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1. Introduction

Seconde activité de l’éducation musicale avec le chant, l’écoute musicale arrive également au second plan des préoccupations des enseignants de l’école primaire en France (Suchaut, 2000 ; Maizières, 2009). Si certains auteurs ont pu mettre en évidence la peur de chanter pour l’enseignant généraliste (Jaccard, 2012), nous avons montré comment l’activité d’écoute pouvait être évitée pour des raisons assez proches. Dans le cas de l’écoute, des professeurs des écoles se déclarent démunis face à l’attitude des élèves lorsqu’ils font écouter des oeuvres classiques (Maizières 2011-b).

La musique est un produit de consommation courante et les élèves pratiquent l’écoute musicale dans le cadre privé. Transposer une pratique sociale aussi commune nécessite certaines précautions. C’est d’abord en termes de savoirs de référence que l’enseignant doit s’interroger. En effet, s’il est une discipline où l’élève, même très jeune, possède des références, c’est bien en musique et enseigner de nouveaux savoirs ne peut s’envisager sans en tenir compte.

Selon le Socle commun définissant les compétences et les connaissances devant être acquises en fin de scolarité obligatoire en France, l’enseignement de la culture humaniste, dont l’éducation musicale et l’histoire des arts, vise l’acquisition d’une culture par la connaissance d’oeuvres (ministère de l’Éducation nationale de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2006). Néanmoins, Les nouveaux programmes de l’école primaire (ministère de l’Éducation nationale, 2008a) n’indiquent pas les références musicales que l’enseignant doit faire connaître à ses élèves. Celui-ci dispose seulement de documents donnés à titre d’exemples en histoire des arts (ministère de l’Éducation nationale, 2008b) et reste libre de choisir les oeuvres qu’il souhaite faire étudier. Ainsi, en l’absence d’indications institutionnelles officielles précises, on ignore ce que les professeurs des écoles font écouter aujourd’hui à leurs élèves. Seuls les résultats d’une étude exploratoire montrent la primauté de la musique savante, particulièrement de certaines oeuvres comme Pierre et le loup de Prokofiev ou LeCarnaval des animaux de Saint-Saëns (Maizières, 2012).

Dans un article de 2002, Bru insiste sur la nécessité de constituer un corps structuré de connaissances relatives aux pratiques enseignantes (2002, p. 67). Or, s’il est un domaine où les recherches sont rares en France, c’est bien celui de l’enseignement de la musique à l’école. Aujourd’hui, aucune étude scientifique ne permet de rendre compte des oeuvres enseignées à l’école primaire, d’où la pertinence de rassembler des éléments de description et de compréhension. Alors que les objectifs de l’éducation artistique et de l’histoire des arts à l’école primaire en France visent la connaissance d’oeuvres, quelles sont les oeuvres musicales que les professeurs des écoles choisissent de faire étudier à leurs élèves ? Qu’en est-il de la diversité plus ou moins suggérée par les programmes ? En l’absence de prescriptions précises, quels sont les critères sur lesquels s’appuient les enseignants pour sélectionner les oeuvres ?

En regard des théories disponibles, nous verrons comment le concept de transposition didactique (Chevallard, 1985, 1992) et celui de catégorisation du fait musical (Bourdieu, 1979 ; Coulangeon, 2003 ; Lahire, 2004 ; Rice, 2003 ; Sadie, 1990, 2001 ; Vignal, 1997) peuvent aider à la description et à la compréhension du choix des oeuvres que les enseignants du primaire font étudier à leurs élèves au cours des activités d’écoute musicale.

2. Contexte théorique

2.1. La transposition didactique

La question des oeuvres enseignées en classe s’inscrit dans la problématique des didactiques des disciplines, et plus particulièrement de la didactique de l’écoute musicale. Assez récente dans le domaine de la musique, la question des savoirs enseignés oblige les chercheurs à interroger la pertinence des concepts existants, notamment celui de la transposition didactique (Chevallard, 1985), étant entendu que, dès lors qu’il y a intention d’enseigner quelque chose à quelqu’un, il y a transposition didactique (Bourg, 2011). Chevallard (1985) distingue deux niveaux de transposition didactique : la transposition externe, qui concerne plus particulièrement l’écart entre le savoir dit savant et le savoir scolaire tel qu’il est défini dans les curricula, et la transposition interne, relative aux savoirs tels qu’ils sont transmis dans la classe.

Dans les écrits des chercheurs, l’origine et la nature des références à enseigner génèrent un certain nombre de débats, tout particulièrement dans les disciplines où les savoirs enseignés semblent moins faire appel à des savoirs issus de la sphère scientifique ou à des savoirs conceptuels comme dans le cas des enseignements artistiques (Johsua, 1996 ; Perrenoud, 1998). Dans les disciplines scientifiques, le savoir à enseigner est identifié comme relevant du savoir savant (Chevallard, 1985), alors que, dans d’autres domaines, on enseignerait davantage des pratiques, d’où le concept de pratiques sociales de référence proposé par Martinand (1986) dans le cadre des disciplines technologiques. La part importante des pratiques dans les disciplines artistiques est indéniable, plus encore depuis l’introduction de l’éducation musicale dans le domaine des pratiques artistiques à l’école primaire. Toutefois, si les objectifs de l’éducation musicale visent les pratiques de l’écoute et de l’interprétation vocale, la connaissance des oeuvres demeure un enjeu fort de l’éducation artistique (ministère de l’Éducation nationale, 2008a).

