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1. Introduction

Cette étude se situe dans le cadre de travaux élaborés en 2012 par notre équipe de recherche sur les questions des formes d’éducation et sur les processus d’émancipation  de la parole de l’élève dans le domaine des arts en milieu scolaire. Il s’agit ici de faire avancer les investigations dans la recherche en éducation artistique, en croisant deux approches disciplinaires et deux stratégies de sollicitation de l’élève.

Dans son étude internationale sur les programmes scolaires en éducation artistique, commandée par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture – UNESCO, Bamford (2006) fait apparaître, tous pays confondus, l’écart entre l’ambition des curriculums officiels de l’école primaire et la modestie des contenus des enseignements artistiques que les enfants reçoivent réellement sur le terrain. Pour avancer les investigations dans ce domaine, notamment dans la réception de l’oeuvre d’art par des élèves âgés de 9 à 10 ans, nous avons cherché dans cette étude à analyser deux situations d’approche didactique en arts visuels et en éducation musicale. L’objectif était de vérifier de quelle manière s’effectue la perception d’une oeuvre, l’adoption d’un point de vue, l’émergence du sens, lorsque les stratégies de sollicitation de l’élève touchent à l’introspection ou à la confrontation intersubjective.

Pour cette recherche, nous avons retenu des dispositifs d’enseignement au cours desquels une expérience artistique est associée à un recueil de la parole de l’élève en situation de réception d’une oeuvre ou de productions artistiques de la classe. À partir de données empiriques recueillies, nous interrogeons en premier lieu, la forme que peut prendre une situation d’apprentissage complexe en musique. La conception de situations complexes engendre chez l’enseignant une posture objectivée dans laquelle il n’impose plus à l’élève une technique, une tactique, mais lui laisse une certaine autonomie. Cette dernière se manifeste par le choix, de la part de l’élève, de méthodes et de techniques en lien avec des consignes et contraintes formalisées par l’enseignant, ces méthodes et techniques jouant le rôle de points phares, de mise en mouvement de l’élève, d’étapes clés dans son cheminement (Safourcade, 2012). Par ailleurs, et parallèlement, à l’aide d’un autre matériau empirique, cette fois en arts visuels, nous engageons la réflexion sur les capacités de l’élève à s’exprimer face à une oeuvre d’art (Scherb, 2005) ou face à sa propre production ou à celles des autres, et analysons la teneur de ses propos. Cette prise de parole sur l’oeuvre d’art ne va pas de soi et constitue un vaste terrain d’investigation pour les chercheurs (Chabanne, Parayre et Villargordo, 2012). Dans chacun des deux dispositifs, la notion de point de vue est abordée. Elle désigne littéralement l’intérêt pour le lieu d’où est portée l’attention : le point de vue du regardeur ou de l’auditeur. Toutefois, elle se double d’une deuxième acception qui désigne la manière personnelle d’envisager les choses et qui correspond à une reconnaissance de la subjectivité de l’élève. De plus, l’expérience esthétique du point de vue est vécue chaque fois dans un rapport au quotidien, aux sons d’un univers urbain ou à l’architecture d’un espace de jeu dans la cour de l’école.

Plusieurs questions de fond se posent parallèlement au didacticien des arts. Quelles relations existe-t-il entre le développement de la capacité de l’élève à s’exprimer face à l’oeuvre et ses expériences pratiques antérieures ? Le vécu de l’action créatrice ou de l’expérience de réception d’une oeuvre peut-il être mis en mots ? Enfin, comment à la fois prendre en compte l’élève dans sa singularité et favoriser la construction collective de sens ?

Le rapprochement de deux disciplines artistiques permet ici d’examiner les fonctions de la verbalisation dans les dispositifs d’apprentissage, afin d’observer si les actuelles transformations en cours du paradigme d’enseignement des arts ne révèlent pas une nouvelle représentation de l’enfance.

2. Contexte théorique

À proprement parler, il n’existe pas de didactique globale des arts, tant les spécialistes de chaque discipline artistique s’interrogent sur ce qui constitue ses fondements et observent les évolutions curriculaires et les paradigmes d’enseignement correspondants. Le recours aux pratiques sociales de références pour identifier des savoirs scolaires (Martinand, 2001) permet de relativiser, en art, la notion de savoir savant. Nous pouvons, toutefois, repérer des savoirs d’experts (écrits de critiques d’arts, d’esthéticiens, de poïéticiens, d’historiens, de sémiologues, de compositeurs, d’artistes), mais ceux-ci ne sont pas stables. Ils sont toujours datés historiquement, tributaires du contexte de leur formulation et de leur diffusion, parfois même contradictoires. Néanmoins, en suivant Martinand, les savoirs ne se limitent pas à leur dimension discursive, mais incluent aussi les savoirs pratiques. Quelles sont les formes de savoir qui s’élaborent à travers les deux postures qui nous intéressent, celle du créateur et celle du spectateur ?

Pour les deux disciplines, les échanges oraux, appelés verbalisation, ont pris une importance accrue dans les dispositifs d’apprentissage, tels qu’ils sont prescrits dans les programmes d’enseignements, mais aussi progressivement dans les pratiques effectives.

La rencontre avec une oeuvre est à définir. Écouter de la musique, regarder une peinture, une sculpture, voyager à l’intérieur d’une installation ou d’une architecture sont des gestes simples qui renvoient néanmoins à des fonctionnements complexes et en partie obscurs. Les récents travaux de Chabanne et de ses collaborateurs (2012) montrent que rencontrer une oeuvre, c’est faire l’expérience de l’oeuvre en vivant un événement à la fois cognitif et affectif, tout à fait singulier mais aussi profondément socialisé. Ainsi, la présentation d’une oeuvre est un geste professionnel, qui engage des choix théoriques ou éthiques, consciemment ou non. Est-il possible d’enseigner cette expérience et d’identifier éventuellement une compétence esthétique à construire à travers des situations d’enseignements ? L’étude des conduites langagières autour de l’oeuvre semble être un moyen d’accéder à cette expérience intérieure et de la favoriser.

Le didacticien des arts plastiques Gaillot affirme que la discipline Arts visuels constitue, dans le contexte européen du XXIe siècle, un modèle atypique, en cherchant à former l’individu dans sa sensibilité et son sens critique, en dehors de tout critère de rentabilité immédiate (1997/2012, p. 62). Ce qui est attendu des élèves lors de la verbalisation, c’est qu’ils explicitent ce qu’ils ont perçu d’une oeuvre et qu’ils prennent conscience de l’opération intérieure qu’ils mettent en oeuvre.

Quand elles existent, les études de la verbalisation face aux oeuvres d’art, concernent essentiellement les classes du second degré (de 11 à 18 ans). L’intérêt de notre recherche consiste dans l’observation et l’analyse de situations d’enseignements artistiques destinées à de jeunes élèves (de 9 à 10 ans), afin d’étudier l’émergence effective de la parole de l’élève.

