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Introduction

Notre recherche se centre sur les pratiques déclarées d’étudiants en formation initiale qui préparent un master documentation, en France. Ils sont âgés de 20 à 25 ans pour la grande majorité d’entre eux et souhaitent devenir professeur documentaliste. Cette étude vise à davantage connaître les étudiants et les besoins de cette population particulière. Elle a un caractère d’utilité sociale et ambitionne de produire une formation améliorée, puisque les quatre auteurs interviennent, à des degrés divers dans ce cursus. Les formateurs souhaitent mieux appréhender le profil de ce public car les étudiants qui intègrent cette formation sont issus de licences d’origines diverses et ont une culture de l’information très variable. Ils doivent rapidement acquérir une base épistémologique dans le domaine des sciences de l’information, dans la perspective du concours de recrutement de professeur-documentaliste. Par ailleurs, malgré de possibles expériences d’activité salariée en parallèle de leurs études, le contact avec le futur terrain d’exercice, un centre de documentation et d’information (CDI) d’établissement scolaire, est généralement faible.

Il s’agit d’une recherche de type coopératif dans la mesure où les étudiants ont participé à plusieurs de ses phases (conception du questionnaire, élaboration d’hypothèses…). Elle essaie d’objectiver un lien étroit entre la pratique professionnelle de veille et la construction d’une culture informationnelle, partie intégrante de leur professionnalité. Nous souhaitons comprendre les modifications à l’oeuvre dans les comportements des étudiants. La veille informationnelle est-elle, in fine, un outil de construction de l’identité professionnelle de ces futurs documentalistes ? Pour tenter de répondre à cette question, nous présenterons tout d’abord notre cadre théorique de référence. En effet, les termes de professionnalisation, de pratique informationnelle et de veille forment un ensemble que nous tenterons d’ordonner, autour de quelques points de repères, issus le plus souvent des sciences de l’information et de la communication (SIC) et des sciences de l’éducation. Ils guideront notre analyse tout au long de ce texte. Nous poursuivrons en présentant l’agencement des diverses méthodes qui nous a permis de mener l’enquête (Dewey, 1938) à propos de l’impact, en termes de professionnalisation, des pratiques de veille chez ces étudiants. Nous présenterons enfin les résultats que nous avons établis avant de tirer quelques enseignements et perspectives tant dans le domaine de la formation que de la recherche.

Cadre théorique

Nous présentons dans ce texte les concepts de manière linéaire, mais nous souhaitons insister sur le fait que c’est ensemble qu’ils prennent sens et font système. Nous débutons cette présentation des concepts clés par celui de professionnalisation pour ensuite traiter des pratiques informationnelles et de la veille.

Professionnalisation des étudiants

Cette formation se situe dans le cadre universitaire de la filière « métier de l’enseignement et de la formation » et il n’est pas inutile de rappeler la tension entre deux modèles qui perdure aujourd’hui dans les systèmes éducatifs, au niveau international : le modèle à compétences minimales de type « applicationniste » et le modèle à professionnalisme ouvert (Vonk, 1992). C’est d’ailleurs sur cette alternative que se clôt l’enquête de Maury (à paraître) à propos de la place des SIC et de la documentation dans ce type de master. Dans la perspective du second modèle, les aspects existentiels, relationnels et affectifs constituent un enjeu de formation, au même titre que les compétences didactiques, comme le souligne Cifali (1991). Ces différentes conceptions de l’enseignement pèsent sur la formation des professeurs-documentalistes, mais leur problématique est très spécifique, puisqu’il s’agit d’un métier original, proche de celui de bibliothécaire et d’enseignant, qui n’est pas encore stabilisé et exige d’inventer de nouvelles postures. Wittorski (2011) distingue la professionnalisation qui relève d’une intention organisationnelle et le développement professionnel, qui est un processus de transformation du sujet, par le développement de compétences et par des négociations de nature identitaire. Cet amalgame qui mêle les transactions entre « identité pour soi » et « identité pour autrui », constitue l’identité professionnelle vue comme les « manières socialement reconnues pour les individus de s’identifier les uns, les autres, dans le champ du travail et de l’emploi » (Dubar, 2001). C’est sur cette définition que nous nous basons (Thiault, 2012), quand nous pointons la « double identité, élément de la doxa de la profession » des professeurs-documentalistes. Il est également nécessaire d’envisager des combinaisons de voies pour comprendre comment s’articulent les itinéraires de développement professionnel et les logiques de fonctionnement des dispositifs en situation de formation. Cette approche permet également d’associer les aspects micro (l’individu en prise avec la situation) et macro (l’organisation, le social et ses enjeux) et donc de permettre une compréhension de ces deux ingrédients entremêlés, alors qu’ils sont souvent pensés séparément.

