites du système public américain est de plus en plus populaire. Cette forme d’enseignement est promue par l’administration des États et vue par de nombreux parents comme un excellent moyen de mobilité sociale. Les pressions du clergé catholique majoritairement irlando-américain afin de constituer des paroisses anglophones plutôt que de préserver des paroisses nationales divise encore davantage la communauté franco-américaine. Trois tendances majeures cohabitent à l’intérieur de cette dernière[18]. Les tenants de la survivance, partisans principaux du maintien d’un mode de vie plus traditionnel axé sur la foi catholique et la langue française, sont menés par une partie des élites socio-économiques. Les modérés tendent de leur côté à vouloir adapter le réseau institutionnel afin de composer avec la culture américaine dans le but de freiner l’assimilation tout en s’insérant dans la société d’accueil[19]. Ils acceptent par exemple que l’anglais occupe une plus grande place à l’école et à l’église. Les assimilationnistes prônent, quant à eux, l’abandon de la culture traditionnelle et l’adhésion à la langue anglaise ainsi qu’au mode de vie américain. Les divergences entre les tenants de la survivance, les modérés et les assimilationnistes illustrent l’éloignement d’une certaine élite envers la majorité des membres du groupe, dont ceux de deuxième génération qui sont plus enclins à accepter la culture américaine et à vouloir atténuer leur différence culturelle[20].

La crise sentinelliste des années 1920 démontrera d’ailleurs cette distance et la difficulté des jusqu’au-boutistes à percevoir les changements qui bouleversent la communauté. Regroupés autour du journal de combat La Sentinelle, ils se feront les défenseurs des paroisses nationales, du réseau institutionnel et de la langue française. En guerre contre une partie du clergé et les modérés, les partisans de la survivance ne cesseront de déplorer et de dénoncer l’anglicisation, la perte des valeurs canadiennes-françaises ainsi que l’adaptation trop marquée à la réalité américaine. Ceux qui adhérent à une approche plus modérée, qui regroupent un large segment de la population, constatent pour leur part l’évolution de leur milieu environnant et préconisent l’adaptation à la société d’accueil. Les changements culturels, sociaux et économiques étant nombreux, il est impératif selon plusieurs de suivre cette tangente qui répond aux aspirations de la communauté, particulièrement celles des membres de deuxième génération qui sont nés aux États-Unis et qui composent déjà la forte majorité de la population à l’aube des années 30[21]. Les sentinellistes perdront finalement leur combat, devant les pressions de la hiérarchie ecclésiastique américaine et le désir d’intégration du plus grand nombre.

En effet, si la situation est alarmante pour plusieurs Franco-Américains à cause du risque évident d’assimilation et de la perte des valeurs et traditions du groupe, d’autres voient dans la quête de la survivance un risque de manquer une occasion idéale d’insertion à la société d’accueil ainsi qu’un puissant moyen d’ascension socio-économique. Pour les enfants d’immigrants nés aux États-Unis, maintenir une culture séparée devient un mode de vie de plus en plus difficile à assumer. Ces derniers sont en effet placés dans une dynamique de tension[22] entre la culture de leur pays d’accueil, à laquelle ils s’identifient progressivement, et celle de leur communauté d’origine, transmise par leurs parents et le réseau institutionnel. Quant à la principale source de renouvellement de la communauté franco-américaine, soit l’immigration en provenance du Canada français, elle subit un déclin important durant cette période. Les membres de deuxième génération sont ainsi de plus en plus majoritaires parmi le groupe franco-américain. Cette situation entraîne différents changements, dont l’anglicisation de la communauté, le désir marqué d’adhésion des plus jeunes à la société américaine en se détournant du mode de vie traditionnel et les difficultés de renouvellement du réseau social. [23]

La conscience de classe et la culture de masse, des aléas incontournables

Le changement identitaire graduel des Franco-Américains est partiellement attribuable aux deux éléments contextuels vus précédemment, soit les difficultés économiques inhérentes à cette période et le fort mouvement d’américanisation. Nos recherches pointent également vers d’autres éléments d’explication, soit la diminution de la conscience ethnique au profit de la conscience de classe ainsi que la popularité grandissante de la culture de consommation de masse au sein de ce groupe.

