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Introduction

Quelles que soient les formes qu’elle peut revêtir, l’analogie est omniprésente en éthique animale. Ainsi, l’analogie entre la souffrance humaine et celle des animaux, le parallélisme entre droits des êtres humains (des femmes, des minorités sexuelles…) et droits des animaux, l’argument polémique des « cas marginaux », ou encore le triptyque spécisme/racisme/sexisme alimentent et organisent un certain nombre de controverses et de dissensions portant sur des thématiques précises (animaux de laboratoire, élevage industriel, véganisme, corrida…).

Cette omniprésence de l’analogie répond à la fois à des exigences épistémiques et à des motivations éthiques : pour les tenants de l’éthique animale, c’est souvent grâce à des rapprochements analogiques qu’il est possible de rendre intelligibles certains aspects de la condition animale, ignorés ou volontairement passés sous silence. Bien plus que l’appel à des principes abstraits ou à des concepts moraux complexes, la pensée analogique permet en effet de redéployer le regard moral en éclairant le statut éthique des animaux, et en modifiant par là même la relation que les humains entretiennent avec ces derniers. Pour cette raison, nous pouvons affirmer qu’il existe une véritable structure analogique de l’éthique animale, organisant les arguments, les débats et les polémiques au sein de ce champ de réflexion.

Nous soulignerons ici le fait que l’omnipésence de l’analogie résulte d’une double fonction de cette dernière : l’une critique et l’autre intégratice. Sous son versant critique, l’analogie permet de dénoncer les différentes formes d’instrumentalisation et d’infériorisation dont les animaux peuvent faire l’objet. En éclairant la condition animale (en particulier par le biais de rapprochements avec la condition de certains humains), l’analogie permet ainsi de remettre en cause certains aspects blâmables du sort réservé aux animaux, et d’amorcer ce faisant un certain nombre de changements substantiels en vue d’améliorer le bien-être animal. Tel est le but, par exemple, de l’analogie entre racisme et spécisme. La fonction intégratrice de l’analogie, quant à elle, induit une extension des frontières morales en dehors de la sphère anthropologique. Par le biais de l’analogie, il est en effet possible d’éveiller ou de stimuler la sensibilité morale afin de mettre en relief les relations de protection et de coopération que l’homme peut développer avec le monde animal, et plus généralement avec son environnement naturel. C’est en vertu de cette visée intégratrice que sont ainsi revendiqués des droits pour certains animaux, et plus généralement un accroissement de la considération morale des humains à l’égard des autres espèces.

Dans le cadre du présent article, nous commencerons par exposer les formes et les fonctions de l’analogie dans le champ de l’éthique animale, à partir de l’analyse de cas particuliers. Nous montrerons ensuite selon quelles modalités précises les analogies se rapportant à la condition animale peuvent générer des désaccords liés à la dimension foncièrement interprétative des transpositions analogiques.

Formes et fonctions de l’analogie en éthique animale

La visibilite ethique de l’animal

Pourquoi l’analogie occupe-t-elle une place aussi importante au sein de l’éthique animale? Tout simplement parce qu’elle permet de conférer une certaine visibilité éthique aux animaux. Par l’entremise de rapprochements analogiques, l’animal acquiert une identité théorique et pratique. L’analogie guide à la fois la connaissance de l’animal et les relations sociales, morales, affectives que l’humain est susceptible de nouer avec lui. L’analogie, en ce sens, fait partie intégrante du processus que John Dewey nomme « l’enquête ». Selon la définition de Dewey, « [l]’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié. »[1] Ainsi, l’analogie favorise le processus de détermination à la fois théorique et pratique de l’animal, permettant de clarifier sa situation et sa place en regard du monde humain, ou à l’intérieur de celui-ci.

Cette détermination est favorisée par la structure même de l’analogie. Celle-ci peut en effet être définie comme une comparaison ayant pour but d’éclairer ce qui est nouveau, inconnu ou moins connu, à la lumière de ce qui est ancien ou plus connu. Plus précisément, l’analogie a pour but d’importer des traits ou des propriétés d’un domaine familier vers un autre domaine plus indéterminé : le domaine familier est en général nommé la « source » de l’analogie, et le domaine à connaître, la « cible ». En ce sens, l’analogie permet à la fois d’expliquer et de justifier la relation entre les éléments qu’elle rapproche.

Puisque l’analogie consiste à éclairer ce qui est moins connu à partir de ce qui est plus connu, alors il n’est guère étonnant que la majorité des analogies utilisées en éthique animale aient pour source l’être humain. Pour comprendre l’animal en effet, l’humain ne peut manquer d’utiliser ce qui lui est le plus familier : sa propre condition.

