Corps de l’article

Cet article propose une analyse de l’imbrication des rapports sociaux de sexe, de classe et de race [1] tels qu’ils se manifestent dans une association suisse d’accueil non mixte destinée à soutenir l’intégration des « femmes migrantes ». La réflexion que nous proposons est issue d’une recherche conduite dans le cadre d’un master en travail social [2]. Menée dans une perspective de l’imbrication des rapports sociaux, la recherche avait pour objectif de comprendre comment le sexe, la race et la classe s’articulent pour fonder la catégorie de femmes migrantes et, plus précisément, comment ces dernières ainsi que l’intégration sont définies. L’analyse que nous présentons ici montre que la catégorie de femmes migrantes est produite à l’intersection des rapports sociaux de sexe, de race et de classe; qu’elle s’oppose à une figure pseudo générique de femmes émancipées et modernes; et qu’elle rend possible et légitime l’intervention sociale.

Suite à la présentation de l’approche théorique et de la méthodologie adoptées (partie 1), nous montrons, tout d’abord, comment l’éloge de la diversité des femmes permet, d’une part, d’occulter les rapports sociaux et, d’autre part, de faire émerger la catégorie de femmes migrantes en tant qu’individus partageant des difficultés communes (partie 2). Nous nous attardons ensuite à montrer que ces difficultés sont envisagées comme résultant d’une oppression sexiste particulière et de l’isolement social que vivraient les femmes migrantes, et que leur migration est pensée comme l’occasion d’accéder à davantage d’autonomie (partie 3). Enfin, nous nous intéressons aux attentes et possibilités offertes aux femmes pour montrer qu’elles correspondent à des assignations sexistes et classistes (partie 4).

L’approche théorique et méthodologique

Nous envisageons les rapports sociaux comme produisant des catégories sociales, lesquelles ont une face idéologique, les représentations sociales, et une face matérielle, les conditions d’existence. Présentes dans un temps et dans un espace donnés, les catégories sociales résultent de différents rapports sociaux imbriqués. À cet égard, nous nous référons à l’approche de l’intersectionnalité telle que la définit Kimberlé Crenshaw. Selon elle, cette approche

montre que les expériences des femmes de couleur sont souvent le produit des croisements du racisme et du sexisme, et qu’en règle générale elles ne sont pas plus prises en compte par le discours féministe que par le discours antiraciste. Du fait de leur identité intersectionnelle en tant que femmes et personnes de couleur, ces dernières ne peuvent généralement que constater la marginalisation de leurs intérêts et de leurs expériences dans les discours forgés pour répondre à l’une ou l’autre de ces dimensions (celle du genre et celle de la race)

2008 : 54

Cette approche permet de visibiliser les expériences des groupes d’individus n’appartenant pas aux groupes sociaux dominants en ayant comme base d’analyse non seulement le sexisme, mais également le racisme et le classisme.

Tel qu’il se définit en Suisse, le travail social a pour finalité « de remédier aux défectuosités de la vie collective en portant une attention particulière aux populations les plus fragiles, en favorisant leur accès aux ressources : assurances sociales, aide sociale ou éducative » (Fragnière et Girod, 1998 : 206). Dans l’objectif de susciter le développement des compétences sociales des individus, le travail social les aide et les contrôle tout à la fois, si bien que les intervenantes et les intervenants sociaux naviguent « entre des principes contradictoires » (Keller, 2006 : 22). Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons précisément à cette tension entre l’émancipation (aide) et la normalisation (contrôle).

Notre analyse se base sur la réalisation et la transcription de huit entretiens semi-directifs (Weber et Beaud, 1997) menés avec respectivement une professionnelle, trois bénévoles et quatre participantes s’impliquant dans la vie d’une association accueillant des « femmes migrantes » nommée Dunes [3]. Dunes, qui existe depuis une vingtaine d’années, fonctionne sur une base associative. Politiquement et confessionnellement neutre, cette association a pour objectifs de soutenir et faciliter l’intégration, tant sociale que professionnelle, des femmes migrantes en fonction de leurs besoins et demandes. De plus, elle leur fournit des informations concernant la vie sociale de la région, leur offre des possibilités de formation et organise des rencontres interculturelles. En 2010, selon les chiffres du rapport d’activité, l’association a accueilli 252 participantes de 75 pays différents.

