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Le philosophe Raymond Ruyer (1902-1987), longtemps professeur à Nancy, a laissé une oeuvre considérable, à l’argumentation subtile et complexe. Il a travaillé patiemment à partir des années 1930 à l’articulation d’une philosophie qui serait ouverte aux découvertes des sciences contemporaines mais assez forte pour intégrer le phénomène dans toute son ampleur. La philosophie de l’époque de sa thèse de doctorat avait déjà cerné la primauté de la forme comme principe d’unification mais dans sa seule dimension géométrico-mécanique de structure, sans avoir réussi à développer une théorie de la finalité. La rencontre d’É. Wolff et l’expérience de captivité lors de la Seconde Guerre mondiale mirent Ruyer au fait de la manière dont les formes semblent s’imposer au monde, dans le cas du développement des organismes vivants, en actant sur leur substrat à la manière de stimuli-signaux[1]. Par la suite, Ruyer développa en parallèle une philosophie de la genèse des formes vivantes — c’est là le titre direct d’un de ses ouvrages —, une philosophie de l’automation, des limites de l’intelligence artificielle et des théories mécaniques de l’apprentissage (dont on verrait l’étonnante actualité si l’on s’avisait par exemple de la rapprocher de l’intransigeance « orthodoxe » d’un D. Hofstadter[2]), en plus d’une philosophie de la valeur, complétée par des articles et ouvrages sur la philosophie sociale et certains aspects de l’économie politique.

L’idée inspiratrice d’une telle recherche est malaisée à trouver. D’autant que Ruyer, philosophe français, lisait abondamment les auteurs anglo-saxons, que ce soit par exemple le généticien Haldane ou le psychologue étatsunien J.B. Watson. D’ailleurs, c’est auprès de ce dernier que la pensée du premier Ruyer trouva son inspiration, mais en faisant subir à l’épiphénoménisme un de ces « retournements » dont le philosophe de Nancy avait le secret.

Il est peu de domaines que Ruyer n’ait pas explorés, ce qui fait de lui clairement un des grands penseurs de la tradition occidentale, une sorte de « tête bien faite » qui aura pourtant vécu dans ce siècle, le dernier, qui connut une formidable explosion du savoir scientifique. Le lecteur qui chercherait à entrer dans cette oeuvre composée de plusieurs dizaines d’articles et d’une vingtaine d’ouvrages, peut s’aider de la notice que Ruyer écrivit sur son propre projet à la demande de Deledalle et Huisman[3], mais sans peut-être y trouver l’état d’une recherche ayant bénéficié de ce temps d’examen de conscience et de doctrine permis à tout érudit lorsqu’il atteint l’âge de la retraite.

Aussi vaut-il la peine de souligner la publication à l’automne 2013 du dernier long manuscrit de Ruyer, resté inédit pendant plus de 30 ans et intitulé L’embryogenèse du monde et le Dieu silencieux[4]. L’ouvrage eut comme titre provisoire « Au Dieu inconnu, Source de toute vie[5] ». Cet écrit restera ce que nous avons de plus proche s’agissant de remplir le programme énoncé dans le dire sibyllin de Ruyer : « Il est impossible de penser la Source originelle. On ne peut qu’y faire allusion. Il est puéril de tenter un ouvrage intitulé “Dieu”. Cet ouvrage ne peut comporter que des chapitres sur des sujets divers […][6] ». Le préfacier nous apprend que l’ouvrage fut écrit au début des années 1980, qu’il fut soumis à un éditeur puis refusé, et que son auteur n’eut pas, dans sa vieillesse, la fortitude d’insister, de le corriger ou de l’envoyer à une autre maison d’édition. C’est une interprétation, mais ce n’est pas la seule possible. Il se peut très bien que Ruyer eût un sens plus vif qu’il n’y paraît des limites de ce genre de tentatives, loin des enthousiasmes faciles qui peuvent aujourd’hui entourer sa publication. On aurait peine à trouver, dans la tradition occidentale, une autre histoire des rapports du monde et de Dieu qui prenne les choses d’aussi haut mais qui, plus encore, les imbrique l’un à l’autre à ce point, à part peut-être Die Weltalter de Schelling[7]. Là où Schelling a toujours conservé un souci d’orthodoxie face à la tradition théologique des grandes définitions conciliaires, Ruyer frappe par l’opposé, soit l’insolence de bien des remarques dirigées en particulier contre la dogmatique chrétienne. Nous ne suggérons pas ici que cette non-insistance à publier le manuscrit après son rejet soit le fait de quelque mea culpa. Tout au contraire, l’ouvrage frappe par sa métaphysique de la disparition humaine à la mort, de la non-valeur de toute prière adressée à la divinité, et finalement de la non-personnalité de cette même divinité. Ruyer en remet, loin de se montrer contrit.

