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Dans la bibliothèque de Coppet, on trouve deux exemplaires de Roméo et Juliette, une édition anglaise de 1799 et la traduction allemande d’Auguste Wilhelm Schlegel[1]. Il est fort probable que Staël a consulté ces livres pendant l’écriture de Corinne, ou l’Italie : en plus des citations de la pièce qu’elle donne dans le roman, il existe plusieurs autres échos de l’oeuvre de Shakespeare, dont le portrait de Corinne dans le rôle de Juliette n’est pas le moindre. Plusieurs critiques se sont déjà penchés sur l’influence de Shakespeare sur Madame de Staël, dont Robert Escarpit, qui décrit son « mélange d’inquiétude et de sympathie[2] » à ce sujet. Quant à Corinne, l’analyse, jusqu’ici, s’est concentrée surtout sur les liens entre Hamlet et Oswald[3]. Cet article propose une exploration du rôle de Roméo et Juliette dans l’ensemble du roman. Cette pièce peut être interprétée comme un horizon tragique possible de l’histoire de Corinne, ou l’Italie, un emblème de l’esprit italien et d’un type d’amour tragique à l’aune duquel on est invité à mesurer les événements du roman. D’abord, une analyse détaillée du chapitre dans lequel Madame de Staël décrit la représentation de Roméo et Juliette montrera les techniques d’une adaptation subtile, par laquelle trois grands thèmes de la pièce sont mis de avant : l’intimité, le destin et l’imaginaire italien. Ensuite, l’importance de ces trois thèmes sera retracée dans quelques épisodes du roman, en montrant comment on s’éloigne de Roméo et Juliette, mais de telle façon que l’on ne l’oublie jamais, car on voit clairement la dégradation de tout ce que cette pièce représentait, comme idéal, pour le roman et ses personnages. Une dernière section examinera les deux portraits de Corinne que le prince Castel-Forte montre à Oswald, puisque cette scène, plus qu’aucune autre, nous invite à lire l’histoire du roman en parallèle avec celle de Roméo et Juliette, peu avant la mort de Corinne elle-même. À la fin de cette exploration, il sera possible d’articuler quelques réflexions sur l’intertextualité du roman et ses liens avec le type de tragédie que représente Corinne, ou l’Italie.

Friedrich von Gentz, l’écrivain allemand et correspondant de Madame de Staël, lit Corinne, ou l’Italie peu de temps après la publication du roman en mai 1807. Dans une lettre à Adam Müller à la fin de juin, il donne son avis sur le roman :

Dans Corinne, il y a quelques passages superbes, mais en somme c’est un mauvais livre. Elle [Mme de Staël] a voulu unir les contraires — l’Angleterre et l’Italie ; l’idée n’était peut-être pas mauvaise, mais l’exécution est si bête et plate qu’on peut difficilement comprendre que son oeuvre ne lui soit pas devenue odieuse à elle-même. J’ai été frappé de ce que les Schlegel ne lui aient pas fourni une opinion plus claire sur Shakespeare et qu’ils n’aient pas pu l’empêcher de répandre dans le monde quelque chose d’aussi malheureux que la description de Roméo et Juliette[4].