L’apparition d’une conscience de classe chez les Franco-Américains, conscience qui fait graduellement concurrence à celle de groupe, émerge notamment à travers les nombreuses luttes ouvrières dans l’industrie textile et par l’influence d’une société caractérisée par les divisions de classes[24]. Les luttes ouvrières dans cette industrie furent parmi les plus militantes et les plus multiethniques de l’histoire américaine. Lors de ces conflits, les travailleurs franco-américains s’impliquent de manière active tout en tissant des liens plus marqués avec les autres groupes ethniques ainsi qu’avec les organisations syndicales américaines[25]. La revendication de leurs droits en tant que travailleurs dans leur pays d’accueil, la recherche d’un revenu stable, le déclin de l’industrie textile et la détérioration de leurs conditions de travail, le tout dans un contexte de bouleversements économiques marquées par la Dépression des années 30, tels sont quelques-uns des facteurs qui poussent nombre de Franco-Américains à militer dans les syndicats et à exprimer des revendications ouvrières et sociales[26].

Se questionnant sur la société qui les entoure et sa composition, remettant graduellement en question le modèle social traditionnel proposé par une partie des élites et se sentant de plus en plus d’affinités avec leurs compagnons et compagnes de travail provenant d’autres groupes ethniques, les Franco-Américains intègrent graduellement une identité basée sur leur appartenance à une classe sociale. Cette hypothèse rejoint le concept d’Ethclass, défini par le sociologue américain Milton Gordon comme la combinaison des notions de classe et d’ethnicité à des degrés variables en tant qu’éléments constitutifs de l’identité d’un groupe donné[27]. De nouveaux comportements illustrant cette situation apparaissent, tels que les mariages mixtes, et ce particulièrement chez les immigrants de deuxième génération. Ce témoignage d’une travailleuse de l’industrie textile à Manchester est représentatif de l’évolution de la situation : « It’s changed with the younger ones. They are like a second generation. My brother married an Irish girl, and my last sister, an Irish boy. Her husband died, and she remarried. Her husband is Irish. My sister Yvette also married an Irish boy. For us, though, it was understood that you married French. »[28]

Le sentiment de partager un mode de vie selon la classe sociale définie à laquelle on appartient et non selon son origine culturelle explique partiellement ce changement identitaire. S’éloignant ainsi de la référence traditionnelle canadienne-française, les Franco-Américains s’américanisent[29]. Certains se définissent comme membres de la classe ouvrière : « Everyone was working-class that we knew. We didn’t know anybody middle-class or upper-class. »[30]. D’autres sentent qu’ils font partie d’une classe différente : « I guess we were in the middle class, like we are today, because we never starved. We always have plenty to eat. »[31] Cette nouvelle appartenance creuse durant cette période un fossé, qui ira en s’élargissant, entre une part significative des élites socio-économiques et le peuple. Cette division fragilise l’emprise des premières sur la société franco-américaine, notamment sur l’idéologie de la survivance, et donc sur le message identitaire[32]. Les travailleurs franco-américains constatent que ces élites traditionnelles ne les appuient pas, ou peu, durant les conflits de travail. Ils observent que le fait de vouloir s’adapter à la vie américaine, d’envoyer leurs enfants à l’école publique américaine ou de se désintéresser de la mère patrie qu’est le Canada français constitue une attitude condamnable aux yeux des traditionalistes. C’est pourtant le choix que font plusieurs, changeant ainsi leur manière de vivre et leurs schèmes culturels, ce qui contribue à les rendre progressivement plus américains et moins canadiens-français[33].