On peut chercher l’unité de l’univers en nous, et se demander, comme Plotin : pourquoi l’Un, dont l’esprit sent en lui la trace à la fine pointe de l’âme, n’est-il pas resté en lui-même ? On peut alternativement la chercher dans l’objectité même de l’univers, se demandant pourquoi les synthèses empiriquement discernables réussissent à l’emporter sur la fragmentation, à tout le moins dans certains îlots, dont notre terre constitue soit le fleuron — pensera-ton si l’on prend au sérieux les implications biogénétiques de la pluralité des mondes[8] —, soit l’unique exemplaire. Milton Munitz rappelait, relatant une conversation qu’il eut avec Albert Einstein avancé en âge, que pour le célèbre physicien le problème des problèmes et le fait pour l’univers d’être éternellement compréhensible tenaient dans le postulat que les lois de la nature, considérées dans la diversité de leurs effets, s’imposent à l’esprit humain comme un casse-tête face auquel le scientifique ne peut avoir qu’une conviction : il n’existe qu’une seule manière dont les pièces s’imbriqueront ensemble[9]. Devant l’objection que les casse-têtes restent des objets faits par les hommes et que tout ceci ne peut être un constat, que cette image pour suggestive qu’elle soit ne permet pas de rendre compte du rapport de la théorie à l’expérience en cosmologie, Einstein s’obstina. Dans la même veine, le P. R.L. Bruckberger relatait dans ses mémoires l’entretien qu’il eut la chance d’obtenir en compagnie du même physicien. Toujours à propos de l’énoncé qu’il existe une unité derrière les lois de la nature, en d’autres termes un pattern unique de leur compréhension tel qu’il s’impose à l’esprit, et devant la question de son interlocuteur lui demandant comment et où il pouvait trouver la preuve de cette unité, Einstein répondit : « C’est un acte de foi[10] ».

Revenant à Ruyer, on se demandera : puisqu’il en est ainsi et qu’il n’est pas de Dieu personnel, est-ce donc le monde qui est divin, parle-ton de Dieu de manière adjectivale et non substantive ? Ici se présente un paradoxe, car la méthode de Ruyer, depuis sa thèse de 1930 intitulée Esquisse d’une philosophie de la structure déjà mentionnée, a été de procéder à un élargissement du regard se portant sur l’objet scientifique, adoptant la mise entre parenthèses de toute forme d’intériorité caractéristique de la science. Réfléchissant sur la cybernétique mécaniste, Ruyer aurait dû être conduit à ne rien mettre lui non plus dans la « boîte noire ». Pourtant, il trouva invraisemblable et infidèle à la méthode même de la science cette hantise des cybernéticiens de déclarer les phénomènes de conscience une complication de traits mécaniques provisoirement stabilisés sous l’action conservatrice de la sélection naturelle. C’est qu’en effet si le cerveau est le produit d’un recopiage avec d’occasionnelles perturbations qui pourraient être le seul lieu éventuel d’inscription d’information nouvelle, la création d’information, que ce soit lors de la formulation d’une grande théorie scientifique ou de la production d’une oeuvre d’art géniale, échapperait soudainement au principe qui interdit l’addition d’information par un processus de recopiage aveugle sans surveillance d’une conscience puisque, comme le vit Whitehead, toutes nos pensées, nos propositions et nos idées résulteraient alors d’un processus qui rend identique la construction d’un vaisseau et l’incessant battement des vagues contre le littoral[11]. Ruyer développera une fascinante distinction entre l’ordre homogène, typique de ce dernier processus, et l’ordre structuré, sur laquelle nous ne pourrons nous étendre ici[12].