Élaborée par Vermersch (1994, 2011), l’approche psychophénoménologique de l’action vécue, permet de mieux comprendre les difficultés que chacun rencontre pour dire ce qu’il fait, que ce soit en situation de réception d’une oeuvre ou de création. Verbaliser le vécu de l’action n’est pas une activité habituelle. Elle nécessite une aide extérieure (entretien guidé) ou l’apprentissage d’une technique, car toute action comporte une part implicite dans sa réalisation, obscure précisément pour celui qui l’effectue. Il existe en nous une activité pré-réfléchie qui nous échappe, qui n’est pas inconsciente mais non encore consciente. L’accès à cette pensée privée est envisageable grâce à la technique de l’entretien d’explicitation. L’explicitation de l’action vécue est une parole descriptive (du vécu émotionnel, du vécu sensoriel, du vécu de la pensée, du vécu de l’action), à distinguer de la verbalisation conceptuelle − qui fait appel à une parole justificative et argumentative − et de la verbalisation de l’imaginaire (association d’images, etc.). L’étude de l’expérience intuitive par Petitmengin permet de différencier l’approche intuitive d’une oeuvre, d’abord sans mots, de l’approche réfléchie (2001, 2007). Ses tentatives de remonter à la source de nos pensées mettent en évidence la difficulté de formuler ce qui, a priori, est indicible, en surgissant à l’origine comme un sens ressenti, à la fois diffus et précis.

L’approche documentée d’une oeuvre s’enrichit de savoirs experts, mais ceux-ci ne sont jamais circonscrits. Avec Eco (1962/1965), l’oeuvre est reconnue comme ambiguë (une pluralité de signifiés coexistent avec un seul signifiant), ouverte (dans le sens où le spectateur participe à l’oeuvre) et en mouvement, car elle offre, dans un contexte déterminé par l’auteur, la possibilité au spectateur de l’achever. Le discours sur l’oeuvre ne peut plus être constitué en dehors du spectateur ni, par conséquent, en dehors de l’élève. Plus récemment, Rancière combat l’idée de passivité du regard et le postulat d’ignorance du regardeur, en défendant l’expérience d’un spectateur émancipé (2008).

Nous formulons l’hypothèse que la notion de point de vue peut être questionnée très tôt dans le cursus scolaire si l’enseignant s’empare d’angles souvent laissés à l’abandon, par manque de prise en compte de la parole de l’élève.

3. Méthodologie

Pour cet article, notre étude prend appui sur deux ancrages distincts, l’un en musique et l’autre en arts visuels. Sur une période de deux mois (octobre-novembre 2012), deux séquences de quatre séances en éducation musicale ont été observées dans trois classes différentes encadrées par trois enseignantes chevronnées. Les séquences ont été filmées et retranscrites. Des entretiens pré et post mises en oeuvre ont été effectuées avec les trois enseignantes concernées (entretiens semi-directifs sur leurs analyses a priori et a posteriori). Le croisement des postures adoptées par les enseignantes a été effectué lors de cette coconstruction des savoirs et ressentis des élèves. Un guide d’écoute écrit a été remis aux élèves.

En arts visuels, une séquence de deux séances, également autour de la notion de point de vue, a été mise en oeuvre dans une classe. La recherche portait sur la comparaison entre la parole de l’élève recueillie lors d’une verbalisation collective, face aux productions des élèves et face aux oeuvres, et lors d’entretiens individuels. Les verbalisations et les entretiens ont été enregistrés et retranscrits. Pour les entretiens individuels, quatre élèves ont été choisis par l’enseignant selon leur forte participation ou au contraire en fonction de leur discrétion lors des échanges oraux collectifs. Les entretiens ont eu lieu une semaine après la production plastique et la verbalisation, en dehors du temps scolaire. Par le mode de questionnement, il s’agissait de mettre l’élève en état d’évocation de sa pratique, sans qu’il regarde à nouveau sa production, et de le guider afin qu’il retrouve le contexte de son action créatrice et les gestes intérieurs qui y étaient associés. Les données provenant de la verbalisation et des entretiens ont été confrontées à une analyse a priori de la séance.

3.1 Les participants

Trois enseignantes ont participé à cette recherche, en mettant en oeuvre des séquences d’éducation artistique dans leur classe et en répondant à deux entretiens chacune. Soixante-treize élèves ont été observés dans leur classe. Ils sont issus de trois classes d’écoles primaires de départements français de la Région Bretagne (Finistère, Côte d’Armor, Morbihan). Les ancrages pour la recherche en musique concernent deux classes, de 24 élèves chacune (enfants âgés de 9 ans en moyenne), situées en zone péri-urbaine. En arts visuels, il s’agit d’une classe à double niveau de 25 élèves (enfants âgés de 9 ans à 10 ans) d’une école de centre-ville.

3.2 Instrumentation

3.2.1 Le dispositif pédagogique en éducation musicale

Les séances ont été conçues dans le cadre d’un projet global en histoire des arts (période du programme : Le xxe siècle et notre époque) qui mettait les élèves dans une situation complexe d’apprentissage, en prise avec une situation-problème dont l’une des clés se trouvait dans un document sonore. Ce support inédit, sous forme de jeu sérieux, a été élaboré par Séjourné, professeur d’éducation musicale, et Zimmermann, professeur de lettres, assistés d’un compositeur de musique électroacoustique, Bretonneau. Le jeu, non édité à ce jour, consiste à résoudre une énigme, qui vise à identifier un voleur de cartes de collection, en s’appuyant sur un texte littéraire (une nouvelle), le plan d’une ville imaginaire, des affiches, un forum (type Facebook) et un document sonore : l’enregistrement d’un appel téléphonique. Par téléphone portable, le voleur déclare son forfait à la victime (en maquillant sa voix), mais oublie ensuite d’éteindre son appareil. Les élèves peuvent ainsi suivre l’itinéraire du coupable (qui évolue à vélo dans un univers urbain) et se trouvent en situation d’écoute d’événements sonores qu’ils pensent ne pas leur être destinés. Les élèves sont ainsi amenés à utiliser des procédures multiples comme l’observation du plan d’une ville imaginaire et sa mise en relation avec la nouvelle, grâce à la compréhension acousmatique d’un enregistrement audio (position d’écoute de l’auditeur sans la vision de musiciens jouant en direct). La composition originale de musique électroacoustique (terme générique regroupant la musique concrète et la musique électronique) doit permettre d’identifier le parcours du suspect, en interrogeant les élèves sur leur cadre familier (exploration d’un environnement sonore urbain) avec des indices perceptibles pour des capacités auditives d’élèves de l’école élémentaire (les notions d’espace, de distance, de durée, de timbre y sont traitées de manière systématique).

3.2.2 Le dispositif pédagogique en arts visuels

Le dispositif pédagogique étudié correspondait à une séquence habituelle de classe, composée de deux séances. À des phases de production plastique, étaient associées deux formes de verbalisation : un retour réflexif sur la pratique et une rencontre avec les oeuvres. Une première séance de dessin a eu lieu dans la cour de l’école, face à une architecture, une structure de jeu composée d’une cabane, d’un plancher surélevé, d’un pan incliné, d’échelles et de deux toboggans. La proposition faite aux élèves était de représenter cette structure architecturale, avec des outils différents, en faisant trois dessins sans rester au même endroit. Il s’agissait, dans un premier temps, de porter une attention nouvelle à cette structure qui appartient à l’univers qu’ils fréquentent quotidiennement à chaque récréation, de la regarder autrement, puis de choisir différents points de vue. Les supports proposés étaient de formats et de matériaux différents (papier à grain, calque, papier de soie, papier kraft). Les outils à disposition étaient des feutres, des marqueurs noirs, des crayons, des fusains et des ciseaux.