Les interviewées ont été sélectionnées selon trois critères : être impliquée à Dunes depuis plus de six mois pour les participantes et depuis une année pour les bénévoles et la professionnelle; avoir plus de 18 ans; pouvoir communiquer en français, anglais, portugais ou espagnol. Les entretiens ont porté sur leurs perceptions des caractéristiques et des besoins des femmes migrantes, et sur les objectifs d'intervention et sur les moyens que la structure met à leur disposition. Ils ont été menés de janvier à octobre 2012, dans les locaux de Dunes. Enregistrés et transcrits, ils ont ensuite été soumis à une analyse thématique (Bardin, 1991) : une grille de lecture analytique comportant différents thèmes a permis d’articuler les données entre elles et en fonction des questionnements relatifs à la problématique. La codification de ce corpus a été réalisée avec le logiciel TAMS.

L’éloge de la diversité et l’homogénéité de la catégorie « femmes »

L’analyse des discours a permis de mettre au jour qu’un principe est affirmé de manière redondante par les femmes interviewées : celui voulant que les femmes existent en tant que groupe naturel, ce que nous appelons l’homogénéité de la catégorie, et que ce groupe soit fait de diversités individuelles (toutes sont différentes les unes des autres). De ce point de vue, l’appellation « femmes migrantes » n’était pas endossée avec aisance; elle était même controversée : «Je n’aime pas dire “ femmes migrantes ”. Je préfère dire “ les femmes ”, plus large. Mais c’est vrai que notre intitulé est “ pour femmes migrantes ” parce que c’est d’elles qu’on s’occupe principalement » (Anne Carrel, salariée).

Plutôt que de décrire cette catégorie embarrassante, eu égard à la division qu’elle engendre a priori entre les femmes, voire à la dépersonnalisation qu’elle opérerait, les femmes interviewées préféraient faire l’éloge de la diversité des participantes. C’est ainsi que les différences de formation entre les femmes migrantes, la diversité de leurs provenances nationales ou encore de leur statut économique étaient mis en exergue : 

Vous avez tout. On a des cours d’alphabétisation donc des personnes qui ne savent ni lire ni écrire. Puis, vous avez les universitaires. On a des personnes d’Afrique, d’Amérique, de partout. On a 75 nationalités différentes par année. Il y a tout, y compris dans pauvreté et richesse. Il y a tout

Garance Marques, bénévole

Ou encore, que la diversité intrinsèque du groupe de femmes était présentée comme un enrichissement mutuel pour chacune d’entre elles : « Moi, j’offre des connaissances en français et les femmes m’offrent ce qu’elles sont, leur culture, leurs habitudes. C’est vraiment en termes d’échanges essentiellement» (Juliette Joss, bénévole).

En insistant sur la diversité des profils individuels, à savoir en mettant l’accent sur les individus, les personnes interviewées occultaient les rapports sociaux et les discriminations qui divisent les femmes entre elles. Cela leur permettait d’affirmer une symétrie entre les femmes et de revendiquer, pour elles et pour la structure, une approche égalitaire. Cette posture leur permettait probablement de réaliser leur travail en conformité avec leurs valeurs morales ou, en d’autres termes, avec l’idéologie de l’égalité.

Cependant, ce discours se heurtait aux propos justifiant les interventions mises sur pied pour aider des femmes migrantes en fonction de différentes caractéristiques communes supposées. En effet, ces propos les constituaient bel et bien en catégorie particulière, et ceci en fonction de considérations racistes. Ces dernières n’étaient toutefois pas immédiatement appréhendables parce qu’elles s’intriquaient dans des objectifs peu discutables. Ainsi en était-il de l’offre de cours de français que proposait Dunes. Cette offre paraissait raisonnable puisque toutes pouvaient s’entendre sur l’utilité de connaître la langue officielle de la région dans laquelle on vit. Néanmoins, il ne s’agissait pas que de simples cours de français. Les propos tenus sur ces cours rendaient visibles d’autres objectifs non pas strictement reliés aux avantages de maîtriser la langue locale, mais à différentes faiblesses attribuées aux femmes migrantes : leur difficulté à sortir de la maison et leur besoin de devenir plus libres et autonomes.