Gentz souligne l’importance de Roméo et Juliette dans le roman de Staël, même s’il suggère que ce n’est que le symptôme le plus frappant d’une exécution « bête et plate », parce que Madame de Staël semble ignorer l’analyse des Schlegel. En plus de la présence des Schlegel à Coppet, Gentz devait avoir en tête l’essai d’Auguste Wilhelm Schlegel, « Über Shakespeares Romeo und Julia », publié avec plusieurs essais par son frère Friedrich dans Charakteristiken und Kritiken en 1801 et repris dans ses Vorlesungen über dramatisches Kunst und Literatur en 1808, un an après la parution de Corinne[5]. Un passage dans les carnets de voyage de Staël indique qu’elle a lu « Über Shakespeares Romeo und Julia » pendant ou peu avant son séjour à Weimar au printemps 1804[6]. Dans ce texte, et encore en 1808, Schlegel tente de montrer l’utilité de chaque élément de la pièce de Shakespeare, concluant que « Ja man darf dies Gedicht ein harmonisches Wunder nennen, dessen Bestandteile nur jene himmlische Gewalt so verschmelzen konnte[7] ». Il est facile, alors, de voir pourquoi Gentz pense à Schlegel en critiquant la description de Roméo et Juliette dans Corinne : la pièce est présentée de manière très partielle, en laissant de côté plusieurs épisodes célèbres tels que le duel entre Roméo et Thibault, la mort de Pâris et même la mort du héros. On ne trouve pas ici le même respect pour « die innere Notwendigkeit eins jeden in Bezug auf das Ganze » (VORL, 128)[8] dont Schlegel fait l’éloge. En revanche, il faut se rappeler qu’Auguste Wilhelm Schlegel, contrairement à Gentz, n’était pas gêné par la description de Roméo et Juliette dans le roman ; au contraire, il loue Corinne, ou l’Italie pratiquement dans les mêmes termes que la pièce de Shakespeare. Dans l’oeuvre de Staël, dit-il, « l’action est bien nouée, avec art et concision. Le hasard y tient une place négligeable. Tout est amené par une nécessité intrinsèque chaque fois que cela est possible[9] », ce qui en fait alors une « composition harmonique[10] ». Il ne faut donc pas comprendre l’épisode de Roméo et Juliette comme une description isolée et infidèle d’une pièce de Shakespeare, mais plutôt comme un élément essentiel à l’« harmonie » propre du roman. Dans sa description de la pièce, Staël souligne l’intimité, le destin et le caractère italien dans l’oeuvre de Shakespeare ; Schlegel avait déjà repéré ces trois thèmes dans son essai, mais Staël leur donne son propre sens. Dans l’analyse de chacun des trois thèmes, il est possible de voir comment cette description de Roméo et Juliette intègre l’épisode à l’ensemble du livre.

Schlegel parle du caractère italien de Roméo et Juliette à plusieurs reprises dans Charakteristiken und Kritiken. Le fait que Roméo et Juliette puissent s’embrasser au bal constitue un exemple « die freiere Lebensweise südlicher Länder » (UEB, 294)[11], le rossignol qu’entendent les amants chante pendant « ein südlicher Fruhling » (UEB, 295)[12], et Schlegel, en défendant tous les jeux de mots de la pièce, se rend compte qu’il a ainsi défendu le style de Pétrarque en même temps que celui de Shakespeare (UEB, 314). Cependant, il n’est pas certain que ces remarques aient inspiré l’idée de Staël selon laquelle « la pièce de Roméo et Juliette, traduite en italien, semblait rentrer dans sa langue maternelle[13] ». Cette phrase apparaît juste avant la description de la représentation de la pièce, mais on peut retracer ses origines dans De la littérature, publié en 1800. Dans un chapitre consacré aux tragédies de Shakespeare, Staël observe à la fois qu’il y a « quelques imitations des défauts de la littérature italienne dans Roméo et Juliette » et que la pièce montre comment « le poète anglais se relève de ce misérable genre ! comme il sait imprimer son âme du nord à la peinture de l’amour[14] ». L’idée importante ici est que Roméo et Juliette constitue un mariage entre le nord et le sud, une pièce essentiellement anglo-italienne. Le narrateur de Corinne développe cette idée et nous offre quelque chose de plus systématique que les commentaires de Schlegel. Roméo et Juliette semble « rentrer dans sa langue maternelle » parce que la pièce correspond à une conception de l’Italie exposée peu avant dans le roman, pays où tout « est rapide dans les impressions, et l’on sent cependant que ces impressions rapides seront ineffaçables » (COR, 194), où « le sol n’est point léger quoique la végétation soit prompte » (COR, 194). Dans ce passage, la pièce de Shakespeare devient l’emblème du pays, une façon d’exprimer l’esprit de l’Italie : comme le narrateur le dit, « il y a dans cette composition une sève de vie, un éclat d’expression qui caractérise et le pays et ses habitants » (COR, 194). Grâce à cette correspondance, la pièce nous montre l’imagination italienne, « qui triomphe dans le bonheur, et passe si facilement, néanmoins, de ce bonheur au désespoir, et du désespoir à la mort » (COR, 194). Ce lien est rendu encore plus fort par le fait que c’est Corinne qui a traduit la pièce en italien. Rappelons que Staël, à l’opposé, recommandait Racine plutôt que Shakespeare aux dramaturges italiens dans son essai De l’esprit des traductions[15].