Par la suite, l’acculturation de ce groupe ethnique sera accélérée par l’arrivée à la même époque aux États-Unis de la culture de masse et par le changement graduel du mode de vie. Par culture de masse, nous entendons tant la culture diffusée de façon massive que la culture de consommation de masse. Cette nouvelle réalité aura un impact profond sur l’identité culturelle mouvante des Franco-Américains[34], en particulier ceux de deuxième génération et les ouvriers, pris dans un dilemme difficile entre leur culture traditionnelle et la culture de la société d’accueil. L’attrait de la culture et de la consommation de masse a d’énormes conséquences pour l’ensemble de la société américaine et quoique moindre que ce qu’il deviendra durant l’après-guerre et ralenti par la Dépression, il ne se dément pas[35]. L’économie de cette période s’arrime fortement à la consommation de produits et de loisirs véhiculant les valeurs américanistes et la modernité. L’historienne américaine Lizabeth Cohen affirme d’ailleurs que deux vecteurs importants de l’identité américaine, soit celui de citoyen et celui de consommateur, longtemps vus comme des éléments constitutifs séparés, sont en fait liés à partir de cette période[36]. Ces deux décennies voient, par exemple, la consécration de la voiture comme le symbole et l’objet incontournable de la société américaine[37]. En 1920, si 26 % des ménages américains possèdent un véhicule automobile, cette proportion grimpe à 55 % vers la fin des années 30 pour atteindre environ 65 millions de véhicules[38]. De plus en plus accessible, l’automobile modifiera drastiquement le mode de vie des gens, leurs loisirs, les transports, l’étalement urbain et l’économie. Autre preuve de réussite et d’insertion dans ce mode de vie américain tant désiré, la propriété immobilière devient alors le fait d’une majorité de citoyens. L’automobile sera d’ailleurs un facteur majeur en ce sens car elle permet dorénavant des déplacements rapides vers la banlieue qui connaît dès lors une croissance majeure. Le cinéma et la radio, moyens de communication et de loisirs de masse, autant que d’uniformisation culturelle, atteignent des sommets de popularité. Dans le cas du cinéma, il est à l’origine un lieu de sociabilité pour de nombreux ouvriers et immigrants. Il leur permet d’y voir un film et un spectacle de vaudeville pour peu cher, la plupart du temps à proximité, dans leur quartier. Dès l’après-guerre, l’uniformisation de plus en plus courante de la programmation et des salles, l’achat de nombreux cinémas ethniques par des chaînes américaines et la capacité de se déplacer ailleurs en ville dans des cinémas plus chics grâce à l’automobile changent la nature de cette expérience culturelle[39]. Quant à la radio, son impact sera gigantesque et touchera l’ensemble de la société. De 1924 à 1940, le pourcentage d’américains qui possèdent une radio passe de 11 à 80 %[40]. Moyen d’information, elle devient également petit à petit un moyen de détente grâce à la musique et aux émissions de variétés et, surtout, un outil de vente très puissant[41]. À partir de ce moment, les référents culturels, politiques et sociaux deviennent un peu plus les mêmes pour un nombre grandissant d’Américains. La diffusion à grande échelle de messages publicitaires qui se raffinent, publicités qui évoquent bien souvent les mérites de l’American Way of Life et de la consommation, a un grand impact parmi la population. La masse des consommateurs connaît un accès grandissant à de nombreux produits et services tels que la radio, l’automobile, les électroménagers, l’alimentation industrielle, les appareils photos, le téléphone, les aliments emballés et le phonographe, qu’elle ne se prive pas d’acquérir[42]. Les sports professionnels et les exploits des héros américains, tel Babe Ruth, fascinent les foules. Les Comics, le jazz et les magazines grand public sont d’autres éléments d’acculturation de plus en plus présents et populaires parmi les Américains. Cet attrait semble indéniable chez les immigrants canadiens-français de deuxième génération, nés aux États-Unis et ayant un rapport ambigu avec la culture traditionnelle de leurs parents : « The city’s French press began selling considerable amounts of advertising space to car and radio dealers in the 1920s, and the yearning to acquire such goods, judging from such evidence as Henry Boucher’s razor-sharp recollection of the day he purchased his first Ford, reach down at least to the stable, well-paid strata of the working class. »[43] Si l’effet d’acculturation n’est pas instantané ni semblable pour tous, il se fait néanmoins progressivement et durablement sentir dans la communauté, au gré des besoins économiques et culturels de ses membres[44]. Au cours de cette période, les Franco-Américains deviennent donc graduellement des Américains d’ascendance canadienne-française. Ce changement identitaire, véritable dilemme pour les enfants d’immigrants, en poussera certains à exprimer cette réalité par le biais de l’écriture.

