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Reconnaître l’enfant dans son identité et sa différence constitue l’un des problèmes majeurs que doivent affronter les politiques de l’enfance de nos jours. Parce que les dispositifs d’éducation artistique ont une place croissante et significative dans les politiques de l’enfance, ils constituent des lieux pertinents pour étudier les mutations de la définition de l’enfance dans nos sociétés démocratiques. Les thèmes de l’enfant artiste et de l’enfant citoyen associés à ces dispositifs semblent traduire, de manière trop imparfaite pour s’en satisfaire, ce qui se dit des enfants actuellement. Comme l’ont montré des recherches en France et au Québec, ces dispositifs donnent à voir, par effet de loupe, des processus moins lisibles ailleurs. À plusieurs égards, ils peuvent être considérés comme des laboratoires au sein desquels nos sociétés expérimentent de nouvelles relations à leur enfance, et où de nouveaux savoirs et de nouvelles représentations se forgent à son sujet (Kerlan et Erutti, 2008 ; Lemonchois, 2010 ; Loeffel, 2011). Ce numéro thématique invite huit chercheurs à rendre compte de ce que la rencontre de l’art et de l’enfance nous apprend de la définition de l’enfant, et des recompositions qui l’affectent de nos jours. Les travaux en sciences de l’éducation qui en rendent compte demeurent encore trop rares.

Savoirs sur l’enfance et figures nouvelles de la relation éducative sont deux composantes majeures des politiques de l’enfance, c’est-à-dire deux axes de la reconfiguration de l’enfance dans une conjoncture marquée par une dynamique d’égalisation qui parcourt les relations sociales de manière générale. Le développement des pratiques artistiques dans le champ de l’éducation, le recours éducatif à l’art et à la dimension esthétique (Kerlan, 2004, 2005 ; Loeffel, 2011) participent de cette dynamique d’égalisation, et en sont des vecteurs privilégiés : telle est l’hypothèse générale sur laquelle est bâti ce dossier thématique.

Au sein des associations et des collectivités locales, mais aussi dans d’autres lieux comme les écoles, l’évolution des dispositifs artistiques destinés aux enfants ou aux adolescents témoigne des déplacements qu’opère ou qu’accompagne le recours éducatif à l’art et aux artistes, au sein même des politiques de l’enfance. Parmi ces dispositifs, émergent de plus en plus des résidences d’artistes qui sont, à plusieurs égards, l’une des formes les plus emblématiques des réaménagements en cours concernant les savoirs et les pratiques de l’enfance. Avec le nombre croissant de dispositifs artistiques, se multiplient les discours qui les sous-tendent ou les accompagnent, et qui traduisent des politiques sociales ou éducatives destinées aux enfants et aux jeunes. À titre d’exemples particulièrement significatifs, les résidences d’artistes, organisées en France par le centre de ressources Enfance Art et Langages de la Ville de Lyon ou au Québec, par le Conseil des arts de Montréal, la Conférence régionale des Élus de Montréal et Une école montréalaise pour tous, sont des dispositifs qui occupent dans le champ des politiques de l’enfance ce que l’on pourrait appeler une centralité paradoxale. L’une des dimensions révélatrices de la problématique de l’enfance dans nos sociétés actuelles est l’engagement croissant des artistes dans les milieux éducatifs. La perspective que développe ce numéro thématique tient cette particularité comme une donnée majeure du nouveau paysage de l’enfance.

La parole des éducateurs mais aussi celles des artistes mobilisés exprime régulièrement un décalage entre les attentes à l’égard de l’enfance que légitiment les savoirs hérités et ce qui se passe, ce que font et sont vraiment les enfants dans le cadre de ces dispositifs. Nous ne savons plus très bien ce que peut un enfant, ce qu’il convient d’attendre de lui, en matière de compétences, de relations, de comportements et de conformités. Par conséquent, les dispositifs artistiques, dans leurs aspects innovants, sont précisément des lieux au sein desquels s’expriment, de façon marquée, ces brouillages des savoirs de l’enfance. Et, pour compléter ce tableau, ces brouillages ont partie liée avec ce qu’on peut appeler des bougés (une expression propre à la photographie) de la relation éducative, qui nous invitent à repenser la question de l’autorité.

Le champ de l’éducation artistique donne à voir ces déplacements de manière particulièrement forte, surtout lors de la rencontre de l’enfant et d’un artiste. Les recherches sur les effets de l’éducation artistique, notamment celles développées dans les pays anglo-saxons, aboutissent depuis plusieurs années au même type de conclusions. Puisque les politiques de l’enfance repensent la question des normes à travers des politiques éducatives, il est donc permis de prédire que celles qui recourent à l’art comme vecteur de changement ont quelque chance de résoudre, ou plus modestement de mieux assumer, les tensions que provoque la reconnaissance de l’enfance comme individualité singulière. En effet, le recours à l’art et à l’artiste dans les milieux éducatifs autoriserait une conciliation entre expression réglée de soi et intégration de contraintes libératrices (Kerlan, 2005).