Comme le remarque à ce sujet Hicham-Stéphane Afeissa :

Ainsi, l’homme est-il à la fois la clef de l’interprétation de l’animal et l’objet réel du discours sur l’animal. Il en est la clef en ceci que la nature animale dans sa généralité ne peut être définie que par sa proximité et son altérité par rapport à la nature humaine qui nous est mieux connue. Et il est l’objet réel du discours que l’on tient sur l’animal parce que ce dernier n’est pris en vue qu’en tant que sa nature est susceptible d’éclairer celle de l’homme, en distinguant en l’homme ce qui lui est proprement humain de ce qui lui est commun avec l’animal.[2]

Dans ce processus d’éclaircissement de la condition animale, les données empiriques, et tout particulièrement celles apportées par la théorie darwinienne de l’évolution, jouent un rôle important. Elles permettent en effet de mettre en évidence une continuité phylogénétique entre l’humain et les autres espèces. L’analogie, dans ce cadre, cède du reste la place à un autre concept : celui d’homologie. Dans la théorie de l’évolution, le terme « homologie » désigne un lien entre deux traits (anatomiques, physiologiques), observable chez deux espèces différentes, et résultant du fait que ces deux espèces ont un ancêtre commun. Partant de cette définition et des acquis obtenus dans différentes disciplines (neurobiologie, éthologie, physiologie…), les partisans de l’analogie entre souffrance humaine et souffrance animale affirment ainsi que les structures nerveuses héritées de l’évolution sont homologues chez les humains et de nombreux animaux (tout particulièrement les mammifères), et que ce fait constitue un argument de poids dans les discussions sur le traitement des animaux, par exemple pour supprimer la souffrance animale ou la diminuer. Peter Singer remarque à ce propos : « Les raisons que nous avons de croire que les autres mammifères et les oiseaux souffrent sont étroitement analogues à celles de croire que d’autres humains souffrent[3] ». En bref, par l’entremise de l’analogie, la relation entre l’humain et l’animal ne se présente plus comme une différence de nature, mais de degré : en tant qu’espèce biologique, l’espèce humaine possède des similitudes significatives avec d’autres espèces et se rapproche donc de ces dernières.

Fonction critique de l’analogie

L’analogie n’a pas simplement pour fonction d’enregistrer les similitudes entre l’humain et l’animal. Elle répond aussi, et surtout, à la visée pratique de transformer les relations entre l’humain et l’animal. Modifier le regard porté sur les animaux, c’est aussi instaurer de nouvelles relations avec ces derniers. Cette visée transformatrice s’inscrit d’abord dans une perspective critique. Cette fonction critique de l’analogie apparaît dans les premiers textes que l’on peut rattacher à l’éthique animale, comme dans ce très fameux passage sous la plume de Jeremy Bentham :

Un jour viendra peut-être où le reste de la création animale pourra acquérir ces droits que seule la main de la tyrannie lui a déniés. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est pas une raison d’abandonner sans recours un autre être humain au bon plaisir d’un bourreau. Il n’est pas exclu que l’on reconnaisse un jour que le nombre de pattes, la villosité de la peau, ou la terminaison de l’os sacrum sont des raisons tout aussi peu adéquates d’abandonner un être capable de sentir au même sort. Quoi d’autre pourrait déterminer la ligne infranchissable ? La faculté de tenir des discours ? Mais un cheval ou un chien adulte est, sans comparaison, un être plus rationnel et qui a plus de conversation qu’un nourrisson d’un jour, d’une semaine, ou même d’un mois. À supposer toutefois qu’il en soit autrement, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : « peuvent-ils raisonner », ni : « peuvent-ils parler », mais : « peuvent-ils souffrir » ?[4]

Le raisonnement benthamien est ici ponctué par trois analogies fondamentales. La première établit un parallèle entre la situation des esclaves et celle des bêtes (« noirceur de la peau »/« nombre de pattes »). La deuxième rapproche l’enfant et l’animal adulte (« un cheval ou un chien adulte est, sans comparaison, un être plus rationnel et qui a plus de conversation qu’un nourrisson d’un jour […] »). Et la troisième, qui sous-tend l’ensemble du raisonnement, établit un parallélisme entre souffrance humaine et souffrance animale (« peuvent-ils souffrir »?) Ces analogies n’ont pas pour simple fonction de décrire la condition animale, mais bien de sensibiliser le lecteur, de produire une interrogation critique sur le statut éthique de l’animal et d’amorcer in fine certaines réformes politiques et morales (d’où la mention de « droits » dans ce texte). En somme, dans une société juste, l’analogie entre animaux et esclaves n’aurait plus lieu d’être selon Bentham.