Pratiques informationnelles de veille et construction des savoirs

Au-delà de l’informatif, les pratiques de veille visent à dégager les dimensions structurantes de l’information-documentation. « L’essentiel n’est pas seulement l’information apprise – de toute manière aisément disponible sur la toile – mais ce qu’elle structure mentalement » (Sander, 2007). La veille en tant que pratiques de classement, d’annotation est un processus intellectuel qui concoure à créer de la connaissance individuelle dans un collectif de pairs. Pour analyser les résultats de l’enquête sur les pratiques de veille informationnelle des étudiants de master documentation, nous retenons parmi les nombreuses définitions dont fait l’objet la notion de pratiques, la suivante :

Les pratiques sont des conduites finalisées, individuelles ou collectives, figées ou adaptatives, socialement situées, inscrites dans une temporalité, sous-tendues par des représentations, des savoirs, une logique et un raisonnement, marquées par une appréciation de soi et des autres, et révélatrices d’une culture qu’elles enrichissent éventuellement en retour.

Perriault, 2004, p.13

Cette définition permet d’inclure l’épaisseur sociale de la pratique, sa dimension cognitive et émotionnelle et d’intégrer la question des contextes, primordiale si l’on souhaite comprendre les modifications à l’oeuvre dans les comportements. La notion de « pratiques informationnelles », quant à elle, décrit l’ensemble des comportements liés à la recherche et à l’utilisation d’informations comprises comme des pratiques communicationnelles s’attachant ici à des fins d’apprentissage et recouvrent :

La manière dont l’ensemble des dispositifs (techniques comme les logiciels ou non comme les bibliothèques), des sources (en particulier d’informations mais aussi les ressources humaines), des compétences cognitives et habilités informationnelles sont effectivement mobilisés dans les différentes situations de production, de recherche, et de traitement de l’information.

Chaudiron et Madjid Ihadjadene, 2009, p. 1

En effet, les dispositifs techniques jouent un rôle dans la structuration et la gestion des mécanismes cognitifs des acteurs qui agissent sur l’outil pour donner du sens à leurs pratiques communicationnelles. Jouët (2000) considère que les pratiques de communication qui intègrent les TIC s’élaborent autour d’une double médiation. Ainsi « la médiation est à la fois technique car l’outil utilisé structure la pratique mais la médiation est aussi sociale car les mobiles, les formes d’usage et le sens accordé à la pratique se ressourcent dans le corps social » (2000, p. 497).

Dans un contexte de convergence numérique, la réflexion sur les pratiques informationnelles est renouvelée. Les nouveaux dispositifs (CMS, Web 2.0, réseaux sociaux, …) induisent des pratiques originales et des modes d’organisation et de construction des connaissances inédits. Cette conversion ravive des problématiques anciennes, la dimension sociale et communautaire du Web apparaissant comme un démultiplicateur pour le partage et la mise en commun des connaissances. Le passage d’une logique d’information à une logique de communication et de création de contenus favorise une communication de masse du savoir. Il faut cependant rappeler que « brasser l’information n’est pas acquérir des savoirs » […] L’important est d’intégrer ces informations dans des savoirs et ces savoirs dans des cultures. C’est-à-dire dans des pratiques qui donnent du sens à ce que l’on fait dans sa vie et dans sa profession … (Rosnay de, 1998). Il s’agit d’intégrer un agir social qui ne sera plus simplement fondé sur des connaissances et des compétences mais qui recouvre en fait une nouvelle « vision du monde ». Le terme « culture informationnelle » forgé par Baltz (1998, p. 75) marque ainsi la volonté de prendre en compte les reconfigurations engendrées par la société de l’information. En effet, l’acquisition d’une culture informationnelle permet de dépasser le décryptage, l’étiquetage, pour une interprétation active, afin de qualifier, penser la complexité des objets culturels, les différents ordres de savoir (Jeanneret, 2000). En contexte professionnel, la culture informationnelle correspond à la compréhension du milieu, des outils, des pratiques dans un champ d’activités.