La seconde séance se passe dans la salle d’arts visuels. L’enseignant propose que chacun réalise SA propre cabane à partir des dessins précédemment collectés et de matériaux mis à sa disposition (des cartons et des cartes de formats différents, des pastels gras, des ciseaux, de la colle et du ruban adhésif). Une verbalisation sur les travaux des élèves est suivie d’une verbalisation à partir de reproductions d’oeuvres d’artistes, choisies en relation avec la question du point de vue.

3.3 Les déroulements des séquences d’éducation artistique

Les enseignants des deux disciplines avaient établi une fiche de préparation de la séquence à expérimenter, soumise aux autres membres du groupe de recherche, afin de procéder à une analyse épistémique a priori visant à repérer le degré de complexité du problème posé aux élèves et les outils matériels et symboliques dont ils disposaient au moment du travail.

3.3.1 Le déroulement prévu en éducation musicale : analyse a priori

Quatre séances de musique ont été programmées (durées de 30 à 40 minutes) avec un découpage de la bande sonore initiale en quatre épisodes. Chaque séance d’écoute est menée en respectant la même progression. Chaque épisode doit être écouté trois fois par le groupe classe avec des consignes précises. La première écoute donne lieu à un premier ressenti, qui est communiqué par les élèves (10 minutes de débat). La seconde écoute a pour objectif de répondre à une question précise (10 minutes d’échanges pour recueillir les réponses et obtenir un consensus). La troisième écoute est une vérification et validation de la réponse attendue, avec la mise en oeuvre de la trace écrite (15 minutes). Le mode d’écoute était laissé au choix des deux enseignantes. L’une d’entre elles a choisi une pré-écoute individuelle au casque, suivie d’une écoute collective, l’école étant équipée de 11 ordinateurs portables disponibles, en plus de l’ordinateur fixe de la classe. Cette activité préalable au casque est, soulignons-le, très marginale à l’école élémentaire française (élèves âgés de 6 à 11 ans). Les élèves devaient remplir par écrit, au fur et à mesure, un guide d’écoute qui leur était fourni et partager ensuite leur point de vue avec leurs camarades. L’autre enseignante a préféré une écoute collective (la plus pratiquée généralement en milieu scolaire) avec une prise informelle de notes au cahier de brouillon, en suivant le plan du même guide d’écoute que l’autre classe. La capacité première attendue était ici de donner du sens à ce qui était entendu. Repérer, par exemple, le fil rouge, ou le refrain, de l’oeuvre : les bruits liés à l’objet vélo (dérailleur, pédale, frein, sonnettes) et les couplets symbolisés par des ambiances (école, marché). Cela, afin de déboucher sur l’indice primordial pour trouver la solution à l’énigme : le bruit d’un rideau de fer qui clôture la bande son et qui symbolise le lieu d’habitation du voleur (un magasin). La localisation des sons dans l’espace doit être ici étroitement liée à la discrimination des plans sonores et des repères liés aux déplacements (près / loin ; gauche / droite ; fixe / mobile) et à une connaissance de l’environnement sonore urbain.

3.3.2 Le déroulement prévu en arts visuels : analyse a priori

Les membres du groupe de recherche disposent, pour l’analyse a priori, du titre de la séance, du dispositif d’enseignement détaillé et des références artistiques réunies pour constituer la séance. Ils ont répondu aux quatre questions suivantes :

a) Quels problèmes l’élève pourrait-il rencontrer pendant l’effectuation ?

Incitation 1 : Les problèmes à résoudre sont d’ordre plastique (représenter l’espace en plan ou en profondeur, les ombres et la lumière, cadrer et choisir un point de vue), technique (choix des outils et des supports), artistique (originalité ou efficacité du point de vue choisi). Incitation 2 : Le problème majeur consiste à faire cohabiter des points de vue différents (ce qui incite à travailler en volume), mais aussi à personnaliser la cabane (conservation ou transformation des dessins d’origine). Des problèmes techniques risquent aussi d’apparaître (assemblage, équilibre).

b) Quelles sont les questions susceptibles d’être abordées pendant la verbalisation ?

Incitation 1 : La notion d’écart entre les productions et le référent (ressemblance, proportions), la notion de point de vue et de cadrage, la notion d’échelle, l’incidence du choix des instruments et des supports. Incitation 2 : En quoi est-ce MA cabane ? Est-elle réelle ou imaginaire ? Quelle est la perception des autres ? Quelle représentation (déformation, échelle, etc.) ?

c) Quels sont les apprentissages visés ?

Incitation 1 : La prise en compte du point de vue (de la position du dessinateur) et de ses incidences sur la représentation. La prise en compte de l’incidence du choix d’outils et de support (réinvestissement). La prise en compte du mode de représentation et de l’écart entre la représentation et le référent ou entre les intentions et la perception par les autres de ce qui est fait. Incitation 2 : Interrogation sur les représentations de l’espace (du point de vue scientifique, quelles méthodes employées ? Du point de vue artistique, quelle interprétation de l’espace perçu ? Du point de vue de l’élève, quel moyen utilisé pour donner à la structure observée une vision singulière ?)

d) Quelles sont les questions abordées lors de la rencontre avec les oeuvres ?

Deux oeuvres sont proposées aux élèves : 1) un photocollage de l’artiste anglais David Hockney qui donne à voir une chaise du Jardin du Luxembourg à Paris en associant et en superposant de multiples prises de vue photographiques et 2) une oeuvre numérique imprimée sur papier de l’artiste écossais Toby Paterson qui reconstruit un espace architectural improbable par des juxtapositions inattendues de photographies d’édifices contemporains, détachés de leur contexte. Suivant les oeuvres proposées, les élèves pourraient repérer diverses représentations posant la question du point de vue et des effets obtenus quant à la chose représentée.

Les regards croisés de chacun des membres du groupe ont mis en évidence un faisceau de questions qui déborde largement ce qui est envisageable lors d’un temps de verbalisation relativement bref.

3.4 Méthode de collecte des données

En éducation musicale, la collecte de données a été effectuée à l’aide des transcriptions des entretiens des enseignants concernés, pré (analyses a priori) et post mises en oeuvre, ainsi que des transcriptions des séances observées. Un guide d’écoute a été remis aux élèves des deux classes, avec des questions ciblées pour chaque séance :

  • Séance 1 : Que peux-tu savoir du voleur en écoutant son enregistrement ? Peux-tu faire la liste des éléments sonores que tu entends ? (Précise ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur).

  • Séance 2 : Que se passe-t-il une fois que le voleur pense avoir raccroché son téléphone ? Où arrive-t-il ? Comment le sais-tu ?

  • Séance 3 : Par rapport au voleur, où se situe la gare ? Devant, derrière, à droite ou à gauche ? Où arrive le voleur à la fin de cet enregistrement ?

