Corps de l’article

Introduction

Identifier tous les tenants et aboutissants de la problématique des mariages forcés [1] n’est pas chose facile, d’autant qu’il ne paraît pas exister de définition universellement partagée (Rude-Antoine, 2005). Il est cependant possible à travers les écrits d’en dégager des éléments constitutifs essentiels, à savoir : l’absence de consentement libre et éclairé (Lamboley et al., 2013) d’au moins une des parties au mariage et un contexte d’abus et d’exploitation (Jimenez, Lamboley et Cousineau, 2011) qui entraîne des conséquences physiques, psychologiques, économiques et sociales souvent graves. Il est également possible de reconnaître des situations témoignant de l’existence réelle ou potentielle d’un mariage forcé que ce soit pour contrôler le comportement social et sexuel des femmes, pour faciliter l’immigration, ou encore pour obéir à la pression familiale et sociale (Lamboley et al., 2013) à partir d’un certain nombre d’indices dont il sera ici question.

Plusieurs informateurs clés, provenant de divers milieux de pratique et d’intervention, ont constaté sur le terrain des cas de femmes vivant ou menacées d’un mariage forcé à Montréal. Des auteurs, dont Bendriss (2010), l’ont confirmé. Malgré cela, la situation reste encore occultée, du fait qu’il s’agit d’une question familiale relevant de la sphère privée (Rude-Antoine, 2005). Pour cette raison, il est difficile d’identifier ces victimes et de connaître leur situation.

À partir d’un cadre théorique intersectionnel et au vu de données empiriques, cet article propose de distinguer, afin de mieux les identifier, des indices laissant présager autant un « danger » potentiel de violence lié au mariage forcé, qu’un risque d’être mariée de force. La prise en compte de tels indices pourrait faciliter une intervention interculturelle adaptée à la situation de femmes immigrantes sous l’emprise de ce phénomène complexe et multidimensionnel.

Méthodologie

L’étude à la base du présent article s’appuie sur une approche qualitative qui se construit autour d’entretiens, de type récits de vie, effectués auprès de 11 femmes âgées entre 18 et 50 ans vivant, ayant vécu ou étant menacées d’un mariage forcé au Québec, et 17 entrevues, de type récits d’expérience, menées auprès d’informateurs clés. L’échantillonnage par cas multiples de micro-unités sociales (Pirès, 1997) a été privilégié. Les critères d’échantillonnage font appel à l’homogénéité externe basée sur l’expérience d’un mariage forcé, dans le cas des femmes, et la connaissance de la problématique, pour les informateurs clés. Globalement, l’échantillonnage est régi par le principe de la diversification interne, cherchant à faire état du plus grand nombre possible d’expériences potentiellement différentes. Les 11 femmes rencontrées proviennent de sept pays différents. Les difficultés appréhendées en vue de constituer un échantillon de victimes de taille raisonnable, permettant d’atteindre une saturation empirique au moins partielle des données (Pirès, 1997), nous ont en effet incitées à ne pas restreindre l’étude aux femmes issues d’une communauté culturelle en particulier présentant des caractéristiques spécifiques. Concernant les 17 informateurs clés, les critères de diversification de l’échantillon tiennent compte du secteur d’intervention, de l’expérience d’intervention auprès de femmes provenant de diverses communautés culturelles et des caractéristiques de la personne. Divers milieux de pratique ont été considérés : universitaire, policier, judiciaire, social et communautaire. Cette méthodologie est conjuguée à l’expérience de terrain développée par le Bouclier d’Athéna Services familiaux [2] (BASF), plus globalement pour les questions de violences basées sur l’honneur.

Comprendre le mariage forcé à partir de l’intersectionnalité : mise au jour d’interrelations complexes de vulnérabilités et d’oppressions multiples

L’émergence de l’approche intersectionnelle s’est faite dans la foulée de la théorisation du black feminism et de la mise en évidence de l’interconnectivité du sexisme, du racisme et des autres rapports sociaux d’oppression et de domination dans la vie des femmes marginalisées comme les immigrantes (Harper, 2012). Cette approche signale qu’il importe de considérer les rapports sociaux d’oppression de façon interreliée dans un contexte social, historique et politique donné (Bilge, 2005).

