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En faisant un retour sur notre démarche de création littéraire[2], nous explorons comment penser/panser les blessures liées à la santé mentale dans le domaine de la justice, autrement. Et particulièrement en prison. Comment la création artistique peut-elle offrir, bien que modestement, un espace d’expression et de reconquête de soi pour les personnes incarcérées ? En empruntant la voie/voix de la fiction, comment créer de la beauté à même la souffrance ? Comment cette initiative artistique citoyenne nous permet-elle de penser l’incarcération, la santé mentale autrement ? Comment les textes littéraires issus de ces ateliers nous permettent-ils de voir les prisonniers et les prisonnières sous un autre angle ? En plus d’être potentiellement « thérapeutiques » (sans être leur visée), quel est l’impact possible sur leur santé mentale, leur mieux-être ? Quelles sont les passerelles offertes par la création entre justice et santé mentale ? Quels en sont les ressorts, les dilemmes, les limites et les forces ? Autant de questions auxquelles vous serez conviés dans cet article.

Quatre temps forts ponctuent cet article. Premièrement, il sera question de situer la culture dans la prison, la prison dans la culture ; deuxièmement, de présenter l’écriture du huis clos ; troisièmement, de faire un retour sur le projet de création littéraire avec l’Association des auteures et des auteurs de l’Ontario français (AAOF) ; et quatrièmement, de discuter de l’émergence de quelques thèmes.

De la culture en prison, de la prison dans la culture

Ici et ailleurs, les événements et les manifestations artistiques, les symposiums autour de « la culture en prison et la prison dans la culture » se succèdent aussi bien « dedans » que « dehors ».

Le court métrage Between the Bars, de Madonna, marque le coup d’envoi de La liberté par l’art, une initiative en ligne mondiale pour promouvoir la liberté d’expression et répondre et protester contre la persécution dans le monde entier. Très beau, le film se déroule en noir et blanc et met en scène Madonna en prison, sur fond de sirène d’alarme, avec la voix de la chanteuse. En mars 2013 se tenait le symposium Performance and Justice : Representing Dangerous Truths au John Jay College of Criminal Justice, à New York, où le théâtre et la danse rencontrent le milieu universitaire. La Suisse, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la Slovaquie, l’Irlande ont convergé sur Marseille, alors capitale européenne de la culture, en juin 2013, avec leurs cinéastes, metteurs en scène, acteurs, détenus, directeurs de prison, photographes, vidéastes et professionnels, là où s’est tenue la conférence européenne sur la création artistique avec les publics sous main de justice intitulée « Frontières dedans/dehors : un dialogue entre l’art, la prison et la société ». Plus près de nous, en Colombie-Britannique, l’établissement de détention pour hommes William Head a produit des pièces de théâtre pour le grand public pendant les 30 dernières années. Agir par l’imaginaire, un projet artistique d’envergure mené par la Société Elizabeth Fry du Québec, de 2008-2011, en partenariat avec Engrenage Noir LEVIER, a impliqué plusieurs artistes, une centaine de femmes de la Maison Tanguay, de l’Établissement Joliette, de l’Institut Philippe-Pinel et de la maison de transition Thérèse-Casgrain. En 2011, une exposition est venue couronner le tout. La prison s’invite aussi à la télévision, ce média de masse. Depuis septembre 2012, la Société Radio-Canada présente la série Unité 9, très populaire en raison de la richesse des textes, des dialogues, des retours en arrière, de la musique, des prises de vue en plongée et surtout de l’immense talent des comédiennes et comédiens. Une autre série, celle-ci américaine, Orange Is the New Black, met elle aussi en scène des femmes en prison.

La prison s’invite donc dans l’univers culturel et le culturel s’investit, à son tour, en prison. La création en prison est plus que du divertissement, de l’occupationnel, l’art devient un axe de création, de transformation de soi – du nous – qui permet de jaillir sur l’extérieur.

Sur l’écriture du huis clos : quelques marqueurs

Delorme (2010) situe l’émergence de la parole de l’enfermement dans les grottes où l’homme des cavernes y a eu recours pour extérioriser ses craintes. Sa forme plutôt « carcérale » prend forme avec le philosophe Socrate et le prophète Jésus (Zim, 2009). Au Moyen Âge, l’écriture est mise au service des dissidents religieux et politiques pour les aider à réaliser leurs missions. La prison est un lieu transitoire avant le prononcé de la peine et l’exécution du châtiment. Quand la prison devient plus tard une punition en soi, l’écriture carcérale y prend tranquillement son essor. Le courant atteint son apogée au xxe siècle : on y recense plus d’auteurs que dans tous les siècles antérieurs combinés (Davies, 1990). Depuis les années 1980, et plus particulièrement depuis le xxie siècle, l’écriture carcérale est marquée par un nouveau phénomène : l’avènement des professionnels et des artistes dans les institutions. Dans cette mouvance, pour certains, la mise à l’écrit devient synonyme d’art-thérapie. Quoi qu’il en soit, dans le cadre de notre projet, il s’agit bien modestement d’une rencontre littéraire entre des auteurs-animateurs et des détenus ou des personnes supervisées, entre la liberté et l’enfermement.