  • Séance 4 : À l’aide de ces étiquettes, peux-tu replacer les événements sonores par ordre d’apparition ? Peux-tu retracer à présent l’itinéraire du voleur sur le plan de la ville ?

Les réponses écrites des élèves qui écoutaient au casque ont été relevées et vérifiées par l’enseignante. Dans l’autre classe, l’enseignante n’a pas relevé les réponses écrites, mais a demandé leur retransmission orale par chaque élève.

En arts visuels, les données recueillies proviennent de quatre sources différentes :

  • L’analyse a priori de la séquence proposée ;

  • La transcription de la verbalisation collective à partir des productions des élèves et des oeuvres de référence ;

  • La transcription des quatre entretiens d’explicitation individuels ;

  • L’analyse collective des productions des élèves.

Les résultats proviennent d’une réflexion collective des équipes à partir d’une mise en relation des différentes sources de données collectées.

3.5 Considérations éthiques

Les noms des enseignants et des élèves associés à cette recherche ont été rendus anonymes. Le consentement écrit des parents des élèves qui ont participé à cette recherche a été obtenu. Les résultats ont donné lieu à des entretiens post mise en oeuvre. Il n’y a pas eu par la suite de communication officielle aux participants à propos de l’étude menée.

4. Les résultats

4.1 Évaluation de la séquence d’écoute musicale

L’analyse des transcriptions orales, les dires des deux enseignantes interrogées, et le recueil des fiches d’écoute par écrit de la classe « avec casque » montre que les élèves, dans leur majorité, ont réussi à discriminer tous les événements sonores proposés, sauf deux éléments, qui sont pourtant essentiels : la voix masquée (la moitié d’entre eux pensent au début qu’il y a deux voleurs) et le bruit du rideau de fer final (il ne sera identifié par aucun élève). Ces événements sonores appartenaient à un univers relativement familier, mais les élèves avaient à changer de point de vue : c’est un autre que moi qui se déplace. Chaque indice (le suspect tourne à gauche ou à droite) permettait l’avancée de la compréhension du problème élaboré dans le cadre de la situation complexe. Afin de résoudre l’énigme, les élèves ont ainsi développé à la fois une activité perceptive, qui associe une discrimination sonore accrue à une mémoire expérientielle, et une activité conceptuelle sollicitant une logique déductive lors de la mise en relation des données proposées dans le jeu.

4.1.1 L’effet casque

Le premier épisode sonore dure deux minutes. Il s’agit d’écouter un message téléphonique (un voleur nargue sa victime en lui disant qu’elle ne le retrouvera pas), entrecoupé d’une succession d’événements sonores qui se déroulent à l’intérieur et à l’extérieur d’une maison (les pas du voleur sur le parquet, la porte de placard, le tiroir, la serrure, les pas du voleur sur le gravier, la fermeture éclair, le chant d’oiseau, le claquement de la porte d’entrée). La voix du message téléphonique est volontairement déformée (modifications des paramètres du son avec jeu sur les hauteurs, grave-aigu et sur la durée, accélération, ralentissement). Seul un tout petit passage de la bande sonore peut laisser deviner un timbre vocal féminin (le vol a été commis par une femme). Les élèves des deux classes semblent discriminer assez aisément la plupart des détails de la bande audio. Dans la classe concernée par le port du casque, les élèves n’en profitent pas pour réécouter spontanément l’extrait musical étudié. Les productions écrites réalisées à partir de l’écoute sont lues à voix haute en collectif. Elles montrent une discrimination plutôt fine des détails, mais ceux-ci sont donnés en vrac, sans chronologie. Les élèves partent souvent de la fin de la bande son, alors qu’il leur était possible de revenir plusieurs fois sur ce qu’ils avaient à entendre, afin de lister les événements plus méthodiquement. Voici quelques exemples de réponses écrites d’élèves après l’écoute au casque :

Lo, 118 : Le voleur a changé sa voix. On dirait qu’il est en vélo. Il claque la commode comme une brute. Je crois qu’il avait un sac parce qu’on entendait une fermeture. Il est sur Facebook, il l’a même dit, je crois.

Lu, 124 : À la fin, on l’entend qui part, on entend des bruits de cailloux et on l’entend fermer sa fermeture. On a des bruits d’oiseaux dans l’oreille droite.

Dans chacune des classes, seul un élève reconnaît un timbre féminin dans le message téléphonique. Le passage en autonomie par le casque n’a pas permis à l’ensemble des élèves de relever ce détail, primordial pour la résolution de l’énigme. En revanche, il révèle un imaginaire amplifié qui fait repérer des sons qui ne figurent pas dans l’enregistrement, comme des bruits de vêtements, des chocs de casseroles, de cartes qui se frottent, etc.

4.1.2 Sensations panoramiques

L’épisode 2 mettait l’accent sur une approche musicale lexicale (chant a capella, chant accompagné, timbres de sonnettes et de cloches) que les élèves ont appréhendée dans les deux classes. Dans l’épisode 3, le compositeur Bretonneau a cherché à développer la perception de sensations panoramiques, en multipliant les effets acoustiques et, notamment, la dimension stéréophonique de l’oeuvre écoutée. Il s’agissait ici de discriminer les plans sonores dans un univers citadin, à savoir la proximité d’une ambulance, d’une gare, d’une église (près/loin), l’intensité (fort/faible), la lisibilité (net/confus). Cet aspect est une découverte sensorielle nouvelle pour les élèves des deux classes, initiés par là même à comprendre la stéréo, mais en ayant du mal à expliquer le phénomène, amplifié par le port du casque :

Lo, 074 : J’ai réécouté une deuxième fois et puis quand c’était au moment de la gare/quand on entendait/j’ai mis plus/j’ai enlevé sur cette oreille et j’ai mis plus sur cette oreille et on n’entendait plus sur cette oreille et puis après j’ai enlevé cette oreille (…)

4.1.3 L’énigme du rideau de fer

Comme dernier indice pour trouver la solution de l’énigme, les concepteurs du jeu sérieux donnaient aux élèves le son d’un rideau de fer (la voleuse veut rentrer dans son magasin). En pédagogie de l’écoute, la dimension analytique, objective telle qu’elle a été développée ici, est un moyen d’entendre mieux, sans briser pour autant l’imagination, tout en réfléchissant à la nature abstraite que constitue un son entendu pour une oreille humaine. Le son qui a interrogé le plus fortement les élèves est le bruit de glissière métallique du rideau de fer d’un magasin, que le compositeur Bretonneau avait introduit dans la bande sonore à l’état naturel, sans le retravailler. Le son de cette descente du rideau de fer pourrait être identifié comme un bruit de mobilier urbain mécanique. Dans l’ensemble cette image sonore n’a pas parlé aux élèves qui, dans les deux classes, ont peiné à définir les références causales du son entendu.

Prof, 101 : Qu’est-ce qu’un rideau de fer ?
Ew, 102 : C’est comme un garage.
Prof, 103 : Un rideau de fer, c’est comme un garage non/il faut que tu arranges ça !
Ew, 103 : C’est quand on tire comme ça (elle fait le geste).
Cl, 104 : C’est quelque chose en fer qu’on tire en bas.