En plus de son audace, la traduction de Roméo et Juliette est aussi révélatrice d’autres aspects du caractère de Corinne. Mi-anglaise et mi-italienne, l’héroïne du roman peut apprécier comment Shakespeare a su « imprimer son âme du nord à la peinture de l’amour ». De plus, Corinne avoue qu’elle aime Shakespeare « comme un ami puisqu’il connaît tous les secrets de la douleur » (COR, 191). Ce sentiment rappelle l’analyse de De la littérature, où Shakespeare est décrit comme « l’écrivain qui a peint le premier la douleur morale au plus haut degré[16] ». Finalement, Corinne décide de jouer Juliette, parce qu’elle « avait un désir secret de jouer la tragédie devant Lord Nelvil, et de se montrer très à son avantage » (COR, 191). Étant donné que cette pièce représente à la fois le pouvoir littéraire de Corinne, le caractère de l’Italie et une imagination vive et profonde, on pourrait exprimer autrement le désir de l’héroïne comme le désir de voir Oswald, comme Shakespeare, imprimer son âme du nord à la peinture de l’amour. Roméo et Juliette, au centre d’une réflexion complexe, offre plus qu’un exemple d’imitation anglaise de la culture italienne : c’est un emblème de l’union possible entre les deux pays et leurs habitants en termes d’imagination et de sentiment.

La description de l’action de la pièce commence brusquement : « La première fois que Juliette paraît, c’est à un bal où Roméo Montague s’est introduit dans la maison des Capulets, les ennemis mortels de sa famille » (COR, 194). Le fait que l’on saute les premières scènes de la pièce originale pour commencer à l’entrée de Juliette montre l’accent mis par le roman sur le rôle tenu par Corinne. La description partielle de ce qui se passe sur scène correspond au regard d’Oswald qui n’a d’yeux que pour Corinne, et dont les sentiments encadrent la description de la pièce. Même si Gentz a raison de dire que Staël ne décrit pas l’ensemble de Roméo et Juliette, il ne se rend pas compte que ce chapitre fournit l’ensemble des réponses d’Oswald : on ne voit pas la représentation avec les yeux d’un Schlegel, mais avec le regard du héros du roman, interrompu de temps en temps par les sentiments de Corinne. Quand Oswald remarque, par exemple, que les spectateurs « s’unirent tous avec transport à Roméo » (COR, 195), le narrateur partage son trouble : « je ne sais quel nuage éblouissant passa devant ses yeux » (COR, 195). Au fur et à mesure que Corinne joue, Oswald (et le narrateur) fait de moins en moins attention au public jusqu’à la description des « regards surpris » (COR, 199) de ceux qui se sont aperçus de l’émotion de l’Écossais, qui pourrait étonner le lecteur autant que le héros du roman. La jalousie et l’enivrement d’Oswald ainsi que la description sélective du narrateur sont deux exemples de la façon dont l’intimité dans la pièce de Shakespeare est soulignée.