La catégorie des femmes migrantes

Deux corpus de discours, interdépendants, permettent de mettre en évidence les représentations qui construisent la catégorie des femmes migrantes : les représentations qui les construisent comme des femmes subissant une domination masculine culturelle particulièrement forte (Hamel, 2005), ce qui se traduirait en particulier par leur enfermement, et celles qui les construisent comme des femmes dépendantes dont il s’agirait de favoriser l’autonomie. Dans les discours des interviewées, les femmes migrantes apparaissaient donc comme un groupe mal intégré à la société, qui formerait des sortes d’enclaves fermées au sein d’une société ouverte. Bien entendu, le in et le out sont interdépendants : le in n’existe qu’en relation et en opposition avec un out. En d’autres termes, l’idée d’intégration ne peut être envisagée que par la désignation de groupes qui seraient extérieurs à la société.

Sortir de la maison

Une idée partagée par les interviewées consistait à considérer que les femmes migrantes sont inscrites dans des structures familiales et communautaires particulièrement sexistes et qu’à cet égard, elles seraient réticentes à entreprendre des activités mixtes. La non mixité de Dunes s’explique par ce supposé interdit de mixité : elle permettrait de favoriser la participation des femmes migrantes aux cours : « Chez nous [en Suisse], non. Il n’y aurait pas cette différence que les femmes osent plus venir parce qu’il n’y a pas d’hommes » (Juliette Joss, bénévole).

Autour du compromis de la non mixité, Dunes promeut l’apprentissage du français, mais elle encourage également à sortir de chez soi, de sa maison envisagée comme un lieu d’oppression et d’isolement: « Ces femmes sont restées hors société pendant tant d’années parce qu’il le fallait. Elles avaient des directives à suivre, c’est-à-dire : s’occuper des enfants, préparer à manger » (Yvonne Romano, bénévole).

Considérées comme victimes d’un sexisme culturel particulier et comme isolées au point même d’être désocialisées, les femmes migrantes étaient distinguées du groupe générique des femmes diverses et égales entre elles de la société majoritaire. Bien entendu, ce processus distinguait également les hommes migrants, considérés comme particulièrement dominateurs, des autres hommes. Plusieurs auteures mettent au jour l’opposition idéologique entre femmes modernes et libérées et femmes traditionnelles et opprimées, qui constitue une pensée dominante dans les sociétés occidentales. Christine Delphy note par exemple, à propos du débat autour de l’interdiction du port du voile qui a secoué la France il y a quelques années, que « le sort des femmes en Occident nous paraît incontestablement meilleur que partout ailleurs dans le monde » (2006 : 63). Suite à une analyse des discours médiatiques à propos de mariage de très jeunes filles et des décisions judiciaires qui ont éventuellement été appliquées, Leti Volpp relève quant à elle et pour les États-Unis : 

the idea that otherwomen are subjectedto extreme patriarchy is developed in relation to the vision of Western women as secular, liberated and in total control of their lives. But the assumption that Western women enjoy complete liberation is not groundedin material reality

2001: 1198

Nourrissant des conceptions similaires, les personnes interviewées présentaient Dunes comme un lieu où les femmes migrantes pourraient se libérer, l’espace d’un moment, de leur oppression culturelle quotidienne :

Ce n’est souvent pas des cultures où l’homme arrive forcément à rester volontiers pour s’occuper des enfants. Donc ici elles peuvent au moins, trois heures par semaines, avoir la garderie et puis apprendre le français. Je pense qu’elles viennent pour ça. Après, apprendre le français, c’est différemment important pour elles. […] C’est permettre à la femme au foyer de sortir de chez elle et puis d’avoir une liberté. C’est pour qu’elles puissent mieux vivre dans leur environnement, pouvoir sortir parce que souvent elles vivent dans leur environnement et elles restent dans leur culture, avec les gens qui parlent leur langue