Nous disions paradoxe parce que Ruyer prétend aboutir aux mêmes conclusions que les métaphysiques de l’âme substantielle, tout en se passant de la notion. La philosophie de Ruyer réussira cet étrange tour de force de réintégrer dans le phénomène la réalité de la conscience ainsi qu’une philosophie de l’apprentissage intelligent. Ruyer fera le pari que ce dernier peut s’expliquer par une forme de participation, par une disponibilité ubiquitaire de la mémoire conservatrice des types et d’une volonté de vivre de l’espèce. Il y a là tour de force, parce que ceci se mettra en place sans en appeler non plus à l’expérience d’une subjectivité, d’un esprit connaissant opérant la synthèse du donné et du concept, bref rendant compte du moment synthétique de la connaissance[13]. Mais où trouver la preuve de la réalité du psychisme, sans rentrer dans la vie de la conscience elle-même à la manière des phénoménologues, et même de Descartes en ce qu’il leur tient lieu d’ancêtre ?

Ruyer trouvera ce chaînon manquant dans l’observation des stratégies de développement embryogénétiques, ainsi que dans la résorption de l’individualité substantielle qu’il croit découvrir dans la capacité, lors de fécondations encore non spécialisées (au sens de la répression d’une partie du message présent dans les chromosomes), de faire surgir deux individualités ou plus à partir de ce qui semblait ne devoir en produire qu’une. Il fera de plus l’hypothèse que la délocalisation des particules désormais comprises par la physique comme des entités ondulatoires occupant un espace non strictement circonscrit du point de vue géométrique, représente un trait fondamental de la nature qui oblige de la comprendre comme psychisme au lieu d’y voir un règne d’entités mécaniques et exsangues. Si l’on faisait valoir que mettre le psychisme dans les atomes de cuivre c’est quand même forcer la phénoménologie descriptive de la seule science qui nous soit connue, en imaginant un peu ad libitum la vie des atomes, Ruyer ne se sentirait pas nécessairement piégé, puisqu’il rétorquerait que, entre le tout mécanique, et le tout vivant, donc entre le mécanicisme (auquel il souscrivit lui-même un temps, d’où une sorte de lectio difficilior) et l’hylozoïsme puis le panzoïsme, nous avons toutes les chances d’être dans le faux avec la première solution, cependant que la seconde explique davantage (EMDS, 123-124, 152)[14]. Pour Ruyer, une preuve par la causalité ne réussira jamais à convaincre, cependant qu’une monstration dans l’acte même de la poursuite du sens nous émeut (EMDS, 144), pour culminer en l’énoncé d’une « preuve » de Dieu par la Valeur qui est presque mot à mot la même que celle de René Le Senne[15].

La signification de ce cogito axiologique, dû à Lequier par voie de Renouvier[16], n’est pas seulement heuristique. Au panzoïsme de Samuel Butler, dont il subit l’influence de manière importante, Ruyer répondra par un panpsychisme qui a ceci de particulier, si on le compare à celui de Whitehead par exemple[17], qu’il refuse de penser le psychisme selon des modalités qui l’apparenteraient à notre expérience de la conscience. Ruyer fait du psychisme le pouvoir unifiant de toute forme vraie, et il a très tôt compris que cela débordait le champ de ce que contient la vie subjective de l’homme, cognitive et égologique. Ce qui tient ensemble, ce qui est un, conserve sa structure par effort, par obéissance à des normes abstraites. C’est donc à une repsychologisation du cosmos que nous assistons.