La veille informationnelle en tant que composante de la culture informationnelle est aujourd’hui au centre des activités des professionnels de l’information. Nous distinguerons a priori la veille réalisée dans le cadre de la formation qui permet de développer ainsi des compétences qu’il reste à identifier plus précisément, de l’activité qui consiste à tester des outils et des démarches didactiques dans la perspective de les utiliser, plus tard avec des élèves, ou de fournir un service de veille dans l’établissement scolaire. Nous nous appuierons dans cet article sur la dimension systémique et ouverte de la veille proposée par la définition de Peirano (2012, p. 5) : « apporter la bonne information à la bonne personne, au bon moment en vue de répondre à un besoin ». Il insiste également sur l’aspect temporel et stratégique : « Un bon veilleur sera donc celui qui va anticiper des problèmes qui n’existent pas encore, mais qui sont en voie d’émergence ». Cette définition comporte une dimension de la veille qui nous intéresse particulièrement dans le cadre d’une utilisation en formation. « Veiller c’est apprendre, c’est le même processus avec des finalités différentes » (Ibid.). La veille n’est donc plus seulement envisagée dans le rôle qu’elle tient dans une structure, mais comme un processus humain d’apprentissage entre questionnement de son besoin d’information et diffusion production / mise en forme / externalisation de ses connaissances personnelles. Ce dernier aspect renvoie alors à une dimension de mise à distance du contenu de l’apprentissage en même temps qu’à une réflexion sur les méthodes d’apprentissage que l’on regroupe communément sous le terme de métacognition.

Pour clore cette section, il nous semble intéressant de signaler que l’intérêt de cet objet d’étude ne se limite pas à la formation des professeurs-documentalistes. Ces enseignants constituent, d’une certaine manière, une « base avancée » de personnes qui emploient des pratiques peu médiées qui apparaissent progressivement chez d’autres étudiants ou plus largement d’autres adultes ou professionnels. En effet, les enseignants ne sont pas les seuls à pratiquer une veille « autonome ». Les travaux de Fabre, Liquète et Gardies (2010) montrent que c’est aussi le cas des agriculteurs bio. Lehmans, Fraysse et Liquète (2012) soulignent également que l’on retrouve de telles pratiques chez les architectes et les éco-constructeurs.

Méthodes

Cette partie méthodologique précisera la particularité de cette recherche et les modèles méthodologiques dont elle s’inspire. Nous décrirons ensuite, les différentes phases suivies dans la réalisation de l’enquête.

Deux modèles proches : la théorie de l’action conjointe en didactique (TACD) et les recherches coopératives en science de gestion

Cette démarche s’appuie sur le principe de l’ingénierie didactique coopérative développée en didactique (Sensevy, 2007, 2011). Elle consiste à concevoir, mettre en oeuvre et évaluer de manière itérative des situations d’apprentissage dans un processus où le (ou les) chercheur(s) travaillent de concert avec les enseignants à l’amélioration de leur efficacité. Pour le moment, ces méthodes ont essentiellement été utilisées dans le cadre de la formation continue, c’est-à-dire avec des enseignants qui ont déjà développé une certaine professionnalité. Le fait de travailler avec des étudiants venant de divers horizons et ayant eu le plus souvent très peu de contact avec le métier de professeur-documentaliste n’est pas sans conséquences. Le second modèle qui a des similitudes avec ce dispositif particulier de formation-recherche peut être trouvé en sciences de gestion. Cette science pratique volontiers la recherche-action pour apporter des réponses à des problèmes concrets identifiés comme tels par les praticiens (Felix, Merminod et Defelix, 2009). Parmi ses différentes formes, le « participatory inquiry paradigm » de Heron et Reason (1997), a pour particularité et pour objectif principal de créer une relation coopérative entre chercheurs et praticiens, transformant ces derniers en co-chercheurs.

Pour le cas qui nous occupe, il s’agit de mieux connaître la population que nous avons en formation à partir d’une mise à distance critique. Cette enquête intéresse les formateurs mais aussi les étudiants, dans la mesure où ils s’interrogent beaucoup, comme nous allons le voir, sur leurs propres capacités à intégrer la culture informationnelle.