L’attention centrale que ce numéro thématique porte aux pratiques artistiques se situe au croisement d’une nécessaire reconstruction théorique de l’enfance et d’une non moins nécessaire ouverture à l’expérience enfantine. Les dispositifs d’éducation artistique auxquels les milieux éducatifs au Québec et en France font de plus en plus souvent appel sont examinés ici comme des lieux majeurs où se joue une (re)connaissance de l’enfance. Hauts lieux d’investissement de discours et d’expérimentation pour la problématique de l’enfance comme dialectique de l’identité et de la différence, ces dispositifs et les politiques qui les portent sont particulièrement engagés dans les recompositions en cours. L’objectif de ce numéro est d’inviter les chercheurs à accorder, au coeur de cette problématique de l’enfance, une importance particulière aux recours éducatifs à l’art et aux artistes, à l’engagement des artistes dans le champ éducatif – au sens large, afin de rendre compte de ce que la rencontre de l’art et de l’enfance nous apprend des enfances contemporaines et des recompositions qui l’affectent.

Dans notre appel de propositions d’articles, les approches sociologiques, anthropologiques et philosophiques consacrées à la rencontre de l’art et de l’enfance étaient privilégiées au même titre que les analyses consacrées à l’éducation artistique. Malheureusement, ces approches n’ont pu être prises en compte dans une revue vouée essentiellement aux sciences de l’éducation et feront l’objet d’une publication spécifique. Les textes présentés ici traitent principalement de l’éducation artistique dans les milieux scolaires, qui nous apparaît comme une question centrale et qui, tous les auteurs s’accorderont pour le dire, fait peu l’objet de recherches. Deux des quatre articles abordent spécifiquement la question de la rencontre entre l’art et l’enfance lors des interventions d’un artiste dans des milieux éducatifs, les deux autres abordent des problèmes spécifiques à la transmission des savoirs dans les cours d’art : les propos d’élèves dans leur approche de l’oeuvre d’art et la sélection des références artistiques.

L’article de Jean-Paul Filliod et d’Alain Kerlan porte sur la mise en question de la différence enfant/adulte sur le terrain de la création artistique, lorsque l’adulte est un artiste en relation avec l’enfant. Pour qualifier cette relation entre adulte et enfant, ces chercheurs ont étudié les résidences artistiques auprès d’enfants comme des lieux où s’expérimente une nouvelle relation à l’enfance. La méthodologie qualitative adoptée met en valeur les points de vue d’artistes, recueillis à partir d’entretiens individuels et collectifs. L’analyse montre que, sous le signe de la création partagée, la différence enfant/adulte s’efface, au profit d’une égalité dans la différence, dont les différentes déclinaisons sont présentées et discutées au terme de l’article. S’interrogeant sur les illusions que peut entretenir l’expression d’égal à égal, les auteurs précisent leur point de vue en opposant une égalité de qualité à une égalité de statut.

De son côté, Virginie Ruppin expose, dans son article, les résultats d’une recherche sur les interventions d’artistes dans des écoles primaires françaises. La méthodologie adoptée pour approfondir l’étude des projets artistiques et culturels s’est centrée sur des observations de situations ainsi que sur des entretiens avec des professeurs des écoles en amont et en aval des séances menées avec un intervenant artistique. L’analyse des résultats permet de comprendre comment les écarts entre les discours des enseignants sur l’enseignement artistique et leurs pratiques dans ce domaine sont reconfigurés par l’intervention de l’artiste en classe. L’un des apports de cette recherche est de montrer comment les pratiques artistiques et culturelles contribuent, dans le cas d’une école qui s’interroge, à rétablir un certain équilibre.

Pour leur part, Cécile Vendramini, André Scherb et Sandra Fourcade étudient les paroles d’élèves du primaire lors de leur approche d’une oeuvre d’art. Les pratiques observées de verbalisation des élèves montrent un changement du paradigme d’enseignement des arts, qui ne vise pas seulement l’acquisition de savoirs experts ou la production d’oeuvres achevées, mais aussi une expérience artistique vécue qui aurait des conséquences pour le développement de compétences transversales et la construction de la personne. Les diverses stratégies de sollicitation de l’élève sont explorées dans leurs richesses comme dans leurs limites. Sur les formes que peut prendre la rencontre avec l’oeuvre, les auteurs notent qu’un nouveau regard sur l’enfance semble se faire jour, et proposent de questionner l’émancipation de la parole de l’élève dans cette figure de l’enfant artiste qui trouve désormais de plus en plus sa place en relation avec l’enfant réfléchi.

Enfin, Frédéric Maizières met en lumière l’implication de l’enseignant dans la définition des savoirs à enseigner, lors d’activités d’écoute en éducation musicale à l’école primaire en France. Son enquête par questionnaires auprès de professeurs des écoles permet de recenser les oeuvres qui constituent le répertoire scolaire tel qu’il se présente dans les classes aujourd’hui en France. Ensuite, les entretiens avec certains de ces enseignants montrent qu’ils choisissent les oeuvres en fonction des finalités qu’ils poursuivent dans cette activité et des valeurs qu’ils rattachent à cet enseignement. Cette recherche invite les chercheurs à s’interroger sur la formation artistique des enseignants du primaire et sur leur formation didactique dans les domaines artistiques.

En bref, l’objectif de ce numéro consacré à la rencontre de l’art et de l’enfance est de réunir, dans une dimension comparative, des chercheurs français et québécois en sciences de l’éducation pour éclairer ce que révèlent, de l’enfance d’aujourd’hui, les politiques qui la concernent. Les textes réunis ici abordent deux dimensions souvent opposées en éducation artistique, d’un côté l’enseignement des arts ; de l’autre, les projets culturels et artistiques autour d’un même questionnement sur la prise en compte des spécificités de l’art à l’école et des impacts de celui-ci sur la relation des adultes (enseignant ou artiste) avec les enfants.