C’est dans la continuité des réflexions critiques de Bentham que les défenseurs contemporains de l’éthique animale utilisent l’analogie entre le racisme et le spécisme. Le terme « spécisme » (speciesim) a été d’abord utilisé par le psychologue Richard Ryder, tout particulièrement dans ses travaux sur l’expérimentation animale, pour désigner le fait d’effectuer une distinction, sur le plan moral, entre l’espèce humaine et les autres espèces.[5] Ryder justifie l’emploi du mot « spécisme » en rappelant que les arguments utilisés par les professionnels de l’exploitation et de l’expérimentation sur les animaux sont étroitement analogues à ceux qu’employaient les esclavagistes. Par exemple, dans un cas comme dans l’autre, on évoque la nécessité économique des deux systèmes, le fait que les esclaves ou les animaux sont mieux traités que s’ils étaient livrés à eux-mêmes, ou des différences physiques ou cognitives pour justifier l’exploitation, la discrimination et la privation de droits. Dans la littérature plus récente sur cette question, on distingue le spécisme fort ou direct et le spécisme faible ou indirect.[6] Le spécisme direct affirme que le simple fait pour un individu d’appartenir à une certaine espèce justifie un traitement particulier de ce dernier. Ainsi, en vertu cette forme de spécisme, un individu peut en privilégier un autre simplement parce qu’ils sont de la même espèce. Le spécisme indirect désigne le fait de fonder la supériorité de certaines espèces sur des caractéristiques précises : ainsi, en vertu du spécisme indirect, la supériorité de l’humain sur les autres espèces peut être revendiquée en raison d’aptitudes jugées typiquement humaines (rationalité, conscience, autonomie).

Selon les antispécistes, ces deux types de spécisme sont infondés puisqu’ils évoquent l’existence de discontinuités fondamentales entre les espèces pour masquer le fait que ces dernières présentent des similitudes significatives qui doivent être prises en compte sur le plan éthique. Ainsi, selon l’utilitarisme de préférence de Singer, tous les animaux qui possèdent la capacité de souffrir possèdent des intérêts qui devraient être considérés de manière égale. L’égalité de considération des intérêts, dans ce cadre, implique ainsi d’accorder autant de considération à la souffrance d’un animal qu’à la souffrance d’un humain, dans la mesure où ces dernières peuvent être comparées. Les antispécistes estiment aussi qu’en privilégiant systématiquement les intérêts de leur espèce ou des espèces dont ils se sentent proches, les spécistes ne respectent pas cette égalité des intérêts. En ce sens, leur attitude est étroitement analogue à celle des racistes. Comme l’écrit Singer :

Les racistes violent le principe d’égalité en donnant un plus grand poids aux intérêts des membres de leur propre race quand un conflit existe entre ces intérêts et ceux de membres d’une autre race. […] De façon similaire, les spécistes permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de prévaloir sur les intérêts supérieurs des membres d’autres espèces. Le schéma est le même dans chaque cas.[7]

Chez les féministes, l’analogie entre sexisme et spécisme fonctionne selon une logique similaire à celle entre racisme et spécisme. Par exemple, des auteures comme Carol Adams et Josephine Donovan[8], ou encore Val Plumwood[9] établissent un parallèle entre la domination masculine et celle sur les animaux. Selon elles, une subordination hiérarchique analogue est en jeu dans les deux cas et se caractérise par des logiques équivalentes : réification, exploitation et appropriation sont des processus communs à l’oppression des femmes et à la domination des animaux. Selon la formule, brutale et explicite, employée par Donovan : « Les animaux sont de la viande, des cobayes pour les expériences, et des corps objectifiés ; les femmes sont traitées comme de la viande, comme des cobayes, et comme des corps objectifiés. »[10] Par ailleurs, comme le montre Plumwood, l’analogie peut ici conduire à l’hybridation des termes analogiquement reliés, renforçant par là même le processus de domination : à la faveur d’un rapprochement analogique, la nature se trouve féminisée, tandis que la femme se trouve naturalisée. Ce renforcement, selon Plumwood, est facilité par le fait que l’analogie entre subordination animale et subordination féminine s’inscrit dans un réseau d’analogies plus vaste (sujet/objet, civilisé/sauvage, haut/bas…), autrement dit dans une véritable idéologie de la domination. Au sein de ce système idéologique, les différents éléments sont rattachés les uns aux autres par une série de correspondances analogiques. La mise en lumière de la triade spécisme/racisme/sexisme s’inscrit donc dans une perspective réformatrice : elle vise à déconstruire les logiques de domination et les analogies qui les nourrissent.