Schlegel, dans son essai de 1801, parle souvent de la capacité qu’a Shakespeare de faire entrer les spectateurs dans l’intimité de l’amour entre Roméo et Juliette. Pour l’écrivain allemand, cette intrusion est presque un crime, tant elle est prodigieuse. Lors de son analyse de la célèbre scène du balcon, Schlegel s’exclame, par exemple, « Welche süßen Geheimnisse verrät uns die Allwissenheit des Dichters ! Nur die verschwiegne Nacht darf Zeugin dieser rührenden Klage » (UEB, 294)[17]. Il est possible de voir dans cet avis critique une explication à la fois de la jalousie et de l’enivrement d’Oswald : le premier sentiment existe tant qu’il a l’impression de partager avec d’autres cet aperçu du paradis de l’amour, le deuxième quand il ignore le public et se croit « le roi du monde » (COR, 197), ayant le droit d’être dans l’intimité de Corinne-Juliette. Il est frappant que presque toutes les scènes de Roméo et Juliette que l’on décrit soient les scènes les plus intimes de la pièce. Oswald ressent les premières vagues de la jalousie quand les amoureux s’éclipsent du bal pour s’entretenir et s’embrasser. Ces sentiments deviennent plus forts avant de se transformer en fierté lors de la scène du balcon que Schlegel prenait comme exemple. Après avoir sauté la majeure partie des troisième et quatrième actes, on voit encore un moment intime, où Corinne peint « le cruel combat de la crainte et l’amour » (COR, 198) ressenti par Juliette. Finalement, la dernière scène que l’on voit avant le départ précipité d’Oswald se déroule dans le tombeau des Capulets, un lieu rendu encore plus intime par la suppression du frère qui normalement assiste au réveil de Juliette. Le choix des scènes décrites dans le roman accentue l’intimité de la pièce originale, ce qui permet à ce passage d’être autant la description du drame intérieur d’Oswald et Corinne que de ce qui se passe sur scène. Sans Mercutio, sans bagarres, on assiste à une pièce dont la présentation nous fait voir l’évolution de l’amour naissant de Corinne et Oswald ainsi que l’histoire de Juliette et Roméo.

Même aux moments où les émotions de Corinne et Oswald sont les plus fortes, un rappel du destin des amants de Shakespeare contrebalance l’enivrement de l’intime. Considérons l’arrivée de Corinne sur scène : « le coeur battait de plaisir et de crainte : on sentait que tant de félicité ne pouvait pas durer sur la terre ; était-ce pour Corinne que ce pressentiment devait s’accomplir ? » (COR, 195) Ici, la confusion entre Juliette et Corinne, un trait caractéristique du regard d’Oswald, a pour effet que l’intensité du moment ne cache pas l’horizon tragique de la pièce : le coeur bat « de plaisir et de crainte ». Il semble impossible d’apprécier le moment sans une prémonition effrayante. De plus, l’ambiguïté du passage le rend encore plus perturbant : à qui appartient le coeur qui bat « de plaisir et de crainte » ? À Oswald, au public, à Corinne, à Juliette ou encore à Roméo[18] ?

Plus tard, on trouve un autre exemple de cette prémonition. Cette fois, en revanche, la description de la pièce est suspendue pour suggérer la tragédie qui va écraser Corinne : « Ah qu’elle était heureuse, Corinne, le jour où elle représentait ainsi devant l’ami de son choix un noble rôle dans une belle tragédie : que d’années, combien de vies seraient ternes auprès d’un tel jour ! » (COR, 197) Ce passage, même s’il semble inspiré par le destin funeste de Roméo et Juliette, introduit quelques idées importantes qui ne correspondent pas à la pièce de Shakespeare : d’abord, on ne se concentre que sur l’état de Corinne, et, ensuite, on imagine un déclin lent à la place d’une tragédie qui se joue pendant quelques jours à Vérone. Bien que Staël mette en évidence le rôle du destin dans la pièce de Shakespeare, cet élément finit par attirer l’attention au-delà de l’action sur scène. Une raison pouvant expliquer ce phénomène est qu’Oswald ne peut pas supporter l’idée que Juliette meure et quitte la salle avant que Corinne ne joue ce passage. Du fait de son départ, le roman ne décrit pas la mort de Juliette, une lacune qui, même si elle fait violence à l’ensemble shakespearien, est essentielle à l’intégration de Roméo et Juliette dans l’ensemble du roman de Staël.