Que signifient les écrits issus de l’enfermement et surtout que représentent-ils ? D’entrée de jeu, cette forme d’écriture constitue un moyen de subversion. En fait, il y a remise en question de concepts et actualisation de paradoxes. D’abord, cette forme d’écriture déstabilise ou, selon l’hypothèse de Rostaing et Toureau (2012), remet en question le concept d’institution totale de Goffman (1961). Les écrits de l’enfermement créent une passerelle entre le dedans et le dehors, c’est-à-dire entre la prison et la société.

Cependant, cette ouverture relative est récente et limitée à certains pays. Cela s’explique par le fait que la culture dans la prison est tantôt revendiquée, tantôt remise en question (Guidez, 2007). Les initiatives artistiques sont perçues comme des outils de réinsertion au même titre que la formation professionnelle (Finio, 1986 ; Salaun, 2008). Il est intéressant de noter qu’en France, notamment, l’intégration et la définition de la culture en prison font suite à deux protocoles mis en place en 1986 et 1990. Ces initiatives culturelles en prison sont influencées par de nombreux facteurs : le gouvernement et ses intérêts, l’administration pénitentiaire, les fonds et le personnel recruté (Finio, 1986).

Quant aux vertus et aux effets prêtés à l’action culturelle en prison, Siganos (2008) est d’avis que celle-ci redéfinit la peine tandis que Rostaing et Toureau (2012) prêtent au partenariat culturel la prétention de transformer la prison et de créer plus de liens entre le dedans et le dehors.

Comment peut-on classifier les auteurs[3] participant aux initiatives en milieu communautaire et carcéral ? Signanos (2008) met en lumière l’interaction entre les auteurs et les détenus lors des ateliers d’écriture. Cette dynamique a pour effet de transformer les premiers en porte-parole de l’identité des seconds. Pour sa part, Davies (1990) propose de conceptualiser les auteurs écrivant à propos de la prison de trois manières. D’abord, il s’agit de les voir comme des écrivains en marge de la société et de la prison, un peu comme les membres d’une société souterraine (underground). Il est aussi possible de les définir comme étant inspirés directement des éléments de la culture carcérale. Enfin, les auteurs peuvent être caractérisés comme les participants du folklore de l’incarcération et de l’exil. Toujours selon Davies (1990), ces écrivains n’ont pas besoin d’avoir fait directement l’expérience de l’incarcération. Pour leur part, les auteurs de l’AAOF ont été « enfermés » d’une certaine manière : pour la durée des ateliers, ils se sont emmurés dans les locaux des établissements et ils ont ressenti des malaises liés à l’enfermement (rituel d’entrée, surveillance, oppression des lieux, des interdits et des réactions après la sortie).

La pratique de l’écriture effectuée dans le contexte de possibilité de la prison mérite-t-elle d’être classée sous le genre littéraire des prison writings ? Rodriguez (2002) répond par la négative. Il invite à faire preuve de prudence étant donné les implications d’une classification de cet ordre, notamment le gain de crédibilité de l’institution qui se revendique d’un potentiel pédagogique. Par ailleurs, cette classification aux productions culturelles incarcérées renforce l’ordre et la cohérence de l’institution alors que les détenus auteurs ne font ni l’un ni l’autre. En d’autres termes, cette mise en genre littéraire « légitimise et reproduit le régime matériel-discursif de l’emprisonnement[4] » (Rodriguez, 2002, p. 409). En revanche, la relation politique entre l’enfermement et l’écriture est occultée. Rodriguez (2002) montre en quoi plusieurs détenus prenant la plume clament une désaffiliation vis-à-vis de la prison comme régime absolu privant de liberté et légitimant la violence. Ils refusent de l’endosser en tant que site de foisonnement littéraire. Ils la perçoivent plutôt comme un site de résistance. Il s’agit avant tout d’une littérature de combat ou d’une littérature de détention politique plutôt que de textes domestiqués à une structure littéraire acritique. L’écriture agit à titre de catalyseur de l’action politique. Au Canada, le Journal of Prisoners on Prisons donne la parole aux détenus de tous les coins du monde, et ce, depuis plus de 25 ans, et est un exemple éloquent de catalyseur de l’action politique.