En s’appuyant sur la théorie anthropologique du didactique (Chevallard, 1992), Bourg (2011) montre bien l’intérêt de questionner, en musique, la nature du savoir savant relativement à sa fonction et non à sa substance, en tant que savoir reconnu comme savant par une institution (p. 33). Tout savoir est savoir d’une institution ; un même objet de savoir peut vivre dans des institutions différentes, et dans le cas d’une institution didactique, le savoir doit subir les modifications nécessaires à sa transposition (Bourg, 2011, p. 33). En éducation musicale, ce sont les oeuvres, qu’elles soient celles d’un compositeur connu et reconnu par l’histoire, celles de la création contemporaine ou celles représentatives d’une culture nationale ou régionale, qui constituent, avec les pratiques de création, d’interprétation et de réception, le contenu des savoirs à enseigner à l’école.

Dans le cadre de cette recherche, c’est davantage l’identification et la désignation des savoirs enseignés, en tant que savoirs de référence, plus particulièrement le répertoire des oeuvres que les enseignants choisissent de faire étudier que nous allons questionner, plutôt que la transposition du savoir dès lors qu’on l’enseigne. Nous avons souligné que, dans le cas de l’écoute musicale, les oeuvres à enseigner ne sont pas précisément désignées, contrairement à d’autres disciplines où les savoirs à enseigner sont clairement définis par les programmes de l’école. Aussi, dès lors que les programmes ne précisent pas véritablement les oeuvres à enseigner, l’enseignant a également en partie la responsabilité de la transposition externe ; autrement dit, soit du choix des savoirs de référence qu’il souhaite faire étudier à ses élèves.

Enfin, dans sa proposition de reformulation du concept de transposition didactique, Develay (1992) met en évidence les valeurs présentes en filigrane dans les contenus enseignés (p. 26). Cet aspect de la transposition, plus encore dans une discipline où l’enseignant est libre de choisir les références qu’il souhaite enseigner, apparaît particulièrement pertinent à prendre en compte pour comprendre les critères de sélection.

2.2. La catégorisation des oeuvres

En ce qui concerne le concept de fait musical, voyons les raisons qui nous amènent à nous appuyer à la fois sur les catégories (genre ou style) de la musicologie et sur celles de la sociologie. Nous avons remarqué précédemment qu’en musique, il s’agit de la transposition des oeuvres musicales, mais également des pratiques musicales, particulièrement celle de l’audition, dont l’importance dans la société n’est plus à démontrer (Green, 2000 ; Donnat, 2009).

Si la distinction savant/populaire a pu évoluer sans pour autant aboutir à une stabilité paradigmatique en musicologie (Sadie, 1990, p. 359), on peut affirmer que c’est principalement le principe de l’écriture qui distingue la musique savante de la musique populaire produite et transmise oralement (Rice, 2003), même si cette distinction peut être nuancée (dans le cas de l’électroacoustique, par exemple). Nous retenons, pour notre part, que la musique savante désigne les oeuvres composées par des musiciens reconnus comme des représentants de l’histoire de la musique, du Moyen Âge à la période contemporaine, et dont il existe, la plupart du temps, une trace écrite du compositeur lui-même.

Beaucoup moins présente dans la tradition musicologique et dans l’enseignement spécialisé, la musique populaire est considérée comme une musique accessible à tous, y compris aux non-musiciens, et donc non directement liée à une démarche d’étude. En témoignent à la fois sa place dans l’enseignement spécialisé, où la pratique récente des musiques de tradition orale est loin d’être généralisée, et sa place dans les ouvrages historiques qui lui réservent, dans le meilleur des cas, le dernier chapitre (par exemple, Sadie, 1990). Historiquement, Sadie définit la musique populaire comme celle qui se pratiquait dans les espaces communs de la vie courante et qui se perpétuait oralement de génération en génération (Sadie, 1990, p. 359). Aujourd’hui, les techniques de communication et de diffusion transforment largement le cadre d’accès à certaines musiques, notamment les musiques dites amplifiées (variétés, rock, techno, etc.). Transmises fréquemment par les médias de grande écoute comme la télévision, la radio, les sites Internet, leur circulation et leur connaissance en sont généralisées. Selon Guibert (2007), la difficulté de donner une définition des musiques amplifiées tient au fait que ce terme désigne davantage un phénomène musical qu’un genre. Nous regrouperons sous ce terme toutes les musiques populaires pratiquées après 1950 dans le prolongement du rock’n’roll et dont les formes postérieures comme les rocks divers, les musiques pop, la dance music, la musique électronique, etc., s’imprègnent de son esprit et de ses moyens musicaux (Guibert, 2007). La musique populaire regroupe également les musiques dites traditionnelles qui désignent les oeuvres associées à une tradition régionale ou nationale. Musique de transmission orale, sa conservation, son interprétation et sa diffusion relèvent souvent de la volonté de préserver sa valeur de tradition, d’authenticité et d’identité (Aubert, 2001).

En considérant les pratiques culturelles des membres d’une société, les sociologues ont également distingué deux types de culture. Même si la distinction sociologique bouscule la différenciation musicologique historique savant / populaire, elle met en évidence une hiérarchie dans les pratiques et ses objets. En montrant le caractère classificateur des pratiques culturelles dans la société, Bourdieu (1979) distingue une culture légitime et une culture populaire. Les études sociologiques sur les pratiques culturelles et artistiques des Français ont donné lieu à une catégorisation du fait artistique et du fait musical en particulier qui différencie la culture dite cultivée en tant que culture légitime des classes supérieures intellectuellement ou socialement, d’une culture qui le serait moins, comme les musiques commerciales accessibles à tous et écoutées pour la seule détente (Hennion, 1998). Ainsi, la distinction entre musique cultivée (oeuvres savantes, jazz, musiques traditionnelles) et musique populaire (chansons françaises et internationales, musiques amplifiées) permet une catégorisation des différents genres ou styles musicaux en fonction de leur public et des pratiques dans la société, telles que la pratique du concert, la fréquentation des médiathèques et les pratiques d’achat (Hennion, Maisonneuve et Gomart, 2000).

