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Les écoles professionnelles du travail social en France développent enfin une recherche scientifique, dans le cadre de laboratoires internes, de PREFAS régionaux – Pôles de Recherche et d’Étude pour la Formation et l’Action Sociale – ou encore en partenariat avec les universités. Cette évolution marque le début d’un processus de réflexion collective scientifique qui interroge systématiquement et collectivement, pour la première fois dans leur ampleur, les relations qu’entretiennent le travail social et la recherche en France. Cette « année zéro » d’un probable processus inédit de scientifisation [1] du travail social (Rullac, 2014) est marquée par la publication des résultats d’une conférence de consensus inaugurée en 2012 (Jaeger, 2014). Cette mobilisation d’activités et de réflexions pose de manière inédite la question de la nature des savoirs produits, ainsi que celle du cadre de son rattachement épistémologique et institutionnel. C’est ainsi que la scientificité du travail social est remise en question, contestée ou revendiquée, selon les jeux des acteurs et les références qui se mobilisent, débattent et s’affrontent. Ces questions méthodologiques se cristallisent autour d’enjeux relatifs à une lutte entre les champs académiques des sciences sociales et celui du champ professionnel du travail social, mais aussi à l’intérieur du travail social, dans le cadre d’une réactivation de la dichotomie entre savoirs universels théoriques et savoirs situés pratiques. C’est dans ce contexte que le développement d’une activité de recherche se décompose en trois modalités épistémologiques : « sur », « en » et « pour » le travail social. À terme, la scientifisation du travail social pose la question des modèles épistémo-institutionnels hybrides qui ne peuvent totalement s’insérer dans les logiques universitaires préexistantes, du fait d’une certaine forme de refus français scientifique d’articuler académie et efficacité professionnelle.

La difficile mise en oeuvre d’une recherche dans le champ du travail social

La revendication du développement de la recherche dans le champ du travail social en France est une préoccupation ancienne, comme en témoigne la création du Diplôme supérieur en travail social (DSTS) en 1978, de la MiRe (Mission de la recherche) en 1982, la création en 1986 des Instituts régionaux du travail social (IRTS) avec compétence de recherche [2] ou encore de l’ouverture en 2000 de la chaire en travail social du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) à Paris. Il faut également citer la mobilisation de l’Association des surintendantes et du Comité de liaison des centres de formations supérieures, depuis 1967, qui ont organisé trois colloques qui visaient à promouvoir une recherche en travail social [3] (Laot, 2000). Cependant, la structuration de la recherche dans ce champ reste encore embryonnaire dans les années 2000. C’est dans ce contexte que la DGCS (Direction générale de la cohésion sociale – ex Direction générale de l’action sociale), et donc l’État, a promulgué le 6 mars 2008 une circulaire pour impulser un nouvel élan à la recherche dans le champ du travail social [4]. Ce texte a lancé un appel à projets pour inviter les initiatives régionales à diffuser, faire circuler les savoirs, organiser le débat et soutenir ou élaborer des projets de recherche. Chaque projet retenu reçoit une subvention annuelle de 50 000 à 60 000 € sur trois ans, le temps de trouver un système de financement pérenne. Vingt projets ont été retenus et financés. Aujourd’hui, chaque région possède son PREFAS (Sarazin, 2009). La plupart des pôles ressources ont créé un partenariat avec l’université. Le mouvement ainsi lancé a suscité une forte mobilisation des écoles de formation du secteur social en matière de recherche. Il est probable que ce mouvement amorce enfin une structuration durable de la recherche dans le champ du travail social. S’agit-il pour autant d’un seuil critique de non-retour pour la reconnaissance et le développement d’une recherche en travail social? Il faut aujourd’hui signaler l’existence d’indices qui va dans ce sens, même si ce mouvement demeure d’une grande fragilité (Rullac, 2009).