En somme, sur le plan épistémologique, les analogies entre racisme et spécisme, ou sexisme et spécisme, ne relient pas simplement des mots ou des concepts, mais bien des systèmes de relations, d’objets, et de personnes regroupés au sein de domaines. Elles fonctionnent selon ce que les sciences cognitives nomment le mapping. Selon la théorie du mapping, (Structure-Mapping Theory)[11], des connaissances analogues se caractérisent par l’identité structurelle qui rattache leurs domaines respectifs. Chaque domaine de connaissance comportant une analogie peut donc faire office de modèle, sur les plans théorique et pratique, pour un autre domaine. Par le biais du mapping, les relations causales, inductives et déductives qui composent la source de l’analogie se trouvent projetées dans celles qui composent la cible de l’analogie en vertu d’un rapport d’isomorphisme.[12] S’agissant de la triade sexisme/racisme/spécisme, cette transposition analogique repose ici sur un mapping établi en plusieurs points : les concepts utilisés (« exploitation », « domination », « abolition »…); les actions similaires aux domaines rapprochés (« tuer », « abandonner », « opprimer », « libérer »…); enfin les termes de la relation, reliés par des analogies proportionnelles (par exemple, le spéciste est à l’animal ce que le maître était à l’esclave). Par le biais du mapping, se met donc en place une véritable épistémologie de la domination, que la triade sexisme/racisme/spécisme vise à mettre en lumière et à dénoncer.

Fonction integratrice de l’analogie : l’extension des frontieres morales

Outre sa fonction critique, l’analogie revêt une fonction intégratrice : elle vise à étendre les frontières morales hors de la sphère anthropologique pour inclure les animaux. Il s’agit de procéder en quelque sorte à un décentrement du regard moral afin que celui-ci porte au-delà de l’espèce humaine. La nature et la portée de l’intégration des animaux au sein des communautés morales ne font pas consensus au sein de l’éthique animale. Pour certains, cette dernière doit consister en l’attribution de droits légaux (rights). Des auteurs comme Joel Feinberg[13] ou Tom Regan[14] revendiquent de tels droits. Pour d’autres, il s’agit simplement d’accroître la protection et la considération morale des animaux, sans exiger qu’un tel accroissement s’exprime sur le plan juridique. Tel est le cas de Singer ou des éthiciennes du care. Mais quelles que soient la teneur et la portée de l’élargissement du cercle moral, le raisonnement par analogie y occupe une place centrale. Il permet en effet de justifier l’extension des frontières morales et juridiques en direction de l’animal sur la base d’une maxime fondamentale : il faut traiter de manière analogue les situations analogues.

S’agissant de l’extension des frontières morales, voire juridiques, il importe grandement ici d’opérer une distinction entre l’analogie et l’identité. Dans leur très grande majorité, les défenseurs de l’éthique animale n’affirment pas que la condition des animaux humains est strictement identique à la condition des animaux non humains. Ils se contentent d’affirmer qu’elles possèdent à la fois des ressemblances significatives et des dissemblances justifiant un traitement analogue. Toute analogie, en effet, est à mi-chemin entre l’altérité et l’identité. Ce qui est analogue n’est pas parfaitement identique, ni non plus complètement dissemblable. Les tenants de l’éthique animale, par conséquent, ne réclament pas que les animaux soient traités exactement comme les humains en tout point. Une telle exigence conduirait justement à une confusion entre identité et analogie. Ainsi, ceux qui revendiquent l’octroi de droits aux animaux n’affirment pas qu’il faudrait accorder à ces derniers les mêmes droits qu’aux êtres humains. Une telle requête confinerait à l’absurde, dans la mesure où ceux auxquels ils seraient concédés ne possèdent pas forcément les capacités physiques ou cognitives pour jouir de tels droits : ainsi, même les antispécistes les plus revendicatifs ne plaident pas pour l’accord du droit de vote, d’entrée à l’université, ou de pratiquer un culte aux animaux non humains, fussent-ils très intelligents! L’antispéciste, comme l’écrit Ruth Cigman, ne prétend pas que « de la même manière que les femmes et les Noirs doivent avoir des droits égaux à ceux des Blancs, les animaux doivent avoir des droits égaux à ceux des personnes. »[15] De même, réclamer l’égalité de considération des intérêts, comme le fait Singer, ne signifie pas que toutes les espèces possèdent de manière indifférenciée les mêmes intérêts. Ainsi, une pieuvre ou un poussin ont intérêt, comme l’humain, à éviter la douleur, mais n’ont pas d’intérêt à voter même s’ils peuvent avoir, comme l’a souligné notamment Will Kymlicka, un intérêt à être représentés politiquement.[16] Ici encore, réclamer une égalité absolue des intérêts conduirait à confondre l’identité et l’analogie.