Enfin, malgré ces efforts de catégorisation qui montrent la difficulté de caractériser un objet qui vit et évolue au contact des sociétés auxquelles il appartient (Kosmicki, 2006), une catégorie doit retenir notre attention, c’est celle de la musique dite classique, qui nous oblige à distinguer le sens commun et le sens propre de ce terme. Vignal remarque que la locution musique classique apparaît tardivement, dans les années 1800, à la suite de musique romantique (Vignal, 1997, p.157). Mais l’utilisation de cette expression aujourd’hui dans le langage commun nous oblige à clarifier le sens propre de cette notion et à faire l’hypothèse que l’emploi massif de ce terme par les enseignants qui ont répondu à notre enquête peut relever du sens commun, compte tenu de leur propre rapport au savoir musical.

La musicologie historique situe le style classique à la suite du style baroque avec l’abandon, entre autres, de la basse continue, et il semble que la catégorisation musicologique la plus admise définisse la musique classique comme la musique savante, dont on pourrait situer la période de composition entre 1750 et 1830, représentée par des compositeurs phares (Collins, 2003), en particulier Haydn, Mozart et Beethoven et dont les spécialistes reconnaissent le classicisme viennois comme seul représentatif de cette esthétique (Sadie, 1990, 2001).

Suivant le sens commun, la musique classique reste difficile à définir et Sadie remarque qu’un emploi abusif de ce terme amène à caractériser toute la musique dite sérieuse ; entendons par là la musique qui ne serait pas destinée à la seule fin de la fête et du divertissement, tous genres et toutes époques confondus (Sadie, 1990, p. 159). Bref, selon les différentes cultures, elle regrouperait de nombreuses formes de musique. Les limites de sa définition laissent quelques doutes sur certains genres, notamment ceux de la période contemporaine et de la musique ancienne (Sadie, 2001).

En conclusion, nous retiendrons, pour l’analyse des résultats de notre étude, les catégories musiques savantes, en y incorporant le jazz, les musiques traditionnelles (régionales et nationales) et les musiques amplifiées actuelles (rock, techno, pop, musique de film, variétés), en excluant le jazz. Ces catégories vont nous permettre de décrire les répertoires musicaux que les enseignants déclarent faire écouter à leurs élèves.

Rappelons que, dans le cas de notre étude, la transposition du savoir a lieu dans le cadre de l’école et est assurée par des enseignants généralistes, dont on peut souligner la formation musicale professionnelle réduite, mais aussi la pratique personnelle de l’écoute relativement importante, particulièrement celle des variétés françaises et internationales (Maizières, 2009). On peut alors penser que les pratiques sociales de l’enseignant auront un impact sur ses pratiques enseignantes de l’écoute. Parmi les facteurs susceptibles d’expliquer ses choix, différentes théories permettent d’envisager l’impact de la pratique personnelle, des préférences et de l’expérience scolaire et professionnelle. Tripier-Mondancin (2011) montre que les propres goûts de l’enseignant peuvent influencer ses choix didactiques ; dans le cas des enseignants du collège (12-15 ans, soit le second degré de l’école en France), on peut penser que ce n’est pas différent pour les professeurs des écoles (primaire). Des auteurs font l’hypothèse de l’impact d’expériences passées et incorporées sous forme de schèmes d’action que l’individu mobilise dans une situation donnée (Lahire, 1998). Pour les mêmes raisons, Leroy (2010) insiste sur le phénomène de transmission entre enseignants de ce qui marche dans le cas du chant. On peut penser que ce n’est pas différent pour l’écoute, d’où le lien possible entre l’expérience scolaire et l’expérience professionnelle.

3. Méthodologie

Si une étude exploratoire a permis de mettre en évidence certaines caractéristiques des répertoires diffusés dans les classes de l’école primaire (Maizières, 2012), notamment la place avantageuse de la musique savante et plus particulièrement de certaines oeuvres de musique descriptive, une observation plus étendue, dans le cadre d’une démarche inductive, paraît indispensable.

3.1. Sujets

Les professeurs des écoles du primaire sont des enseignants généralistes censés enseigner toutes les disciplines au programme, dont l’éducation musicale. Des études montrent la difficulté, pour l’enseignant généraliste, de mener des activités musicales dans sa classe en raison de son manque de formation dans le domaine (Baillat et Mazaud, 2002 ; Jahier, 2006 ; Maizières, 2011-b). En l’absence d’étude sur la question, c’est d’abord dans une visée descriptive qu’une enquête par questionnaire a été diffusée dans 20 inspections académiques départementales françaises (02, 09, 12, 15, 24, 31, 32, 33, 44, 46, 47, 54, 60, 64, 66, 70, 80, 81, 82, 93) durant l’année 2011. Le questionnaire a recueilli 935 réponses. Certes, cet échantillon de type non probabiliste, car fondé sur un appel au volontariat des participants, n’est pas représentatif de la population des enseignants du premier degré, mais il peut être considéré comme un échantillon exemplaire (Dépelteau, 2000, p. 234). L’hypothèse que les professeurs des écoles qui ont répondu sont particulièrement engagés dans la discipline ne représente pas un inconvénient majeur ici, car les réponses à la question des savoirs enseignés d’enseignants moins investis risquaient d’être très limitées.

3.2. Instrumentation

Deux modes de recueil sont utilisés dans cette recherche : l’enquête par questionnaire et l’entretien semi-directif.

