Corps de l’article

Introduction

Les techniques de représentations imagées de la personne constituent, à travers la photographie (argentique[1] et/ou numérique, personnelle et/ou collective) et certaines modalités de représentation graphique, des pratiques quotidiennement investies par différentes générations inuit. Le développement à différentes échelles du champ des technologies de l’image et de la communication participe ainsi activement, depuis de nombreuses années déjà, de la pratique des relations sociales dans l’Arctique canadien (Wachowich 2010).

Cet article examine quelques compositions photographiques et corporelles dans le contexte d’une thèse de doctorat en anthropologie consacrée aux relations de parenté inuit contemporaines. Achevée il y a quelques semaines au moment de la rédaction de ce texte, cette recherche avait pour principal objectif de comprendre le processus de fabrication, de pratique et d’interruption du lien de parenté dans le village de Sanikiluaq (dans les îles Belcher, au Nunavut[2]), une communauté marquée par le contexte sociohistorique des sociétés inuit canadiennes du XXe siècle et du début du XXIe siècle (Dupré 2014). Le présent article met en relation une approche de la parenté comprise comme l’ensemble des pratiques électives transformant un lien en une relation effectivement investie, vécue, pratiquée et discourue comme une relation de parenté d’une part, avec un certain nombre de pratiques impliquant les supports photographiques (numériques et papier) et corporels (à travers le tatouage) dans les stratégies de fabrication du lien social d’autre part.

L’usage des photographies de famille dans les pratiques de parenté contemporaines a fait irruption de façon relativement inattendue dans mon projet de recherche. La maison dans laquelle je résidais à Sanikiluaq avait la particularité d’être décorée de très nombreuses photographies représentant les membres de la fratrie qui l’habitaient et leurs enfants. Il apparut rapidement que les soeurs de cette fratrie prenaient un soin particulier à épousseter, organiser et réorganiser les photographies les unes par rapport aux autres au gré des naissances, des décès et des événements familiaux — faisant de ces attentions portées à la décoration domestique intérieure une modalité élective à part entière dans le choix motivé de l’image du parent à afficher. Après avoir noté que quelques personnes étaient surreprésentées dans les cadres disposés sur les murs et sur les meubles de la maison, je formulai à l’époque l’idée encore vague d’un lien entre l’organisation spatiale de ces photographies (dont j’observai entre-temps des occurrences ailleurs dans le village et hors de l’archipel au Nunavik), les adoptés et les défunts.

Durant la même période, je remarquai que les jeunes adultes arboraient des tatouages représentant parfois, en tout ou en partie, un personnage favori (joueur de hockey, etc.) et/ou le nom personnel d’un parent vivant ou défunt. Un réseau de liens se tissa progressivement entre ces pratiques de marquage corporel et l’élection relationnelle au fondement de plusieurs relations sociales (homonymie, relation avec la/le sanaji[3], adoption, alliance, etc.).

Même épars, ces éléments faisaient état de pratiques qui mettaient en scène la relation entre apparentés dans leurs identités relationnelles et, parfois, ontologiques. Dans le cas de l’agencement stratégique des photographies de famille comme dans celui de la marque laissée par le tatouage sur la peau, ces pratiques se présentent comme deux modalités profondément électives impliquant le choix de l’image du parent ou de la relation à afficher (dans l’espace domestique ou sur le corps). Ces différentes observations sont longtemps restées à l’état de pistes dont la signification et le liant restaient à travailler. Elles constituaient les quelques pièces éparses d’un casse-tête dont le sens échappait encore, mais qui semblait parler de «parenté». Un autre cheminement, plus conceptuel cette fois, débutait.

La définition de l’objet «parenté» et ses impasses inuit

Après moult tentatives heuristiques, la catégorisation des différentes relations sociales impliquées par les pratiques photographiques et corporelles (homonymie, relation avec la/le sanaji, adoption, alliance, etc.) comme pratiques de «parenté» ou de «non-parenté» ne s’avéra guère fructueuse. Leur rôle dans le processus de production et de pratique de la relation a plutôt émergé dans la compréhension de ce qu’elles étaient véritablement pour leurs acteurs, à savoir des pratiques vécues, discourues et interrompues. Les relations de parenté inuit ont été largement abordées dans la littérature anthropologique à compter de la seconde moitié du XXe siècle. Trott (2005: 3) en identifiait deux principaux angles d’approche à partir des années 1960: l’angle généalogique ouvert par Damas (1963), qui analysait les liens biologiques entre les personnes (Balikci 1964; Burch 1975), et l’angle de la «localité» qui associait les personnes vivant, habitant et travaillant ensemble (Graburn 1964; Guemple 1966). La publication des résultats des recherches de Damas (1963) chez les Iglulingmiut (Nunavut), de Graburn (1964) et de Saladin d’Anglure (2013 [1964]) chez les Tarramiut (Nunavik), puis de Guemple (1966) développant la notion de «calcul» de la parenté dans les îles Belcher (Nunavut) marquait finalement l’entrée des études inuit dans l’un des principaux débats de la discipline: celui de la nature de la parenté.