La combinaison de facteurs tels l’ethnicité, le sexe, l’âge, les relations familiales et sociales, la culture, la langue, la religion, la classe socioéconomique, le statut migratoire, entre autres, détermine l’identité d’une personne (ICREF, 2007) et est susceptible de se traduire par l’accumulation de minorisations multiples (Bilge, 2005). Certaines femmes se révéleraient ainsi particulièrement vulnérables, leur vulnérabilité pouvant s’accentuer dépendamment du contexte historique, politique et social dans lequel elles se trouvent (ICREF, 2007), et de leur positionnement social à la fois dans la société d’accueil et dans la communauté d’origine (Collins, 1990).

Vouloir comprendre les mariages forcés de femmes immigrantes à partir de la lorgnette de l’intersectionnalité permet de rencontrer trois objectifs tels que Harper et ses collaborateurs (2012 : 1) le proposent : rendre visible une réalité source de violence encore peu explorée en comprenant comment l’interrelation des composantes de l’identité et des systèmes d’oppression joue sur leur vulnérabilité à la victimisation; « déconstruire le présupposé voulant que les femmes victimes de violence constituent un groupe homogène partageant des expériences et des besoins universels »; « examiner l’impact des réponses sociales sur les femmes et leur famille pouvant tant être une source de soutien et d’empowerment [… qu’une] occasion de stress et de victimisation secondaire ».

Des composantes identitaires…

Les composantes identitaires qui ont trait au genre, à l’ethnie, au statut social, à l’âge, à l’éducation, à la position sociale, au statut migratoire, à la langue, aux valeurs et croyances jouent un rôle dans les mariages forcés. Chaque composante prise séparément n’est pas nécessairement significative, et lorsque celles-ci s’entrecroisent il n’y a pas de relation causale, mais une relation d’intersectionnalité.

Même s’il touche aussi des hommes, il est reconnu que les femmes sont majoritairement tributaires des mariages forcés, et que les conséquences d’un tel mariage sont plus néfastes pour elles (Amnistie internationale, 2013).

Les familles des futurs époux accordent une grande importance à l’ethnie et au statut social. Les mariages sont en grande majorité endogames c’est-à-dire à l’intérieur d’un groupe social défini (Bilge, 2003). Afin de préserver les traditions culturelles, les futurs époux doivent appartenir à la famille élargie ou au même village et pratiquer la même religion, en plus d’avoir un statut social égal ou supérieur (Loiselle, 2001).

L’âge est aussi un enjeu important dans un cas de mariage forcé, qu’il n’est pas rare de voir marqué par un écart important entre les hommes et les femmes, souvent mineures lorsque le mariage est célébré. Le très jeune âge des femmes garantirait prétendument non seulement qu’elles soient vierges, mais aussi qu’elles soient peu expérimentées et donc malléables (Remacle, 2005). En effet, étant donné que les femmes sont mariées précocement, le mariage forcé vient remettre en question leur scolarisation et accentue leur vulnérabilité à la violence (Amnistie internationale, 2013) en favorisant leur isolement, tout comme leur précarité sociale et économique, si elles voulaient mettre fin au mariage, ce qui par ailleurs n’est ordinairement pas permis.

Le respect des traditions, concernant la hiérarchie familiale et les rôles socioculturels dévolus à son groupe d’appartenance, place la femme dans une situation de grande vulnérabilité à l’intérieur de sa famille et encore plus face à sa belle-famille et à son mari. Elle peut ainsi être sujette à un important contrôle de sa vie sociale et sexuelle et faire face à l’exploitation domestique (Neyrand, Hammouche et Mekboul, 2008).