La littérature franco-américaine comme source historique

Une proportion significative du corpus littéraire de ce groupe touche à la question identitaire et au rapport des Franco-Américains à leur pays d’adoption[45]. Certains de ces écrits sont des romans produits par des auteurs de deuxième génération et portant sur la vie des Franco-Américains en Nouvelle-Angleterre entre 1920 et 1940[46]. Tous utilisent en toile de fond le processus d’insertion dans la société d’accueil et ils sont représentatifs du contexte socio-historique dans lequel ont vécu les écrivains. Ces romans nous sont apparus comme des sources historiques complémentaires au matériel historique traditionnel dans le cadre de nos recherches. L’historicité de cette littérature sera ici présentée dans ses grandes lignes, pour ensuite nous attarder aux auteurs et à leurs oeuvres.

L’historicité de la littérature dans le contexte américain

Les textes littéraires constituent une des nombreuses sources utilisées par les historiens depuis les débuts de notre discipline. De ce fait, employée dans le cadre d’une méthode d’analyse rigoureuse et en tenant compte à la fois de l’auteur, de son parcours, de l’oeuvre et de son contexte de production, la littérature romanesque peut être considérée comme une source valable[47]. Selon la professeure de littérature américaine Carla Cappetti, qui a étudié les liens entre certains écrivains et sociologues de Chicago durant les années 20 et 30, l’oeuvre de fiction est souvent tributaire des expériences vécues par l’auteur, du contexte socio-historique dans lequel il évolue et de ses référents culturels. Toujours selon elle, la production romanesque de l’époque permet ainsi de mieux dépeindre et comprendre l’immigration, la ville et la société américaine de l’entre-deux-guerres[48]. Ayant étudié le phénomène de l’ethnicité aux États-Unis à travers les oeuvres de fiction, Thomas J. Ferraro prétend quant à lui que les écrivains provenant de familles immigrantes expérimentent le déchirement entre leur appartenance à la culture américaine et leur culture traditionnelle[49]. Lors du processus d’écriture, le créateur de l’oeuvre prendrait en effet conscience des transformations culturelles tendant vers la modernité qui les touchent, lui et son groupe d’origine. Dans le cas plus précis de la littérature franco-américaine, Armand Chartier y voit l’expression d’une culture qui tente de se définir et dont les romans sont un moyen pour l’écrivain d’exprimer une réalité commune dans un contexte donné[50]. De l’avis d’Éric Joly, elle représente un moyen original d’explorer le point de vue des Franco-Américains sur leur milieu de vie et de comprendre les doutes identitaires d’une partie des membres du groupe[51]. Il est cependant important, selon nous, de ne pas considérer ces romans provenant d’un groupe minoritaire comme des représentations fidèles en tous points à la réalité de l’époque étudiée. Dans la démarche d’analyse proposée, il faut tenir compte à la fois de la dimension fictive du récit, de la vie de l’auteur, de la part autobiographique qui se retrouve dans le roman ainsi que de l’intention de l’écrivain en produisant le texte. Nous souscrivons également à l’approche de Werner Sollors, spécialiste des rapports entre la littérature et l’ethnicité, qui considère que la littérature ethnique est une composante intégrale du canon littéraire américain. Elle n’est pas à ses yeux une création marginale, mineure, produite essentiellement dans le but de témoigner et de documenter la vie d’un groupe particulier[52]. Autre élément primordial de sa démarche qui emporte notre adhésion, ces romans doivent se lire comme des manuels d’insertion dans la société américaine[53]. Les oeuvres et les auteurs sélectionnés le sont donc en accord avec le cadre d’analyse tout juste évoqué.