Le questionnaire visait à interroger les professeurs des écoles sur les oeuvres qu’ils ont tendance à faire écouter à leurs élèves. C’est sous la forme d’une réponse à une question ouverte que l’enseignant pouvait mentionner 10 titres d’oeuvres avec la possibilité de compléter dans une question complémentaire (autre). Le choix de la question ouverte se justifie pleinement en raison des caractéristiques de la population visée. Si le professeur des écoles est censé enseigner l’éducation musicale, son statut d’enseignant généraliste lui donne rarement la possibilité d’être spécialiste dans cette discipline, en dehors d’une formation et d’une activité personnelles. Une question à choix multiples risquait de générer des difficultés d’interprétation, comme nous le remarquons, par exemple, avec l’utilisation commune du terme musique classique (Maizières, 2012).

C’est ensuite dans une démarche compréhensive que nous avons poursuivi, par une série de 30 entretiens semi-directifs auprès de professeurs des écoles qui s’étaient portés volontaires à l’issue de l’enquête. C’est dans l’objectif de recueillir des informations sur les raisons qui amènent les enseignants à choisir les oeuvres qu’ils font écouter à leurs élèves que nous avons privilégié la forme orale de l’entretien, plus adaptée dans le cas d’une question sur le sens et les valeurs, particulièrement pour une population non spécialiste du domaine. C’est le critère de la saturation, selon la définition de Dépelteau (2000, p. 234), qui nous a conduit à limiter le nombre d’entretiens à 30.

3.3. Déroulement

L’enquête a été diffusée au cours de l’année 2011 dans les 20 inspections académiques départementales françaises qui en ont accepté le principe. L’enquête étant diffusée directement par les inspections académiques à partir des adresses électroniques auxquelles nous n’avons pas accès, il est impossible de savoir combien de professeurs des écoles ont reçu ou lu le lien avec le questionnaire qu’ils devaient renvoyer sur un site dédié (Limesurvey). Toutefois, si l’on se réfère aux effectifs des enseignants du premier degré en 2012, qui étaient 59 016 dans les 20 académies concernées (MEN, 2012), le taux de réponse s’élèverait à 1,6 %. À l’issue de l’enquête, 150 des 935 répondants (16 %) ont exprimé leur accord par courriel pour poursuivre l’enquête par un entretien. Nous avons sélectionné deux ou trois enseignants par département pour avoir une diversité géographique.

Réalisés au cours du premier semestre 2012, les 30 entretiens se sont déroulés par téléphone, de façon à ce que des représentants des 20 départements puissent être consultés. Les entretiens ont été enregistrés intégralement.

3.4. Considérations éthiques

Dans les deux cas (enquête et entretien), l’accord des inspecteurs d’académie a été sollicité et nous a été octroyé à la condition du respect de la confidentialité des données et de l’anonymat des répondants. Cet anonymat a été total. Seuls les répondants qui souhaitaient poursuivre l’enquête par un entretien avaient la possibilité d’adresser leurs coordonnées par courriel pour être contactés. Il n’était donc pas possible de faire le lien avec le questionnaire.

3.5. Méthode d’analyse des données

Les données de l’enquête et des entretiens à la question ouverte des oeuvres enseignées et des raisons de choix ont été traitées manuellement. En effet, la forme et le contenu des réponses, pour les raisons évoquées ci-dessus, n’admettaient pas un traitement statistique qui aurait permis le croisement avec les données sociodémographiques et professionnelles. Tous les titres déclarés ont été catégorisés par genres ou styles, et c’est principalement les titres les plus cités qui font l’objet d’une analyse plus fine. Les résultats présentent les catégories musicales les plus présentes et les oeuvres qui pourraient relever d’un répertoire scolaire commun et durable à l’école primaire, ainsi que les critères de choix qui guident l’enseignant.

Après avoir retranscrit intégralement les entretiens, nous avons procédé à un relevé systématique des critères de choix évoqués pour chacune des oeuvres mentionnées par les interviewés. La catégorisation des critères de choix a permis ensuite une analyse thématique des entretiens.

4. Résultats

Si la quasi-totalité des répondants à l’enquête déclarent faire de l’écoute musicale (95 % de ceux qui répondent à la question et 87 % de l’échantillon total), c’est la fréquence de l’activité qui la distingue de l’activité vocale, comme nous l’avions déjà observé dans l’enquête de 2006 (Maizières, 2011-a). Pour 32 % de ceux qui déclarent faire de l’écoute musicale, l’activité est fréquente (1 ou 2 fois par semaine). Pour 41 %, elle est occasionnelle (1 ou 2 fois par mois) et, pour 27 %, l’activité est rare (quelque fois dans l’année). Un peu moins d’un tiers des répondants (31 %) déclarent faire écouter entre 5 et 10 oeuvres chaque année, 38 % déclarent en faire entendre moins de 5, et un peu plus d’un quart des répondants (27 %) déclarent plus de 10 oeuvres. Enfin, 4 % ne savent pas vraiment combien d’oeuvres ils font écouter. Les résultats montrent une relation très significative (χ2 = 507,16, dl = 8, p ≤ 0,01) entre la fréquence de l’activité et le nombre d’écoutes annuelles : hebdomadaire (plus de 10 oeuvres), occasionnelle (entre 5 et 10) et rare (moins de 5).

4.1. Le répertoire enseigné : les genres et les styles

La question du répertoire enseigné suscite quelques réticences, et ils ne sont plus que 76 % de ceux qui déclarent faire de l’écoute dans leur classe à répondre (616/815). De plus, près de 26 % des répondants à la question du répertoire (159/616) limitent leur réponse à la seule question complémentaire pour expliquer leur difficulté à citer des références précises en raison de la diversité d’une année à l’autre (5,6 % de ceux qui ne répondent qu’à la question complémentaire) : Très varié, vraiment de tout, ou parce que le répertoire dépend d’un projet (concert éducatif, histoire des arts, thème de l’année, spectacle de fin d’année) (32 %) : Difficile de faire une liste, puisque les écoutes sont liées au projet de classe. Cette année, par exemple, écoute de jazz, car sortie au concert de Django Reinhardt. Dans le cas d’une seule réponse à la question complémentaire, les déclarations se résument également souvent aux genres abordés (24,5 %) : musique classique : sonates, concertos, symphonies, opéra, musique de jazz, musique du monde, ou encore à la référence à un outil didactique (27,6 %) : Une année au concert ou Les Gounjous qui proposent une écoute active « clé en mains » plaisant beaucoup aux enfants, justifiant ainsi l’absence d’une réponse plus détaillée à la question des répertoires enseignés.