Le statut de la femme en tant que migrante, au même titre que les composantes identitaires exposées précédemment, « déterminent le statut social d’une personne » (ICREF, 2007 : 8). Toutefois, ce statut occupe une place particulière dans la question des mariages forcés que nous retrouvons à Montréal dans la mesure où il entraînerait et témoignerait des systèmes d’oppression dans lesquels se retrouvent ces femmes [3]. Ces systèmes les placent en contexte de dépendance légale et renforcent leur dépendance tant économique que psychologique envers leurs conjoints (Pontel et Demczuk, 2007) pour trois raisons. 1) le parcours migratoire peut accentuer leur vulnérabilité à la violence. En effet, ces femmes ont été forcées de se marier et se voient, dans une certaine mesure, forcées d’immigrer pour suivre leur mari, alors que « plus le choix de quitter sa terre d’appartenance est un choix “imposé” plus l’appréhension, l’insécurité et la peur seront présentes » (Poupart, 1997 : 17). 2) la migration est d’autant plus difficile qu’elles vont se retrouver dans un nouveau pays, sans la présence de leur réseau social (famille, amis, communauté), et où elles ne connaissent bien souvent pas la langue. Ce barrage linguistique fait en sorte que ces femmes se retrouvent à la merci des renseignements fournis par leur mari, les forçant à devoir évoluer « sous une sorte de coupole culturelle » (Pontel et Demczuk, 2007). 3) lorsque ces femmes immigrent au Canada, elles transportent leurs bagages culturels et identitaires de normes, valeurs, et croyances auxquelles elles sont attachées. Dans leur processus d’acculturation, elles peuvent vivre un choc culturel et entrer en confrontation avec les traditions et valeurs de la société d’accueil, notamment en ce qui a trait aux rôles sociaux et sexuels des femmes divergeant des normes souvent patriarcales du pays d’origine (Pontel et Demczuk, 2007).

Le mariage, d’autant plus quand il est forcé, représente à cet égard une sorte de pacte sacré et éternel que les femmes doivent perpétuer, et ce, malgré la violence qui peut en résulter (Léo, 2003), la possibilité d’une fuite ou d’un divorce pouvant être lourde de conséquences pour elles (Diouf et Ghosn, 2009).

… Qui s’ajoutent à différents systèmes d’oppression

Chaque personne a donc une identité constituée de plusieurs composantes. L’identité de cette même personne est également forgée par le contexte social, politique, économique et spirituel dans lequel elle est née ou vit.

Tous ces systèmes d’oppression que sont le patriarcat, l’hétérosexisme, le capitalisme, la suprématie blanche et l’âgisme, dépendamment du positionnement social de la personne, en l’occurrence ici d’une femme mariée de force, vient nécessairement colorer les composantes de son identité. En contexte de migration, la société d’accueil vient renforcer ou confronter ces différents systèmes d’oppression.

Résultats. Des indices d’un mauvais présage…

L’analyse de nos données confirme que l’amalgame entre les composantes de l’identité et les systèmes d’oppression auxquels est soumise une femme immigrante peuvent créer des situations laissant présager autant un « danger » potentiel lié au mariage forcé qu’un risque de mariage forcé. Ces indices peuvent être liés à la dynamique familiale, à la violence psychologique et au cheminement de la victime.

La dynamique familiale

La dynamique familiale joue un rôle prépondérant dans les mariages forcés. Tout d’abord, généralement, les mariages sont « arrangés » par la famille de la jeune femme (Rude-Antoine, 2005). Toute la famille, y compris les femmes et la famille élargie, est active dans l’arrangement du mariage (Loiselle, 2003), mais le patriarche y joue un rôle primordial, dans la mesure où c’est lui qui prend la décision finale (Rude-Antoine, 1990). Nos entrevues auprès de femmes ont révélé un net rapport de pouvoir du père sur les femmes de la maisonnée.

De son côté, la femme est considérée comme responsable du bon fonctionnement de la vie familiale, et donc de l’échec de la relation conjugale et familiale, le cas échéant (Léo, 2003).