Juliette Joss, bénévole

Des fois, c’est plus facile si une étrangère est mariée à un Suisse, mais si les deux sont étrangers, c’est plus difficile d’imposer cela à son mari

Emilia Zenik, participante

Il faut également relever que ces propos véhiculent l’idée que les femmes migrantes seraient d’abord et avant tout des femmes avec enfants et arrivées en Occident par regroupement familial, accompagnant donc leurs maris dans leur migration. Dès lors, elles se retrouveraient en Suisse non pas pour y vivre pour elles, mais pour se consacrer à leur famille :

En arrivant ici, elles sont cantonnées à la maison et puis elles ne savent pas comment se débrouiller dans notre culture, elles ne savent pas parler et tout d’un coup, elles ne sont plus rien. […] Ce sont souvent des femmes au foyer et qui n’exercent pas de métier. Elles pourraient peut-être dans leur pays, mais elles n’ont pas les papiers, les moyens de travailler ici donc elles sont à la maison avec leurs enfants

Juliette Joss, bénévole

Au-delà de l’apprentissage de français, Dunes a donc pour objectif de favoriser l’empowerment individuel des femmes migrantes en les encourageant à nouer des contacts avec l’extérieur, en faisant des connaissances interculturelles, de manière à ce qu’elles puissent (re)devenir, pour paraphraser la citation précédente, « quelque chose » :  « Il y a le fait de sortir de chez soi pour rencontrer d’autres femmes, “ d’autres ”, pas que des Suisses » (Garance Marques, bénévole).

L’analyse des discours montre que la conception selon laquelle les femmes migrantes sont enfermées à la maison en raison du patriarcat particulier qui s’impose à elles va de pair avec l’idée qu’elles seraient d’autant plus libres, plus heureuses, voire même plus humaines (socialisées), si elles se distanciaient de leur environnement familial. Cela leur permettrait d’échapper à des formes de résilience sociale ou de communautarisme. Notons au passage que dans cette logique, les réseaux familiaux et communautaires ne sont pas supposés utiles à l’intégration, bien au contraire. Dans le cadre du débat sur le foulard en France, Delphy repère cette injonction faite aux femmes racisées de quitter leur milieu et elle en montre l’extrême violence :

La sollicitude qui s’adresse à ce groupe de femmes ne peut pas être une sollicitude ordinaire, de femme à femme; c’est nécessairement une sollicitude de haut en bas; de moins opprimée – ou opprimée « ordinairement », à plus opprimée ou opprimée « extraordinairement ». Mais c’est aussi une sollicitude insultante, fondée sur la prémisse que les femmes des « quartiers de banlieues », d’abord sont des victimes et ne sont que cela; ensuite vivent avec et aiment des pères, des frères, des maris et des fils qui ne sont pas simplement sexistes comme tout un chacun, mais le sont au point de n’être QUE cela. Le sexisme les définit tout entiers, et il n’y a en eux pas de place pour autre chose, du moins pas pour autre chose de positif. L’indignité de ces hommes rejaillit sur les femmes qui les aiment

Delphy, 2006, 70-71

Devenir « libres »

Un autre corps de représentations attachées aux femmes migrantes réside dans l’idée que leur migration, quoique amenant différentes difficultés comme celles relatives à la langue et la réclusion discutées ci-dessus, constituerait également une chance d’améliorer leur vie en accédant aux avantages d’une société occidentale. La migration leur permettrait en effet d’échapper aux difficultés de la vie quotidienne existant dans leur pays d’origine telles que la violence, la pauvreté et les difficultés économiques. Par contraste, la Suisse apparaît comme un pays où ces difficultés sont moindres, voire inexistantes. C’est ainsi qu’être une femme migrante ne supposerait pas seulement avoir changé de pays, mais également avoir l’opportunité d’accéder à un contexte offrant une qualité de vie supérieure à celle qu'elle avait précédemment. Aussi, à la question de définir une femme migrante, une interviewée répond :