Malgré les allers-retours sur cet extrait de la composition musicale, malgré les indices autres que musicaux (le plan de la ville, le resserrement du nom des suspects), la fin de cet épisode s’est heurtée aux dualismes liés à l’activité de perception et décrits par Terrien (2012). Le son final est resté un long moment énigmatique pour les élèves, ne prenant de sens que par l’éclairage insistant des enseignantes. L’identification du voleur ne sera d’ailleurs opérationnelle que grâce à une synthèse générale des preuves accumulées dans le cadre de cette situation complexe.

Au regard des situations analysées, nous remarquons que l’écoute au casque concentre l’attention de l’élève et développe non seulement sa capacité de discrimination, mais aussi sa capacité de faire émerger un monde imaginaire, en partie tributaire d’expériences antérieures mémorisées. Le neurobiologiste Varela, par la théorie de l’enaction, montre que la perception n’est pas un simple recueil et traitement d’informations provenant d’un monde prédéterminé, mais résulte d’un couplage avec l’environnement (Varela, 1989). La perception n’est jamais passive ; au contraire, elle est une décision qui implique le corps et sa mémoire, l’être tout entier. Il considère ainsi que toute perception est biographique.

En revanche, l’écoute accompagnée d’échanges oraux collectifs ouvre à d’autres perceptions que l’on ne retrouve pas lors de l’isolement de chaque élève. L’expérience esthétique partagée engendre une intersubjectivité enrichissante, favorisant autant le développement d’une sensibilité discriminatoire qu’un croisement des imaginaires.

4.2 Évaluation en arts visuels

4.2.1 Analyse des productions des élèves

Le regard porté sur les productions est une évaluation, dans le sens d’extraire de la valeur. Il ne s’agit pas de relever l’écart par rapport à un résultat attendu (évaluation normative), mais bien d’apprécier les formes plastiques réalisées comme des formes d’engagement de l’élève, avec ses désirs, ses intentions, ses préoccupations, ses savoirs et ses savoir-faire.

Quels sont les choix et les procédures utilisées par les élèves ? Les collages en deux dimensions qui semblent déplier le volume dans le sens horizontal sont les plus nombreux. Néanmoins, sept productions sont en relief ou en volume. Nous repérons des transformations et personnalisations des dessins initiaux : une cabane est vue de nuit, d’autres prennent en compte l’environnement ou introduisent des personnages. Parmi les travaux en volume, trois d’entre eux traduisent la profondeur par plans successifs. La cohérence d’échelle ne semble pas une préoccupation pour les élèves. La représentation en perspective conique est exceptionnellement abordée par l’un d’entre eux. La multiplication des points de vue a favorisé une déconstruction de la vision.

4.2.2 Analyse de la verbalisation face aux productions des élèves

Les élèves sont assis sur des gradins, face à leurs productions qu’ils ont eux-mêmes disposées au sol. Le professeur demande d’effectuer des regroupements entre travaux, ce qui invite d’emblée à regarder l’ensemble des résultats. Les réponses se focalisent sur le volume et le choix du support : C1, 004 : Ceux qui sont en volume… ceux qui sont sur des papiers blancs, ceux qui sont sur du papier noir ; Pe, 014 : le relief et le non relief. La notion de contraste comme conséquence du choix du papier noir est nommée par trois élèves (Tr, 006 ; Sa, 012 ; An, 013). Les questions abordées sont ainsi choisies directement par les élèves. Elles résultent de l’observation induite par le tri.

Le professeur invite un élève à préciser ce qu’il veut dire quand il parle de relief et il obtient trois réponses différentes. Le premier parle de l’effet illusionniste produit par le dessin (Lu, 021 : C’est un peu élevé) ; le second évoque le référent, ce qui est représenté (Gl, 023 : Il y a un toit), et le troisième parle de la fabrication en volume (Cl, 025 : C’est la façon de placer le toit). Les élèves se saisissent chacun d’un aspect différent des productions qui renvoie implicitement à des questions artistiques. Celles-ci ne sont pas explicitées immédiatement, mais réapparaissent dans la suite de la séance, au moment de la rencontre avec les oeuvres.

La verbalisation est orientée ensuite vers le processus de création et les moyens de transformation des premiers dessins pour réaliser la deuxième production : An, 030 : Ona découpé les dessins et après on les a superposés pour reconstituer la cabane. Afin de vérifier si l’opération plastique de superposition a été mise en oeuvre dans plusieurs travaux, un tri est effectué au sol par les élèves à la demande du professeur. Un premier constat formulé à partir de la production d’un élève permet de repérer une opération plastique, la superposition, et d’interroger ensuite plusieurs autres productions. Puis, l’attention est attirée sur la façon dont les fragments dessinés ont été disposés les uns par rapport aux autres (opération d’organisation). Une première réponse est énigmatique tout en recouvrant un réel ressenti : An, 043 : C’est plus détendu. Le professeur propose alors de découvrir collectivement ce qui se cache derrière ce mot énigmatique : Prof, 046 : Je vois ce que tu veux dire, je crois que les autres voient aussi. Les réponses vont de l’incompréhension à des approximations successives : An, 048 : Ben c’est… en longueur ; Ma, 049 : C’est étendu ; Mo, 050 : Ça prend toute la feuille, ils sont les uns à côté des autres. Le professeur fait alors appel à un vocabulaire construit précédemment et nomme l’opération de juxtaposition.

Plusieurs critères d’analyse sont identifiés : Sa, 055 : C’est juxtaposé / ben oui / mais c’est [aussi] en relief. Le tri des productions est affiné par les élèves. Deux modes d’organisation des fragments découpés sont repérés, permettant de séparer les travaux faits par superposition ou par juxtaposition. L’action de trier sollicite d’abord une pensée non verbale avant que soient formulées par des mots les raisons du choix effectué. La décision est prise de façon pré-réfléchie grâce à un relevé d’indices extrêmement bref. Une production moins lisible et plus complexe fait hésiter un élève : Ma, 057 : Pour celui-là / mais je ne sais pas / en fait. Un autre élève vient à son secours : Ga, 059 : On peut le mettre entre les deux. L’énigme engendrée par cette production est renvoyée par le professeur à l’ensemble du groupe. Un élève apporte alors la réponse : Ga, 061 : C’est qu’il a à la fois superposé et juxtaposé ! D’autres productions ayant les mêmes caractéristiques sont alors recherchées, ce qui permet de généraliser la découverte et de constituer un troisième groupe. Ce cas nous intéresse particulièrement, car il montre que le tri permet de repérer deux notions, mais aussi d’aiguiser le regard et la compréhension de la démarche créatrice, en identifiant la coexistence de deux modes d’organisation apparemment contradictoires à l’intérieur d’une même production. L’approche de l’oeuvre par couple d’antonymes est efficace dans un premier temps, à condition, pour se rapprocher de la dimension artistique, de dépasser la logique binaire et de concevoir non pas la séparation, mais la tension entre les deux termes.