Par exemple, Chloé [4], une jeune femme menacée d’un mariage forcé que nous avons rencontrée, raconte comment sa famille exerce un contrôle très strict sur ses sorties, fréquentations, ou encore communications :

Je vais à l’école le matin, il sait que ça me prend quarante-cinq minutes. Dès que l’école est terminée, si j’ai trois minutes de retard, ils me demandent : « qu’est-ce que tu as fait? Où tu étais? ». […] Quand je vais à l’extérieur, je suis toujours accompagnée de ma mère ou ma soeur.

Tout écart de conduite, même supposé, n’est pas tolérable et peut jusqu’à venir « justifier » le mariage forcé. Il ressort par ailleurs clairement du témoignage des jeunes femmes interviewées, que forcer le mariage de sa fille n’est pas vu comme une atteinte à la liberté, mais plutôt comme une reconnaissance publique de respectabilité par la communauté tellement les rôles sociaux sexuels sont ancrés, ce que corrobore les écrits (Eid, 2007).

L’usage de la violence psychologique

Il ressort ainsi que le mariage forcé est motivé par le désir de protéger ou restaurer l’honneur et la réputation d’un individu, d’une famille ou d’une communauté. Pour cela, des formes de violence psychologique peuvent être exercées par la famille immédiate, voire par la famille élargie et même la communauté. Une dynamique de peur et de menaces risque de s’installer.

La violence est ordinairement subtile et pernicieuse, puis dépend de tout un contexte de vie et d’éducation des femmes. « Il suffit que l’on ait reçu une éducation où l’on n’a pas le droit de dire non à ses parents pour devenir une victime potentielle du mariage forcé » (Remacle, 2005 : 32).

Un informateur-clé (GRC) explique :

Avec tout ce qu’elles [les filles] ont vu, des fois ils [les parents] n’ont pas vraiment besoin de convaincre très longtemps. « Regarde ce qui est arrivé à ta soeur, ben ça risque de t’arriver aussi ». C’est toutes des formes de manipulation qui sont présentes. Elles [les filles] n’ont pas besoin de se le faire dire directement, elles vont savoir ce qu’elles doivent faire.

Camille, jeune femme menacée d’un mariage forcé, expose d’ailleurs que : « La même chose est arrivée avec mon frère, mes soeurs, alors la même chose va arriver avec moi. Je ne suis pas d’accord avec ça, mais je n’ai pas le choix… »

Nos résultats ont montré que la violence psychologique a plusieurs visages, mais surtout ceux de la manipulation (chantage affectif, leurre), de l’intimidation (menaces de déportation, de séquestration, de blesser, voire de tuer), se traduisant par l’instauration d’un climat de peur ayant mené les femmes rencontrées à « consentir » et rester dans le mariage. Or, comme le souligne à juste titre Rude-Antoine (2005 : 41) : « il n’est pas toujours possible d’apporter les preuves de menaces morales, qui rendent la personne dans un état de vulnérabilité et ne lui permettent pas de s’opposer au mariage » ou de s’en échapper.

Le cheminement de la victime

Le chemin à parcourir, au vu des deux indices précédents, risque d’être parsemé d’embûches. De plus, les femmes rencontrées ont dû faire face à des barrières personnelles, culturelles ou même institutionnelles multiples et cumulatives, déjà soulignées par Pontel et Demczuk (2007). Entre autres, du fait du caractère sacré du mariage et de « l’honneur » qui y est rattaché, le divorce ne peut souvent pas toujours être envisagé comme une porte de secours pour les femmes qui craignent d’être rejetées de la famille et de la communauté. Une intervenante communautaire confirme que « le sort qui est réservé aux femmes divorcées est encore pire que le mariage qu’elle est en train de subir ».