Les écrivains et leurs oeuvres

Les trois auteurs choisis sont Alberte Gastonguay-Sasseville, auteure de La jeune Franco-Américaine, Gérard Robichaud et son roman Papa Martel ainsi que Jack Kerouac pour ses Lowell Novels. Ces écrivains sont fille et fils d’immigrants, tous ayant écrit des romans qui portent sur la vie des Franco-Américains en Nouvelle-Angleterre entre 1920 et 1940. Les écrits d’Alberte Gastonguay-Sasseville ont été produits durant la période étudiée, les autres sont le fruit d’une démarche ultérieure des écrivains, leur production étant rétrospective. Le concept de deuxième génération que l’on applique ici aux Franco-Américains, défini comme ceux et celles étant nés aux États-Unis de parents canadiens-français y ayant immigré[54], est utilisé dans un sens large. Le parcours et la vie des auteurs rendent cette souplesse nécessaire. Une question demeure, celle de la représentativité de ces personnes comme membres de la deuxième génération franco-américaine des années 20 et 30. Bien qu’elles ne puissent être caractéristiques de l’ensemble du groupe, nous estimons que socialement et culturellement, elles constituent un choix éclairant. Composé de deux hommes et une femme provenant de milieux sociaux hétérogènes, avec des parcours de vie différents et des oeuvres distinctes, leur sélection répond à un désir de représenter de manière diversifiée la réalité de l’acculturation des Franco-Américains de deuxième génération à l’époque.

Alberte Gastonguay-Sasseville est née en 1906 à Lewiston dans l’État du Maine. Fille d’un prospère vendeur d’assurances, ayant mené une existence indépendante et intéressée par la vie de sa communauté[55], elle publie en 1933 un court roman sous forme de feuilleton dans Le Messager, principal journal francophone de Lewiston. Ce récit explore le dilemme vécu par une jeune Franco-Américaine qui évolue entre un mode de vie traditionnel, familial et en périphérie de la ville, et un mode de vie urbain, plus moderne, marqué par l’American Way of Life. Centré sur l’importance des valeurs traditionnelles, il aborde le conflit interne vécu par plusieurs enfants d’immigrants et les inquiétudes de leurs parents[56] :

Il était fier d’être de la race française, de pouvoir dire à ses frères du Canada qu’il faisait sa part pour conserver la langue maternelle et qu’il avait réussi à monter les degrés de l’échelle politique sur un sol qui n’était pas le sien. […] Sa fille gardera-t-elle la mentalité de ses pères, ou fille d’une éducation mixte et cosmopolite se transformera-t-elle au point d’oublier ses aïeux et leurs nobles gestes ?[57]

L’originalité de La jeune Franco-Américaine tient au fait qu’il propose le point de vue d’une femme sur les choix et les compromis que les membres de la deuxième génération doivent faire durant cette période. Il existe peu d’informations sur l’auteure et son oeuvre, dont la valeur artistique ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs, mais dont le mérite documentaire est cependant reconnue par plusieurs d’entre eux[58].

Sa mère ayant reçu le conseil de son médecin d’aller accoucher à la campagne dans sa famille, Gérard Robichaud est né dans la région de la Beauce, au Québec. Issu d’un milieu très modeste, il devait naître lui aussi à Lewiston[59]. Quelques semaines plus tard, il rejoint le reste de sa famille aux États-Unis. Bien que techniquement né au Québec, nous assumons son statut de membre de la deuxième génération, ses parents étant immigrants et étant lui-même le seul enfant du couple à ne pas naître à Lewiston. Paru en 1961, son roman Papa Martel raconte l’immigration d’une famille canadienne-française dans une ville industrielle de la Nouvelle-Angleterre et la vie de ses membres durant les années 1920-1940. L’oeuvre dépeint l’adaptation des nouveaux arrivants à leur pays d’accueil, leur intégration dans la société américaine et leur acculturation progressive[60]. Elle explore notamment l’impact du mode de vie américain en cette ère de modernité ainsi que celui du contexte socio-économique de cette période sur la vie des enfants du couple d’immigrants :