Dans le processus d’extension des frontières morales, l’analogie a pour fonction essentielle de guider l’application des principes éthiques fondamentaux hors du champ humain, en les rattachant à des situations morales particulières ou singulières. Autrement dit, l’analogie favorise la matérialisation de ces principes. En ce sens, plusieurs théories basées sur des transpositions analogiques ont vu le jour dans le champ de l’éthique animale. Une des plus intéressantes, à cet égard, est celle des capacités animales utilisée par Martha C. Nussbaum.[17] Selon cette théorie, initialement énoncée par Amartya Sen dans le contexte d’une évaluation du bien-être humain, tout individu possède un ensemble de capacités (capabilities) qui conditionnent son épanouissement dans un environnement donné. Pour Sen, la notion de capacité « représente les divers combinaisons et fonctionnements que la personne peut accomplir » et renvoie à « un ensemble de vecteurs de fonctionnements qui indiquent qu’un individu est libre de mener telle ou telle vie. »[18] Prenant ses distances à la fois du contractualisme de John Rawls et de l’utilitarisme, Nussbaum affirme qu’il est possible de transposer l’approche par les capacités au monde animal. À la différence de Rawls, Nussbaum soutient que les animaux peuvent être sujets de la justice sans élaborer eux-mêmes les principes de justice. À la différence de l’utilitarisme de préférence de Singer, elle soutient que les capacités animales ne se réduisent pas à la recherche du plaisir et à l’évitement de la douleur, mais concernent d’autres facteurs comme l’intégrité physique, l’attachement aux congénères ou le contrôle de l’environnement.

Or, pour Nussbaum, c’est précisément grâce au raisonnement par analogie qu’il est possible d’élaborer la liste des capacités animales. Cette liste, en effet, peut être développée en prenant analogiquement pour repères les capacités humaines. Pour cela, il faut faire appel à ce que Nussbaum nomme « l’imagination sympathique », par laquelle les humains peuvent établir des équivalences entre les capacités propres aux membres de leur espèce et celles des individus appartenant aux autres espèces. Grâce à une série de transpositions analogiques, il devient possible d’imaginer les capacités caractéristiques de chaque espèce, et les conditions de développement de ces capacités pour chaque membre d’une espèce. Ainsi, l’attachement d’un cheval à son cavalier est analogue, mais non identique à l’attachement d’un chien à son maître. La capacité de contrôler son environnement varie dans les détails d’une espèce à l’autre, mais possède des structures communes. Dans la lignée d’Aristote, Nussbaum soutient que chaque organisme est en mesure de s’épanouir selon ses propres capacités. En somme, selon elle, une politique juste doit permettre le développement des capacités animales, comme elle favorise celui des capacités humaines. Elle permettrait de rattacher aux capacités de toutes espèces un ensemble de droits (au sens anglais d’entitlement et de non de right) et des principes de justice. Le raisonnement par analogie permet ici d’établir des passerelles entre les espèces et d’orienter la trajectoire d’application de ces principes.

Enfin, s’agissant de l’extension des frontières morales, les analogies n’ont pas seulement pour fonction de guider l’application des principes. Elles jouent également un rôle important en favorisant grandement la sensibilisation morale : elles visent à toucher l’auditoire à qui elles s’adressent en établissant des rapprochements avec des situations ou des êtres imprégnés d’une charge affective forte. Pour comprendre ce point, nous pouvons considérer le cas de l’hypothèse Gaïa, utilisée par James Lovelock et Lynn Margulis en éthique environnementale. Celle-ci se base sur une métaphore, c’est-à-dire une « analogie condensée »[19], selon la formule de Chaim Perelman : la métaphore de Mère Nature. L’utilité de cette métaphore maternelle est de réintroduire une certaine proximité affective à l’égard de la nature, en inscrivant cette dernière (au propre comme au figuré) dans la sphère du familier. Comme l’écrit Lovelock :

C’est seulement en considérant notre planète comme une entité vivante que nous pouvons comprendre, peut-être pour la première fois, pourquoi l’agriculture a un effet abrasif sur le tissu vivant de son épiderme, et pourquoi la pollution l’empoisonne tout autant que nous […] La Terre répondra à ce que nous lui faisons subir, et cette réaction dépendra non seulement de l’étendue des terres exploitées et des pollutions, mais aussi de son état de santé actuel […] Il se peut qu’elle soit moins résistante en vieillissant.[20]

La métaphore maternelle a des répercussions décisives sur le plan moral. Si la Terre, humanisée, se trouve métaphoriquement représentée comme une Mère Nourricière, alors la pollution ou l’exploitation effrénée des ressources terrestres ne s’appliquent plus à une entité impersonnelle : métaphoriquement parlant, la pollution est un matricide. Elle frappe un être vivant, sentant et mortel. Dans cette conception, l’humain n’est plus une espèce intrinsèquement supérieure aux autres : toutes les espèces partagent la même biosphère, ont la même génitrice et sont égales, fraternellement rattachées.