Il n’y a qu’un peu plus de la moitié de ceux qui déclarent faire de l’écoute musicale qui précisent les oeuvres qu’ils font écouter (56 %) et les réponses peuvent se limiter à une seule proposition ; 52 % des répondants proposent au moins deux oeuvres, 27 % proposent au moins 5 oeuvres et 7 % seulement indiquent 10 oeuvres et plus. Néanmoins, les résultats de l’enquête nous permettent de répertorier 319 titres exploitables. Comme nous le verrons ci-après (tableau 1), en dehors des 24 titres qui sont mentionnés plus de 5 fois, notre analyse se limitera aux genres ou aux styles de référence. En effet, un certain nombre de réponses font référence à des choix isolés, liés à une culture personnelle ou à un projet exceptionnel. Les résultats font apparaître très clairement un répertoire commun, alors même que les programmes laissent une entière liberté de choix.

Les réponses montrent que la musique savante, qualifiée communément de classique par les professeurs des écoles, représente le répertoire de référence. Près des deux tiers des réponses, au moins, correspondent au répertoire savant (63 %) et même plus (70 %) si l’on incorpore le jazz dans la catégorie des musiques dites cultivées, selon la catégorisation des sociologues, et qui représente 7 % des références citées. Un peu plus d’un dixième des réponses concernent le répertoire des musiques amplifiées actuelles : variétés, rock, musique de film (13 %). Les références aux musiques traditionnelles, plus particulièrement des autres continents, notamment l’Afrique, ne concernent plus que 10,6 % des réponses. Enfin 3,4 % des réponses correspondent aux paysages ou aux ambiances sonores (la ferme, la ville, etc.). Ainsi, quelle que soit la catégorisation utilisée, les données mettent en évidence la primauté de la musique savante dans le répertoire enseigné, et d’ailleurs, les 24 titres les plus cités (plus de 5 fois) appartiennent tous à cette catégorie. Parmi les 319 titres cités, 190 appartiennent au répertoire savant, dont 77 oeuvres citées au moins deux fois. Pour les autres genres (musique traditionnelle, jazz, musiques amplifiées), on répertorie 129 titres, dont 12 seulement mentionnés deux fois et un seul trois fois (la musique du film Amélie Poulain).

Les réponses font également apparaître que c’est essentiellement dans le cas de la musique savante que les professeurs des écoles mentionnent les titres d’oeuvres. Dans les autres cas, leurs réponses se limitent le plus souvent au genre (musique du monde, chanson traditionnelle, rap, rock, etc.) ou à l’origine géographique (Vietnam, Afrique, chansons catalanes, etc.), d’où l’absence d’informations plus précises.

4.2. Le répertoire enseigné : les oeuvres

Les résultats permettent de recenser 319 titres d’oeuvres appartenant au répertoire savant, au jazz et à la musique de film. Nous n’intégrons pas les titres de chansons de variété ou pour enfants qui sont donnés de manière anecdotique. Parmi ces références, 24 titres seulement sont mentionnés six fois au moins, et seulement quatre titres dépassent la cinquantaine de citations : Pierre et le loup (Prokofiev), Les Quatre saisons (Vivaldi), La Flûte enchantée (Mozart) et Le Carnaval des animaux (Saint-Saëns). Le tableau 1 présente les oeuvres les plus couramment citées.

Tableau 1

Titres des oeuvres les plus couramment citées

Titres des oeuvres les plus couramment citées

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L’analyse des résultats montre que c’est la musique savante des XVIIIe, XIXe et du début du XXe siècle qui représente très majoritairement le répertoire de référence à l’école primaire. Parmi les 24 oeuvres les plus fréquemment citées, quatre sont composées par Mozart ; d’ailleurs, le nombre de citations des seuls compositeurs place celui-ci très largement en tête. Le répertoire est composé de trois oeuvres baroques (Vivaldi, Bach et Pachelbel), quatre oeuvres classiques (Mozart), deux oeuvres de Beethoven, deux oeuvres romantiques (Bizet, Rossini), neuf oeuvres de la fin de siècle (Moussorgski, Tchaïkovski, Smetana, Grieg, Rimski-Korsakov, Dukas et Ravel), trois oeuvres des temps modernes (Satie et Prokofiev) et enfin une oeuvre de Saint-Saëns, dont la catégorisation stylistique n’est pas toujours faite en musicologie (Sadie, 1990).

Cette description suscite plusieurs hypothèses : 1) les professeurs des écoles semblent limiter majoritairement leur choix aux oeuvres rencontrées dans le contexte scolaire ; 2) on peut penser que le rapport avec le monde de l’enfance favorise l’entrée de certaines oeuvres, comme Pierre et le loup, Casse-Noisette, l’Apprenti sorcier, L’Enfant et les sortilèges, au sein de l’école ; 3) l’argument (l’histoire, le livret, le programme) semble constituer également un critère de choix ; 15 oeuvres sur les 24 font clairement apparaître ce lien ; 4) on peut penser également que c’est la popularité des oeuvres savantes fréquemment diffusées dans la publicité ou le cinéma, comme le Boléro de Ravel, la Petite musique de nuit de Mozart ou le Canon de Pachelbel, qui explique leur présence dans le répertoire choisi par les professeurs des écoles ; 5) enfin, l’appartenance aux répertoires proposés par les circuits pédagogiques habituels, notamment les publications des centres nationaux (CNDP) et des centres départementaux de documentation pédagogique (CDDP), peut expliquer l’utilisation fréquente de certaines oeuvres. Parmi les plus mentionnés, Une année au concert, 30 raisons pour écouter la musique, À la recherche des Gounjous, on y retrouve, entre autres, les oeuvres savantes devenues très populaires par leur fréquence de diffusion, tous médias confondus.