L’identification d’une caractéristique formelle est ensuite mise en relation avec les effets produits : X, 075 : Il y a beaucoup de blanc [quand c’est juxtaposé] ; Pe, 079 : Celui-là il est plus large / celui-là il est plus collé. Le professeur cherche à faire apprécier les conséquences des décisions prises plus ou moins consciemment par chacun, en proposant d’imaginer ce que serait la cabane si elle était construite par un architecte. Un désaccord apparaît : la cabane sera plus petite pour Ma, 085 et plus grande pour An, 086. Une troisième élève tranche, pour faire la différence entre un espace développé horizontalement ou verticalement : Ag, 088 : Celle-là est large / alors, il y a plus d’espace et / celle de gauche / elle sera plus regroupée.

Pour finir, une question concerne la représentation et le rapport au référent : Prof, 096 : Quelle production vous paraît plus proche de la réalité ? La présence de détails identifiables comme le toboggan est un indice de proximité du réel affirmé par Pe, 100.

Les extraits d’échanges oraux présentés montrent que les premières paroles d’élève sont prolongées ou contredites par celles d’autres élèves, ce qui aboutit à une construction collective de sens. Lorsqu’il y a désaccord, la recherche s’oriente vers l’origine du conflit sans annuler aucune des parties. Au contraire, l’argument apporté ou l’attention nouvelle aux productions facilite le déplacement de point de vue (au sens figuré).

La verbalisation permet l’émergence de sens, c’est-à-dire qu’elle aide à prendre conscience des conséquences des choix effectués en acte, pendant la pratique, et d’en apprécier les effets. Le lexique employé, plan, relief, volume, contraste, etc. participe à la construction notionnelle. De même, l’organisation des points de vue est abordée à partir de deux opérations plastiques : juxtaposer et superposer. La notion complexe qui sous-tend ce travail est celle de la représentation de l’espace. Les élèves n’ont pas inventorié des solutions à un problème, mais ils ont découvert la diversité des questions engendrées par celui-ci.

4.2.3 Analyse de la verbalisation face aux oeuvres

À la suite des échanges oraux sur les productions, le professeur introduit deux oeuvres sous forme de reproductions couleur présentées au vidéoprojecteur :

  1. Paterson, Two months ago, 2009, photomontage, 64 × 44 cm. L’oeuvre donne à voir un enchaînement d’éléments architecturaux détournés, détachés de l’espace environnant, imbriqués les uns aux autres malgré l’hétérogénéité des vues, d’échelles différentes, en plongée ou en contre-plongée. Un nouvel objet architectural unique se détache sur un fond bleu, neutre, distinct des photographies associées.

  2. Hockney, Une chaise, jardin du Luxembourg, Paris, 1985, photocollage, 110 X 80 cm. L’oeuvre est constituée d’un collage d’une multitude de photographies de format identique 9 X 13 cm, correspondant à des points de vue différents d’une même chaise qui, agencés, tentent de reconstituer la forme de la chaise, tout en provoquant des déformations.

La découverte de l’oeuvre de Paterson a débuté par une identification des éléments iconiques qui s’avèrent peu lisibles. Un questionnement concerne aussi la technique utilisée (photographie ou dessin) et la notion d’ombre et de lumière. Les réactions des élèves sont rapides : Tr, 121 : On dirait à moitié une maison ; Cl, 122 : On dirait des images, des photographies ; Cl, 124,126 : On dirait une sorte de siège, avec des ombres ; une sorte de chaise ; Pe, 128, 130 : Non, moi je dirai une/un… On dirait plutôt un grand immeuble. Là, on dirait un mur, avec des vitres ; Ja, 136 : Là, on dirait un piano ; Cl, 138 : des escaliers ; X, 140 : Une fontaine.

L’oeuvre de Hockney déclenche des réactions qui s’enchaînent sans relances du professeur : Ma, 144 : C’est une chaise ; Cl, 145 : Deschaises ; Sa, 146 : En fait / c’est une chaise découpéeen… ; Ma, 147 : Des bouts de chaise ; Pe, 148 : C’est des éponges ; Ma, 150 : C’est une sorte de puzzle en chaise ; Ki, 152 : En fait, il a regroupé plusieurs axes. Le professeur ajoute plusieurs points de vue. Un élève passe du Comment c’est fait ? précédemment évoqué par ses camarades à Quel est l’effet produit ? Ma, 154 : On dirait que la chaise est à moitié faite en 3D… parce qu’elle est décalée… en relief. Une autre élève établit une association qui peut paraître surprenante et inadéquate, entre la chaise d’Hockney et une éponge. Cette association est due à une similitude de couleur et de matière : Sa, 156, 158 : On dirait que c’est / tu sais / sur les éponges, le dos / c’est en vert. On dirait ça ! Le côté qui gratte ! De la part de l’enseignant, une posture d’accueil est nécessaire pour permettre une formulation progressive, par l’élève, de ce qui a d’abord été ressenti de façon intuitive. Une élève évoque sa surprise devant cette oeuvre et en précise les raisons : Il, 159 : Ce qui est bizarre / c’est que les ombres sont à l’envers. À la question : Pourquoi ces ombres sont à l’envers ? (Prof, 160) un autre répond : Je vois / mais je ne sais pas. Il manifeste ainsi sa difficulté à dire ce qu’il perçoit, par contre, très bien (Mo, 161).

Le questionnement du professeur engage ensuite une mise en relation des oeuvres proposées et des productions des élèves. Un élève trouve un point commun entre le travail de la classe et l’oeuvre de Hockney : la fragmentation. Et, en le disant, il découvre une différence majeure : Ju, 165 : (…) il [l’artiste] a pris comme nous des morceaux… qu’on avait…Nous, on n’avait pas pris en photo / mais il a pris des photos. La comparaison permet à Lu, 172 de parler de fragments, qui sont superposés et même parfois, comme dans la production de Ga, 175, les fragments sont à la fois superposés et juxtaposés, selon les endroits (plastiquement, ce n’est pas contradictoire).

Enfin, les oeuvres des deux artistes sont à nouveau montrées, avec la demande d’associer une production d’élève à une des deux oeuvres présentées. Ki, 180, suggère une association sans donner les raisons de son choix. Ang, 182, suppose que le volume est le point commun. An, 183, rectifie : [l’oeuvre de Toby Paterson n’est pas en volume], Il rend un volume ! L’élève fait la distinction entre le volume réel et le volume représenté. D’autre part, le mode d’organisation constitue un autre motif qui permet de rapprocher la même production avec l’oeuvre de David Hockney : Mo, 190, 192 : C’est que tous les deux sont un peu en bazar ! [puis elle précise] ils sont un peu éparpillés. La notion d’éparpillement traduit bien le mode d’organisation de l’oeuvre, qui en perturbe la lisibilité.

Nous trouvons ici, à partir de ces paroles d’élèves, diverses manifestations de la difficulté à formuler les deux types d’expériences rencontrées : celle qui est vécue lors d’une fabrication-création et celle qui est vécue lors de l’observation-réception d’un travail d’élève ou d’une oeuvre d’un artiste.