Une fois qu’il s’est rétabli, Oswald cherche Corinne et la retrouve sur le point de s’évanouir. Bouleversé, il lui répète en anglais une des dernières répliques de Roméo avant son suicide. Corinne est effrayée par ce comportement et ne comprend pas ce qu’Oswald veut dire. Le déséquilibre de cette conversation vient du fait que, pour Corinne, Roméo et Juliette est terminé, tandis qu’Oswald, qui n’a pas vu la fin de la pièce, souhaite prolonger le charme du spectacle. Les doutes et incertitudes sur lesquels se termine le septième livre indiquent donc que la pièce de Shakespeare n’est plus un véhicule pour la libre exploration des sentiments de Corinne et Oswald ; en revanche, l’éclat de la représentation était tel qu’il va servir de point de repère pour la suite du roman, surtout pour Oswald. De plus, le lecteur aura du mal à oublier toutes ces phrases sur le destin funeste des amants, qui semblent porter autant sur Corinne que sur les personnages de Shakespeare.

Après avoir analysé comment Madame de Staël a utilisé la pièce de Shakespeare, il faut se demander à ce stade pourquoi elle choisit Roméo et Juliette. Encore une fois, il est utile de retourner à Schlegel, qui fonde son éloge de l’unité de la pièce sur le fait que l’histoire rassemble beaucoup de contraires, étant « süß und schmerzlich, rein und glühend, zart und ungestüm » (UEB, 317)[19]. Tous ces contraires réunis font de Roméo et Juliette un véhicule parfait pour exprimer à la fois le plaisir et les craintes des personnages du roman. Pendant que Corinne joue et qu’Oswald regarde, toutes les émotions sont maintenues, grâce au choix de cette pièce, dans un équilibre fragile, qui correspond à l’unité schlegelienne ; dès qu’Oswald quitte la pièce, cet équilibre est déstabilisé. À partir de ce moment, l’union du plaisir et de la crainte qui constituait l’apogée de la représentation de Roméo et Juliette se dégrade. En prenant les événements de ce chapitre comme idéal, le roman nous invite à mesurer la suite de l’histoire de Corinne et Oswald à l’aune de celle de Roméo et Juliette.

Entre la fin du septième livre et le début du vingtième, on ne trouve aucune évocation explicite de Roméo et Juliette. En revanche, les grands motifs de la pièce pour Staël, l’intimité, le destin et le caractère italien, sont présents avec plus ou moins de force tout au long du roman. Dans ces livres, on s’éloigne de Roméo et Juliette, mais de telle façon que l’on ne l’oublie pas, puisque l’on voit clairement la dégradation des thèmes de la pièce la plus italienne de Shakespeare. Nous analyserons maintenant comment cette dégradation se manifeste : d’abord parmi les tableaux de la galerie de Corinne à Tivoli, ensuite lors de la maladie de Corinne à Rome, et enfin par rapport à ce que certains critiques ont appelé le « Hamlétisme » d’Oswald.

Dans son livre Madame de Staël : écrire, lutter, vivre, Simone Balayé remarque que, lors de la planification du roman, la galerie de Corinne à Tivoli devait contenir soit une toile représentant une scène inconnue de Roméo et Juliette soit une autre représentant les adieux de Renaud à Armide (dans La Jérusalem délivrée, par le Tasse)[20]. Dans le premier manuscrit du roman, cette peinture a ensuite été remplacée par une autre, représentant le roi Lear avec le corps de sa fille, Cordélie, dans les bras. Lors des révisions de ce manuscrit, Staël change encore cette toile et choisit de décrire une image de Macbeth qui apprend que « l’oracle des sorcières s’est accompli » et qui « sait qu’il va mourir » (COR, 235). Le fait que Staël abandonne la possibilité de montrer une scène de Roméo et Juliette ici est important, car il montre à quel point le roman s’éloigne déjà de ce que représentait la pièce de Shakespeare. Balayé remarque que le tableau sur Le roi Lear et celui sur Macbeth qui se trouve dans la version publiée ont tous les deux à voir avec le destin ; il faut ajouter ici que la description de chaque tableau fait évoluer l’idée du destin que la représentation de Roméo et Juliette a déjà articulée.