Les difficultés de catégorisation conceptuelle de certaines relations sociales (homonymie, relation avec la sanaji, etc.), l’inadéquation de la méthode généalogique relevée par plusieurs auteurs en terrains inuit (Guemple 1966; Willmott 1960; Stevenson 1971) et l’absence de terme unique en langue inuit dont les «contours» (Barry 2008: 12) se superposeraient parfaitement à ceux du concept «parenté»[4], ont conduit au développement de plusieurs approches. La plus influente a sans doute été (et demeure encore) celle de la «flexibilité» de l’organisation sociale (Honigmann et Honigmann 1959: 119; Willmott 1960) et du système de parenté inuit (Guemple 1972 et Damas 1972; Nuttall 2000: 44), faisant éventuellement, dans un contexte spécifique donné, de toute personne un parent (Bondenhorn 2000). Devant les limites de cette notion caractérisant certaines dimensions de la parenté inuit sans parvenir à en saisir le coeur structurel et le sens culturel (Trott 1982), et en regard de caractéristiques relationnelles contemporaines (dont l’âge de plus en plus bas de certaines catégories de parents [Dupré 2014: 84]), apparaît la nécessité de décentrer le regard et la pensée de la toute-puissance des concepts classiques de l’alliance et de la filiation (sans les négliger pour autant) pour porter une attention particulière aux dynamiques relationnelles entre les personnes. Cette posture oriente la compréhension de la parenté des Sanikiluarmiut (habitants de Sanikiluaq) vers celle d’un vécu, au sens pratique de la parenté que lui donnait Weber (2005) (c’est-à-dire des obligations et des sentiments de parenté), à travers le processus électif (Fine 1998; Saladin d’Anglure 1998). Dans ce contexte, l’élection parentale n’est pas uniquement considérée comme le fait de choisir, à la manière de l’éponymie ou de l’adoption, un parent, mais aussi comme la façon, au sens large, de transformer (ou non) un lien (qu’il soit rituel, consanguin, affin, adoptif, etc.) en une relation effective et pratiquée — et, éventuellement, de la détruire ou de l’abandonner.

Cette perspective ouvre l’analyse à de nombreuses pratiques électives, dont l’usage des photographies en contexte parental sur des supports aussi variés que les sites Internet de réseaux sociaux (Dupré 2011), les murs et le mobilier des habitations, mais également à diverses pratiques graphiques qui, à l’instar du tatouage, représentent une ou plusieurs relations de leur porteur. Cet article propose une ethnographie et une analyse encore largement exploratoires de la mobilisation des photographies de famille et du tatouage corporel comme pratiques électives associées aux processus de fabrication et de pratique du lien de parenté à Sanikiluaq. Les données présentées sont issues de l’observation et d’un corpus de 58 entrevues semi-dirigées principalement réalisées avec des mères du village de Sanikiluaq âgées de 25 à 70 ans. Ces entrevues, consacrées aux pratiques relationnelles dans le contexte parental des participantes, ont été conduites sur une période de neuf mois, entre 2009 et 2011. Après un bref aperçu des stratégies électives mises en oeuvre dans quelques pratiques d’agencement domestique des photographies de famille, les pages suivantes interrogeront la dimension parentale des tatouages corporels contemporains et leur rôle dans la fabrication et la pratique de la relation.

La passion photographique: une stratégie élective?

L’agencement domestique des photographies de famille: mémoire et quotidien

La photographie de famille a longtemps été considérée dans la littérature anthropologique comme un rite du culte domestique dont le groupe de parenté serait à la fois sujet et objet; elle permettrait dans cette perspective «d’éterniser et de solenniser ces moments culminants de la vie sociale où le groupe réaffirme son unité» (Bourdieu et Bourdieu 1965: 165). À travers la représentation imagée des parents et la mise en scène de leurs relations, les membres du groupe de parenté travaillent ainsi sur la nature du lien, sur sa production, son élection ou sa rupture (Jonas 2007: 93-94). Depuis plusieurs années, les approches anthropologiques de la photographie se sont développées et les analyses de la photographie de famille comme objet et devoir de mémoire (Jonas 2007), mise en scène de la relation (Tremblay 2007) ou encore objet de circulation et relais des substances ontologiques au fondement de la parenté (Bouquet 2001) se sont multipliées — pour rester encore particulièrement discrètes dans l’Arctique inuit canadien.

L’importance des photographies imprimées, souvent encadrées et agencées dans l’espace domestique des Sanikiluarmiut, est encore palpable à l’heure des technologies numériques largement répandues dans l’archipel par le biais des appareils photo, tablettes électroniques et autres téléphones dits intelligents.