Qui plus est, les écrits témoignent d’une transposition des contraintes, de remises en question du « rapport au temps, aux autres et à soi ; ils font usage de l’écrit pour faire face à la crise dispositionnelle (sic) et identitaire qu’ils vivent » (Glas, 2006). Cette crise à laquelle Glas fait référence trouve un écho dans les propos de Goffman (1961) en ce qui a trait à la cérémonie d’entrée qui dépouille le sujet de ses rôles sociaux antérieurs et qui produit des sujets institutionnels à l’identité « incarcérée » (Rostaing, 1997). Plus encore, le récit carcéral a la particularité d’être traversé par deux paradoxes : le gain à travers la perte et la liberté à travers l’enfermement. En ce qui concerne le gain à travers la perte, Zim (2009) mentionne que l’écriture carcérale est une analogie à la religion chrétienne et à sa dimension sacrificielle. Elle est censée offrir une compréhension de la condition humaine et acquérir des outils pour percevoir autrement son existence. Ripoll (2005) mentionne que l’écriture carcérale est « un moyen de réappropriation, de reconstruction symbolique du sujet » (Ripoll, 2005, p. 8). Davies (1990) et Zim (2009) avancent des idées similaires, et plus encore. Pour ceux-ci, le récit d’enfermement a la prétention de sauver sa personne (l’auteur), voire l’humanité. Chez Freeman (2009), l’incarcération fournit un gain de crédibilité aux auteurs des xvie et xviie siècles. Ainsi, certains revendiquent une autorité spirituelle en raison de la virtuosité attribuée à leur expérience. L’enfermement est aussi une occasion pour les auteurs de reconstruire leur honneur et leur réputation. Sur un autre plan, les écrits des prisons et des pénitenciers constituent un matériel empirique susceptible d’enrichir les sciences humaines et de fournir des connaissances carcérales, voire des définitions de soi et de l’institution (Auvert, 2007). En paraphrasant Rodriguez (2002), l’incarcération constitue une condition de possibilité d’écriture pour les auteurs et l’occasion de mettre en forme une dissension contre-hégémonique, c’est-à-dire la praxis radicale d’une résistance : de s’élever contre le régime et de montrer l’incohérence de leur enfermement et les possibilités de création.

Retour sur un temps d’écriture partagée du dedans et du dehors

Le projet d’ateliers de création littéraire est né de l’initiative de Jean Malavoy, précédent directeur général, et du soutien du directeur actuel de l’Association des auteures et des auteurs de l’Ontario français, Yves Turbide, qui a commencé à l’automne 2011. Deux pénitenciers fédéraux québécois ont accepté l’invitation, l’Établissement Leclerc pour hommes à Laval[5] et le pénitencier pour femmes de Joliette. Des centres ouverts, comme le Centre de la Société Elizabeth Fry de l’Outaouais et La rue des Femmes (un centre pour femmes itinérantes) de Montréal, ont participé à ce projet ainsi qu’un groupe des Impatients (un organisme qui vient en aide aux personnes atteintes de problèmes de santé mentale au moyen de l’expression artistique), aussi de Montréal. J’ai mené également des ateliers avec des détenus à Marseille, en France.

Pendant plus d’un an, j’ai accompagné des auteurs de l’AAOF afin d’offrir des ateliers d’écriture littéraire au sein de certains établissements carcéraux et milieux communautaires. Guy Thibodeau, Tina Charlebois, Éric Charlebois, Michèle Vinet, Martine Rodriguez, Alberte Villeneuve, Lise Careau ont relevé le défi avec brio[6]. Pour Guy, Tina, Éric, Michèle et Martine, la surprise de la prison. L’effroi même. Ces barbelés, ces portes, ces rituels de sécurité, l’architecture du contrôle.

À partir d’exercices de réchauffement, de créations collectives et individuelles, les personnes incarcérées (ou des milieux communautaires) ont été invitées à laisser libre cours à leur imaginaire, chaque auteur y proposant sa propre démarche. La rencontre entre la personne incarcérée (ou sur surveillance dans la communauté) et l’écrivain a été une période riche en termes d’échanges citoyens. Période de questionnement, de transformation pour les uns et pour les autres.

Tina Charlebois, poète, dira de son expérience au Leclerc : « Il est vrai que je suis entrée dans ce projet avec mes idées préconçues – des prisons, des prisonniers […]. Ces idées ont été confirmées et détruites, rehaussées et embrouillées. » Le doute et l’enchantement sont évoqués, comme Guy Thibodeau nous le raconte dans son journal de bord après sa première rencontre au Leclerc :

Le lendemain matin, au réveil, je ressens un effet de lourdeur. Mon sentiment de la veille persiste ; c’est trop difficile […]. J’ai lu l’appréciation […] « Je me suis senti comme si je n’étais plus en prison. » Et là. La digue de résistance venait de céder. J’ai saisi l’importance d’y retourner […].