C’est une femme qui vient d’un autre pays. Je dirai que « migrante », c’est encore plus. C’est quelqu’un qui vient d’un pays difficile, qui arrive dans un pays qui est européen, car nous sommes en Suisse, mais qui n’a jamais connu ça, en fait

Yvonne Romano, bénévole

Une autre interviewée présente l’accès à une certaine forme de liberté comme une ascension vers le même statut que les Suissesses; ces propos font, relevons-le, abstraction de différentes contraintes objectives (notamment légales) dans lesquelles peuvent se trouver certaines migrantes :

C’est qu’elles puissent vivre librement, qu’elles puissent se déplacer, prendre le train, le bus, le taxi, téléphoner, aller à la banque, à la poste. Faire tout ce que nous on fait, dans la vie de tous les jours, sans se poser de questions. Et j’aimerais qu’elles arrivent à faire ça sans se poser de questions, sans se dire « comment je fais ça »

Yvonne Romano, bénévole

Est-ce à dire que les femmes migrantes devraient se sentir inférieures lors de leur venue dans un pays du Nord développé et orienté par de « justes » valeurs? Soutenue par une attitude paternaliste vis-à-vis des femmes migrantes, l’intervention sociale trouve toute sa justification : aider les femmes migrantes à entreprendre la voie du développement définie par les valeurs occidentales. Sous l’égide de notions culturalistes, les représentations associées aux femmes migrantes laissaient donc penser que la migration dans un pays caractérisé par son développement, sa démocratie et sa tolérance permettrait aux femmes migrantes de trouver les voies vers l’émancipation. Chandra Mohanty note à ce propos :

« la différence du Tiers-Monde » [relative à la distinction entre figures féminines du Sud et du Nord] implique une attitude paternaliste envers les femmes du Tiers-Monde. […] Les femmes du Tiers-Monde, en tant que catégorie ou groupe, seront automatiquement et nécessairement définies comme croyantes (comprenez : « non progressistes »), axées sur la famille et la maison (comprenez : « traditionalistes » et « arriérées »), juridiquement mineures (comprenez : « elles-ne-sont-toujours-pas-conscientes-de-leurs-droits »), illettrées (comprenez : incultes), et parfois révolutionnaires (comprenez : « leur-pays-est-en-état-de-guerre; elles-doivent-se-battre! »)

2011 : 175

Considérées comme étant hors-société, les femmes migrantes étaient encouragées à s’y intégrer en donnant la preuve qu’elles correspondaient aux autres femmes. Encore une fois, il leur était demandé de suivre un processus ascendant d’ouverture à de « bonnes » valeurs, opposées à la fermeture sur des communautés migrantes :

Elles disent : « j’y vais [en Suisse] pour rester à la maison et élever mes enfants ». C’est qu’elles pensent que sans parler la langue, c’est impossible de trouver un travail. Quand elles arrivent au centre, elles remarquent qu’il y existe une cuisine, qu’elles peuvent cuisiner, faire sa nourriture, elles peuvent apprendre à être femmes de ménage et travailler dans une maison familiale. Elles arrivent dès lors à concevoir un avenir. Elles arrivent sans rien attendre dans ce centre et voient qu’il y a un avenir, qu’il y a une vie professionnelle pour elles. Et ça permet de les motiver à apprendre le français

Carmen Rios, participante

Les Érythréens ont souvent tendance à rester tout le temps entre eux, tout le temps dans leur communauté et très rarement, ils en sortent pour parler le français. Et justement, ce qu’on essaie avec notre structure, c’est que les femmes quand elles viennent ici, elles expliquent à leur famille qu’on peut s’écarter, qu’on peut bouger

Yvonne Romano, bénévole

Faire la preuve de son « intégration » : le modèle de la « bonne féminité »

L’intégration consisterait donc à sortir de la maison, lieu d’oppression patriarcale traditionnel, afin d’entrer en relation avec divers autres, dans un esprit d’ouverture à l’universel dans lequel se pense Dunes. Dans ce contexte, il n’était pas explicitement question de changer les valeurs ou les idéaux des femmes migrantes, mais de leur permettre de les transporter, éventuellement de les adapter aux modes de vie d’un pays censé être suffisamment moderne ou universaliste pour accueillir la diversité. Or, nous allons voir que l’intégration proposée aux femmes migrantes suivait des logiques sexistes et classistes – l’appartenance de classe étant l’une des conséquences, sur le plan économique, du racisme [4].