L’isolement dans lequel les femmes rencontrées peuvent se retrouver est renforcé, dans bien des cas, du fait de la barrière de la langue, et des particularités du parcours migratoire, mêlé aux sentiments de honte, de peur des représailles et de culpabilité qu’elles peuvent éprouver en mettant en cause leur mariage. Tout cela accentue par là même leur vulnérabilité, et très certainement leur précarité économique. Les femmes craignent aussi le racisme, le jugement et le fait de ne pas être comprises par la société d’accueil. Les informateurs clés rencontrés ont fait part de la méfiance des femmes à leur égard, notamment eu égard aux conséquences légales, sociales et migratoires appréhendées de leur plainte.

L’intervention, un défi…

L’intervention auprès des femmes immigrantes vivant ou menacées d’un mariage forcé à Montréal pose un défi… multiple. Tout d’abord, il faut que les femmes veuillent et puissent signaler et dénoncer leur situation. Ensuite, il faut que les intervenant.e.s soient suffisamment outillé.e.s pour dépister la problématique. Une fois les victimes d’un mariage forcé identifiées, comment intervenir? S’agit-il d’adapter les services existants ou d’envisager une intervention spécifique à cette problématique?

Le dépistage des cas de mariage forcé et après?

Nous savons que le mariage forcé est une problématique complexe, non seulement multidimensionnelle, mais intersectorielle relevant de diverses composantes identitaires et systèmes d’oppression. Les indices soulevés auparavant devraient, en principe, faciliter le dépistage de cas de mariages forcés devenus occasions d’exploitation et de violence. Mais, sur le terrain et dans le quotidien des intervenant.e.s, les défis demeurent.

Le problème actuellement est qu’une fois ces femmes identifiées, il ne serait pas possible de leur offrir le support nécessaire, et surtout la sécurité dont elles paraissent avoir besoin. D’après certains informateurs clés, peu de ressources sont outillées pour prendre en charge adéquatement les jeunes femmes mariées de force ou menacées de l’être. La raison invoquée est le sentiment qu’il s’agit d’une problématique spécifique qu’on ne sait pas comment aborder ou traiter, comme l’explique cette intervenante d’une autorité institutionnelle (DPJ) : « Le piège avec des situations comme celles-là, c’est de stigmatiser des populations […] et de devenir trop protectionniste, interventionniste dans des situations où on ne devrait peut-être pas le faire. »

Mais qu’en est-il des situations où une intervention paraît s’imposer?

Le besoin d’adapter les services existants, ou besoin d’une intervention spécifique?

Bendriss (2010 : 32) soutient : « [qu’] un renforcement des structures d’accueil et d’hébergement adaptées est impératif » pour offrir un accompagnement adapté aux besoins des femmes victimes d’un mariage forcé. Nous parvenons au même constat.

La priorité, d’après certains informateurs clés, est la sécurité des victimes. Ceux-ci préconisent de mettre en place des actions dès la première alerte ou demande d’aide, qui sera peut-être la seule. Pour cela, il faut des services moins fragmentés, c’est-à-dire « assurer une cohérence et une continuité dans les services fournis […] en adoptant une approche intégrée. […] Les victimes d’un mariage forcé devraient avoir accès à un encadrement serré et en continu » (Bendriss, 2010 : 32). Pour répondre à cet impératif de sécurité des victimes, il faut avant tout un lieu où elles puissent parler en toute liberté et confidentialité. Une fois la parole libérée, il faut pouvoir offrir un accompagnement adapté respectant les principes d’intervention interculturelle.

Pour cela, il ressort de nos résultats qu’il serait nécessaire d’adapter les services existants tant policier, judiciaire, social, que communautaire, en formant les professionnel.le.s à la question du mariage forcé dans un contexte migratoire. Leur en expliquer les enjeux et leur apprendre à développer une habileté à dépister les cas en étant attentifs aux différents indices présentés plus haut. Nous partageons ce constat de Bendriss (2010 : 31) voulant que : « C’est par la prévention que l’endiguement de cette pratique sera efficace, une prévention basée sur de l’information et de la formation auprès des familles, des enfants et des acteurs / actrices sociaux / sociales ».

Finalement, nous pensons qu’une intervention spécifique doit être envisagée. Mais encore là, un travail en amont est indispensable, notamment pour définir et mieux cerner la question du mariage forcé.