Différents pionniers se sont engagés dans cette lutte pour la reconnaissance d’une théorie endogène à la profession de travail social. Hervé Drouard, par exemple, a créé en 1993 l’AFFUTS (Association française des formations universitaires de 3e cycle en travail social) qui oeuvre depuis plusieurs années pour la promotion de la recherche en travail social. La création du Diplôme d’état d’ingénierie sociale [5] (DEIS) implique le développement d’une production de connaissances qui participent à la recherche en travail social, et d’une expertise endogène au travail social, tournée vers le développement, l’expertise et la recherche [6]. Pour autant, cette innovation rencontre deux obstacles. Le premier réside dans la difficulté des écoles à former à la recherche, par manque de référence méthodologique et conceptuelle issue de la recherche en travail social. La tentation est alors grande de donner la responsabilité des cours méthodologiques aux seules universités. Le second réside dans l’absence de postes et de budgets correspondant à la fonction experte de « cadre développeur », dans les associations et les collectivités territoriales. À défaut, bon nombre de ces nouveaux diplômés se tournent vers des postes de direction.

L’existence d’une chaire du travail social et de l’intervention sociale au CNAM [7] préfigure également un pas vers le développement de recherches appliquées à une profession, à défaut d’une discipline universitaire. Le fait que la chaire du travail social plafonne encore son offre de formation en travail social au Master 2 montre à quel point la France résiste à la scientificité du travail social, alors que 11 pays européens proposaient un doctorat en 1999 [8]. Dans le même processus, Marcel Jaeger a initié au CNAM l’organisation d’une conférence de consensus qui s’est déroulée entre 2012 et 2014 (Jaeger et Mispelblom Beyer, 2011). La question du doctorat rejoint celle des ECTS (European Credit Transfer and Accumulation System) et du LMD (Licence-Master-Doctorat). Même si les États et les écoles sont invités à établir une mise en conformité des formations, les diplômes canoniques du travail social (notamment le Diplôme d’état d’éducateur spécialisé – DEES) ne s’intègrent toujours pas pleinement dans ces logiques européennes (Susini, 2012). À titre d’exemple, le 25 août 2012, la France a attribué 180 ECTS au DEES, sans toutefois reconnaître à cette formation le grade de licence [9]. Cette évolution en demi-teinte montre l’ambivalence française à insérer pleinement le travail social dans un cadre compatible avec l’université et l’ensemble de l’enseignement supérieur. La plupart des écoles en travail social éprouvent encore d’ailleurs des difficultés à organiser leur offre de formation en ECTS. Malgré tout, la perspective d’harmonisation européenne amène les écoles du travail social à se mobiliser, par le biais de l’UNAFORIS (Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale [10]), pour faire évoluer leur statut et organisation vers un modèle compatible avec les logiques académiques, qui consiste à intégrer le LMD, les ECTS, la recherche et la publication scientifiques, etc. Quel modèle de formation sera choisi? L’Université, comme en Allemagne ou au Québec, ou les Hautes Écoles, comme en Suisse ou en Belgique? Le risque de cette mutation est de perdre la spécificité professionnelle du travail social dans des logiques académiques d’ordres universitaires et disciplinaire, qui peine par exemple à intégrer l’alternance intégrative dès la Licence. L’UNAFORIS plaide pour le modèle des Hautes Écoles (HEPAS pour Hautes écoles professionnelles pour l’action sociale), qui permettrait de reconnaître la scientificité du travail social, tout en contournant le risque d’une absorption universitaire, qui ne correspond pas à la tradition du modèle historique des écoles du travail social, de type IRTS [11]. Le passage des écoles professionnelles vers les HEPAS est l’actualité du moment dans toutes les régions. Dans certaines régions, comme en Ile-de-France, ce sont presque 30 écoles qui doivent négocier leur rapprochement dans un projet formatif et scientifique. Ce n’est pas une mince affaire.