J’ai de nombreuses photographies. Depuis le numérique, tout est dans l’ordinateur. Et on n’a pas le temps d’imprimer. Mes photos, à la maison, sont à la fois dans des albums et sur le mur, dans le salon. Il y a des photos de mes enfants, mes parents, les parents de mon mari et mes petits-enfants. De mes neveux et nièces aussi. Ma famille […]. J’envoie des photos de mes enfants parfois, surtout à leurs oncles et tantes. À des personnes spéciales uniquement.

femme, 41 ans, 2009[5]

À travers la mention de la transition numérique que connaissent à Sanikiluaq comme au Canada les technologies photographiques depuis les années 2000[6], la participante soulignait l’importance des pratiques photographiques, mais aussi celle des photographies elles-mêmes dans le quotidien des Sanikiluarmiut. Mentionnons à ce propos que de nombreuses photographies publiées sur les sites de réseaux sociaux étaient, aux débuts de leur introduction dans l’archipel (2008-2009), des versions numérisées ou (re)photographiées de photographies papier téléchargées sur les sites. L’affichage courant de photographies sur les murs des maisons en guise de décoration domestique relèverait d’une pratique visant, selon les participants aux entrevues, à garder près de soi les êtres chers.

J’ai des photos de mon père défunt lorsqu’il avait 19 ans, il s’occupait des géologues. […] J’ai une photo de ma mère avec son amautik[7] en plumes de canard eider, avec mon frère dans le dos. J’ai une photo de ma nièce. Elle en est très fière. J’ai une photo de la famille de mon mari lorsqu’ils nous ont tous rendu visite. Dans notre entrée, j’ai une photo de mon fils, Mike, quand il était petit, une photo de ma nièce lorsqu’elle était petite, une photo de ma mère avec Mike lorsqu’il était jeune. Dans notre couloir, j’ai une immense photo de Mike quant il était petit et une photo de notre mariage. Je n’ai pas de photo de mon éponyme, et ça me met les larmes aux yeux, j’aimerais en avoir une… Je n’ai pas de photo de ma sanajiar’uk non plus, mais je l’ai dans l’album annuel de la communauté. J’ai la première photo de la sanajiar’uk de Mike lorsqu’elle l’habillait. Elle est dans notre vieil album photo. Je n’aime pas voir disposées trop de photographies dans ma maison. […] Nous avons des photos de l’éponyme de Mike […]. Et j’ai plusieurs photos de mes arnaliat[8]. […] Oui, c’est important pour moi de les avoir, je les conserve dans notre bureau.

femme, 39 ans, 2009

Ce témoignage souligne l’omniprésence et l’importance des photographies de parents proches (parents, enfant, parents du conjoint, nièces, sanaji de son fils habillant l’enfant, arnaliat) et met en rapport les différents supports contemporains de circulation de ces photographies: cadres muraux, mais également albums de photographies en format papier et albums de photographies en format numérique sur les sites de réseaux sociaux. Le choix minutieux des photographies par cette participante souhaitant éviter leur prolifération relève soit de la célébration de la mémoire d’un parent défunt ou encore vivant (père, mère, arnaliat, absence regrettée de la photo de l’éponyme), soit de la célébration d’un moment ou d’un événement précieux dans la pratique relationnelle quotidienne avec un parent proche (sanaji qui habille un fils, enfance d’un fils ou d’une nièce, etc.).

Lorsque les participants aux entrevues n’avaient pas un accès aisé aux photographies imprimées, ils ont été nombreux à souligner l’importance des photographies de famille parmi les quelques clichés affichés: «Je n’ai pas vraiment beaucoup de photos à la maison. On en a fait quelques-unes cet été. La famille. Ce sont juste des photos de famille, ma famille» (femme, 22 ans, 2009). À l’inverse, certaines maisons se présentent comme de véritables galeries photographiques (Figure 1). «La maison de Dora est comme une galerie photos! Elle aime avoir près d’elle ses parents, son éponyme et ses enfants» (femme, 50 ans, 2010).

Figure 1

Décoration de l’un des murs du salon de Dora Emikotailuk posant (à droite) avec sa fille (à gauche) et deux de ses petits-enfants, Sanikiluaq, 2010.

Photo: Florence Dupré.

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Figure 2

Décoration murale d’un salon, Sanikiluaq, 2009.

Photo: Florence Dupré.

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Ces références fréquentes à la photographie comme moyen de garder près de soi des êtres chers renforcent le statut de porte d’accès au souvenir et à la mémoire visuelle de la photographie en circulation sur les sites Internet de réseaux sociaux (Dupré 2011): «J’ai choisi d’encadrer ces photos plutôt que de les ranger dans une boîte ou dans un album, car je voulais exposer mes souvenirs. Je les ai accrochées dans ma chambre car je veux me rappeler ces moments heureux de mon passé», expliquait ainsi une jeune femme de 24 ans au sujet de la décoration murale de sa chambre centrée autour de l’affichage d’une photographie de son père défunt, de l’échographie de son fils naturel unique, d’une photographie du père défunt de ce dernier et d’une photographie de son jeune éponyme. Si ces pièces dont l’aménagement intérieur est majoritairement consacré aux photographies de famille sont certes loin de constituer la majorité des cas et d’être l’apanage de la communauté, elles ne font pas pour autant figures d’exception dans l’archipel (Figure 2). Il s’agit à présent d’en dénouer certains fils afin de saisir les principaux enjeux de ces pratiques originales.