On ne sait pas quelle scène de Roméo et Juliette Staël pensait mettre dans la galerie de Corinne, mais la ressemblance entre la description de Lear dans la version manuscrite de la galerie et la manière dont Staël décrit les émotions de Roméo dans le tombeau des Capulets au septième livre pourraient nous donner une idée de son choix. Dans le premier manuscrit de Corinne, Staël décrit les « mains convulsives » du roi Lear, qui « annoncent l’agonie du désespoir » et « font de ces deux figures la plus déchirante des tragédies[21] » ; l’adjectif « déchirante » nous renvoie à Roméo, qui ressent un « mélange cruel de désespoir et d’amour, de mort et de volupté, qui font de cette scène la plus déchirante du théâtre » (COR, 199). Si c’est bien le dernier regard de Roméo sur le corps de son amante qu’il croit morte que Staël pensait inclure dans la galerie de Corinne, la première étape de cette évolution est claire. On passe d’un destin cruel dont les victimes sont deux amants au deuil d’un père pour sa fille adorée, celle qu’il n’a pas pu sauver.

Quand la scène du Roi Lear est remplacée par celle de Macbeth, on s’éloigne encore plus de l’idée d’un destin qui frappe deux amants. Macbeth est seul face au destin. Même Macduff, l’homme qui va le tuer, n’y a aucun rôle, car le roi écossais « est vaincu par le sort, non par son adversaire » (COR, 235). Avec chaque révision du sujet de ce tableau, Staël enlève progressivement ce qui contrebalançait les évocations du destin dans la description de Roméo et Juliette au septième livre : l’accent sur l’intimité. Par contraste avec tout ce que Corinne et Oswald ressentaient pendant la pièce de théâtre, il n’y a aucune intimité devant ce tableau de « Macbeth, l’invincible Macbeth » (COR, 235). L’isolement, le sujet que Staël trouve toujours « peint avec une vérité, une force admirable » chez Shakespeare dans De la littérature, domine l’image. De plus, Corinne remarque elle-même qu’il est impossible pour ce genre d’oeuvre de montrer tous les mouvements de l’esprit qui sont tellement clairs sur scène : « cette physionomie fixée dans un tableau ne peut guère exprimer que les profondeurs d’un sentiment unique. Les contrastes, les luttes, les événements enfin appartiennent à l’art dramatique » (COR, 235-236). Le sujet et le véhicule de cette oeuvre d’art shakespearienne sont donc loin de la description de Roméo et Juliette, même si la référence de Corinne à « l’art dramatique » nous rappelle sa propre interprétation d’un personnage de Shakespeare. Le destin commun de Roméo et Juliette est devenu celui d’un homme seul sans espoir de victoire.