On dégage deux grands schèmes de compréhension, au moins, lorsqu’on se situe au niveau d’une méta-critique de la métaphysique de Ruyer. D’abord, une remise en question de l’évidence, pour la conscience, d’être inétendue, Ruyer investissant l’espace d’unité par l’action de liaisons qui conservent l’unicité des formes. Ce survol met en oeuvre une surveillance directe des parties reliées de manière différenciée dans le cas de l’objet biologique, et refuse toute idée de dédoublement du regard « par le haut », admettant donc une conscience noire mais pas une conscience de rien, isolée intellectuellement et catégoriellement, que l’on appliquerait ensuite à un corps étendu (EMDS, 62). Théorie de l’espace revue, qui a ceci de fascinant qu’elle refuse de sauter sur ce qu’on nomme en anglais bandwagon et de faire de l’être individué une sorte de pure mélodie temporelle, une émergence improbable de rencontres fortuites de structures dissipatives (EMDS, 152)[18].

On trouve ensuite une théorie de la connaissance par remémoration qui situe le point d’unification non dans le concept, non dans la cognition humaine, mais, par la distinction d’une conscience secondaire, que nous venons tout juste d’évoquer, et d’une conscience primaire, rend décisives non pas non pensées, intentions et broderies à visée explicative, mais cela seul qui se mesure à l’épreuve impitoyable du réel, et sait garder la matière en état d’unification.

N’y a-til pas cependant du vivant et du non-vivant sous nos yeux ? Certes, mais Ruyer fait le pari de pouvoir expliquer le dissolu, ce qui a le caractère de partes extra partes, à partir de la lignée qui entre en résonance avec un thème. Si l’on considère par exemple l’ouvrage de Rupert Sheldrake, A New Science of Life, on peut se demander quel peut bien être le sens de la « résonance morphique » que le biochimiste anglais situe au centre de son propos, outre une sorte de déterminisme par répétition de la forme et dû à la présence d’un champ formateur de structures cristallines[19]. Ruyer entre directement en métaphysique et nous aide à y voir plus clair, il s’agit d’un schéma de fonctionnement eupraxique auquel on n’arriverait pas par essais et erreurs, qu’on reconnaîtrait à la paix d’un corps en repos, « jouissant de son métabolisme » selon l’expression d’E. Morin. Ruyer, suivant S. Alexander puis Whitehead, parle de self-enjoyment[20]. Ce que le présent ouvrage viendra cependant préciser, si par exemple on trouvait la dernière remarque un peu grossièrement épicurienne pour caractériser un auteur qui reste un des grands penseurs de l’axiarchisme contemporain, c’est que le problème auquel se confronte Ruyer, à la manière du jeune Nietzsche qui avait pensé un moment inscrire une thèse sur Démocrite, c’est celui de la vraie rationalité, de la « grande raison » souterraine[21], du lieu où tous nos conflits, toutes nos discussions hyperintellectualisées viendraient se briser sur cela seul qui sache et puisse durer : la vie, condition du sens[22].

On dira cependant que la danseuse se surpassant, le musicien nous émouvant, ou le cerveau d’Einstein, sur lequel on a tant écrit, nous aidant à nous comprendre dans cet univers immense, sont alors classés au même niveau que l’escargot dans la vase ou la moule sur la coque du paquebot. Il semblera difficile au phénoménologue d’admettre que le savant expliquant les phénomènes, que le philosophe élucidant le mystère de notre insertion existentielle et de son opacité, ne participent pas davantage à la vie du sens que nos mollusques affairés à conserver leur forme et à rêver, peut-être, au moyen d’une forme élémentaire de la pensée que nous ne connaîtrons jamais.

Il fut un temps où, chez William Paley par exemple, on s’appuyait sur l’adaptation réussie pour en tirer directement, par analogie, une leçon sur la sagesse et la bénignité du responsable de l’ordre cosmique qui l’ait fait avec tant de sagesse. Ruyer ne prendra pas ce chemin. Dès Néo-finalisme, son traité de métaphysique le plus achevé, il ne s’est pas désisté devant la reconnaissance des impasses de l’évolution et du caractère parfois gaspilleur de sa truculence.