De son côté, Martine Rodriguez raconte : « À l’Établissement Joliette, je me suis donc retrouvée une nouvelle fois avec des personnes qui avaient eu moins de chance que moi dans la vie […]. » Un courriel d’Éric Charlebois le mercredi 28 novembre, matin de sa dernière rencontre au Leclerc, témoigne de la profondeur de l’expérience : « […] Je suis à l’envers : je ne veux pas que ça finisse. La fin, ce n’est bon que pour les sentences. »

Le but n’était pas d’écrire sur la prison mais plutôt de la transcender. Très vite, par contre, leur expérience carcérale revenait comme un ressort existentiel nourrissant leur imaginaire. Aucun thème n’a été imposé. Emprunter les voies/voix de la fiction pour créer de la beauté à même le laid, la douleur et parfois l’horreur.

Au coeur des projets, trois grands objectifs étaient poursuivis : donner la parole aux personnes incarcérées, favoriser un temps de rencontre citoyenne « dedans/dehors » par l’écriture, et publier ces textes dans un collectif pour donner une voix aux personnes incarcérées avec des textes des auteurs-animateurs et des artistes du dehors divers (écrivains, poètes, photographe, chanteurs, chorégraphe, artistes visuels) évoquant, à leur manière, l’enfermement, dans tous ses états. Le livre-témoin de ce temps de création partagée (Frigon, 2014) a été conçu à partir d’un corpus de base comprenant : 1) des textes du dedans créés en ateliers avec les auteurs de l’AAOF ; 2) les textes du dehors de dix artistes issus de différents champs artistiques : Jane Evelyn Atwood (photographe américaine), Natalie Beausoleil (artiste visuelle et professeure de sociologie à Terre-Neuve), Chrystine Brouillet (romancière québécoise), Margaret Michèle Cook (poète québécoise), Alan Côté (chanteur et directeur du Festival en chanson de Petite-Vallée en Gaspésie), Denise Desautels (poète montréalaise), Valérie Descroisselles-Savoie (étudiante de doctorat en criminologie, art-thérapeute et artiste multidisciplinaire montréalaise), Claire Jenny (danseuse et chorégraphe de la Compagnie de danse contemporaine Point Virgule à Paris), Andrée Lacelle (poète franco-ontarienne) et Michel Ouellette (auteur franco-ontarien).

En cours de route, le projet s’est « ouvert » à d’autres zones d’enfermement (par ex. : la « rue », la maladie mentale) afin de voir les différentes « couches » d’enfermement (Matteau, 2012). Ainsi, plus de 200 textes ont été produits et plus de 80 personnes (des milieux fermés et ouverts)[7] ont participé au Québec dans le cadre de ce projet avec l’AAOF.

Avant d’aborder les thèmes, les paradoxes et les enjeux liés à l’écriture en milieu carcéral, voici quelques textes réalisés dans ce milieu.

Mystère

À l’aurore

Oasis de paix

Au bruissement des feuilles

J’entends

Le son velouté des cigales

Émergeant je ne sais d’où

Maison délabrée

Vieillotte

Remplie de mystère

Croupie au milieu

Jardin de fleurs

Reflétant

Un secret certain

Le goût

D’y percer

Le mystère

Liz, Joliette

La cellule en deuil

Le soir, couchée dans ma cellule

Je regarde ta photo et je me dis

Que j’aimerais revenir en arrière

Le soir, couchée dans ma cellule

Je pense à toi couché près de moi

Et ces murs de béton me découragent

Le soir, couchée dans ma cellule

Je ne pense qu’à toi

Et plus rien ne nous sépare

Foxy, Joliette

Lettre à toi maman

15/05/2012

Aujourd’hui ça fait 6 mois que je suis enfermée.

Être loin de toi, séparée de toi, de ton odeur, de ton corps me ronge.

Le fait de te savoir inquiète pour toi hante mes pensées.

Quand je t’appelle tu me demandes comment je vais et moi je me demande comme tu vas ?

Est-ce que tu manges ?

Est-ce que tu dors ?

Est-ce que tu vis tout simplement ?

Je pense aux larmes et aux images qui doivent s’endormir avec toi […].