Intervenir en contexte interculturel auprès de victimes de mariage forcé

Toutes les femmes que nous avons rencontrées dans le cadre de notre recherche sont des immigrantes venant de différentes communautés ethnoculturelles présentes à Montréal. Tout en évitant de tomber dans les stéréotypes et préjugés culturels, il nous paraît inévitable que le contexte multiculturel soit pris en considération lors de l’intervention, ce qui soulève là aussi de nombreux défis. À cette fin, une formation en intervention interculturelle s’avère nécessaire.

Selon plusieurs informateurs clés, leurs interventions n’auraient pas été couronnées de succès s’ils n’avaient pas établi avant tout un lien de confiance, ce qui n’est pas chose aisée quand la barrière de la langue s’interpose, comme l’explique cet enquêteur (SPVM) :

Elle n’aurait jamais été aussi loin si elle n’avait pas eu confiance en moi. Encore maintenant, elle m’envoie des cartes à tous les Noëls. […] Si on veut aller chercher les tripes de ces gens-là, il faut parler la langue, il faut avoir quelqu’un qui parle la langue.

Ce lien de confiance est d’autant plus significatif que les enjeux d’une fuite ou de la rupture d’un mariage forcé sont grands pour les femmes. Des années vécues dans la violence et sous la coupe d’une famille, et ensuite d’un mari et d’une belle-famille, sans la communauté, n’aident pas à avoir confiance en soi et en les autres. Ce lien est d’autant plus important que, dans le cas de certaines femmes forcées de se marier, il est souvent contraire à leur tradition de confier ses problèmes personnels à des « étrangers », souvent des représentants de l’État. Les problèmes de couple appartenant à la sphère privée.

Dans un contexte multiculturel, l’intervenant.e doit être capable d’agir en faisant preuve à la fois de décentration, de recherche de sens et de négociation pour parvenir à des solutions adaptées aux besoins de la personne aidée (Corbeil et Marchand, 2006).

La clé de la réussite d’une approche interculturelle réside principalement dans l’importance d’établir un rapport égalitaire entre l’intervenant.e et la personne concernée (Corbeil et Marchand, 2006), autrement dit dans la « décentration » de sa propre culture, et ce, encore plus lorsque l’intervenant.e appartient au groupe majoritaire (Carbonneau, 2005). Cela signifie qu’il est nécessaire : de prendre conscience des valeurs de l’autre, et de ses propres représentations et préjugés (Verbunt, 2004), voire d’un possible racisme « non conscient » (Corbeil et Marchand, 2006). Différents informateurs clés rencontrés se disent conscients que :

[Il ne faut] pas juger avec nos valeurs. Si on ne comprend pas ce qui se passe, on ne comprend pas leur culture […] C’est ça le problème, je crois (silence)… on peut, dans certains cas, juger beaucoup alors que les gens à travers de cette communauté-là, pour eux autres, ça fait des milliers d’années que ça marche, ça doit être bon si ça marche. Fait que chacun doit se mettre dans la peau [de l’autre].

Se placer du point de vue de la personne aidée, pour comprendre sa réalité, nécessite une capacité d’écoute active et une attitude d’ouverture, même si ses conceptions, ses valeurs, peuvent heurter à certains égards. L’objectif de cette démarche est de « découvrir ce qui donne un sens et une valeur à cette femme, ce qui fonde ses aspirations, ses croyances, selon son interprétation » (Pontel et Demczuk, 2007 : 36). Parmi les femmes rencontrées, quelques-unes voulaient juste être écoutées, dans un premier temps.

L’intervention interculturelle exige une constante négociation entre l’intervenant.e et la personne aidée. Pour cela, il faut redonner du pouvoir aux femmes, en respectant leurs besoins d’écoute, d’information, d’accompagnement, ou encore d’hébergement sécuritaire. Cette négociation doit tenir compte de leurs expériences et de leurs composantes identitaires, ce qui nécessite de respecter les cadres qu’elles se sont fixés, même si cela implique de ne pas quitter son mari et, par conséquent, sa famille et son réseau social.