Espace domestique et pratiques électives

L’agencement mural et mobilier des photographies, qui relève parfois de récurrentes négociations familiales, consacre dans certaines maisons une large place aux enfants adoptés, aux défunts, et réserve un espace de plus en plus important aux échographies (Dupré 2014: 527, 531). Développons pour quelques lignes l’exemple de l’une de ces maisonnées, celle de Lisi[9] et de ses germains, où la circulation des photographies d’un mur à l’autre de la maison est une véritable affaire de famille. Les murs des chambres y sont régulièrement agrémentés de nouvelles photographies des plus jeunes et l’organisation des murs du salon est modifiée tous les deux à trois mois de façon à ajouter de nouvelles photographies au gré des événements (fêtes de fin d’année, Halloween, fêtes d’anniversaire, décès, naissances, etc.).

La majeure partie des photographies présentées sur les murs du salon de cette maison ont été choisies par Lisi elle-même dans le but de conserver une mémoire vive des personnes et des événements représentés. «Ma soeur [Lisi] a choisi les photos pour avoir de belles décorations, pour que les visiteurs puissent les regarder avec plaisir. C’est important de conserver et de montrer ces photos, car ce sont nos souvenirs, elles rappellent nos souvenirs heureux» (femme, 26 ans, 2010). Ces photographies concernent pour la plupart les portraits des enfants de la fratrie en plusieurs occurrences avec, par ordre d’importance: Angelina (onzième membre de la fratrie et deuxième adoptée), Clara (enfant adoptée par Mina, deuxième membre de la fratrie par ordre de naissance), Jasonie Josie (enfant naturel de Dinah, neuvième membre de la fratrie) et Dereck (enfant adopté par Martha, sixième membre de la fratrie résidant dans une autre maisonnée). Viennent ensuite les portraits des parents défunts (pour près de 15% des 26 photographies exposées dans la pièce familiale en 2010): le père de la fratrie, Jasonie, la grand-mère maternelle de la fratrie, Sarah, le père de Jasonie et conjoint de Dinah, Josie. Enfin, quelques amis proches de la famille ne résidant pas dans l’archipel figurent à l’occasion dans quelques cadres. Presque anecdotiques, la décoration murale du salon comptait en juillet 2007 trois photographies des graduations scolaires de Mina, Martha et Dinah — uniques clichés scolaires dans les deux maisons abritant les 11 membres de cette fratrie.

Dans la maison de Lisi, les membres les plus représentés par les photographies de la décoration intérieure sont les enfants en bas âge adoptés (pour près de 70% des 26 photographies affichées dans la pièce familiale en 2010[10]), ceux-là mêmes autour desquels se structurent un certain nombre de réseaux d’échange et d’appropriation travaillés et analysés dans ma thèse de doctorat dont sont extraites ces données (Dupré 2014: 283-308). Dans le cas de cette fratrie receveuse d’enfants caractérisée par l’absence d’alliances matrimoniales, j’avais en effet émis l’hypothèse voulant que les réseaux édifiés autour de positions relationnelles référentielles visent notamment à densifier les relations avec les enfants adoptés par la fratrie. De ce point de vue, la photographie et son organisation dans la spatialité domestique participeraient de l’appropriation symbolique de certaines catégories de parents — ceux, notamment, dont la généalogie est travaillée par la parenté pratique (terminologie, attitudes, etc.). Elle se présenterait, au même titre que les pratiques terminologiques et la mise en place d’un maillage relationnel dense intra et intergénérationnel (ibid.), comme une modalité d’appropriation de l’enfant.

Dans cette même habitation, plusieurs éléments décoratifs sont confectionnés à partir de photographies individuelles (généralement des photographies d’identité prises en contexte institutionnel) et d’un ou plusieurs autres objets. Parmi eux, un cadre décoratif ornait un mur de la maison de Lisi en novembre 2009. Il contenait la représentation d’un petit ange appuyé sur une harpe. À l’emplacement de la harpe avait été fixée, directement sur l’image, une photographie d’identité de la jeune Angelina, cadette et seconde enfant adoptée de sa fratrie, alors âgée de 6 ans. L’analyse des pratiques anthroponymiques à l’oeuvre autour de chacun des 11 enfants de cette fratrie (Dupré 2014: 298-301) a révélé que le choix du nom personnel éponymique anglophone de cette fille cadette, Angelina, avait été fait par son père adoptif peu avant son décès et fortement orienté par la signification même du nom («ange»). Alors que les photographies de la jeune Angelina et du père défunt de la fratrie sont parmi les principales représentées sur les murs du salon de la maison, la soeur aînée, Lisi, avait commencé une collection de figurines d’anges dès l’adoption d’Angelina (ibid.: 553-554). Les soeurs de cette fratrie associaient ainsi, par le biais d’un montage réalisé à partir d’un objet et d’une photographie d’identité, la signification substantielle d’un nom personnel à l’histoire affective, relationnelle et structurale de l’adoption de la fillette.

Ces pratiques d’association de la personne avec un signifié profondément identitaire en contexte familial, que j’ai retrouvées sous diverses formes au sein de cette fratrie et dans d’autres maisonnées du village (Dupré 2014: 559-561), sont également à l’oeuvre dans un certain nombre de tatouages corporels. Comme nous le verrons dans la prochaine section, alors que les chiffres favoris, ou encore les noms personnels de l’individu ou de ses parents laissent leurs marques sur les corps à travers le tatouage depuis les années 1980, de nouvelles représentations imagées du parent et de la relation se sont développées avec l’essor des tatouages professionnels effectués en salon — jusqu’à inscrire sur la peau, dans de rares cas encore, les contours des photographies de famille.