Les modes d’intégration que Dunes propose aux femmes migrantes renvoient en effet à des logiques sexistes qui sont si naturalisées qu’elles n’étaient pas remarquées par les personnes interviewées. Non seulement ces modes d’intégration se présentent comme différents pour les femmes et pour les hommes migrants, mais encore, ce faisant, ils renvoient à une figure de la « bonne » féminité domestique et maternelle – dominante en Suisse. Intégrées ou émancipées, les femmes sont avant tout perçues en fonction de leur faculté d’entreprendre les affaires familiales et de ce fait, comme priorisant la sphère privée. Dès lors, les femmes, migrantes ou non, permettent aux hommes de s’investir pleinement dans leurs tâches professionnelles :

Je pense que la femme qui s’émancipe, elle peut diriger sa famille parce que, dans plusieurs cas, l’homme travaille, mais il n’a pas besoin de parler la langue, il n’a pas besoin de parler français. C’est elle qui doit résoudre les problèmes liés à la maison, de l’assurance maladie, des factures de téléphone, etc. C’est qu’elle apprend le français et de ce fait, elle peut résoudre, peut communiquer, peut écrire, peut interroger, peut résoudre un problème lié aux impôts, etc. De par le fait que l’homme est en train de travailler, il n’a pas besoin d’utiliser la langue française, il ne va pas apprendre comme la femme qui, de son côté, est dans le centre à apprendre la langue

Carmen Rios, participante

L’intervention sociale reproduit cette dynamique propre à la société et renforce les différenciations sociales édifiées par le genre lorsqu’elle présente les cours de français comme permettant aux femmes migrantes de mieux s’engager dans leurs rôles de mère et d’épouse ou qu’elle leur propose d’animer des ateliers culinaires, en tant que bénévoles, pour qu’elles se sentent valorisées.

Toutefois, cette assignation aux tâches domestiques se déploie en fonction de valeurs individualistes qui prédominent dans les sociétés occidentales et qui valorisent également la liberté individuelle et la réussite personnelle. Dans le cas des femmes, la liberté individuelle et la réussite personnelle passent par la conquête d’une certaine indépendance économique (exercer un travail par lequel les femmes puissent recevoir un apport financier) et par une indépendance sociale consistant à ne pas dépendre (entièrement) de son entourage familial. Comme le note Jean-Hugues Déchaux, « l’accélération de la modernité » est fondée sur les bases de :

la valorisation et de la promotion tous azimuts de l’individu […], les aspirations et les droits de l’individu auraient crû au détriment des prérogatives du groupe. […] S’impose ainsi peu ou prou l’idée qu’avant (quand?) l’individu n’existait pas, qu’il n’était que l’incarnation du groupe (le village, la famille) et que désormais ce n’est plus le cas

2010 : 2

Aussi, l’émancipation, du point de vue des personnes rencontrées à Dunes, se traduisait-elle par des activités telles que faire garder son enfant en garderie pour suivre des cours de français ou par des cours professionnalisant d’aide-ménagère censés répondre « aux valeurs d’autonomie, de liberté et d’égalité promues dans les sociétés occidentales » (Déchaux, 2010 : 98). Sous cet angle, l’émancipation (n’)équivaut (qu’)à bénéficier de « l’accès au travail et à l’indépendance financière » (Miranda, et al, 2011 : 13). De même, à Dunes, l’émancipation visée est d’abord et avant tout individuelle. On ne s’en étonnera pas puisque l’association ne se revendique pas comme féministe et qu’elle met la focale sur les individus ce qui, on l’a vu, favorise une occultation des rapports sociaux; relevons toutefois qu’une telle individualisation empêche la conscience collective et, a fortiori, tout projet plus général d’émancipation collective des femmes (Messant et al. 2008).