Évolution de l’objet d’étude et méthodologie adaptée

Ce questionnement centré sur les étudiants est apparu au cours d’une activité de présentations mutuelles au début du cours « Initiation à la démarche de recherche » en master 1. À travers un jeu du blason servant à faire les présentations, chacun devait poser à un de ses collègues la question suivante « Qu’avez-vous toujours voulu savoir sur les pratiques informationnelles de vos pairs… sans oser (ou avoir l’occasion de) le demander ?». Une certaine angoisse par rapport à la pratique de la veille est évoquée assez largement par les trente étudiants de master 1. Nous en citons une, qui trahit bien cette inquiétude : « Est-ce que je suis en retard sur les autres en termes de maîtrise de l’information ? ». Cet état de fait était en partie provoqué par le démarrage récent d’un autre cours centré sur la veille informationnelle. Petit à petit, l’enquête s’est structurée et les étudiants ont, dans le cadre du cours (découverte des méthodes quantitatives), structuré un formulaire en partant de leurs interrogations initiales. Il s’agissait d’interroger les pratiques informationnelles des étudiants en master documentation à travers toute la France. Pour cela, nous avons mené une enquête auprès des étudiants inscrits en première et deuxième année du master documentation en 2012/2013.

Le travail d’enquête s’appuie sur un questionnaire mis en ligne (sur LimeSurvey, disponible en annexe), qui a été relayé par les formateurs des masters et par une annonce sur les réseaux sociaux et la blogosphère du domaine. Ce dernier est constitué de trois parties intitulées comme suit : « Vous et internet », « vous et la veille » et « votre profil ». Dès le départ, les étudiants de cette promotion ont été associés à la recherche. Ils ont ainsi participé à l’élaboration du formulaire mais aussi à l’analyse descriptive des données recueillies. Autrement dit, ils ont construit et exploité le questionnaire qui constitue le principal outil de l’enquête en prenant tour à tour, ou tout à la fois, le statut d’enquêteur et celui d’enquêté. Les échanges engagés entre pairs enrichissent la communauté d’apprentissage, par ailleurs alimentée par un blog[1], des notes de cours augmentées et une plate-forme Zotero avec un groupe privé (Kerneis, 2011). Au-delà des compétences développées (anticipation, objectivation, etc.), les étudiants se sont ainsi familiarisés de façon pragmatique avec ce que recouvrent la recherche et ses différentes étapes. L’échantillon de l’enquête ne correspond pas à la somme des répondants (199). Nous avons fait le choix de n’exploiter que 136 questionnaires, au regard des non-réponses importantes (qui dépassent la moitié des déclarations) comptabilisées dans les 63 autres formulaires. Précisons que seuls 108 sondages ont été entièrement complétés, soit 54 % des répondants. Les données ont été analysées via des logiciels classiques de traitement de données quantitatives (Excel, SPSS).

Un entretien collectif a également été mené avec cinq étudiantes volontaires en fin d’année universitaire, pour aller plus loin dans la compréhension des pratiques collectives et individuelles qu’elles ont progressivement développées au cours de cette première année de master. Nous présentons maintenant de manière synthétique et structurée les résultats les plus saillants de cette enquête.

Résultats

Écologie informationnelle

Selon Liquète (2012), le système d’information est composé de quatre éléments qui interagissent entre eux : des acteurs, des structures, des ressources et des services. Ces quatre éléments se retrouvent dans le cadre de notre enquête auprès des étudiants, appliqués à un système d’information particulier. Il y a bien des acteurs (pairs, formateurs, mais aussi des personnes inconnues avec lesquelles il n’existe que des relations numériques), des structures tels l’environnement universitaire, celui de la formation et/ou l’environnement numérique personnel, des ressources (prescriptions enseignantes, ressources documentaires) et des services (outils numériques). Nous avons fait le choix de ne pas séparer, dans l’analyse, ces éléments qui sont en interaction. Nous ne présentons ici que quelques résultats qui nous paraissent révélateurs des pratiques de ces étudiants. Les premiers résultats portent sur l’usage quotidien d’Internet. Ainsi sur 136 répondants, 85 % des enquêtés consultent Internet plus d’une heure par jour (quel que soit l’écran), 44 % plus de trois heures. L’usage d’Internet paraît donc bien inscrit dans les pratiques quotidiennes des étudiants.

Modes d’accès aux sources d’information en ligne

Nous observons deux tendances dans les réponses au sujet de l’utilisation des moteurs de recherches selon l’outil cité. La première révèle un usage équivalent en privé comme en professionnel et la seconde un usage différencié entre ces deux contextes. La première tendance d’une équivalence entre les deux contextes est illustrée par l’usage de Google (62 % privé / 62 % professionnel). Nous constatons que ce chiffre est en deçà des chiffres nationaux (Baromètre AT Internet = 91 % part de marché en 2012). Cet écart est-il explicable par une prévention envers la situation monopolistique de Google parmi les moteurs de recherche ?