De la marque à l’élection parentale

Taqsaq[11] est un terme générique désignant une marque visible, sombre, contrastant sur une surface claire. Il est de ce point de vue associé à divers champs, dont le tatouage, mais également la couture, le pelage (tacheté) d’un animal (Schneider 1985: 398), le grain de beauté ou la trace pigmentaire (tache de naissance) sur la peau d’un nouveau-né. Taqsaq concerne également la trace laissée sur le territoire (par une roche foncée sur la neige, par exemple) et, plus largement, sur nuna qui désigne, selon les contextes, le lieu parcouru, le territoire habité, le campement ou la région. Alors qu’un grain de beauté sur la peau pouvait être considéré comme la trace du tatouage d’un ancêtre éponyme (Saladin d’Anglure 2000: 99), taqsaq met en relation le monde des vivants et celui des défunts, mais également le corps et le vêtement dans une technique de marquage, aux fonctions ontologiques et cosmologiques complexes, aujourd’hui pratiquée et discourue en des termes profondément relationnels.

Le tatouage inuit dans la littérature anthropologique

Pratiqués dans la totalité de l’Arctique inuit canadien en dépit de quelques variantes techniques et symboliques, le tatouage facial (tunniq)[12] et le tatouage corporel (kakiniq) marquant principalement les bras, les mains, les cuisses et la poitrine étaient traditionnellement presque exclusivement réservés aux femmes. Chez les hommes, ils pouvaient signifier le caractère exceptionnel d’un grand chasseur, d’un puissant chamane, mais aussi identifier les meurtriers et les anthropophages (Saladin d’Anglure 2001: 61-62). Les fonctions du tatouage féminin, pratiqué au début de l’adolescence lorsque les chairs étaient encore tendres (Salome Mitiarjuk Napaaluk in Saladin d’Anglure 2000: 107), étaient multiples et pouvaient différer selon les régions: protection contre un accouchement difficile, il servait plus généralement à marquer les premières menstruations. Il assurait ainsi conjointement fertilité et beauté pour trouver un conjoint (Birket-Smith 1929: 185-186; Jenness 1946: 51-54).

Le tatouage est aujourd’hui généralement considéré comme un rite de passage marquant à la fois l’entrée sociologique des filles dans le groupe des femmes et l’agrégation cosmologique de la personne au monde inuit avec de fortes références mythiques (Rasmussen 1931; Saladin d’Anglure 2000: 117, 2002: 111). Saladin d’Anglure (2000: 117) faisait référence à une forme de cuisson symbolique représentée par les tatouages faciaux féminins symbolisant les rayonnements solaires. Oosten et Laugrand (2006: 187-193) proposaient quant à eux une interprétation sensiblement différente de l’origine du tatouage féminin qui, impliquant la figure mythique du corbeau (tulugaq), considère le tatouage facial comme un masque protégeant les femmes des êtres non humains.

L’engouement contemporain de quelques jeunes Nunavummiut pour ces tatouages est notamment soutenu par la démarche de réappropriation culturelle particulièrement médiatisée de la jeune réalisatrice et productrice inuit Alethea Arnaquq-Baril (Iqaluit, Nunavut), en quête d’informations sur les pratiques et les significations des tatouages de ses ascendantes depuis plusieurs années. Ce regain d’intérêt s’accompagne, dans le domaine de la recherche, de quelques nouveaux travaux consacrés aux pratiques contemporaines des jeunes Inuit comme marques identitaires (Antomarchi 2010) et modalités de l’art graphique (Maire 2014). La recherche voit ainsi s’ouvrir un fascinant terrain: alors que les grains de beauté et les taches de naissance sont encore considérés, à Sanikiluaq, comme les traces d’anciens tatouages d’ancêtres éponymes, les corps y arborent des marques laissées par des technologies quelque peu différentes, profondément relationnelles et, dans certains cas, parentales.

Les tatouages contemporains à Sanikiluaq

À Sanikiluaq, deux principales formes de tatouages peuvent actuellement être observées. La première concerne des tatouages non professionnels réalisés dans le village à l’encre bleutée ou à l’encre noire par des parents, des amis ou par les personnes elles-mêmes. Ces tatouages exécutés à l’encre et à l’aiguille sont en grande partie l’apanage de la génération des 35-60 ans. Ils ont pour la plupart été réalisés dans les années 1980, à l’heure de la popularité de l’encre de Chine. Le plus souvent, ils ont été apposés sur les mains ou sur les avant-bras, des zones facilement accessibles. Ils représentent des motifs simples allant d’un ou plusieurs points[13] sur les mains à des croix, des lettres (initiales), des chiffres, parfois des séquences de l’alphabet syllabique ou une ébauche de coeur. Ces tatouages ont souvent été réalisés dans le cadre de pactes d’amour ou d’amitié visant à ne pas oublier l’autre (Antomarchi 2010: 374).