It is the language of Shakespeare, of Milton, and of those who make money in the business world. […] In this house, we shall learn to speak French well, and we shall pray to God in our native tongue, and we shall speak the English, the language of our new country, and speak it well too ![61]

Basé sur la vie du père de l’auteur et ayant comme but de rendre hommage à une culture d’origine qui a fortement marqué ce dernier, il est à noter qu’il fut publié en anglais. Ce fait particulier rend ce document encore plus pertinent pour notre étude car il démontre partiellement le phénomène d’acculturation touchant les Franco-Américains de deuxième génération.

Jack Kerouac est né en 1922 à Lowell, Massachusetts, de parents provenant du Québec et ayant immigré aux États-Unis. Surtout connu pour On the Road et ses romans de la route, de quête de soi et de rejet du conformisme américain, il a aussi écrit de remarquables romans sur son enfance et son adolescence. Considéré comme un écrivain majeur, Jack Kerouac a rédigé les Lowell Novels entre 1948 et 1968. Ses livres sont largement autobiographiques, au point où François Ricard, professeur de littérature québécoise, parle de « vécriture » dans son analyse dédiée à l’écriture de Kerouac[62]. Centrés sur ses années de jeunesse, ils explorent la vie des Franco-Américains dans une ville industrielle de la Nouvelle-Angleterre dans les années 1920 et 1930. Par exemple, une oeuvre telle Doctor Sax est vue par certains comme le meilleur témoignage disponible sur cette communauté durant l’entre-deux-guerres[63]. Plusieurs éléments du contexte socio-économique et les changements culturels décrits précédemment apparaissent dans ses romans, tels les loisirs, le monde de l’école, la nourriture, l’assimilation, l’attirance du mode de vie américain, pour n’en nommer que quelques-uns. Un de ceux qui revient le plus souvent est le sport, à la fois comme moyen d’affirmation de solidarité culturelle et d’intégration à la société américaine : « It was the Canucks against the Greeks. The beauty of it all, these two teams later formed the nucleus of the Lowell High School football team. »[64] Le conflit identitaire est également une composante majeure de sa vie et de son oeuvre, comme en fait foi cette affirmation provenant du journal personnel de Kerouac : « I think he is my original self returning after all the years since I was a child trying to become “ un anglais ” in Lowell from shame of being a Canuck ; I never realized before I had undergone the same feelings any Jew, Greek, Negro or Italian feels in America… »[65] Bien que célébré comme un auteur américain, Kerouac est aussi un écrivain d’ascendance canadienne-française, qui témoigne de son ambivalence identitaire et du processus d’acculturation vécu par lui et les membres de sa communauté.

En guise de conclusion : le risque d’immigrer

La particularité de l’histoire des Canadiens français aux États-Unis réside en partie dans la question identitaire. De Canadiens français vivant aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, ils se définissent eux-mêmes comme Franco-Américains quelques décennies plus tard au début du XXe siècle, et puis comme Américains d’ascendance canadienne-française à partir des années 1940. Ce changement dans la définition fondamentale de leur identité s’explique par la singularité du contexte socio-économique, historique et culturel dans lequel ils évoluent à un moment de forte transition. Kerouac et les autres écrivains retenus incarnent des figures symboliques de la quête identitaire de ce groupe, qui a pris un risque et traversé une frontière afin d’améliorer son existence. À cette frontière réelle, il semble que les Franco-Américains aient substitué une frontière identitaire mouvante que l’historien et anthropologue Pierre Anctil nomme « le Québec d’en bas »[66]. Pas vraiment Américains mais plus tout à fait Canadiens français, les Franco-Américains préserveront longtemps leur culture d’origine pour graduellement la perdre dans le grand ensemble américain. Par la suite, ils se poseront souvent des questions sur leur identité réelle et leur place dans leur pays d’accueil, notamment par le biais d’oeuvres de fiction.