En ce qui concerne les revues, si Forum a été précurseur (créé par le Comité de liaison des centres de formation supérieure en travail social en 1974), le Sociographe fête aujourd’hui ses dix ans, en s’affirmant également comme une revue de recherches en travail social. Son utilité professionnelle est de poser des questions qui sembleraient parfois triviales pour des disciplines universitaires, qui résistent souvent à ancrer leur questionnement dans des optiques d’opérationnalité. C’est ce dont témoignent certains titres de publications : « À table! », « L’homme, la bête et le social », « S’habiller », « Génération-écrans », etc. Cette dernière a obtenu en 2011 une reconnaissance par les autorités de la recherche et de l’enseignement supérieur, en tant que revue à l’interface entre le champ de la recherche et le champ des pratiques professionnelles. Il faut aussi citer VST (Vie sociale et traitement), EMPAN, Les Cahiers de l’Actif et surtout la revue de Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), Sociétés et Jeunesses en Difficulté qui vient d’être classée revue scientifique de référence. La création de l’Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention sociale [12] (AIFRIS), le 28 juin 2008, marque également l’avènement du maillon du réseau international indispensable à tout développement scientifique. Cette association rejoint ainsi l’ACOFIS (Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales), l’AFFUTS et le CERTS (Centre européen de recherche en travail social). Certaines écoles se dotent même de laboratoires de recherche qui dirigent diverses actions, dans le cadre de marchés publics et privés. Citons à titre d’exemple le LERS de l’IDS ou le CERA [13] (Centre d’études et de recherches appliquées) de BUC Ressources. Enfin, l’UNAFORIS a installé la commission nationale de la recherche, qui est chargée de penser les contours de cette activité, dans le cadre des écoles professionnelles de formation [14].

Ce bref panorama indique que les conditions institutionnelles de la recherche se développent dans le champ de la formation professionnelle du travail social. Cependant, le mouvement de la reconnaissance d’un paradigme scientifique, voire d’une science du travail social, est fragilisé par des oppositions d’acteurs, internes et externes, au travail social, notamment les travailleurs sociaux eux-mêmes (Courtois, 2012 : 19-31).

Caractérisation des oppositions internes et externes

En premier lieu, il s’agit du rejet de la recherche en travail social par une grande partie des chercheurs travaillant dans le cadre des écoles du travail social [15] (ACOFIS et al., 2010). Le LERS est l’un des laboratoires les plus actifs en France, dans le cadre du travail social. Il défend clairement une recherche exclusivement sur le travail social, de nature sociologique, comme l’affirme sa présentation [16]. Son directeur, Manuel Boucher, ne reconnaît pas le travail social comme une science, mais lui concède une opportunité d’organisation disciplinaire (Boucher, 2007).

Cette résistance endogène peut s’expliquer par l’absence d’une discipline universitaire en travail social. Les chercheurs du travail social sont ainsi obligés de se faire reconnaître en tant que scientifiques, en obtenant un doctorat consacré par les disciplines académiques; le plus souvent en sociologie. La création d’une spécialité « travail social », au CNAM en 2013, ne change pas vraiment la donne, dans la mesure où elle s’inscrit dans des disciplines d’accueil (sociologie, sciences de l’éducation). Le travailleur social, devenu chercheur dans le cadre institutionnel du travail social, adopte alors les présupposés de son nouveau champ de référence, qui a tendance à privilégier les références disciplinaires de nature universelle et à contester la légitimité des savoirs professionnels situés. De plus, la qualité de sociologue est davantage honorifique que celle de travailleur social. Pourtant, les chercheurs des centres de formation professionnelle du travail social sont rémunérés par le travail social et participent institutionnellement à son développement. En ce sens, ils sont travailleurs sociaux d’un point de vue institutionnel et statutaire; le plus souvent, les formateurs des écoles sont d’ailleurs employés dans le cadre de conventions collectives professionnelles du travail social. Tout en développant une recherche institutionnelle en travail social, de par leur rattachement salarial, la plupart contestent donc la légitimité épistémologique de ce mouvement. Ce conflit intime de professionnalisation est particulièrement violent, d’autant plus lorsqu’il rejoint celui plus collectif mené par les disciplines universitaires : les chercheurs non académiques du travail social sont eux-mêmes souvent disqualifiés et rejetés, lorsqu’ils se présentent à l’université pour intégrer un poste de maître de conférence ou de professeur. La spécialité « travail social », et dans une moindre mesure l’éventualité (fort peu probable) de la création prochaine d’une discipline travail social, auront des conséquences notables dans les représentations de l’identité professionnelle de ce champ. Comme en psychologie, par exemple, un docteur en travail social sera alors légitimement un travailleur social, sans pour autant disposer nécessairement des compétences professionnelles propres à la prise en charge effective d’usagers ou d’institutions. Cette possibilité viendra achever la mutation identitaire en matière de professionnalisation amorcée par le DEIS.