4.3. Les critères de choix : réponses aux entretiens (n = 30)

Pour les raisons exposées plus haut dans le texte et pour éviter les biais dus au phénomène de désirabilité, nous avons procédé à des entretiens semi-directifs au cours desquels les enseignants interrogés étaient invités à indiquer les oeuvres qu’ils font écouter et à expliquer les raisons de leur choix. Pour chacune des oeuvres mentionnées,  les enseignants avaient à répondre à des questions-critères du type : Pourquoi faites-vous écouter cette oeuvre ? Qu’est-ce qui vous semble important dans cette oeuvre ? Dans le cas de l’enseignant généraliste et dans l’hypothèse d’un choix par défaut, nous n’avons pas souhaité proposer une question en éventail qui aurait pu induire des réponses.

L’analyse des 30 entretiens (numérotés de 1 à 30 dans l’ordre de réalisation : E1, E2, E3…) nous amène à proposer trois catégories de critères de choix : 1) la familiarité de l’enseignant avec les oeuvres, 2) l’accessibilité des oeuvres pour les élèves et 3) les intentions didactiques liées à ces oeuvres.

La familiarité de l’enseignant avec l’oeuvre ou le compositeur peut être directement liée à son goût : Bien entendu, les choix vont être un peu les choix qui me parlent (E12) ou à sa culture personnelle : En général j’aime bien faire écouter du classique à mes élèves […] des choses comme ça qui viennent de ma discothèque personnelle (E1). La familiarité avec une oeuvre peut dépendre également d’une expérience privée : La Pie voleuse parce que c’est ma première claque musicale classique (E21), professionnelle : Je leur fais écouter La Flûte enchantée, c’est des restes d’une année où j’avais eu la chance de participer à une classe PAC [Projet d’action culturelle] (E19), plus rarement scolaire : C’est un classique pour moi que j’ai découvert à l’école (E19). La familiarité avec l’oeuvre se manifeste aussi par la capacité de l’enseignant à identifier les instruments ou les éléments musicaux caractéristiques, ou bien à aborder l’oeuvre à partir des images, des évocations qu’elle peut susciter, souvent en lien avec l’argument qui est à l’origine de l’oeuvre, par exemple, un animal, un personnage, une saison, une atmosphère.

Pour les élèves, l’accessibilité de l’oeuvre se manifeste par le plaisir qu’ils ont à entendre certaines musiques : le Duo des chats, les enfants adorent ce morceau, il est très ludique (E11), souvent pour des raisons culturelles : Ce sont des musiques classiques utilisées en pub, donc ils reconnaissent, ils savent en parler (E23), mais aussi relatives à leurs caractéristiques musicales (entraînantes, apaisantes) : Il y a quelque chose qui marche très bien, c’est Water Music ; celle-là, je l’ai repérée parce qu’elle a un rôle tout à fait apaisant (E13).

Enfin, les intentions didactiques qui déterminent le choix des références à faire écouter sont majoritairement culturelles et visent à faire connaître des oeuvres auxquelles les élèves n’ont souvent pas accès en dehors de l’école, notamment la musique dite classique : J’aime bien leur faire écouter de la musique classique parce que c’est vrai que c’est quelque chose qu’ils n’écoutent pas ou qu’ils ne connaissent pas pour la plupart (E15). Il y a des incontournables qui font partie de la culture que doit acquérir l’élève à l’issue de sa scolarité : Ça [Les Quatre saisons] fait partie des incontournables, des oeuvres incontournables qu’ils doivent connaître (E8).

Le choix des oeuvres est également déterminé par les qualités musicales de l’oeuvre, notamment lorsqu’il s’agit de l’étude du matériau sonore qui représente une des connaissances privilégiées par les enseignants : Dans Le Carnaval des animaux, je trouve qu’on les dissocie très bien ; souvent ils [les instruments] sont deux, en alternance et parfois ils sont superposés, mais de façon très distincte (E11) et certains éléments caractéristiques de la musique, essentiellement le mouvement, les nuances, les répétitions. Le pouvoir d’évocation des oeuvres représente un autre critère déterminant pour le choix en lien avec des intentions d’analyse : Le Carnaval des animaux, je leur mets un morceau et ils doivent essayer de trouver l’animal et de voir ce que ça leur évoque (E6). Enfin, le lien thématique avec une autre activité, ou celui relatif à la poursuite d’un véritable projet peut motiver aussi le choix d’une oeuvre ou d’un genre musical : Alors on écoute du jazz, comme on travaille en liaison avec la littérature, par exemple Little loup, on parle de l’esclavage, des racines du jazz (E18).

Les autres intentions déclarées ne sont pas dépendantes d’une oeuvre en particulier, mais relèvent des finalités exposées en général. Il s’agit d’objectifs cognitifs (écoute, mémorisation, attention), sociaux (s’écouter, partager) et esthétiques (amener les élèves à apprécier).