Zohra, Marseille

Mon amour

Quand je te regarde dans les yeux

Je vois une douce lumière

Toi tu es là

Derrière

Reflet de ton âme

Prison de tes mots

Une larme sur ta joue

[…]

Tu restes muet

Je veux lire en toi

Entendre ta voix

Autrefois ce silence me charmait

Aujourd’hui il m’effraie

Pourquoi as-tu si peur

Peur de toi

Peur de moi

Peur de tes vibrations

De tes émotions

[…]

Je t’aime d’un amour

Profond comme l’océan

Plus fort aussi

Que son torrent

Sonya, Joliette

Pleurs d’enfant
Il est à peine vingt heures et je pleure, car mon coeur est rempli de peur et de douleur. Je n’ai que cinq ans et pourtant, mon coeur est déjà brisé, pourquoi ? « Maman, maman, reviens ! » Mais aucune réponse d’elle. À sa place, une étrangère vient me border et me réconforter.
[…]
Vingt et une heures, toutes les larmes que mon petit corps d’enfant peut contenir sont maintenant épuisées. Les yeux rougis, meurtris et le coeur en mille morceaux, j’essaie toujours de comprendre ce qui m’arrive et pourtant aucune réponse ne vient.
[…]
Vingt et une heures trente, j’ai la tête qui tourne et le corps tout engourdi, voilà que je m’évanouis dans le creux de mon lit et comme par magie, je me retrouve au pays des songes, tout près d’une forêt plutôt mystérieuse. Seul à l’orée de cette forêt mythique, je ressens le besoin d’y pénétrer et de l’explorer sans même me soucier du danger qu’elle pourrait renfermer […]

Martin, Leclerc ; extraits de conte

Analyse de textes : des paradoxes et des thèmes

Que traduisent ces textes littéraires ? Selon Sykes (1958/2007), la parole de l’enfermement traduit des pertes, ce qu’il nomme des privations (pain). Il y a la perte représentée par le fait d’être coupé du reste de la société et celle de la liberté. Ensuite, il y a les privations liées à l’intimité en raison, notamment, de la promiscuité des lieux et de l’absence de l’autre. Dans l’institution carcérale, l’intimité est « sous surveillance » : arrimée à l’ordre et au contrôle social, brouillant l’espace privé et l’espace public (Laé et Proth, 2002). Enfin, il y a des pertes qualitatives et quantitatives des liens avec les proches, relations qui doivent dorénavant être médiatisées par les appels téléphoniques, la correspondance, le parloir et parfois la visite familiale privée. En revanche, cette praxis littéraire du dedans offre un espace pour soi propice à l’introspection. Elle permet de pallier l’identité incarcérée et donc de minimiser l’effet d’aliénation où le détenu est dépouillé de ses rôles sociaux antérieurs et formaté selon les besoins de l’institution (Goffman, 1961).

Le deuxième paradoxe associe l’écriture produite en milieu carcéral à une libération, à tout le moins symbolique. Elle libère l’auteur et elle se libère pour recourir à des procédés rhétoriques et pour traverser les limites de l’institution. Pour Rodriguez (2002), l’écriture dans ce contexte peut être articulée comme une tentative d’aller au-delà de son enfermement physique pour trouver une liberté dans l’acte de création. Pour sa part, Delorme (2010) suggère que la parole carcérale n’est pas emprisonnée : elle possède davantage de possibilités et de libertés que la parole traditionnelle. En somme, « plutôt que de faire taire le sujet, le huis clos lui donne une voix, une occasion de prendre le large » (Delorme, 2010, p. 354). Non seulement la parole carcérale délie l’écriture, mais elle actualise une subversion de la norme et une représentation, c’est-à-dire une évocation de l’absence ou de la perte. Pour cette dernière, la parole carcérale possède en fait une fonction cathartique au sens d’Aristote. Elle libère les passions et permet une réparation. Les textes dans les établissements de Joliette et Leclerc du Québec ainsi que du Centre pénitentiaire pour femmes à Marseille (France) sont peut-être les témoins d’une résilience ou d’un cheminement personnel entamé ou à venir. Comme nous le verrons, il sera souvent question de la prison des émotions.