En second lieu, il s’agit d’un rejet massif du champ professionnel, au-delà des écoles, de toute approche scientifique appliquée à l’intervention sociale. L’expression de ce rejet a été particulièrement forte chez les formateurs et les intervenants sociaux à propos de la réforme du DEES, qui introduit une forte logique méthodologique. Le principal argument est que la rigueur scientifique menacerait la nature relationnelle de la fonction socio-éducative (Qribi, Top et Filhol, 2009). Pour appuyer ces réflexions, on évoque l’inadaptation des méthodes en procédures, issues des sciences exactes, mais aussi des approches sociologiques fondamentales. Il n’est alors pas envisagée la possibilité de recourir à des méthodes en processus, plus adapté à l’objet du travail social, ni d’ailleurs une responsabilité professionnelle à le développer, dans une approche alternative aux approches positivistes.

Le développement d’une recherche en travail social est alors freiné à double titre : par une revendication de son inexistence, en extérieur, mais aussi par le rejet de toute démarche rigoureuse d’objectivation, en intérieur. Son développement repose donc moins sur un débat non performatif, concernant la légitimité de cette démarche, le pourquoi faire, que sur celui concernant la méthodologie, le comment faire (Rullac, 2011). En la matière, il est alors nécessaire de définir une épistémologie du travail social susceptible de soutenir la professionnalisation de ce champ d’activité.

La difficile articulation entre sciences fondamentale et appliquée

La recherche est le moyen de faire de la science. Elle vise la production, la transmission et l’application de savoirs nouveaux. La question est de savoir ce que l’on entend par savoirs et quels sont leurs rapports aux pratiques. Il existe trois postures concernant la recherche et le travail social :

  • le refus de reconnaître une recherche appliquée à l’intervention sociale : le travail social est alors perçu comme un terrain professionnel utilisé comme un terrain de recherche, instruisant la question sociale. C’est à l’expertise, voire à l’ingénierie, qu’il revient d’étudier les questions d’efficacité. Il s’agit de la recherche « sur » le travail social.

  • la reconnaissance d’une ligne de partage politique qui délimite des terrains de compétences entre la théorie et la pratique : les sciences sociales ont été légitimées pour comprendre la société et le travail social pour la modifier. Ces deux champs ne sont pas différents de nature, d’un point de vue épistémologique, mais ont été distingués à la suite d’une construction sociale et historique. Toute velléité de changement vient rompre cet accord tacite. Il s’agit de la recherche « pour » le travail social.

  • la revendication d’une recherche appliquée au travail social : le travail social est alors perçu comme un champ qui, développant son propre objet, doit être étudié scientifiquement pour lui-même, comme un terrain instruisant la question du travail social. Cette connaissance opérante nourrit l’expertise responsable d’étudier les questions d’efficacité. Il s’agit de la recherche « en » travail social.

La revendication des sciences sociales à l’autosuffisance, dans la sauvegarde d’un statu quo disciplinaire, constitue une domination de fait. La sociologie possède un quasi-monopole concernant la pensée du travail social (publication, colloque, références conceptuelles, etc.). En reconnaissant une recherche « en » travail social, la sociologie perdrait l’accès privilégié à un terrain et la capacité d’en produire l’unique discours savant surplombant. En dehors d’un débat épistémologique qui ne tient pas longtemps – l’École de Chicago ou encore la recherche-action ont montré depuis longtemps la légitimité d’une production concomitante de savoirs théoriques et pratiques – il s’agit d’une question de concurrence qui s’inscrit dans la théorie des champs de l’approche bourdieusienne. La lutte entre le champ des sciences sociales et celui de la profession du travail social prend corps dans le cadre de la théorie française de la connaissance. Il s’agit de la traditionnelle opposition entre l’approche positiviste et empirique, théorique et pratique, universelle et située (Bourdieu, 1979). Cette approche permet de situer les enjeux d’une reconnaissance scientifique du travail social, non dans le seul cadre épistémologique, mais aussi dans celui d’une domination entre champs selon le déterminisme du savoir.