Ce qui place cette philosophie hors normes, et en montre l’originalité, c’est que, devant ce problème dont nous disions qu’il n’est pas si loin de celui de Nietzsche, Ruyer saisira cet autre problème de la confrontation d’une logique de l’émiettement, des lignées perdues dans la désorganisation statistique, et d’une logique plus forte qui est celle de l’unification par mise en circuit avec les stimuli-signaux, puis la fera passer directement, sans raison de convenance, dans le camp du théisme. Là où un J. Guitton, en peintre, nous fait sentir de façon un peu impressionniste la force d’une vraie expérience existentialiste en méditant sur le mystère de notre origine dans ce magnifique dernier chapitre de L’existence temporelle[23] où il tente d’apprécier l’entrelacement de la logique de la multiplication des lignées et de celle de leur captation par une dynamique constructive individuelle, Ruyer se montrera intrépide et, en métaphysicien de la science, prétendra pouvoir nommer cette raison pour laquelle l’espèce résiste à sa dissolution mais d’abord s’est vue capable d’amplifier par multiplication l’existence-une des lignées porteuses de l’avenir du cosmos : c’est parce que, à bien y regarder, c’est Dieu lui-même qui procure à l’espèce son unité. Ruyer n’aura pas de problème à penser une espèce qui changerait, donnant à Darwin ce qu’il réclame. Si c’est Dieu qui s’est multiplié, il y aura toujours plus du côté de Dieu que de ce qui est en participation par rapport à sa puissance de synthèse, de permanence et de subsistance. En revanche, certaines de ces manifestations cosmiques du divin seront Dieu saisi au détour (EMDS, 244).

Ruyer a élaboré patiemment une philosophie de l’unité et de la stabilité des formes vraies, un type d’isomorphisme qui peut également servir, comme on l’a montré, de système de classification des sciences : comme il y a conscience secondaire et conscience primaire, cette dernière réalisant l’unité d’un multiple ordonné selon des thèmes ultimement sémantiques, il y a des sciences primaires suivant une ligne de continuité (physique atomique, biologie, psychologie, sociologie), et des sciences secondaires (physique classique, physiologie, neuroscience à base chimique)[24]. Il s’agit aussi d’une psychobiologie qui réarticule le rapport à la finalité, lequel devient non préprogrammation déterministe, sous la forme d’un mécanisme inversé, mais bien théorie complexe des mises en circuit par lesquelles les formes dans leur réalité modèlent l’univers matériel qui existe toujours sous l’action d’un travail visant à tisser et à maintenir un ensemble de liaisons.

Ruyer reste réservé sur la nature ultime de Dieu. Ce qui est certain, c’est qu’il lui refuse la personnalité, mais il refuse tout aussi bien quelque forme que ce soit d’émergence de la conscience à partir d’une multiplicité de particules qui en seraient dépourvues. Les individualités, pour être la même forme à deux endroits, ont besoin d’un « autre-Je » absolu — ultime nom de Dieu dans cet ouvrage posthume, alors qu’ailleurs Ruyer avait surtout affectionné le « Tao au-dessus de tous les noms[25] » —, elles en ont d’autant plus besoin que le concept de substance auquel s’accroche Leibniz est récusé comme appuyé sur une mauvaise métaphysique et une mauvaise génidentité de la substance plus primitive que l’espace. Dieu en retour a besoin, tout gardien de l’unité qu’il soit, de cette participation, parfois nommée financement, sur la réserve de bon ordre qu’il représente. Ruyer, impressionné par la science, se lance moins dans une narration romantique qui nous raconterait la vie intime de Dieu, à la différence des grands esprits qui sortirent du séminaire de Tübingen au xixe siècle, qu’il ne préfère s’appuyer sur la métaphysique du travail, sur l’expérience universelle d’avoir à progresser dans la vie du sens, et sur le non moins universel constat de ce que tous les étants donnés à l’expérience et à l’observation humaines entretiennent un rapport à la temporalité[26]. Puisque son propos se veut davantage calqué sur la science, il reste en porte-àfaux par rapport aux élaborations davantage redevables de la théologie fondamentale que l’on trouverait par exemple chez C. Hartshorne.