D’ailleurs, les thèmes des créations littéraires de la prison traversent celles du milieu communautaire. Bien que nous n’ayons présenté que quelques textes, il nous a semblé pertinent pour les besoins de démonstration de présenter quelques thèmes majeurs qui trouvent un écho dans les quelque 200 textes réalisés. Le premier lieu commun des textes est l’hypercarcéral avec plus de 70 occurrences. La prison avec ses éléments, ses contrastes, ses paraphrases et ses métaphores y est en filigrane. En fait, une bonne cinquantaine de récits gravitent autour de la prison ou d’une cellule froide et humide. Les autres textes font mention de l’« enfermement » ou de l’« incarcération » ainsi que leurs référents : entre quatre murs, « milieu carcérant » ou fermé, « entre béton et bavures ». En écho aux propos de Cavaillé (2007) et de Davies (1990), il y a mise en scène de la prison comme lieu menaçant, « repoussoir » et à éviter. Partout, cet état de captivité comprend des privations et des carences et suscite une gamme d’émotions : tristesse, ennui, angoisse et peur. Denise Desautels évoque la série de portes dans son poème. En voici un extrait :

Une porte. Une autre. Une autre encore. Puis une dernière. Une quatrième se referme derrière nous. Derrière moi. Claquements secs – métal, fer, verre, verrous, double tour – vertige et néant.

Il est question de coeurs barbelés pour Michèle Vinet, ailleurs « d’autorité barbelée », « terrain barbelé » ou de « rêves séchés accrochés aux barbelés ». Si le passage carcéral devient une « valse rythmée » pour Lee (Les Impatients), il représente une leçon aux yeux de quelques personnages ou encore des vacances pour Antoinette (Elizabeth Fry, Outaouais).

L’écriture de l’enfermement peut être caractérisée par divers niveaux de cloisonnement physique et psychique. À juste propos, dans notre démarche, l’enfermement transcende le milieu carcéral. Madeleine est « enfermée dans toutes ses émotions » (Elizabeth Fry, Outaouais), Mona est coincée dans une « cellule d’émotions » (Elizabeth Fry, Outaouais). D’ailleurs, les émotions s’y trouvent en allergie, en trop-plein ou en surdose. Dans la maison de ses états, Daniel négocie le sens de la « maudite porte [aux] serrures toujours barrées » (Établissement Leclerc). Elle est omniprésente dans ses mouvements itératifs d’entrée et de sortie : « Ouverte : veut-elle me laisser entrer ou sortir ? Fermée : veut-elle m’interdire d’entrer ou bien me garder prisonnier ? » (Établissement Leclerc). Pour Antoinette, son mariage prend la forme de « 42 ans d’enfermement » (Elizabeth Fry, Outaouais). Pour Lee, le poème est « enfermé dans [sa] face de carême » (Les Impatients).

Le deuxième paradoxe de cette forme d’écriture, c’est-à-dire la liberté dans l’enfermement, a des échos dans les textes du dehors. Plus encore, dans les récits, on y aborde « l’évasion littéraire » qui s’opère au Leclerc ; « l’évasion d’une salle de classe où la prison se glisse dans les chapitres » (Tina Charlebois, Leclerc). Selon celle-ci, la salle de classe procure un « semblant d’évasion » (Tina Charlebois, Leclerc). L’antithèse se poursuit avec des récurrences-associations du type « quand la vie est une prison chaque jour est une libération » (Zohra, Marseille) et « coeur clos larmes libres » (Andrée Lacelle). Autre lieu commun, la parole et les mots sont libérateurs d’après les récits observés : la première permet la fugue et l’évasion. Les « mots parfums » ou les « breloques de paroles » permettent « d’oublier la marge » (Michèle Vinet, Les Impatients). « [L]’écriture permet de se déplacer ailleurs que dans sa tête quotidienne » (Tina Charlebois, Leclerc). En prétendant faire de la poésie sans barreaux, elle est d’avis qu’« [e]n prison, la parole est liée à la liberté, non pas parce qu’en parlant, on devient libre, mais parce qu’avec les mots, on peut s’honorer soi-même […]. Mais c’est quand on se parle, le soir, seul dans sa cellule, qu’on se voue à sa parole d’honneur. »

Bien souvent, on se réfère à la prison par diverses analogies : chez Éric Charlebois, elle est une prison thoracique. À Marseille, Babe illustre la prison comme un « box sans carnaval et insalubre », sans étoffe ni couleurs. Tantôt on s’y réfère en tant que jungle ou de cage. D’autres objets sont le propre d’une analogie carcérale : la Bible est une religion-prison (Black Rose, Leclerc) ; chez Michel Ouellette, le corps est le coffre des désirs ou une forteresse ; il est question de « crâne coeur cachot » (Denise Desautels). Ailleurs, l’âme devient « prison de tes mots » (Sonya, Joliette) ; et la chambre a des barreaux « [q]ui me scelle [q]ui m’esseule » (Michel Ouellette).