Le principal argument de réfutation des sciences sociales, sociologie en tête, est que le champ du travail social est trop dominé, en tant que champ hétérogène, pour constituer un champ social homogène susceptible d’être étudié de manière endogène. Pour cerner les enjeux de cet espace social professionnel, il suffirait de demeurer en extériorité et de s’intéresser aux lois, aux politiques sociales, qui en déterminent essentiellement la structure (Boucher, 2008). En refusant de reconnaître cette recherche, les sciences sociales réalisent leur propre prédiction, privant le travail social d’une capacité à se penser en lui-même, à s’émanciper, à le faire savoir et à se faire reconnaître. Si hétéronomie il y a, le développement d’une recherche en travail social est un outil politique au service de l’autonomisation de ce champ (Dartiguenave, 2010). Autrement dit, le travail social n’est pas une science sociale parce qu’elle n’est pas reconnue socialement en tant que telle. Ce qui peut apparaître comme une tautologie n’en est pas une. Le statut d’une science est le fruit d’un rapport de force, construit socialement, qui dit ce qui doit ou ne doit pas être dit. La difficulté pour le travail social est de se faire reconnaître par les sciences sociales préexistantes, qui évaluent cette légitimité avec leurs propres critères (objet, théories et méthodes).

Un ultime argument consiste à dénoncer la mauvaise qualité de la production de connaissance scientifique en travail social des travailleurs sociaux, formateurs en tête, qui chercheraient à développer une nouvelle discipline afin de masquer leur échec à se faire reconnaître dans les disciplines consacrées (Foucart, 2008). En effet, le plus souvent, le chercheur en travail social doit mener ses recherches pendant son temps libre, une fois ses obligations professionnelles prioritaires effectuées (formateurs, cadres dirigeants, travailleurs sociaux en établissement, etc.). C’est bien pour professionnaliser la recherche en travail social que la science du travail social doit être reconnue.

Le travail social possède son propre objet théorique qui est d’essence pratique, par le biais de l’opérationnalité de sa fonction sociale. Une science ne se légitime pas en fonction de son objet, mais de la manière de le traiter. Une science devient science en pratiquant de la recherche. Pour qu’une science existe, il faut organiser institutionnellement la capacité d’un champ à produire de la connaissance, selon des modalités scientifiques. Alors, il est possible de dépasser les fausses dichotomies entre sciences fondamentales et appliquées, entre théorie et pratique, entre savoirs et compétences : « le débat ne se pose pas en réalité entre théorie et pratique, mais entre différentes manières de théoriser la pratique professionnelle » (Dartiguenave et Garnier, 2009 : 30-34). Il faut alors évoquer l’émergence d’une nouvelle approche qui dissocie théorie et recherche fondamentale. Seule une recherche en prise avec la complexité de la réalité sociale, notamment par le biais des situations professionnelles, permet à la science de comprendre l’essentiel; à savoir « comment du nouveau peut-il se produire, souvent malgré tout. » (Clot, 2008) C’est aussi l’avis de Jean-Marie Barbier qui dénonce la fausse dichotomie en recherche fondamentale et appliquée, dans la mesure où tout travail empirique intègre de la connaissance. Il propose alors de considérer cette forme de connaissance issue de la pratique comme des « savoirs situés » (Barbier et Clerc, 2008). Ces savoirs scientifiques, issus de la recherche sur les pratiques, notamment professionnelles, forme une praxéologie, qui peut se définir comme des connaissances produits par le praticien, lorsqu’il est confronté à de nouvelles situations et doit alors chercher de nouvelles façons d’intervenir et d’agir (Mialaret, 2009).