La psychobiologie ruyérienne n’a pas de place pour une notion de substance qui contiendrait la forme multipliée dans ce qui donnerait à chacune de ses formes-substrat les propriétés du tout par possession essentielle et atemporelle. Se posant le problème redoutable sur lequel se pencha déjà Plotin, celui de savoir si l’âme est en nous véritablement parcelle et participation au divin et si de ce fait elle ne doit pas rester immuable[27], Ruyer peut éviter d’avoir à faire du corps le lieu de perturbation d’une âme impassible mais connue sous son versant d’animalité, pour la bonne raison qu’il ne prend pas le problème de cette manière et ne se demande pas ce qui en nous participe de la force unificatrice et hénologique, mais ce qui en toute conscience primaire, en tout ordre s’édifiant, rend l’individualité secondaire.

Comme Descartes mieux compris, qu’il faudrait présenter en trialiste et non en dualiste ainsi que l’affirment encore tant de manuels[28] — dont on aurait dû au dire de W. McCulloch faire le saint patron des cybernéticiens[29] —, Ruyer cherche à édifier sur le terme intermédiaire entre matière sans animation et âmes séparées ou purs esprits, en ne voulant pas d’une preuve de Dieu par passage à la limite et par théorisation d’une puissance illimitée derrière l’agrégation des formes. La raison en est que Ruyer fait exister dans ce milieu, dans ce plan de l’immanence, toute la réalité d’un cosmos où le travail et la compréhension d’un thème, en passant par le lieu intelligible de son existence trans-spatio-temporelle, devient le seul ancrage possible.

La question que pose cet ouvrage est de savoir si la théorie de Dieu qu’on y trouve sache satisfaire à cette position de l’absolu qui, telle qu’elle vient à la pensée, ne peut que se déployer à partir de la préservation de la qualité d’inconditionné et d’indépendance qui constituent l’absoluité de l’absolu. Que Dieu ait à travailler lui aussi, qu’il ne sache pas ce que les étants pluriels prennent sur lui, ce sont là autant de traits qui nous feront nous demander en quoi peut bien consister la différence de Dieu par rapport à l’homme et aux étants cosmiques en travail.

On peut certes ramener Dieu à la transcendance qui est déjà dans l’homme, affirmer comme Heidegger reprenant ce dire d’Héraclite dans la Lettre sur l’humanisme qu’ici aussi, dans le feu d’une chaumière les dieux sont présents[30], mais alors, objectera Sloterdijk, c’est qu’on a d’abord fait de l’homme une sorte d’essence angélique tombée, déchue. Au début de Dieu des religions, Dieu de la science, Ruyer avait rejeté ce gnosticisme de la conscience secondaire en étant d’estrangement ou de Geworfenheit de l’existentialisme contemporain. Cherchant, sur le modèle de ce que fit la physique relativiste (ce sont ses longs articles des années 1930 qui nous l’apprennent) à penser l’espace-temps, l’esprit-matière, la psychobiologie, puis la philosophie-science, Ruyer a voulu rendre compte d’une forme qui change en lien avec les efforts improvisateurs de son substrat[31], et se rendre plus loin que la reconnaissance déjà présente chez le Leibniz des Nouveaux essais sur l’entendement humain pour qui le grain d’une matière affecterait en retour sa forme, en rejetant le calcul du meilleur d’un Dieu préstabilisant le cours des monades. L’ambition n’était rien de moins que celle de réécrire la Monadologie sans avoir besoin de la substantialité des âmes pullulant. Cependant, tout amendé qu’il ait pu être, le modèle d’une création par fulguration reste encore l’idée-force (EMDS, 152). Ruyer parle d’un Dieu qui s’explose, métaphore violente peut-être adaptée à l’âge atomique, alors que Leibniz mettait en oeuvre une image douce. Comme l’exposait Michel Tournier au détour d’une page superbe[32], la création s’y représenterait au mieux par une église baroque, dans laquelle tous ces angelots ont le même effet que des flocons de neige qui, tout doucement, sans violence aucune, tombent et épousent pour ainsi dire la chape de la totalité de lʼétant cosmique pour susciter un mouvement dynamique qui proviendrait de partout, si bien que la création divine ne serait pas tant celle dʼun Dieu qui vient et qui modèle de lʼextérieur une poterie, selon l’image vétérotestamentaire, mais y deviendrait la réponse de lʼensemble de ce cosmos à une injonction divine pour ainsi dire dʼaccoucher de ce qui est dans les étants.