Pour la seconde tendance (qui révèle des usages différenciés), on constate que le couple Bing et Yahoo est moins adopté en contexte professionnel. Nous pouvons ici émettre quelques hypothèses autour de la réputation négative de Microsoft. Ce discours négatif dans le cadre de la formation serait intériorisé partiellement par les étudiants. Nous remarquons aussi qu’un moteur est plus exploité en contexte professionnel qu’en contexte privé : Exalead. Il nous apparaît, ici, que « l’effet formateur » ou « effet de contrat » est prégnant. Il semble être prescrit ou objet d’étude en formation car il est français et souvent considéré comme un laboratoire d’innovation.

Pratiques des réseaux sociaux numériques

Dans ce domaine aussi, il faut distinguer pratique personnelle et usage éducatif en formation. Ainsi, on peut différencier des niveaux d’usagers entre le novice, l’imitateur communautaire, l’innovateur social et le prescripteur. Dans ce dernier cas, il s’agit soit d’un formateur dans le système de formation, soit de pairs dans le groupe, soit « d’experts » dans une communauté. Nous avons interrogé les étudiants sur leurs usages d’un réseau social numérique (RSN). Les résultats positifs (89 % oui / 11 % non) en ce qui concerne l’adoption d’un RSN par les étudiants mettent en avant le rapport entre mode pédagogique vs réputation négative indépendamment de tous critères fonctionnels. Un focus sur les exemples de Facebook (49 % privé / 20 % professionnel) et Pearltrees (5 % privé / 24 % professionnel) permet d’éclairer nos propos. Ainsi, nous constatons qu’un public de futurs jeunes professionnels de l’information utilise peu Facebook alors que 77 % de cette génération y est inscrite (tranche 18/24 du baromètre Ifop 2012). La moitié des répondants considèrent que Facebook n’est pas à employer dans un cadre professionnel. S’agit-il de nouveau d’un « effet formateur », de pression sociale ou d’une césure forte entre privé et professionnel ? L’écart est également très marqué avec Pearltrees (en sens inverse) : outil de social bookmarking qui monte en puissance aujourd’hui dans le contexte de ce que l’on appelle la curation. Cet outil bénéficie d’une forte visibilité dans la communauté numérique des « enseignants expérimentateurs ». S’agit-il d’une prescription inscrite dans le cursus scolaire ou encore d’une nouvelle tendance formative des réseaux numériques ?

En usage privé, des réseaux émergents que sont Pinterest, Instagram, Foursquare, Tumblr sont peu utilisés par les étudiants (autour de 5 % chacun). Cependant, la comparaison avec les chiffres de l’enquête de l’IFOP déjà citée, nous informe que les étudiants enquêtés sont plus présents sur ces plates-formes que la moyenne des membres au niveau national. On note aussi qu’à tranche d’âge comparable, ils sont moins inscrits dans les grands réseaux mais plus dans ces réseaux émergents. Ces tendances peuvent éventuellement s’expliquer par une lassitude vis-à-vis des grands réseaux connus, ou par un tropisme professionnel, fondé sur une curiosité plus forte envers les nouveaux services.

Hormis quelques réseaux sociaux classiques, les étudiants pratiquent peu la plupart des outils actuels. Faut-il pour autant poser le constat d’une culture numérique différente de celle de leur génération ?

Ressources consultées

Nous avons interrogé les étudiants sur la nature des ressources consultées sur Internet lors de leur année de formation. Nous avons regroupé dans six catégories les ressources indiquées par les répondants (427 propositions) :

  • Des sites dans le domaine de l’éducation : réseaux institutionnels ou associatifs (25 %).

  • Des outils de recherche d’information, des bases de données et des encyclopédies (24 %). Nous sommes ici plutôt du côté des services et moins des ressources.

  • Des sites dédiés au professeur documentaliste (21 %). Nous trouvons dans cette catégorie les deux environnements généralistes Savoirs CDI (réseau Scéren - CRDP) et Docs pour Docs (collaboratif), ensuite les pages documentation des sites académiques et quelques blogs de professeurs documentalistes.

  • Les sites d’institutions en lien avec l’univers des bibliothèques et de la documentation (13 %).