Le développement d’une scientifisation du travail social est appelé à profiter de la définition de cette troisième voie qui reconnaît et légitime des savoirs situés, en rompant avec la dichotomie stérile entre connaissances scientifiques et interventions professionnelles, mais aussi entre savoirs théoriques et savoirs pratiques (Rullac, 2012). Dans cette perspective, il n’existe plus différents idéaux types de savoirs, dans une logique naturaliste qui dresse des murs étanches, mais une pluralité d’approches d’usage des savoirs, dans une logique interactionniste, s’articulant pour construire une représentation de la réalité. Cependant, il est possible d’envisager divers corpus[17] certes différenciés, selon les deux pôles d’attraction que constituent la théorie et la pratique, mais relevant fondamentalement de savoirs appartenant à tous. Cette rupture épistémologique avec la naturalisation des savoirs ouvre de riches perspectives d’articulation de postures de recherches, à défaut de sclérosantes revendications de la propriété d’un type de savoirs exclusif. La rupture avec cette approche essentialiste permet d’échapper à une distinction entre acteurs sociaux, au sens bourdieusien, selon leur appartenance à des savoirs prétendument distincts. Cette perspective ouvre la possibilité de collaborations scientifiques qui visent finalement à construire une réalité commune, même si les points de départs peuvent être différenciés. Cette rupture épistémologique reconnaît en quelque sorte des cultures des savoirs, par définition sujettes à l’acculturation dans un continuum commun, à défaut de définir des formes divisées et par nature différentes, comme autant de « races » de connaissances indépassables. La rupture avec une naturalisation des savoirs vient alors contredire la tentation actuelle d’évoquer une hybridation, au coeur de la recherche appliquée au travail social entre chercheurs et professionnels, comme le fruit improbable et mal aisé de deux espèces différentes de savoirs (Lyet, 2014). Les uns et les autres contribuent plutôt, chacun dans leur fonction professionnelle, à produire en commun des savoirs diversifiés, selon un processus cependant particulier à chaque type d’acteur, qui dépend de son positionnement par rapport aux deux pôles d’attractivité que constituent la théorie et la pratique.

Différenciation des approches scientifiques relatives au travail social

L’objet d’une scientifisation du travail social est de créer des connaissances capables de soutenir l’intervention des acteurs de ce champ professionnel (épistémologie, éthique, méthodologie). Dans la mesure où le travail social se trouve au carrefour des enjeux de régulation sociale entre normes (dimension collective) et déviances (dimension individuelle), l’ensemble des savoirs produits par cette recherche vise à objectiver les enjeux et les modalités d’intervention professionnelle, dans une perspective de réduire le poids des prescriptions internes et externes et de soutenir l’efficacité des professionnels. Cette autonomisation participe à soustraire les pratiques aux déterminismes sociaux qui empêchent les travailleurs sociaux d’établir le juste compromis qui se trouve au plus près des besoins d’émancipation des usagers et de conformisation de la société. Les débats actuels autour de la scientifisation du travail social se sont cristallisés autour des trois postures de recherche déjà citées, que nous allons détailler. Il serait dommageable de considérer la recherche «  sur », « pour » et « en » travail social comme d’uniques postures idéologiques d’acteurs, dans la mesure où il s’agit au contraire d’approches scientifiques complémentaires pour instruire les questions du travail social (Rullac, 2011a, 2011b).

La première vise à développer une recherche dans le cadre des sciences sociales académiques : la recherche sur le travail social. Ces savoirs objectivent le fonctionnement social, en utilisant le travail social comme un terrain propice à saisir la question sociale. Cette recherche permet aux travailleurs sociaux de mieux comprendre le fonctionnement sociétal qu’ils sont chargés de modifier, mais pas de développer des savoirs agissants. Il s’agit malgré tout d’une recherche qui participe en périphérie au développement de la science du travail social. Si ces savoirs n’abordent pas de front la professionnalisation, ils peuvent alimenter et nourrir l’expertise du travail social, dans le cadre d’une utilisation postérieure et appliquée. Dans le cadre d’une discipline préexistante, le travail social n’est alors pas considéré comme un corpus à part entière.