Les activités féminines que propose Dunes, on ne peut pas le rater, sont très fortement connotées au féminin (travaux subalternes, prolongeant les activités domestiques). De plus, et l’on retrouve ici le rapport social de classe, les femmes migrantes sont orientées à occuper des emplois situés sur le bas de la hiérarchie des métiers. En bref, leur intégration favorise leur inscription dans des rôles sociaux sexués en se distinguant de celle des hommes migrants, dont l’intégration se réalise au travers d’autres parcours professionnels. Plus généralement, leur intégration s’inscrit dans la reproduction du système de genre et de classe puisque les travaux domestiques rémunérés dans lesquels les femmes migrantes sont orientées contribuent à soutenir la division sexuelle du travail dans les différentes classes sociales. Comme le relève Elsa Dorlin : 

déléguer à des femmes des classes populaires, aux migrantes, aux femmes des groupes altérisés / racisés, le travail domestique le plus éprouvant permet ainsi aux femmes de la classe moyenne de résoudre les injonctions contradictoires de la domesticité et d’incarner cette norme de la féminité : le travail domestique payé à d’autres femmes permet à l’épouse modèle de se dégager des tâches domestiques les plus en contradiction avec l’idéal de la féminité et donc de dégager du temps pour travailler à correspondre à cet idéal

2005 : 93

Les contraintes dans lesquelles se trouvent certaines femmes migrantes ne sont évidemment pas le fait de Dunes, mais bien dues à la division sexuelle du travail, à la politique étrangère et du travail suisse – notamment, une tolérance à l’égard du travail non déclaré que Dunes essaie de contrer en offrant aux femmes une formation qui les informe de leurs droits. Toutefois, tout en comblant différents manquements de l’État, Dunes participe, bon gré, mal gré, à la reproduction de l’ordre social.

Conclusion

L’analyse des discours recueillis auprès de huit femmes dans l’association Dunes montre que les rapports sociaux établissent et fondent des hiérarchisations sociales. L’altérisation sociale, l’assignation de certaines activités à un genre et à une classe rendent légitimes l’exploitation de certaines femmes, en l’occurrence des femmes (migrantes) définies en fonction de représentations sexistes et racistes. Tout en présentant une idéologie de l’égalité entre femmes, et en répondant aux lacunes d’un système sociopolitique, la structure étudiée reproduit donc les rapports sociaux. Néanmoins, Dunes apporte du soutien et des solutions individuelles à des femmes récemment arrivées en Suisse. L’approche non militante et individualiste de Dunes rend toutefois impossible un travail visant la critique des rapports sociaux et elle est peu susceptible d’un véritable changement social.

Ces constats sont quelque peu déprimants, d’un point de vue féministe tout au moins. Quoique utile individuellement à certaines femmes, la structure reproduit les rapports sociaux de sexe, de race et de classe. À défaut de perspectives critiques, voire contestataires, les principes d’émancipation (aide) du travail social, quels que soient les bénéfices individuels que peuvent en retirer les individus qui en sont la cible, reviennent tout bonnement à les normaliser (les contrôler) de sorte à reproduire l’ordre social dominant.

Entre le risque de ne pas correspondre aux attentes du public visé et la légitimité d’entreprendre un travail axé sur des notions telles que la militance et la conscientisation, la pratique sociale se révèle complexe. Or, lorsque l’association opte pour la prise en considération des besoins supposés des femmes migrantes, elle néglige les activités permettant la critique de l’ordre établi et participe à la reproduction d’un système d’oppression  /  domination. À cet égard, il s’agirait d’inventer des formes d'intervention sociale qui ne favorisent pas la reproduction du pouvoir, mais, au contraire, contestent l’ordre établi. L’intervention sociale pourrait dès lors constituer des cultures de résistance : « des cultures de résistance ne sont pas simplement des mécanismes d’adaptation; elles sont l’incarnation même de moyens alternatifs importants pour organiser la production et la reproduction et les systèmes de valeurs critiques à l’égard de l’oppresseur » (Caufield, 1974, citée par Carby, 2008 : 109). Sous cet angle, il s’agirait de travailler, dans le cadre de l’intervention sociale, sur les rapports sociaux dont résultent les catégories et les discriminations sociales.