En somme, l’analogie structure l’éthique animale en favorisant le développement d’une réflexion critique sur le statut des animaux, et en permettant de justifier (à la fois sur les plans cognitif et affectif) l’intégration de ces derniers au sein des communautés morales. Toutefois, le contenu et la valeur des analogies appliquées au règne animal ne peuvent manquer de soulever nombre de controverses et de dissensions. Tel est le point que nous allons à présent examiner.

Les analogies de la discorde

L’imaginaire analogique

Si l’éthique animale, comme nous venons de le voir, est structurée par un paradigme analogique, force est de constater que celui-ci est traversé par des tensions et des disparités : une multiplicité d’analogies, hétérogènes ou opposées, sont ainsi utilisées pour décrire la condition animale et sa relation à la condition humaine. Pourquoi une telle prolifération? Tout simplement parce que l’analogie n’est pas tant une explication qu’une interprétation de l’animalité. Les analogies que chacun peut forger au sujet de la condition animale, ou celle d’un animal, ne sont pas uniquement nourries par des représentations objectives, loin s’en faut. Elles s’ancrent également dans un imaginaire de l’animal dont les formes et les dynamiques sont susceptibles de variations considérables. Cet imaginaire, composé de représentations littéraires, cinématographiques, médiatiques, mais aussi de relations pratiques et affectives tissées entre humains et non humains, contribue à filtrer les perceptions de la condition animale et à faire varier les réactions associées à ces perceptions. En vertu de leur ancrage dans un imaginaire social, les analogies animales comportent donc une dimension créatrice : elles ne visent pas simplement à décrire une réalité animale univoque, mais aussi à bâtir des schèmes interprétatifs permettant de penser l’animal à la lumière d’un réseau de connaissances préalables. D’où les divergences importantes, dans le temps et dans l’espace, caractérisant les représentations de l’animal. Ainsi, la symbolique associée à un animal précis peut changer considérablement selon les lieux et les époques.[21] Le cas du chat est tout à fait éloquent à cet égard : vénérés par les Égyptiens, les chats étaient associés à une série d’analogies et de symboles qui contribuait à leur divinisation et en faisaient des êtres sacrés. Massacrés durant le Moyen Âge en Europe, les chats étaient associés à un réseau d’analogies complètement différent, qui contribuait au contraire à leur diabolisation et les érigeait en êtres maléfiques. Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes bien loin de la représentation de l’animal mignon qui prédomine aujourd’hui dans les sociétés occidentales. C’est en vertu de ces schèmes interprétatifs imaginairement nourris que la représentation de l’animal peut varier d’une personne à l’autre, mais aussi au cours de la vie d’une même personne.

Le caractère multiple des schémas analogiques est souligné par différents travaux empiriques sur les représentations des situations sociales. C’est ce que montre par exemple, en linguistique cognitive, la notion de « métaphore conceptuelle » employée par Georg Lakoff et Mark Johnson. Selon eux, les métaphores conceptuelles ne sont pas de simples figures de style revêtant une fonction ornementale et rhétorique. Au-delà de leur rôle linguistique, elles ont une fonction cognitive : former des systèmes de représentation qui organisent profondément et durablement les interactions sociales, souvent de manière insidieuse.[22] Comme l’écrivent Lakoff et Johnson :

Une métaphore conceptuelle est une correspondance entre des concepts faisant partie de domaines conceptuels différents permettant des formes de raisonnement et des mots partant d’un domaine pour arriver à un autre domaine […] Ces métaphores sont très fréquemment fixées dans nos systèmes conceptuels, et des centaines de ces métaphores contribuent à notre pensée quotidienne.[23]

En instaurant une représentation des situations sociales, certaines métaphores conceptuelles induisent des jugements d’ordre normatif. Par le biais d’une métaphore conceptuelle, en effet, il devient possible de voir comme, autrement dit de se représenter une certaine situation à la lumière d’une situation analogue, et d’agir en conséquence. La métaphore conceptuelle entremêle des éléments descriptifs, évaluatifs et pratiques. Le champ de l’éthique animale, en ce sens, regorge de métaphores conceptuelles induisant non seulement des représentations du monde animal, mais également des actions associées à ces représentations. Ainsi, la métaphore de « Mère Nature », précédemment analysée, est bien conceptuelle au sens de Lakoff et Johnson : elle vise à fournir une certaine représentation de la nature et des espèces animales, et d’autre part à modifier l’interaction entre l’humain et la nature, dans le sens d’une protection et d’une vigilance accrues. Cette métaphore rend possible l’incarnation de la nature et la sensibilisation morale qui en découle. Si la nature est en effet métaphoriquement perçue comme notre génitrice (et non plus comme une entité abstraite, désincarnée), alors il importe de lui porter secours et de veiller à sa survie.