Ensuite, un autre thème prépondérant dans les textes est l’amour avec ses quelque 116 occurrences. Ce thème comprend deux sous-catégories. Soit il est connoté négativement dans une quarantaine de récits, soit il est connoté positivement dans un peu moins de 20 récits. Lorsque l’amour est une vertu, les auteurs en parlent à quatre reprises sous sa consécration ultime : le mariage. Quoi qu’il en soit, cet amour est ancré dans le présent, il rend meilleur et il permet de « transmettre le meilleur des deux mondes » (Siou, Les Impatients). La cinderella de Manora (Marseille) passe de la misère au bonheur après la rencontre de son prince charmant. L’amour est aussi synonyme d’attachement, par exemple au sens littéral où Siou désire se rebaptiser « Rouge pour se coller définitivement à tes lèvres » (Les Impatients). Parfois, l’amour prend la forme d’une union actualisée par l’ADN (Ghislaine, Les Impatients), par le secret intime de l’enfantement (Yacinta, Les Impatients) ou le baiser et ses souvenirs sucrés (Hanem, Les Impatients). L’amour peut sortir du cadre romantique et porter sur sa propre personne (son intime) où se mêlent épanouissement et soins.

En revanche, l’amour est aussi représenté au « passé compliqué » (Martin, Leclerc), dans la perte, la privation, l’abus ou l’impossible. Lorsqu’il est inscrit dans le présent, l’amour est associé au registre du manque et du besoin. Malgré son absence, l’amour fait l’objet d’un désir. Certaines sont rongées par la séparation, la distance et l’odeur de l’être convoité, de celui qu’elles nomment parfois « l’homme de sa vie ». Sous le sceau de l’abus ou de la complexité amoureuse, l’homme de sa vie est selon les récits détenteur d’une double vie, un menteur profiteur, un partenaire violent, un ensorceleur qui crée déception et souffrances, mais qui attise toujours chez son amoureuse l’espoir du changement et d’une réunion. En termes d’impossibilité, les récits sont traversés par une amourette interdite, la vaine recherche de l’amour ou l’attente de « l’homme de sa vie qui ne viendra pas » (Hanem, Les Impatients). L’amour est aussi verbalisé dans une « lettre perdue d’avance » (Siou, Les Impatients) ou fictive. Lorsqu’il est inscrit dans le passé, il est associé à la perte du sens de l’amour ou de l’être aimé, laquelle provoque déchirement et désespoir. Le chevalier d’un récit et l’ange d’un autre sont devenus respectivement un protecteur déchu et un voleur de souffle. L’amour est vestiges : il représente un « dernier baiser » (Cruzéo, Leclerc) ou un coeur en « brisures » (Anonyme, Marseille) qui « croule sous l’or de leurs abîmes » (Lee, Les Impatients). Elle forme enfin « des éclats d’amour déguisés en métaphores » (Michèle Vinet, Les Impatients).

Les figures parentales vécues ou représentées constituent aussi une importante récurrence. La mère et la maternité sont abordées dans une trentaine de textes grâce à 86 occurrences. La première figure est présente sous deux formes : la représentation de soi comme mère ou de sa mère. Le progrès générationnel est mis en exergue : pour sa mère, c’était mieux, elle cherche de l’aide pour parler et trouver sa place, et elle encourage sa fille à parler pour éviter les difficultés. Le sujet des textes peut porter encore sur le sens donné à sa mère et à ses enfants par rapport à soi : comme l’une des deux choses les plus précieuses dans la vie de La Puce. D’une part, ce lien filial est édifié en tant que rayonnement, de « cadeau de la vie » et de « raison de vivre ». D’autre part, une antinomie traverse la représentation de la mère : tantôt figure d’adoration, tantôt figure de rejet ou d’annihilation. Parfois, on lui en veut mais on lui lève son chapeau vis-à-vis des obstacles de vie : élever dix enfants et tenir tête à un conjoint abusif, par exemple. À d’autres endroits, la mère décédée ou ayant abandonné ses enfants est reconstituée en tant que « pauvre petite maman qu’il a très peu connu (sic) » (Zohra, Marseille) ; ou comme « bien-aimée » qui restera « la meilleure au monde » tant pour La Puce que pour Eva Luna (Elizabeth Fry, Outaouais). Une ode à la maternité est mise à l’écrit avec la mère qui est signe d’une « union spirituelle » pour Milana : « tu es ma lumière qui nourrit ma vie » (La rue des Femmes).