La seconde forme de tatouages, de plus en plus fréquente chez les 20-35 ans, concerne les tatouages professionnels réalisés au cours d’un voyage à Montréal (Québec), Winnipeg (Manitoba), Ottawa (Ontario) ou dans un village du Nunavut reconnu, à l’instar d’Inukjuak ou de Puvirnituq au Nunavik, pour les talents de son/ses tatoueur(s). Ces tatouages sont créés en salon avec des instruments la plupart du temps stérilisés. Les parties du corps impliquées sont plus diversifiées (dos, bas du dos, chevilles, etc.). Ils émanent selon les cas d’un projet personnel longtemps mûri ou d’un choix parmi un ensemble de motifs prédéfinis dans les catalogues des salons. Parmi les motifs récurrents relevés à Sanikiluaq figurent des étoiles, des roses, des coeurs, des drapeaux, mais aussi, et ces motifs sont particulièrement répandus, des symboles à portée plus identitaire comme des noms personnels, des inuksuit (également relevés au Nunavik par Antomarchi 2010: 374), des animaux arctiques ou des traces de pas d’animaux.

À Sanikiluaq, comme au Nunavik, les tatouages réalisés dans le Sud ont souvent été décrits par les participants aux entrevues comme les traces d’une expérience vécue hors de la communauté, c’est-à-dire d’un passage initiatique hors de l’Arctique dont les premiers déplacements dans le Sud font partie intégrante. Si cette dimension, particulièrement développée dans le champ de l’anthropologie du corps, demande dans le cas inuit à être plus précisément documentée pour être étayée, la pratique contemporaine du tatouage semble liée à une certaine logique fédératrice dans la tendance générationnelle d’une pratique d’abord réinvestie dans les années 1980 par la génération des jeunes gens scolarisés dans les pensionnats du Sud, pour être renouvelée dans les années 2000 par la génération de leurs enfants visitant les salons professionnels.

Le tatouage-relation

Si toutes les pratiques de tatouages contemporaines ne relèvent pas de dynamiques relationnelles nettes dans l’élection du thème, le processus de marquage et la nature du sujet choisi, deux principaux avatars de ces tatouages relationnels, ou tatouages-relation, sont particulièrement répandus à Sanikiluaq: le tatouage de noms personnels, en inuktitut ou en anglais, et les combinaisons de chiffres associées ou non à une image. Afin d’en décoder les dynamiques relationnelles et électives, voici quatre extraits d’entrevues conduites à Sanikiluaq consacrés à une analyse commentée de leurs propres tatouages par des participantes.

Extrait 1
Je n’ai qu’un tatouage. Mon nom. C’est S. qui l’a fait. […] Elle m’a dit qu’elle pouvait écrire mon nom sur ma peau. Alors j’ai dit: «Oui, vas-y!» […] S. est la femme de mon cousin, par ma mère. […] Elle l’a fait avec de l’encre, avec une aiguille. Ça a fait mal! […] Mais je l’aime, c’est beau. [Ma nièce] Jeannie en a aussi. Elle a «Lottie», sa fille, et «Jack», son fils, et un coeur ici. Sa fille Lottie est mon homonyme. Et dans le coeur, il y a une rose. Elle les a fait faire à Winnipeg et à Inukjuak.

femme, 52 ans, 2011

Ce premier extrait présente l’unique tatouage de Lottie représentant son nom personnel en lettres alphabétiques. Ce tatouage non professionnel est situé sur son avant-bras et a été réalisé par une cousine patrilatérale. Trois principales caractéristiques peuvent être extraites de ce témoignage: 1) la place centrale du nom personnel comme caractéristique identitaire, tatoué sur le corps de son porteur et donnant lieu à une réinscription ontologique d’une composante (atiq) dans une autre (timi, le corps); 2) la douleur physique comme mémoire vive de la pratique d’inscription corporelle (également soulignée par Antomarchi 2010: 373); 3) la circulation des noms personnels sur les corps. Cette dernière a un sens cohérent avec celui de sa circulation dans les corps en tant qu’âme-nom, et entre les corps en tant que relation préférentielle. En effet, le nom «Lottie» est à la fois inscrit sur le corps d’une des porteuses de ce nom et sur celui de sa nièce préférée, Jeannie, à la fille de laquelle Lottie avait transmis son propre nom. Le tatouage «Lottie» inscrit donc sur le corps de sa porteuse le nom personnel d’une fille aînée et celui d’une tante maternelle préférée.

Extrait 2
Et j’ai un autre tatouage, fait par la même personne [sa meilleure amie], c’était un coeur et les initiales de mon ex-petit ami dans mon dos. Mais je l’ai fait recouvrir quand j’étais à Winnipeg, alors j’ai une rose maintenant. Cette rose dans mon dos, je l’ai faite à Winnipeg, chez un tatoueur. […] Et une rose couvre le coeur et les initiales.

femme, 43 ans, 2010

Alors que le tatouage révélait, dans le cas du premier extrait, une relation parentale préférentielle, le deuxième concerne certaines pratiques de camouflage visant la suppression d’une trace relationnelle. Afin de camoufler un tatouage dorsal réalisé par sa meilleure amie et représentant un coeur orné des initiales de deux amoureux, la participante a eu recours, à la suite d’une rupture, aux compétences d’un tatoueur professionnel inconnu. La rose, motif dans ce cas impersonnel particulièrement répandu dans les catalogues de tatouages de salons, est apposée sur la marque des initiales de noms personnels inscrite par une amie proche pour détruire toute trace relationnelle. L’anonymat du tatoueur et le caractère général du tatouage masquent le souvenir d’une trace profondément identitaire dans sa nature et son imposition.