  • Des blogs d’experts dans le domaine de l’information-documentation ou dans le secteur de l’information numérique (11 %).

Les sites d’actualité et les grands médias

D’une manière plus globale, nous pouvons constater que le « top 10 » des sites les plus cités recouvre 50 % des propositions faites ce qui indique une certaine convergence vers un noyau de sites favoris. Nous trouvons selon un ordre décroissant : Savoirs CDI, Eduscol, Cairn, education.gouv, Café pédagogique, ENT et site d’université, ADBS, BNF, Docs pour docs, Affordance. Cet ensemble constitue un éventail de ressources différentes et complémentaires.

Pratiques d’espace de partage dans le cadre de la formation

Dans ses travaux, Moeglin (2011) évoque les outils tels que Facebook, Youtube ou Twitter qui sont conçus en dehors de l’éducation et qui « servent souvent autant et même plus que les outils spécifiquement éducatifs ». Il pose la question de la concurrence de ces media extérieurs face à ceux légitimes que cautionne l’institution. Les résultats présentés ici montrent une quasi équivalence entre l’usage de la plate-forme institutionnelle Moodle (19 %) et un espace collaboratif en ligne comme Google Drive (20 %). En effet, les formateurs recourent de façon généralisée à l’utilisation des plateformes institutionnelles pour diffuser les supports de cours. Pour leur part, les outils du Web 2.0 permettent un usage personnel avec une dimension collaborative entre pairs. L’utilisation d’outils de prise de note en ligne et l’échange de fichiers donnent les moyens aux étudiants de partager et de combiner ces ressources pour leurs propres activités pédagogiques.

Représentations de la veille

Tout comme les concepts de « professionnalisation » et de « pratiques », le consensus lexical masque un « dissensus » sémantique qui entoure le mot « veille ». Pour illustrer cet état de fait, nous produisons ici quelques éléments définitoires avant de cerner, à travers le questionnaire et l’entretien collectif, la vision qu’en ont les étudiants. La définition officielle de l’Afnor, considère la veille comme une : « activité continue et en grande partie itérative visant à une surveillance active de l’environnement technologique, commercial, juridique, concurrentiel etc., pour en anticiper les évolutions ». Cette notion est un construit au carrefour entre savoir de référence, expérimentation institutionnelle ou expérimentation personnelle ainsi que dispositif de formation. Nous souhaitons mettre l’accent sur l’écart que nous percevons entre cette définition et celle que donnent les étudiants. En effet, dans le questionnaire que nous avons proposé aux étudiants, nous n’avons pas donné de définition de la veille. Nous leur avons au contraire demandé d’en produire une. Les étudiants définissent la veille dans une perspective actionnelle et sa complexité est soulignée. Il s’agit pour eux d’une activité instrumentée pour se « tenir au courant ». Cette métaphore du courant est en cohérence avec la notion de flux (présente 7 fois sur 118 réponses à la question ouverte qui concerne la veille). Dans leurs déclarations, ce sont les résultats de la veille qui sont majoritaires (et les moyens mis en oeuvre pour les obtenir). Les idées d’efficacité, de rapidité, d’économie, d’outillage sont présentes 31 fois en tant qu’élément principal de définition et 21 fois en tant qu’élément secondaire. Par contre, les deux aspects qui semblent essentiels au formateur (l’anticipation et le lien avec l’apprentissage) ne sont pratiquement pas présents dans ce corpus pourtant riche. On peut dire que leur jugement global par rapport à cette pratique n’est pas très positif, comme on le voit sur la figure 1 ci-dessous.

Figure 1

Jugement concernant la veille

Jugement concernant la veille

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Les étudiants répondant à cette question mettent clairement en doute sa pertinence (98 étudiants sur 136). On peut faire l’hypothèse qu’ils préfèrent s’en remettre à la veille des formateurs et à leur expertise.