La seconde vise à développer une recherche dans le cadre d’un accueil temporaire offert par une discipline académique préexistante : la recherche pour le travail social. Ces savoirs soutiennent la professionnalisation du travail social, mais dans le cadre de son objet disciplinaire de rattachement. Le risque est de diluer l’objet du travail social dans un autre objet et de limiter les grilles d’interprétations en fonction des enjeux propres à la discipline d’accueil. Il s’agit essentiellement d’une phase transitoire (ou partielle) vers la reconnaissance d’une discipline du travail social à part entière. La récente création de la mention « travail social » au CNAM s’inscrit directement dans cette logique. Dans le cadre d’une discipline préexistante, le travail social est alors considéré temporairement comme un corpus, dont la reconnaissance est soumise à l’hôte, dans ce qui constitue un cadre interdisciplinaire de fait, mais non officiel, contextuel et par définition fragile.

La troisième vise à développer une recherche dans le cadre de savoirs qui soutiennent l’intervention des acteurs de ce champ professionnel : la recherche en travail social. La reconnaissance scientifique de ces savoirs est fonction de son cadre de développement. Lorsqu’ils se développent dans une université, il peut s’agir d’une reconnaissance d’une discipline appliquée au soutien d’une profession. Lorsqu’il se développe dans des établissements hors cadre académique, comme en France, la question du statut épistémologique de ces savoirs reste entière : comment alors les considérer? Ce type de développement permet de sortir des carcans disciplinaires, mais peut aussi fragiliser la scientifisation du travail social, sans la caution universitaire, qui serait considérer comme un corpus relevant de l’ingénierie ou de la méthodologie de projets, mais pas comme scientifique. En France, il existe aujourd’hui 77 sections universitaires et 55 disciplines (Rullac, 2014). La reconnaissance d’une discipline du travail social impliquerait la création d’une 78e section dans le cadre des « Lettres et sciences humaines ». Autrement dit, il s’agit d’une recherche « par » et « pour » les travailleurs sociaux. Notons cependant une approche alternative qui considère que la recherche en travail social correspond à la seule posture du praticien chercheur (Cadière et Drouard, 1999). Dans cette approche, il faut donc être intervenant social pour faire de la recherche en travail social. Toute autre démarche scientifique, qui s’applique néanmoins à l’objet professionnel du travail social, est alors considérée comme relevant de la recherche dans le travail social; qui s’affirme alors comme une 4e sorte de recherche appliquée au travail social. Le travail social est alors considéré comme un corpus transdisciplinaire, qui cumule des approches disciplinaires, interdisciplinaires et profanes (notamment les savoirs forgés par l’expérience d’usages des bénéficiaires). Cette nature transdisciplinaire ne facilite pas une reconnaissance scientifique en tant que corpus à part entière et explique les difficultés du travail social à être reconnu en tant que discipline dans un cadre académique.

Ces trois postures de recherche complémentaires forgent un corpus susceptible de nourrir les sciences du travail social. Dans une analogie aux sciences de l’éducation, nous proposons que les sciences du travail social consistent à étudier les conditions d’existence, de fonctionnement et d’évolution des situations et des faits du travail social (Rullac, 2014).

Des sciences de la complexité et de l’efficacité

L’enjeu principal du mode d’institutionnalisation des sciences du travail social est lié à la nature complexe et hétérogène du travail social. Étant au coeur de la rencontre contradictoire entre la culture et la nature de l’être humain, qui s’articulent laborieusement dans le défi du « faire société », ce champ professionnel est tenu de recourir à de multiples grilles de lecture, aussi bien pratiques que théoriques. Il est habituel alors de revendiquer une posture interdisciplinaire. Pourtant, ce concept est piégé, car il se réfère aux références légitimées par l’université qui sont principalement de nature théorique et qui découpent les grilles d’analyse. Dans ce contexte, revendiquer une approche interdisciplinaire pour le travail social revient à limiter les références à des concepts théoriques, à limiter les grilles d’analyse et à ignorer l’objet propre à ce champ professionnel, dans la mesure où il n’est pas légitimé en tant que discipline. C’est ainsi que la référence à la multiréférentialité semble davantage pertinente (Ardoino, 1993), car elle ne se limite pas aux formes instituées des corpus académiques, qui découpent de plus en plus la réalité et les savoirs.