Extrait 3
La dernière fois, je suis allée à Winnipeg pour mon estomac. J’ai décidé de me faire faire un tatouage […]. J’ai décidé de mettre le nom de [ma fille], Emy, et celui de mon petit-ami. Comme pour dire: «Je vous aime Emy et Paul», en quelques mots. […] Matthew a fait ce tatouage, il est de Winnipeg. […] Je lui ai dit ce que je voulais et il l’a dessiné pendant que je lui parlais. J’ai dit: «Un coeur avec deux noms, un au milieu et un sur le côté». Le résultat était vraiment beau. […] J’en voulais un autre dans le dos. Mais on dit que c’est très douloureux. […] J’ai publié la photo de mon tatouage sur mon site BEBO, parce que je l’aime et qu’il n’est pas visible tout le temps.

femme, 22 ans, 2009

Le troisième extrait concerne le tatouage professionnel d’une participante apposé sur son épaule, représentant les noms personnels anglophones de son mari et de leur fille unique, Emy, autour d’un symbole contemporain de la relation d’amour: le coeur. Dans ce cas, les deux noms personnels unis autour du dessin pensé conjointement par la participante et son tatoueur retracent les relations que Saladin d’Anglure (2007: 169) identifiait dans l’atome familial (composé des couples des parents et des enfants). Deux principales caractéristiques peuvent être extraites de ce témoignage: 1) le désir de poursuivre cette inscription corporelle en dépit de la douleur physique; 2) l’importance de montrer ce tatouage-relation à la communauté même lorsque son emplacement sur l’épaule en entrave l’exposition, grâce à la mobilisation des sites de réseaux sociaux sur Internet (BEBO). À travers cette utilisation conjointe des sites de réseaux sociaux, de la photographie numérique et des tatouages professionnels, trois technologies contemporaines sont mobilisées pour produire, exposer et faire circuler l’image de la relation de parenté entre une jeune mère, son conjoint et leur fille unique.

Extrait 4
J’ai ces tatouages. Sur le poignet droit, «Baby» et une fleur pour le mois de septembre, en mauve. Sur l’autre poignet, «Mindy», et une autre fleur de la même couleur. «Baby Mindy» est ma fille. Je voulais avoir le nom de ma fille comme tatouage. Elle est ma première et unique enfant. Je voulais ces tatouages sur mes poignets, je voulais qu’on puisse les voir là où mes vêtements ne les cachent pas. J’ai décidé d’avoir ces tatouages en avril 2009. Quand les gens les ont vus, ils m’ont demandé si je n’avais pas eu peur d’avoir les veines transpercées. C’était douloureux, mais je pensais à ma fille et la douleur disparaissait. J’en veux d’autres. C’est addictif! Et j’ai depuis un nouveau tatouage: il représente l’infini avec les noms de ma mère et de mon père.

femme, 29 ans, 2010

Le quatrième et dernier extrait concerne les tatouages réalisés sur la partie intérieure des deux poignets d’une participante dans un salon professionnel. Comme dans le cas précédent, le tatouage est centré autour du nom personnel anglophone de la fille unique de la participante. Trois principales caractéristiques peuvent être extraites de ce témoignage: 1) la relation particulièrement investie avec une fille unique dans un contexte monoparental est imprimée sur la peau par l’intermédiaire du nom personnel de l’enfant; 2) la question de la dépendance aux pratiques de tatouages et de la douleur physique associée fait partie intégrante de l’expérience physique de marquage; 3) les tatouages impliquent un lien identitaire structurel et affectif aux ascendants grâce aux noms de famille de ces derniers. Ils ne sont d’ailleurs pas sans rappeler le tatouage d’une autre participante, effectué à la suite du décès accidentel de son petit ami. Le souvenir de ce dernier avait également été célébré dans la transmission de son nom personnel à un neveu — tatouage et éponymie exerçant dans ce contexte, et comme dans le cas du premier extrait, une fonction similaire.