La théorie des métaphores conceptuelles, ici, peut être rattachée à ce que le sociologue Erving Goffman nomme les « cadres de l’expérience » :

Je soutiens que toute définition de situation est construite selon des principes d’organisation qui structurent les événements – du moins ceux qui ont un caractère social – et notre propre engagement subjectif. Le terme de « cadre » désigne ces éléments de base.

Selon la définition de Goffman, un cadre est une certaine grille de lecture des expériences sociales, ayant à la fois une visée théorique et pratique : ils permettent d’interpréter ces situations sociales, mais aussi d’agir et de réagir à ces dernières.[24] Chaque situation sociale peut donc faire l’objet de plusieurs cadrages complémentaires ou contradictoires. À l’instar du cadrage cinématographique, chaque cadrage des expériences sociales peut contribuer à rendre saillant ou à éclairer un aspect précis des interactions et des micro-interactions qui s’établissent entre les individus. Comme nous l’avons vu précédemment, les relations entre les humains et les animaux peuvent faire l’objet d’une multiplicité de cadrages : ainsi l’esclavage, la discrimination, l’exploitation, la réification, mais aussi la protection, la coopération ou la famille, peuvent être des cadres simultanément ou successivement utilisés pour décrire les relations interspécifiques. Selon quelles modalités précises ces cadrages et les analogies qu’ils véhiculent peuvent être utilisés? C’est ce que nous allons à présent examiner.

Divergences analogiques

Les désaccords relatifs à l’éthique animale témoignent de la confrontation entre plusieurs analogies discordantes. Celles-ci conduisent les personnes qui les adoptent à développer des perceptions morales profondément dissemblables. Pour comprendre ce point, considérons le cas de l’expérimentation animale, sujet générant d’intenses désaccords à la fois chez les défenseurs de la cause animale et au sein de la communauté scientifique. Ce désaccord peut être décrit comme la confrontation entre deux visions divergentes de la condition animale dans un contexte expérimental. Ces deux visions sont associées à des analogies hétérogènes, mises en lumière par Cora Diamond dans le passage suivant :

Ce que nous pouvons voir immédiatement est que deux analogies différentes jouent un rôle dans la réflexion sur les expérimentations animales. L’analogie avec l’instrument délicat, et l’analogie avec la personne dotée de prétentions morales. Un rat de laboratoire n’est ni une machine, ni une personne ; s’il était réellement l’un ou l’autre, il n’y aurait aucun problème pour tracer les frontières de la moralité.[25]

Comme le montre cette citation, deux représentations éminemment dissemblables de l’animal sont induites par chaque analogie. D’un côté, l’analogie avec ce que Diamond nomme « l’instrument délicat » répond à une logique de réification de l’animal. Nous pourrions utiliser, dans ce cadre, le terme de « désanimalisation » : si l’animal n’est rien d’autre qu’un instrument, il perd alors son statut d’être vivant et sentant pour devenir une simple chose, manipulable selon les besoins de l’expérimentation, voire destructible lorsque cette dernière a cessé. Le cas de l’expérimentation animale n’est pas unique à cet égard; on retrouve une telle logique de désanimalisation dans le champ de l’élevage industriel (par exemple lorsqu’il est fait mention de la notion de « minerai animal » pour qualifier les stocks de viande), ou encore dans l’utilisation du terme « bien », appliqué aux animaux possédés par l’humain. Par contraste, l’analogie avec « la personne dotée de prétentions morales » répond à une exigence inverse : elle a pour fonction d’humaniser l’animal de laboratoire, en suggérant par ailleurs un parallélisme implicite entre expérimentation animale et expérimentation humaine. Par là même, l’analogie rend possible un transfert axiologique : la valeur négative souvent attribuée à l’expérimentation humaine se trouve transférée à l’expérimentation animale. La perception désanimalisante et la perception humanisante ont toutes deux des effets sur le plan pratique : elles peuvent conduire à légitimer les expérimentations ou au contraire à revendiquer leur suppression.

Affrontements analogiques

En raison des enjeux pratiques que véhiculent les analogies animales, ces dernières sont susceptibles de s’affronter dans le cadre des interactions entre opposants moraux. Les désaccords relatifs à l’éthique animale, en ce sens, sont constamment rythmés par des luttes plus ou moins virulentes ayant pour enjeu l’instauration, l’abandon, la disqualification, le remplacement ou la stigmatisation de telle ou telle analogie, qui peut ainsi être rejetée en raison de son manque de clarté, son imprécision ou son caractère choquant. En rejetant certaines analogies, il s’agit ainsi de refuser certaines attributions identitaires jugées blâmables ou intolérables, ainsi que leurs conséquences pratiques.