Dans le cadre des sciences du travail social, quelle est la recherche la plus propice à soutenir les enjeux professionnels du travail social? Cette professionnalisation doit être soutenue par une recherche appliquée à son objet professionnel, à ses enjeux épistémologiques et méthodologiques. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Si le développement d’une recherche pour le travail social est un passage parfois nécessaire, pour dépasser les résistances historiques à sa reconnaissance, le développement d’une recherche en travail social apparaît comme une finalité. En France, ce développement semble le plus facile dans le cadre d’établissements non universitaires, comme les HEPAS, qui permettraient de contourner la difficile reconnaissance et valorisation des disciplines appliquées à une profession et de nature épistémologique multiréférentielle; deux difficultés que rencontrent notamment les sciences de l’éducation. Pour autant, contourner la résistance universitaire en ne revendiquant pas la création d’une discipline relevant du travail social permet certes une liberté, mais condamne aussi à forger des connaissances de nature grise par rapport aux connaissances officiellement scientifiques. En outre, la création d’une discipline du travail social ouvrirait la voie à l’Université pour contribuer également à son élaboration, dans le cadre d’une concurrence mobilisatrice avec les HEPAS. Mais pour cela, il faudrait que les HEPAS voient reconnaitre leur scientificité par une labellisation académique étatique qui n’existe pas encore aujourd’hui. C’est le défi que porte le projet de l’UNAFORIS.

Le débat concernant la scientificité du travail social se structure autour de dichotomies qui relèvent donc d’une logique de distinction, en établissant une hiérarchie de légitimité : la connaissance théorique et pratique, la recherche et l’expertise, la science et la technique, la discipline universitaire et la compétence professionnelle. Le travail social, se situant par nature du côté de l’opérationnalité, se trouve systématiquement disqualifié et dominé, par rapport aux savants académiques, du fait de l’approche française concernant les savoirs situés; faussement assimilés généralement à une simple praticité, sans consistance théorique. Ce champ déroute dans la mesure où sa théorisation doit être agissante, multiréférentielle et située. Il importe cependant de proposer à ces professionnels une recherche totalement appliquée à leur objet de travail. Le développement d’une recherche en travail social est indispensable, parce que cette démarche de connaissance est la principale source d’efficacité professionnelle. Il faut aussi noter que le débat français reste particulièrement centré sur lui-même, en dehors d’échanges et de références internationaux. Parions que l’AIFRIS et la Conférence de consensus seront des relais précieux sur ce sujet.

Au-delà du travail social, de multiples professions complexes sur autrui (notamment la formation des adultes) développent ces dernières années une activité de recherche à part entière, selon trois caractéristiques : leurs objectifs visent moins la connaissance du monde à transformer que la connaissance des processus de transformation du monde; elles ont comme objet les acteurs et pour partie leurs méthodes; le corpus produit porte sur des actions « situées » et « utiles » dans l’action par ceux qui les produisent (Barbier, 2013). Ces champs de pratiques scientifiques composent un nouveau corpus scientifique qui ne trouve pas facilement sa place dans une approche disciplinaire universitaire traditionnelle, ni même interdisciplinaire, car elle compose un milieu scientifique hybride articulé aux champs de recherche et de pratique. Pour les accueillir, la France est tenue d’élargir l’institutionnalisation des savoirs au-delà de l’université, qui doit à terme intégrer pleinement la légitimité scientifique et académique des Hautes Écoles professionnelles, à défaut, peut-être, d’une reconnaissance disciplinaire au sens classique définit par le Conseil national des universités (CNU). Pour autant, ce modèle de valorisation et de régulation scientifique professionnel est à construire entièrement et il s’agit bien ici du défi épistémo-institutionnel pour enfin intégrer les professions complexes dans la scientificité adéquate susceptible d’accompagner leur heuristicité et leur efficacité.