Malgré les défauts et les insuffisances réelles du propos, la tentative de Ruyer anticipe le travail qui sera celui des décennies futures, de la part de métaphysiciens qui répondront à l’appel qui fut aussi celui de W. James : penser la pluralité des expériences du divin immanentes au tissu cosmique[33]. C’est la grandeur de ce texte que de montrer la multiplicité des allusions au divin derrière le spectacle et la génialité des formes naturelles, mais c’est un divin qui est toujours jugé à l’aune du résultat total, et puisque celui-ci n’installe jamais dans la spiritualité détachée, au vu de la subsistance de quantité de demi-opacités, on ne peut conclure à un Dieu qui, dans quelque république des esprits, vengerait les dérapages et mettrait fin au scandale du mal. Il n’y a pas de transcendance détachée du Bien. La solution finale n’est pas facile à voir, car toute théorie du devenir, de ces obstacles qui permettent de consolider la réalité de la valeur, ne permet pas, en tant que telle, de retrouver le Bien au-delà de toute atteinte, le lieu du repos absolu. C’est que Ruyer a mis sur pied une théorie de la multiplicité qui aurait besoin de Dieu pour rester unie hors de la pulvérulence et de l’incohérence, mais qu’il l’a fait aussi en désindividualisant cette multiplicité rendue insubstantielle, douée d’une unité accidentelle. Au terme, cela donne un réel fantomatique, qui s’évanouit devant le rappel qu’il n’est ni solide ni stable. C’est l’inévitable lot d’une position qui place le « Je » dans un « autre-je », et qui n’admette un « Soi » divin que par le spectacle de sa pulvérulence suite à une incompréhensible explosion (voir EMDS, 152).

On comprend peut-être mieux si l’on s’avise de ce que Ruyer a non seulement lu Samuel Butler, mais qu’il a comme lui collapsé peut-être un peu vite la théologie rationnelle, s’en prenant avec brio aux insuffisances d’une ontologie de l’émiettement matérialiste niant tout domaine du psychisme de même que tout sémaïnomène, mais reprenant hélas en même temps de Butler une certaine asthénie en ce qui concerne la véritable originalité philosophique des solutions. Chez Butler l’inextinguible vie, la « machine » organique, en vient à subsumer toute machine. C’est peut-être la même intuition que celle de Leibniz, pour qui les produits de la nature, à la différence des productions humaines, sont machines à l’infini. Infiniment géniales, par le fait même. À ceci près que, là où Leibniz voyait ces machines dans l’infiniment petit, dans l’espace pensé selon le « pli » et l’enveloppement dans les pouvoirs de la forme (bien analysé par Deleuze dans Le pli. Leibniz et le baroque[34]), Butler en déploie la multiformité et les pouvoirs cachés dans le temps, avec en filigrane l’hypothèse que ces machines pourraient parfaitement sélectionner l’homme comme il sélectionna les variétés d’espèces domestiques[35]. Le voeu de Ruyer aura été de réunir ces deux perspectives[36]. Loin d’être dupe, Darwin vit dans cette parabole mécaniste le plus dangereux des renversements de son schéma[37]. À l’époque de la parution de God the Known and God the Unknown, on s’inquiéta parfois de voir Butler identifier le grand arbre de la vie directement à Dieu[38]. La lecture attentive de Butler montre que la tentative de « végétalisation » de Dieu, au premier chef, est restée invraisemblable à son protagoniste même. Butler, écrivain soigneux, n’utilise pas l’adjectif unknown par accident dans le titre de son court tract d’abord publié sous forme d’articles séparés. Au-delà de la nature nous montrant partout une déité prise dans le drame de la subsistance, Butler ne s’arrête pas comme l’aurait fait un Schopenhauer. Il postule une Déité, une sorte de Gottheit, encore plus inconnaissable[39]. Dieu caché, Dieu inconnu, Deus absconditus, αγνωστω θεω, autant de termes dont la réminiscence biblique demeure reconnaissable. Il reste significatif que ce soit le « Dieu inconnu » (terme biblique mais par inclusion nominale, cf. Ac 17) que tant Butler que Ruyer retiennent, et non le « Dieu caché » de la Bible ou de Pascal.