D’autres textes font allusion à la mère comme figure de terreur : une « matrone déjantée » (Lee, Les Impatients) aux « caresses venimeuses » (V, Marseille) qui réactualise un avortement ou un infanticide souhaité ou raté. Qu’il s’agisse d’une représentation positive ou négative du lien maternel, à plusieurs occasions, la réappropriation et la négociation du rapport à la mère semblent nécessaires pour que l’auteure puisse accéder à une réconciliation avec soi ou à la résilience. Pour Jackie (La rue des Femmes), la matrice utérine est synonyme d’oppression. C’est pourquoi elle doit « vomi [r][s]a mère » et couper le cordon de leur relation. Pour elle, comme pour Lee (Les Impatients), un retour à la terre mère est nécessaire. Celle-ci devient leur mère nourricière et plus encore, un point d’ancrage à la reconstitution identitaire : comme un arbre pour Milana (La rue des Femmes) et Lee (Les Impatients), portant les fruits empoisonnés de l’arbre généalogique ou étant « dépouillée au fil des saisons ».

Quant à la figure paternelle, règle générale, les auteurs s’y réfèrent beaucoup moins souvent en comparaison de la mère. Le défunt père ou le père de ses enfants est parfois édifié de manière positive comme « père fort et aimant », protecteur ou un « ange gardien qui les guide ». Dans les contes, il peut être associé à un rôle de secouriste. À tout le moins, son absence dans la vie des auteurs constitue un lieu commun. « [S]trict et froid », alcoolique, violent, tyrannique et abusif sont des adjectifs qui le qualifient çà et là. Le père des enfants de Babe (Marseille) est un « créateur de problèmes et de pagailles ». Quoi qu’il en soit, ses connotations négatives surpassent de loin ses connotations positives.

Un autre thème prépondérant dans les écrits de l’enfermement est la forme narrative de l’ombre à la lumière. Le sujet central des textes qui représente ce cheminement personnel est une croissance, un épanouissement, ou une résilience qui prend forme à des degrés divers. Parfois, elle est au coeur de l’expérience carcérale, laquelle est vécue comme « expiation des fautes », « transition » ou, pour Doris (Marseille), du passage de la dépression à l’amour grâce à la rencontre d’un homme qui se fait garant de ses sorties. Ce thème est présent aussi dans les contes de ce recueil, car l’inversion du statut est l’une des caractéristiques de cette forme narrative : le protagoniste initialement orphelin soit retrouve ses parents, soit devient chef de voleurs de pierres précieuses et nage dans l’opulence ; le massacre fait place à la naissance d’un enfant et à des retrouvailles ; la non-réciprocité amoureuse laisse place au rendez-vous puis au mariage. Les autres occurrences font allusion au mariage ou à l’actualisation du lien mère-enfant. Parfois, elles portent sur une victoire ou plus modestement sur des démarches pour vaincre les dépendances ou un mode de vie autodestructeur pour « sortir des trottoirs » (Elizabeth Fry, Outaouais).

Même si nous n’en avons esquissé que des pistes en termes d’analyse de textes et qu’une analyse plus fine s’avère nécessaire, il semble émerger de ces textes des thèmes récurrents (enfance, figures maternelle et paternelle, résilience) qui se retrouvent dans nos pratiques d’intervention, bien souvent. Cette constatation, nous semble-t-il, est porteuse de sens et de conséquences. Or, la création littéraire ou cette prise de parole qui se déploie par ce geste remet en question, voire dérange, la fonction même des lieux d’incarcération, de privation de mouvement. En proposant aux personnes détenues, souvent blessées dans leur identité, de se poser comme artistes, maîtres de leurs mots, de s’ancrer, de se projeter, de se rencontrer par les mots, l’écriture peut favoriser l’apaisement, le rebond et l’élan, autant de chemins vers la résilience. De plus, il est important que toute démarche de création se construise dans le respect de l’autre. Ainsi, chaque artiste allant à la rencontre de personnes incarcérées devrait être capable de mesurer et de prendre en compte l’impact de son projet créatif au sein de ce contexte particulier. D’autant plus quand il s’agit de l’être et de l’expression du soi, du nous. Dans ce sens, toute démarche artistique devrait pouvoir être analysée (comme ici), interrogée, voire contestée. Chaque projet de création au sein de détentions devrait être accompagné par l’ensemble des autres processus « d’intervention » en milieu carcéral visant à développer le sentiment de soi, l’estime (soins, éducation, plan de séjour, programmes de réinsertion) dans un climat de confidentialité et non de surveillance constante. On ne peut penser la tenue de ces ateliers en prison comme on peut le faire dans la société.

Nous sommes persuadée que la pratique de l’art, que ce soit en tant que spectateur ou en tant que créateur, propose d’autres chemins pour appréhender le monde, s’y situer et agir. Les langages artistiques sont d’utilité publique : l’art doit exister en tous lieux, tous domaines. Composant des fragments qui se relient les uns aux autres en un réseau par-dessus d’obscurs abysses qui partagent un socle commun : la rencontre « dedans/dehors », ces ateliers s’offrent comme des rencontres citoyennes.