5. Discussion des résultats

5.1. Un répertoire commun, des critères de choix assez comparables

On peut dire que les résultats de cette étude valident les conclusions d’une observation précédente, issue de 26 entretiens, qui mettait en évidence des choix assez resserrés autour de certaines oeuvres de musique descriptive du répertoire savant et la volonté, pour les enseignants, de donner accès aux élèves à des références culturelles (Maizières, 2012). Cependant, si un répertoire commun semble trouver sa place et si les critères de choix sont assez comparables d’un enseignant à l’autre, les résultats présentent une situation contrastée.

Le nombre important de références mentionnées (319) ne réussit pas à cacher longtemps les quelques oeuvres (24, citées plus de cinq fois) qui semblent appartenir aux références majoritairement enseignées, alors qu’aucun document institutionnel ne fait l’objet d’une telle prescription.

Les critères de choix sont directement dépendants de la familiarité de l’enseignant avec l’oeuvre, particulièrement la connaissance qu’il en a, au moins relative pour certains, et de l’accessibilité de l’oeuvre pour les élèves. Les critères de choix sont également liés aux objectifs culturels et techniques, notamment la connaissance des instruments et de quelques paramètres de la musique, aux objectifs pluridisciplinaires (choix par thèmes), ou encore, aux qualités expressives de l’oeuvre.

Il apparaît très clairement que les enseignants font écouter majoritairement de la musique savante à leurs élèves, alors que leurs préférences personnelles sont davantage tournées vers les musiques amplifiées actuelles, notamment la chanson française et internationale. Cela tendrait à montrer qu’ils légitiment un répertoire pour l’enseignement distinct d’un répertoire pour le privé. La déclaration d’une enseignante est assez significative : Alors le jazz, j’affectionne vraiment [en classe], pourtant c’est pas du tout une musique que je vais écouter moi personnellement (E9). Les enseignants considèrent que la musique classique et, dans une moindre mesure, le jazz et les musiques traditionnelles, représentent des répertoires inconnus des élèves que l’école doit enseigner. Les enseignants font grandement référence à une culture cultivée, selon la distinction de la sociologie. Certaines oeuvres classiques représentent pour la plupart des références incontournables que l’on ne peut ignorer à l’issue d’une scolarité. La notion de chefs-d’oeuvre, au sens snydersien du terme, en tant que références historiques stables (Snyders, 2001, p. 17), semble directement rattachée par les professeurs des écoles à la musique dite classique et moins à la musique de divertissement.

Il apparaît également que, pour le professeur des écoles, la musique est d’abord un langage signifiant, au moins suggestif : c’est d’abord pour ce que dit la musique, ce qu’elle exprime, les images qu’elle suggère, que les professeurs des écoles l’abordent. Les résultats montrent que les enseignants font grandement référence aux musiques à programmes et au monde de l’enfance qu’ils relient à la littérature de jeunesse ou aux thèmes abordés en classe. Il semble que les enseignants privilégient une approche externe de l’oeuvre par la prise en compte des éléments extra-musicaux, des préférences et des effets déclenchés par l’écoute au détriment de l’étude des caractéristiques intrinsèques de l’oeuvre.

L’analyse des résultats montre également que, si pour certains enseignants le choix repose sur leur familiarité avec l’oeuvre, pour d’autres, il semble plutôt se limiter à des habitudes ou à des raisons qu’ils peuvent difficilement expliquer : Pourquoi ? Pour leur faire découvrir un nouveau style, parce que c’est à découvrir, c’est joli, voilà pourquoi. Je ne sais pas, je n’ai pas d’autres… (E7). De manière générale, les enseignants ont le souci de l’accessibilité de l’oeuvre pour les élèves, souvent en lien avec les images qu’elle peut susciter. Celle-ci se manifeste par le plaisir des élèves à entendre une oeuvre, et c’est bien lorsque le conflit cognitif se produit, c’est-à-dire lorsque la compréhensibilité de l’oeuvre est insuffisante et génère un comportement inadéquat des élèves, que certains enseignants éprouvent des difficultés. Enfin, si de réels objectifs d’apprentissage guident le choix des enseignants, il apparaît, dans certains cas, que ces choix ne sont pas toujours suivis d’une démarche didactique précise : Je ne sais pas trop comment l’exploiter après, une fois que je l’ai écouté avec les élèves. On discute, mais je n’ai pas l’impression de leur apporter quelque chose (E16).

En conclusion, on peut dire que les résultats mettent assez clairement en évidence un répertoire commun à l’école, marqué par la valeur de la musique savante, particulièrement les chefs-d’oeuvre de l’histoire de la musique ainsi que par la valeur de la musique suggestive pour ses qualités analytiques et les liens interdisciplinaires qu’elle permet. Il semble que, dans certains cas, ces critères soient convoqués aussi par manque de connaissance de l’enseignant qui s’appuierait alors plutôt sur un répertoire qui a fait ses preuves à l’école et dont on peut en dire quelque chose, au moins au sujet de l’argument, sans que l’on puisse savoir si ce dernier est analysé en rapport avec la musique censée l’exprimer. Les critères de sélection relèveraient aussi d’un choix par défaut.

Ainsi, l’analyse des résultats de notre étude met aussi en évidence les réelles difficultés auxquelles est confronté le professeur des écoles dans l’exercice de l’écoute musicale, même pour des enseignants qui se déclarent musiciens : On a travaillé en début d’année sur Pierre et le loup, donc on a écouté quelques extraits. Ils l’avaient déjà fait chez ma collègue en maternelle, donc on a recommencé un petit peu l’écoute… (E5), déclare un enseignant pianiste et guitariste, qui regrette par ailleurs de ne pas faire assez d’écoute à [son] goût.