4.2.4 Analyse des entretiens d’explicitation

À l’approche collective des oeuvres lors de la verbalisation, nous avons souhaité confronter une approche d’un autre type, qui prend la forme d’entretiens individuels. L’objectif de recherche est de mettre au jour la pensée intérieure ou, plus largement, l’activité cognitive de l’élève lorsqu’il est en situation de création. Les entretiens d’explicitation avec quatre élèves (Ag, Sa, Ga, Cl) se focalisent essentiellement sur la séance 2.

La mise en mots d’une expérience vécue peut adopter des modes différents. Vermersch (1994, 2011), en suivant Husserl (1913, 1950), distingue le mode signitif, fondé sur le rapport au signe, du mode intuitif, fondé sur le rapport au non-verbal, au sensoriel. Il précise qu’il ne faudrait pas opposer verbal à non-verbal, puisque dans les deux cas nous avons un ressouvenir qui se formule par le langage. Néanmoins, il met en évidence le contraste entre une verbalisation qui est fondée sur un rapport fort au vécu, par évocation de l’instant de l’action, et une verbalisation détachée du vécu. Il montre l’importance de la position de parole, c’est-à-dire de la nature et de la qualité de la relation que la personne entretient avec son vécu passé (parole incarnée).

La verbalisation collective fait plutôt appel au mode signitif et sollicite plus rarement le mode intuitif. Un élève a une position de parole qualifiée d’incarnée par Vermersch lorsqu’il a accès au non-verbal de son vécu et peut le conscientiser. C’est ce que nous avons essayé d’approcher. Nous relatons ici un entretien qui met en lumière les images mentales et les multiples perceptions associées à une situation de création.

L’entretien suppose une introspection de la part de l’élève et nécessite son accord. Il lui est demandé de prendre le temps de laisser revenir à lui un moment de la séance sur la cabane. Après un silence :

Ag, 002 : Je m’en rappelle. Alors, au début, on était dans la cour et on a dessiné les cabanes de différents points de vue, et ensuite on est revenu ici. Et on a découpé les parties qu’on voulait de notre cabane, de plusieurs dessins qu’on avait faits et on a pris tous les morceaux qu’on a recollés sur une feuille pour refaire une grande cabane.

À la suite du déroulement rapide de l’action vécue, nous revenons sur un instant particulier, le moment où la professeure a présenté l’incitation :

Ag, 022 : Elle dit qu’il faut découper tous les morceaux de la cabane pour refaire une cabane sur une autre feuille.

AS, 023  [un chercheur] : Et toi, quand tu entends ça, qu’est-ce qui se passe en toi ?

Ag, 024 : Là, je regarde mes dessins et j’essaie de m’imaginer quelle sorte de cabane je veux faire… et je les assemble dans ma tête.

Sa façon de procéder intérieurement est progressivement décrite, en mettant en évidence une visualisation des permutations possibles. Puis la qualité de l’image intérieure est précisée :

AS, 068 : Quand tu vois ton dessin/c’est une image fixe ou une image qui bouge ?

Ag, 069 : Elle bouge / enfin / elle tourne quand je décide de pouvoir voir ce que ça pourrait faire sur les côtés… En fait, quand je veux qu’elle tourne / elle devient comme si elle était réelle / pour que je voie ce que ça donne en vrai et quand ça me plaît ça redevient un dessin, et je le place sur ma feuille.

Ag, 081 : […] c’est comme si j’avais des mains dans ma tête / qui prennent les images et qui peuvent les bouger.

À la question Comment est cette image [mentale], l’élève n’est plus en évocation. Elle répond comment est sa cabane et porte un jugement, avant de préciser :

Ag, 039 : Elle est… elle a un étage et elle est assez longue / elle est créative ;

Ag, 041 : Eh bien / c’est que pour moi / c’est entre une cabane normale et une cabane imaginaire parce qu’il y avait des ponts sur les toits / et il y avait des morceaux recollés près des choses à la normale.

Puis, elle révèle des associations entre l’image mentale de son dessin (en noir et blanc) et un lieu qu’elle revoit et qu’elle connaît bien : J’ai vu une cabane dans un endroit où j’aime aller me promener (Ag, 053). Elle indique ensuite ses critères d’appréciation de son travail :

Ag, 091 : […] ça me convient à partir du moment où je la vois se placer dans un endroit que j’aime bien où aller…

Ag, 099 : Parce que je m’imagine dedans avec ma soeur et mes parents, dans un endroit que j’aime, avec ma chienne.

L’entretien a permis à cette élève, qui n’avait pris la parole qu’une seule fois lors de la verbalisation collective, de décrire son processus de création et d’évoquer des images intérieures fugaces présentes pendant qu’elle dessinait. Elle révèle ce qui est un indicateur d’achèvement de son travail : elle dit être satisfaite de son dessin quand sa cabane devient comme si elle était réelle, et ce, parce qu’elle est prend vie dans un contexte familier (dans un endroit où j’aime aller me promener). L’élève charge affectivement son dessin en inventant une fable, une narration qui l’implique fortement.

Pour chaque entretien, nous avons constaté, que l’élève développe une intense attention pendant environ une demi-heure et qu’il est généralement plus loquace qu’en situation de verbalisation collective. Il manifeste un grand intérêt pour l’étude de son propre fonctionnement intérieur.

5. Discussion des résultats

En éducation musicale, l’approche perceptive et discriminatoire est privilégiée par un dispositif qui induit chez les élèves une attention auditive soutenue. L’objectif à atteindre est d’engager les élèves dans une pratique exploratoire individuelle, en convoquant des réminiscences d’un univers sonore familier que l’imagination peut néanmoins explorer. Parmi les paroles recueillies, nous identifions des propos réfléchis, associant des indices sonores aux autres indices donnés (plan, etc.) et des propos intuitifs et imaginaires. L’appréciation globale de l’oeuvre musicale semble provisoirement s’effacer devant la résolution de l’énigme. Le problème introduit a, ici, une solution unique, mais il constitue un prétexte pour une investigation faisant appel aux fonctions perceptives, cognitives et affectives.

En arts visuels, le projet didactique permet d’associer une pratique créatrice exploratoire à la rencontre avec l’oeuvre. L’expérience vécue à travers la pratique met en jeu une pensée en acte non verbale (Scherb, 2012), en partie conscientisée pendant la verbalisation. La pratique modifie-t-elle l’expérience de la réception de l’oeuvre ? Elle développe une pensée divergente manifestée par la diversité et la singularité des productions que nous avons analysées. Cette ouverture à la différence construit chez l’élève une attitude de curiosité et d’accueil de l’altérité, celle du monde quotidien comme celle du champ artistique. L’étude de la verbalisation montre une participation spontanée des élèves qui trouvent un écho entre leurs productions et les oeuvres présentées, sans relances de la part du professeur. Si l’oeuvre de Hockney est d’un abord facile, celle de Paterson est plus énigmatique. L’approche iconique est première, avant que les notions de point de vue et d’organisation apparaissent, ainsi que les différences de technique et de procédure.