Ruyer préfère s’en tenir au « monde invisible » qu’à « Dieu », craignant de donner dans l’anthropomorphisme (EMDS, 198). Dieu n’est plus inconnu (unknown), il est, dans le titre de l’ouvrage, silencieux. Il est impuissant à extirper ses créatures du drame cosmique du mal. C’est que la solution de Butler, celle d’une auto-correction du mal, du renversement du bien en mal testée par expérience de pensée dans les « collèges de déraison » d’Erewhon, semble au terme ne pas satisfaire Ruyer jusqu’au bout. D’où sa reconsidération du triomphe du mécanique sur le vital, d’abord considéré avec retenue mais aussi avec admiration lors de la rédaction de sa petite thèse de 1930 sur L’humanité de l’avenir d’après Cournot. Toujours le vital fera renaître le triomphe final de l’espèce, mais jamais les individus, car ils ne comptent pas. Aspiration à la perduration certes, mais pas aspiration à l’immortalité. Avoir vécu suffit[40].

On a dit de Teilhard de Chardin qu’il avait permis à plusieurs de retrouver les conditions qui permettent à nouveau de faire l’expérience de l’univers comme celle d’un Temple[41]. Ruyer contemplant l’univers ne peut s’en convaincre (EMDS, 153-154), et place donc cette vision en Dieu même. Pour y arriver et en discerner l’action, c’est à l’embryogenèse qu’il en appelle. Il ne se rend pas compte de ce que ce concept n’est pas réduit, qu’en prenant le chemin qui conduit à l’universel on ne peut se contenter, comme l’aurait objecté Brunschvicg, d’une solution reposant sur une image n’en appelant à rien d’autre qu’à l’imagination, que si vraiment le corps savait, nous pourrions l’éduquer d’une manière beaucoup plus complète en circuit externe[42]. Dans sa théorie générale de l’isomorphisme, il est à craindre que Ruyer ait placé les choses à l’envers. Faire ce que fait l’embryon pour nous, cela signifiera le comprendre et non simplement y pointer par référence ostensive. D’où l’identification plus satisfaisante qu’il fit en 1963 de l’inachevable théologie qui couronnerait non un traité sur l’embryologie, mais sur la théorie du contrôle technologique et du learning artificiel[43].

« Tu n’es pas Parole, ni même Langage, ou Signification, car tu es au-delà, non seulement des mots, mais des sens[44]. » Le préfacier de cet ouvrage étrange et fascinant est trop radical en voulant que cette théologie rationnelle ne puisse en aucun cas rencontrer les enseignements d’une théologie révélée, il ne fait pas suffisamment ressortir l’ambiguïté de Ruyer (comme son humour subtil), alors que l’auteur de ces pages admet parfaitement un enracinement cosmologique des aspects qui convergeraient pour faire de Dieu non seulement une volonté de vivre sourde et diffuse, mais une capacité rationnelle de contrôle se monnayant à travers un mode d’exécution et de pilotage qui, dans notre expérience, ne sont connus que dans la réalité d’une présence à la matière corporelle telle que donnée au seul composé humain[45]. Si l’on objecte que cela est encore loin d’un Dieu qui se révélerait, on devra se souvenir que, dans la mesure où le Dieu biblique s’harmoniserait aisément à un « Dieu cybernétique[46] », on n’en tient pas moins là une bonne moitié de la solution finale de Ruyer[47].