Ces quatre extraits font tous différemment référence à des tatouages de noms personnels. Ils mettent en scène des tatouages non professionnels (extraits 1 et 2) et professionnels (extraits 1, 2, 3 et 4), des tatouages de noms personnels (extraits 1 et 3) ou d’initiales (extrait 2) et des relations de parenté dont les principales, la relation mère-enfant (extraits 1, 3 et 4) et la relation d’alliance (extraits 2 et 3) impliquent une relation élective éponymique et/ou préférentielle (extraits 1 et 2). Si ces tatouages ont la caractéristique de représenter des noms personnels anglophones, des tatouages de noms personnels inuit ont à l’occasion pu être observés dans le village et plus généralement hors de l’archipel. Ces quatre extraits mettent en scène une pratique du tatouage contemporain éminemment relationnelle dans le thème choisi (une relation de parenté préférentielle de filiation ou d’alliance), identitaire (à travers le nom personnel, composante ontologique centrale inscrite sur le corps de la personne), à la pratique et au sens profondément électifs. Se faire tatouer son propre nom personnel par une amie proche (extraits 1 et 2) ou le nom personnel d’un parent ou d’un enfant par un tatoueur professionnel revient chaque fois à célébrer et à inscrire une relation préférentielle avec une fille, un mari ou une amie dont on laisse une trace indélébile sur la peau — trace susceptible d’être détruite ou camouflée dans le cas d’une rupture relationnelle (extrait 2). Ces pratiques semblent enfin se lire, dans certains cas du moins, dans le lien au monde des défunts et à leur souvenir, «trace de mémoire» (Le Breton 2008: 132) qu’à l’instar des sites de réseaux sociaux (Dupré 2011, 2014: 510-517) et de la photographie de famille, ils sont à même de porter dans le marquage des corps. Notons que Maire (2014) relève cette même fonction mémorielle dans le tatouage de certaines oeuvres d’art d’artistes inuit sur le corps de leurs descendants.

Au terme de ce développement, il semble donc que l’analyse de ce qui a été identifié comme des tatouages-relation conduise au-delà de la perspective développée par Le Breton (2008: 126), c’est-à-dire une pratique esthétique de marquage et de démarquage corporel, de signature de soi dans un rite d’agrégation aux pairs. Alors que les tatouages de noms personnels (conjoint, défunts, etc.) sont des pratiques largement répandues hors de l’aire arctique, ces quatre témoignages révèlent une pratique inuit mobilisant une trace ontologique et mémorielle à la fonction distinctive et agrégative proche de ce que les aînées sanikiluarmiut disaient de l’anthroponymie à travers le terme nalunaikkutaq (caractère distinctif) (Dupré 2014: 203-205). Le tatouage-relation relève de ce point de vue d’une pratique profondément élective à travers laquelle la personne choisit d’inscrire, d’exposer ou de camoufler sur son corps une relation parentale (alliance ou filiation). Il est également nourri par le rapport tatoué/tatoueur, dont les extraits présentés ont illustré qu’il pouvait être la source d’une relation et d’un tatouage désirés (relation préférentielle avec le tatoueur, extrait 1) ou le remède à une relation et à un tatouage regrettés (tatoueur anonyme, extrait 2). Alors que quelques rares occurrences de tatouages de photographies de famille ont été relevées au cours de cette recherche au Nunavik (Dupré 2014: 549-550), le tatouage-relation réinterprète ainsi sur le support corporel ce que l’agencement des photographies de famille joue dans l’espace domestique: l’importance de l’image et de la représentation du parent dans la production, la pratique et le vécu de la relation.

Conclusion

Encore largement exploratoire dans l’ethnographie comme dans l’analyse, ce texte était consacré à deux pratiques électives mettant en oeuvre une représentation imagée de la relation parentale chez les Inuit de Sanikiluaq: les photographies de famille et le tatouage corporel. Dans le premier cas, le rôle de certaines pratiques d’aménagement de l’espace domestique des Sanikiluarmiut dans les pratiques d’appropriation de l’enfant et de souvenir des défunts a été interrogé. Dans le second cas, j’ai souligné la composante éminemment relationnelle des pratiques de tatouage contemporaines travaillant l’identité de la personne en réinterprétant, sur le support corporel, certaines de ses composantes sous la forme de la trace graphique traditionnellement laissée par l’éponyme à son homonyme. L’identité relationnelle imprimée sur les corps semble ainsi caractérisée par trois relations fondamentales: la relation de filiation, la relation d’alliance et la relation avec les parents défunts.

Les photographies de famille et le tatouage corporel suggèrent que l’élection parentale ne peut se lire indépendamment de la relation incessante avec le monde des défunts, des âmes-noms en circulation et des enfants à naître. L’observation conjointe de quelques compositions photographiques et corporelles semble dans cette perspective à même d’ouvrir une brèche dans la compréhension et la définition des relations de parenté inuit. Ce qui importe, dans l’agencement domestique des photographies de famille comme dans les pratiques de marquage corporel impliquant l’image d’un parent, est moins d’identifier les limites de la relation de parenté, que la façon dont les composantes qui fondent le lien représenté (adoption, amitié, expérience relationnelle commune, etc.) s’articulent dans une relation et une identité vécues diachroniquement et synchroniquement. Autrement dit, les contours de la parenté des Sanikiluarmiut se lisent moins dans la catégorisation hermétique des parents et des non-parents que dans des pratiques électives qui façonnent une relation donnée dans l’articulation de la nature de la relation, de l’identité et du quotidien (Dupré 2014). Dans un cas comme dans l’autre, ces pratiques devraient faire l’objet d’une ethnographie fouillée afin d’en poursuivre l’analyse en terme de représentation relationnelle et de pratique élective. À l’heure des concepts de globalisation et de mondialisation en anthropologie, l’approfondissement de ces pistes offrirait un intéressant exemple de la façon dont les technologies de l’image et de la communication sont investies par le sens relationnel et les ontologies inuit.