On pourrait objecter que ces questions n’ont été abordées que par certains élèves, sans être conscientisées par tous. Nous n’avons pas de certitudes à ce sujet, mais l’attitude du professeur favorise l’engagement du plus grand nombre, en renvoyant les questions singulières à l’ensemble de la classe ou en mettant en oeuvre des phases de tri. De plus, l’incidence de l’expérience esthétique vécue sur le plan affectif, perceptuel et conceptuel, se manifeste dans la durée, et rend illusoire toute tentative d’évaluation quantitative immédiate.

L’émergence du sens, qui consiste à mettre en relation les effets produits avec les choix effectués, est vécue individuellement ou révélée collectivement. Lors de la verbalisation, la dimension perceptive et analytique des oeuvres est privilégiée. Seuls les entretiens d’explicitation abordent le vécu de l’action. Ils montrent la richesse de la pensée privée de l’élève en situation de création : le travail de transformation et d’assemblage des dessins est sous-tendu par une pensée visuelle faite d’images mentales, d’associations imaginaires, de fragments narratifs. Ils révèlent une parole plus intime et plus complexe que celle qui est dite collectivement. La technique d’explicitation ouvre des horizons prometteurs en favorisant chez l’enseignant une attention nouvelle à l’élève et à son expérience vécue. Elle mérite aussi d’être explorée collectivement, c’est-à-dire avec l’ensemble du groupe-classe (Croizier, 2013). Par ailleurs, elle donne à l’enfant la possibilité de développer son individualité grâce à une meilleure connaissance de lui-même et de ses propres modes de fonctionnement cognitif, affectif, imaginaire, en situation de réception ou de création.

L’expérience esthétique de l’oeuvre apparaît comme primordiale, mais est-elle vécue pleinement ? Nous la connaissons essentiellement par ce que les élèves en disent. Dans notre étude, les indicateurs de communication non verbale ne sont pas pris en compte. L’extraordinaire de l’oeuvre d’Hockney est mentionné, ainsi que l’illusion de relief qu’elle procure, sans toutefois relever l’évidente déformation due à l’assemblage de multiples points de vue. Les dires mêlent ce qui est réfléchi au ressenti, l’un comme l’autre difficile à exprimer. Les tentatives d’expression de ce qui a été perçu ou vécu se manifestent par une parole naissante traduisant une pensée en cours de formulation, encore fragile parce qu’intuitive à la source, avant d’être mise en mots (Petitmengin, 2007). Elle est rendue possible grâce à une posture d’accueil du professeur qui se manifeste à deux reprises, quand celui-ci cherche à faire élucider par tous des réponses a priori peu compréhensibles.

Des constats identiques concernent chacune des deux disciplines artistiques :

  • La dimension collective des échanges favorise la formulation de ce qui a été découvert. Si l’enfant citoyen apprend à respecter ses camarades, l’enfant artiste semble pouvoir découvrir concrètement, en acte, que ses capacités à voir et à dire se trouvent amplifiées à l’aide de l’Autre, à travers l’intersubjectivité issue des transactions sociales ;

  • Les échanges lors de la rencontre avec une oeuvre ne mentionnent pas un choix musical ou plastique personnel. Toutefois, les expériences vécues par les élèves participent à la construction d’une attitude critique.

À l’issue des séquences observées, faut-il apprécier uniquement l’acquisition d’un lexique spécifique et la construction d’un savoir notionnel ? Ce serait ne retenir qu’une facette de l’expérience et oublier les compétences en jeu, l’attention aux sons et aux images dans un monde de surcharge d’informations qui engendre un zapping généralisé, ce serait oublier la curiosité, l’appréciation des différences, les diverses investigations face à l’oeuvre.

Le travail du maître émancipateur vise à permettre à l’élève d’évoluer par lui-même dans un milieu qui offre des possibilités de rapports entre les choses, rapports qui auraient la vertu de déchosifier les choses, de les faire apprécier comme des processus vivants. L’élève devrait ainsi pouvoir dire la manière dont il a établi ces rapports (Sensevy, 2011, p. 728). La situation didactique en art place l’élève dans la possibilité de mettre en relation les choses vues et entendues dans la réalité sensible (ou dans le monde virtuel des images et des sons) avec l’expérience des oeuvres qui lui sont proposées. Il peut ainsi prendre conscience de ses racines et de la relativité de celles-ci au sein des cultures du monde (Gaillot, 1997 / 2012).

6. Conclusion

En étudiant la rencontre avec l’oeuvre, l’objectif visé ici était d’aller au plus près de la parole de l’élève dans des situations d’apprentissage qui le sollicitaient particulièrement en travaillant la notion de point de vue.

En éducation musicale, les programmes français préconisent une approche de l’oeuvre très collective, que ce soit dans la pratique vocale et instrumentale, ou dans la réception auditive d’une oeuvre. La création sonore personnelle restant assez rare à l’école primaire, il nous semble que c’est dans l’activité du commentaire d’écoute que l’identité d’un élève peut au mieux se révéler, si on lui en laisse l’occasion et les moyens.

En arts visuels, la pratique de création confronte à des questions artistiques qui sont réactivées lors de la rencontre avec l’oeuvre. Cette situation complexe met en jeu des compétences multiples qui, dans l’instant du regard, sollicitent ses expériences plastiques antérieures, ses expériences personnelles et culturelles, ses relations aux autres. Dans le cas observé, la verbalisation prend en considération l’élève dans sa singularité confrontée à celle des autres, autant pour sa production plastique que pour ses paroles énoncées, qui véhiculent un contenu notionnel, mais aussi affectif et culturel. L’accueil de la parole naissante est une reconnaissance envers l’approche intuitive de l’oeuvre, qui devance l’approche réfléchie.

Nous nous sommes interrogés sur les formes que peut prendre la rencontre avec l’oeuvre et nous avons noté un déplacement de la visée éducative qui, sans négliger la construction de savoirs notionnels, se focalise sur le développement de la discrimination sensorielle, de l’attitude de questionnement de l’oeuvre et de l’écoute intérieure du phénomène de perception. Ainsi, c’est à l’enfant artiste que l’on s’adresse, à l’écoute des paroles énoncées, fables différentes selon chacun, mais partagées et nécessaires pour tenter de formuler une totalité indicible ou difficile à dire.

Dans le cadre des travaux récents menés en sciences de l’éducation sur l’approche par compétences (Safourcade, 2012), les deux dispositifs étudiés permettent de définir des compétences spécifiques et transversales peu souvent explicitées. L’approche artistique de l’éducation reconnaît en chaque enfant une individualité singulière. La rencontre avec l’oeuvre ne privilégie pas un savoir déjà constitué, mais l’expérience de l’élève, fragile, délicate à préserver. Elle prend non seulement en compte sa subjectivité mais, en développant une méta-compétence, elle lui permet d’être à l’écoute de son propre fonctionnement intérieur.

Un nouveau regard sur l’enfance semble se faire jour. L’enfant artiste, intuitif et sensible, trouve désormais de plus en plus sa place en relation avec l’enfant réfléchi.

Nos nouvelles investigations sur l’émancipation de la parole de l’élève sont menées dans le cadre de structures artistiques et culturelles partenaires de l’école, afin d’explorer des dispositifs d’éducation et de médiation artistiques en milieu scolaire et extra-scolaire.