5.2. La transposition didactique de l’oeuvre : un enjeu pour la formation et la recherche

Dans un autre contexte, Terrisse fait l’hypothèse que c’est l’observation de ce qui ne marche pas qui apporte les éléments de compréhension des déterminants de l’enseignement (2008). C’est donc également à la lumière des difficultés déclarées que nous essayons de comprendre le choix des enseignants concernant les oeuvres qu’ils font écouter. L’analyse des entretiens met en évidence qu’un certain nombre d’enseignants semble plutôt s’accrocher à un répertoire que faire des choix didactiques précis. Certaines déclarations montrent clairement la difficulté à didactiser le savoir, comme l’exprime cette enseignante au sujet du Boléro de Ravel avec des élèves de CP : Je leur ai fait écouter avant, et puis après, on est allé au concert, ça été introduit de façon à ce qu’ils suivent, mais je pense qu’ils n’auraient pas pu en entendre plus, plus de musique d’affilée sans qu’il y ait une histoire…, c’est plus facile d’écouter l’histoire de Babar que le Boléro de Ravel en continu (E10).

La difficulté à transposer didactiquement une oeuvre semble conduire certains professeurs des écoles à se tourner vers des outils didactiques courants et fréquemment distribués dans les milieux de formation, de diffusion ou pris au détour d’une expérience personnelle, préprofessionnelle ou professionnelle qui a marché. Ainsi, les oeuvres leur paraissent familières, elles marchent avec les élèves et elles permettent d’aborder certains savoirs, notamment la connaissance des instruments. Mais ce choix, par défaut ou par habitude plus que par goût et intentions didactiques claires, peut générer un certain inconfort et les amener à limiter leurs interventions dans le domaine de l’écoute. Celui-ci fait alors souvent l’objet de propos d’insatisfaction au cours desquels il est question du manque de temps, de la difficulté à sélectionner les outils, du sentiment d’incapacité à mettre en oeuvre l’activité, même de la part d’enseignants qui se disent à l’aise avec l’activité vocale.

Il semble y avoir une sorte de hiatus entre les pratiques sociales de l’écoute et les pratiques scolaires. Les enseignants déclarent à la fois s’appuyer sur un répertoire familier et accessible tout en montrant une distance avec leur propre pratique privée et celle des élèves. En témoigne le choix des oeuvres enseignées, davantage issues du répertoire savant ou cultivé, alors que les professeurs des écoles déclarent écouter majoritairement de la chanson française et internationale et fréquenter les concerts de variétés plutôt que les concerts classiques (Maizières, 2009). Ils déclarent également choisir des oeuvres avec lesquelles les élèves pourraient avoir été familiarisés par l’intermédiaire des médias tout en visant pour eux l’accès à une culture qu’ils n’ont pas. Alors, comment enseigner une culture musicale avec des oeuvres dont la connaissance, par l’enseignant et l’élève, semble pour le moins partielle ? Quels liens peut-on établir entre les pratiques sociales de l’écoute et les savoirs enseignés à l’école, au niveau des oeuvres, des pratiques et des objectifs ?

6. Conclusion

Cette étude visait à décrire et à comprendre le choix des oeuvres enseignées en éducation musicale à l’école primaire en France lors de l’activité d’écoute. Une enquête nationale a permis de recenser les oeuvres qui constituent le répertoire scolaire tel qu’il se présente dans les classes aujourd’hui. Des entretiens semi-directifs ont mis en évidence les critères sur lesquels repose le choix des enseignants, compte tenu de la relative liberté qui leur est laissée par les prescriptions ministérielles, de la formation réduite et des difficultés qu’ils éprouvent dans la mise en oeuvre de cette activité. Rappelons la nécessité de ce genre d’études en vue de rassembler des éléments de description et de compréhension dans un domaine encore peu exploré aujourd’hui. Si des études portent sur les pratiques enseignantes en éducation musicale à l’école primaire en France, elles concernent surtout le rapport au savoir musical des enseignants, plus rarement les savoirs qu’ils enseignent dans leur classe. Leur statut d’enseignant généraliste et la mince formation professionnelle dans le domaine de la musique sont davantage analysés comme des obstacles à la mise en oeuvre d’un enseignement qui peine à trouver sa place (Bonnette, 2011 ; Jahier, 2006 ; Maizières, 2009 ; Suchaut, 2000).

L’analyse des résultats et les questions qu’ils soulèvent montrent aussi les limites de cette étude. Si les déclarations permettent de fournir des informations précieuses sur les références utilisées, elles ne permettent pas en revanche d’accéder en totalité au processus de la transposition didactique de l’oeuvre musicale, soit la question des savoirs véritablement enseignés et assimilés au cours de l’activité d’écoute musicale. Qu’en est-il, par exemple, de la formation à l’écoute articulant les approches externes et internes à l’oeuvre, dont les études en psychologie et en pédagogie montrent bien l’effet sur les capacités à s’approprier une culture musicale large (Deliège et Sloboda, 1995 ; Mialaret, 2001 ; Zenatti, 1994) ?

Ces résultats montrent la difficulté, pour le professeur des écoles, d’objectiver parfois le savoir et ne permettent pas d’accéder aux valeurs musicales qui sont celles des professeurs des écoles qui se déclarent insuffisamment acculturés aux musiques savantes et qui pourtant les privilégient grandement dans leurs pratiques. Ces domaines méritent d’être explorés dans la continuité des travaux engagés sur le statut épistémologique de l’oeuvre en tant que savoir à enseigner et savoir enseigné, sur le rapport des enseignants à la musique et sur les valeurs qui les mobilisent dans le cadre de l’enseignement de la musique à l’école (Maizières, 2009 ; Tripier-Mondancin, 2008, etc.).

C’est l’analyse de pratiques observées à partir d’un public varié d’enseignants musiciens et non musiciens qui nous permettra de décrire et d’analyser les véritables savoirs en jeu dans une discipline où les manuels didactiques sont rares, les programmes limités à l’énoncé des activités et des objectifs et où l’engagement des enseignants est très variable.