Seulement 33 étudiants utilisaient déjà des outils de veille avant le master (les outils en question seront détaillés ensuite). Pour les ¾ des étudiants interrogés, cette pratique est donc nouvelle (ou absente). 44 étudiants déclarent quelques changements dans leurs pratiques et 49 d’importants changements. C’est la nécessité (la masse des informations à traiter) qui les amène à se tourner vers la veille. Ils analysent ce changement comme un gain en termes de méthodes et de stratégie de veille (31 réponses) et une conséquence de la découverte d’outils nouveaux (16 réponses). Sur les 102 étudiants qui déclarent utiliser des outils, la répartition est la suivante :

Figure 2

Fréquence d’utilisation des outils de veille

Fréquence d’utilisation des outils de veille

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Ils sont juste un peu plus de 50 % des étudiants à utiliser Twitter. Netvibes vient ensuite. Il faut ici souligner que c’est un outil très différent qui nécessite un « investissement » de départ plus important et une démarche active de « mise en réserve de données ». Il n’est pas abandonné par les étudiants malgré son ancienneté. C’est sans doute au contraire cette stabilité qui explique son choix, qui relève sans doute de la prescription ou du mimétisme. Ici aussi se pose une question concernant leurs pratiques déclarées. S’agit-il de stocker « par prudence » ? Ils considèrent les outils comme des « aide-mémoire » et ont, à ce stade, du mal à se projeter dans le long terme. L’entretien avec les étudiants rennais a permis d’apprendre qu’ils utilisent, d’une manière qui leur semble satisfaisante, une Dropbox où les documents sont classés en fonction des cours dispensés. Ils trouvent donc un équilibre qui, s’il ne les satisfait pas totalement, semble « sous contrôle ».

Discussion et conclusion

En tant qu’acteurs, les étudiants enquêtés n’ont pas forcément de pratiques professionnelles numériques développées en dehors de leur sphère d’expérimentation privée. Les outils dont ils se servent sont sensiblement différents de ceux utilisés par les gens de leur génération. Ainsi, les fonctionnalités du Web 2.0 sont peu exploitées. Cependant, pour que les outils de recherche et de traitement de l’information soient exploités massivement et collectivement, il faut qu’ils soient simples et transparents. L’exemple de la Dropbox est éclairant à cet égard. Ces outils de partage sont au coeur de pratiques qu’ils considèrent comme nécessaires et attendues (« on ne peut pas faire autrement du fait de la masse de connaissances à acquérir… avec tous les exposés qu’on nous fait faire ! »). Du point de vue du pôle « structure » de l’écosystème de Liquète évoqué plus haut, il est à noter la part importante du contexte et des dispositifs de formation mis en place. En ce qui concerne les ressources, ce sont surtout des sources officielles ou ayant une influence prépondérante dans la sphère info-documentaire qui sont citées. Dans ce système informationnel, nouveau pour la plupart des étudiants, l’objectif de l’obtention du concours de recrutement est primordial et rend difficile une projection sereine dans les apprentissages.

Dans les déclarations des étudiants, nous percevons l’apprentissage d’une pratique qui consiste à trier / classer leurs propres ressources. Au-delà de la catégorisation, les étudiants développent peu de logiques info-communicationnelles qui consisteraient à participer, échanger, confronter des points de vues sur les réseaux sociaux numériques. Le passage de l’individuel vers le collectif par la publication est rarement atteint. En effet, cette dernière activité engage une visibilité de soi, de son identité qui reste fragile chez des étudiants en acquisition d’une identité professionnelle. C’est donc un moment important qui demande confiance en soi et en ses apprentissages. Le sentiment d’être un professionnel compétent en information-documentation peut-il réellement s’exprimer avant d’obtenir le Capes ? Cette question est d’autant plus sensible si l’on prend en compte l’enquête menée sur les maquettes de plusieurs masters en France et qui interroge la possibilité de définir une professionnalité stable au vu de la variété des formations proposées (Maury, à paraître). Il semble toutefois que certaines formations ont réussi à faire émerger cette position d’expertise chez des étudiants en formation (Chomienne et Lehmans, 2012).

La prise de conscience de l’existence d’un écosystème individuel et collectif peut aider les étudiants et les professeurs à élaborer un processus de formation adapté à cette profession en pleine évolution et à le vivre de manière plus sereine. En effet, si certaines compétences (Perrenoud, 2013) sont relativement dissociables du développement global de la personne (et des méthodes didactiques d’acquisition) d’autres, dont la mise en oeuvre dépend d’une synergie avec d’autres compétences, rendent nécessaire un type défini de formation, s’appuyant de manière soutenable sur une pratique formative de la veille et du travail collaboratif. La méthode de recherche coopérative impliquant des étudiants est cependant à interroger étant donné qu’ils peuvent se considérer comme « pris en otage » d’une démarche qu’ils n’ont pas choisie. Ce questionnement devra être approfondi dans des travaux ultérieurs.