Considérons par exemple le désaccord virulent portant sur la corrida. De part et d’autre de ce débat, s’affrontent plusieurs analogies et métaphores. Ainsi, les aficionados n’hésitent pas à décrire la corrida comme un « combat » entre l’humain et le taureau, faisant usage à cette occasion de tout un champ sémantique venant appuyer leur argumentation. On retrouve par exemple la métaphore du combat dans les écrits du philosophe Francis Wolff, favorable à la corrida. Décrivant le taureau dans l’arène, il adopte ce que nous pourrions nommer un « cadrage agonistique ». Le taureau arrive selon lui « pur au combat », lutte comme un soldat qui « oublie ses blessures dans l’ardeur du combat », et rien ne semble mieux lui convenir que de « mourir en combattant ».[26] La métaphore du combat introduit ici l’idée d’une symétrie entre le taureau et le torero. Elle suggère que l’un et l’autre luttent à armes égales. Par ailleurs, le terme de « combattant », appliqué au taureau, humanise ce dernier et renforce cette impression de symétrie. Certains détracteurs de la corrida, comme Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, refusent la métaphore du combat au profit d’un tout autre cadrage : celui de la torture, qui introduit tout au contraire une asymétrie fondamentale entre l’humain et le taureau. Si la corrida est cadrée comme un acte de torture, alors l’égalité entre l’humain et l’animal (permise par la métaphore du combat) est fortement remise en cause. Ainsi, Jeangène-Vilmer écrit que « la corrida, qui consiste à torturer six taureaux pendant un quart d’heure chacun est une stratégie »,[27] ou encore qu’« il existe en Espagne et dans le Sud de la France des écoles de corrida, dans lesquelles les enfants d’une dizaine d’années sont initiés à la torture sur les veaux. »[28] La notion de torture, par ailleurs, ne peut manquer d’être associée dans l’imaginaire collectif à la notion de cruauté, ce qui accentue cette contestation de la tauromachie. Comme dans le cas de l’expérimentation animale, le fait de cadrer la corrida comme un combat ou plutôt comme un acte de torture a des conséquences pratiques immédiates : il conduit selon les points de vue au maintien de cette pratique, ou au contraire à la revendication de son abolition.

Conclusion

À la lumière des analyses précédentes, deux points fondamentaux méritent d’être soulignés. Premièrement, l’analogie semble indispensable à l’éthique animale. Instrument majeur pour saisir le monde animal, elle revêt à cet égard une fonction à la fois critique (visant à dénoncer l’oppression et la réification de l’animal) et une fonction intégratrice (orientée vers l’acceptation de l’animal au sein des communautés morales). Le fait qu’une part d’anthropomorphisme, du reste, se glisse dans la pensée analogique, est également inévitable : l’humain ne peut manquer de puiser dans ce qu’il sait de lui-même pour réduire la distance qui le sépare des autres espèces.

Deuxièmement, l’analogie est polymorphe : très riche, l’imaginaire de l’animal ne peut manquer de générer une multiplicité de représentations, et donc d’analogies, parfois discordantes et conflictuelles. L’analogie est ainsi source de dissensus et de controverses, à la fois pour les adversaires et les défenseurs de l’éthique animale, en raison de sa dimension interprétative. Cette fécondité interprétative, toutefois, n’est pas nécessairement problématique. Plusieurs visions complémentaires doivent sans doute être juxtaposées pour éclairer dans toute sa complexité la question animale. Se pose alors la question, cruciale sur le plan normatif, des critères d’évaluation des analogies employées en éthique animale. Comment distinguer les analogies recevables et celles qui ne le sont pas; celles qui  favorisent la défense de la cause animale, et celles au contraire qui risquent de la ralentir ou de lui faire obstacle? Répondre à cette question hautement complexe nécessitera une réflexion majeure au sein de l’éthique animale, réflexion nourrie à la fois par les cadres théoriques développés en philosophie morale et par des travaux empiriques transdisciplinaires (éthologie, psychologie, sociologie, histoire…). Une telle réflexion, dont nous ne pouvons ici qu’esquisser les linéaments, exigera d’explorer à la fois les ressemblances factuelles (anatomiques, cognitives, sensitives, sociohistoriques…) entre condition animale et condition humaine, mais aussi les processus de production et de réception des analogies entre espèces dans des contextes déterminés. Une telle démarche, en définitive, aiderait à nous rendre plus familier cet étranger séculaire qu’est encore l’animal.