Plusieurs informateurs clés, notamment une travailleuse sociale, reconnaissent que la meilleure intervention reste la mobilisation de la personne elle-même :

Le jour où tu seras prête… si un jour tu décides de dénoncer, je vais t’accompagner dans cette démarche parce que tu as droit au respect […]. Alors le processus fait qu’à un moment donné elle a dit : « oui, c’est d’accord, je dénonce maintenant », elle était prête. Je l’avais tout avisée là, de tout l’impact, toutes les démarches juridiques.

Le but de l’intervention, expliquent les intervenants rencontrés, est de pousser la personne aidée vers la voie de l’autonomie, même si parfois cela nécessite de bousculer les modes d’intervention habituels afin de respecter la femme dans sa diversité, comme le signalent ces deux répondants d’autorités institutionnelles :

On veut tous bien faire, mais avec cette problématique-là il faut tout revoir nos méthodes d’intervention à cause de ça. Tout est renversé!

GRC

C’est vraiment une particularité qu’on doit avoir en tête dans ces situations-là. […] « Est-ce qu’on va aller à contre-courant de ce qu’on fait d’habitude? » Ça devient vraiment important de faire le tour de l’ensemble des éléments

DPJ

Conclusion

L’approche intersectionnelle permet de mettre en évidence à la fois la complexité et l’aspect multidimensionnel du mariage forcé, amenant à mieux comprendre pourquoi il est si difficile d’en discerner tous les tenants et aboutissants et, ultimement, d’en identifier les victimes à partir d’indices liés à la dynamique familiale, à la présence de violence psychologique et au cheminement de la victime.

L’intervention doit s’adapter, au cas par cas, aux multiples besoins des femmes victimes ou menacées d’un mariage forcé qui se révèlent être des femmes uniques en fonction de leur identité, leur parcours et leur position dans la société. Nous sommes encore loin d’être arrivés au bout du chemin. En effet, comme le constataient Oxman-Martinez et Krane (2005 : 2) :

S’il est, d’une part, difficile d’appréhender et d’intégrer dans la pratique la complexité et le contexte socioculturel dans lequel survient la violence conjugale / familiale vécue par les femmes issues des minorités ethniques, on ne peut d’autre part ignorer que la lourdeur de la tâche et la rareté des ressources dont disposent les intervenants oeuvrant auprès de ces clientèles constituent pour le moment un important obstacle à l’adoption d’une pratique mieux adaptée à la réalité des femmes immigrantes.

Pour autant, rien n’empêche de s’y atteler. Il ressort d’ailleurs tant de nos données que des écrits qui les précèdent qu’il est indispensable de mettre en place des outils de prévention, d’information et d’action visant à sensibiliser autant le grand public que les milieux de pratique communautaires, sociaux, policiers ou encore de la justice à l’approche interculturelle, à la problématique des mariages forcés et plus largement à celle des violences basées sur l’honneur. L’éducation des jeunes, dès le secondaire, sur le mariage forcé, et plus généralement sur leurs droits et sur l’égalité entre les sexes prendrait une part importante en termes de prévention pour identifier et éventuellement rapporter des cas de mariages forcés.

Il importe aussi de promouvoir l’intervention interculturelle auprès de tous les intervenants en relation avec des cas potentiels ou avérés de mariage forcé dans un contexte d’immigration. Pour le moment, les services offerts ne sont ni adaptés à cette réalité particulière, ni en nombre suffisant et ne sont pas toujours facilement accessibles par les victimes. Il serait donc indispensable de mettre en place une approche intégrée, concertée et intersectionnelle entre les différents milieux susceptibles d’apporter de l’aide ou de l’information.

Enfin, poursuivre la recherche en partenariat avec les milieux de pratique pour tenter de comprendre et de mesurer le phénomène et avoir un objectif commun : prévenir et intervenir spécifiquement en vue de protéger des femmes mariées de force ou menacées de l’être.