La toile sur le dernier combat de Macbeth nous donne une autre version du destin ainsi que la vision d’un autre esprit national, celui de l’Écosse. Dans le quinzième livre, lors de la maladie de Corinne, on trouve un épisode qui montre une autre évolution des motifs de Roméo et Juliette : ici il s’agit non du destin, mais de l’intimité d’abord évoquée tout au long de la représentation de la pièce de Shakespeare. Peu avant leur voyage de Rome à Venise, Oswald apprend que Corinne a été atteinte par une maladie contagieuse qui a déjà tué plusieurs personnes dans la ville. Le héros du roman va directement chez Corinne et la « pressant alors […] contre son coeur, la couvrant de ses larmes et de ses caresses » lui dit : « à présent, tu ne mourras pas sans moi, et si le fatal poison coule dans tes veines, du moins, grâce au ciel, je l’ai respiré sur ton sein » (COR, 406). La résolution d’Oswald ressemble, d’un côté, à celle de Roméo qui achète du poison après avoir entendu que Juliette est morte, et de l’autre, à celle de Juliette qui cherche du poison sur les lèvres de son amant mort. Le dévouement avec lequel Oswald soigne Corinne provoque une réflexion du narrateur qui pourrait décrire aussi bien les amants de Shakespeare que ceux de Staël : « Deux êtres qui s’aiment assez pour sentir qu’ils n’existeraient pas l’un sans l’autre, ne peuvent-ils pas arriver à cette noble et touchante intimité qui met tout en commun, même la mort ? » (COR, 406) Cette réflexion du narrateur pourrait suggérer que la maladie de Corinne a permis un retour aux émotions éprouvées par Oswald et l’héroïne du roman pendant le spectacle de Roméo et Juliette. Il existe, cependant, quelques différences importantes. Cette fois, Corinne ne joue pas le rôle d’une amante sur le point de mourir, elle l’incarne et, de plus, n’a aucun contrôle sur son sort ni sur ce que fait Oswald. L’équilibre fragile, par lequel le fait de jouer sur scène permettait à Corinne de montrer à Oswald à quel point elle était capable d’aimer sans ressentir ce que le narrateur appelle « un sentiment invincible de timidité » (COR, 197), n’existe plus. Oswald fait tout, ses gestes rappellent à la fois Roméo et Juliette. L’Écossais oppresse Corinne : « c’était avec une telle avidité, qu’il cherchait à partager le péril de son amie, qu’elle-même avait renoncé à combattre ce dévouement passionné, et laissant tomber sa tête sur le bras de lord Nelvil, elle se résignait à sa volonté » (COR, 406). La résignation de Corinne, devant le désir d’Oswald de faire ce qu’il ne pouvait pas faire pendant le spectacle, c’est-à-dire partager la tragédie qui se joue devant lui, est nouvelle. L’intimité de Roméo et Juliette n’est plus aussi sacrée que Schlegel la décrivait car, dans une ironie parfaite, Oswald est devenu trop intime pour Corinne, à qui il impose des soins qui l’oppressent. Les dernières phrases du chapitre l’expliquent clairement avec la description de l’état de Corinne après son rétablissement : « un autre mal pénétra plus avant que jamais dans son coeur. La générosité, l’amour que son ami lui avait témoignés, redoublèrent encore l’attachement qu’elle ressentait pour lui » (COR, 406-407). L’intimité ressentie pendant le spectacle de Roméo et Juliette, ayant perdu les complexités de son expression à travers un intertexte shakespearien, est devenue quelque chose de différent, avec une dimension dysphorique. Comme Paul Pelckmans le décrit, « Oswald et Corinne rêvent […] à une Liebestod partagée et le premier fait un peu plus qu’y rêver[22] ».

Une autre façon de décrire l’état d’Oswald à ce moment et ailleurs dans le roman serait ce que plusieurs critiques appellent son « Hamlétisme ». Raphaël Ingelbein et Benedicte Seynhaeve suggèrent que l’ensemble du roman de Staël représente « a critique of Hamletism from within[23] », où Corinne essaie de réveiller Oswald d’une attitude mélancolique semblable à celle du Danois. En revanche, le « Hamlétisme » de l’Écossais, qui se manifeste comme « apathy, indecision, and scruples of conscience[24] », s’avère plus fort, et Corinne ne fait que prendre le rôle du fantôme à la place de celui de l’amante. En ce qui concerne l’argument de cet article, il serait utile de montrer les liens entre ce « Hamlétisme » (la mélancolie, l’apathie, l’indécision et les scrupules d’Oswald) et le rôle de Roméo et Juliette dans le roman. On peut dire qu’il représente, après l’évolution des idées du destin et de l’intimité, la troisième variation sur les motifs de Roméo et Juliette.

Schlegel et Staël présentent Roméo et Juliette comme une pièce de contrastes, maintenue dans un équilibre fragile, soit (pour Schlegel) par le pouvoir de Shakespeare, soit (pour Staël) par le jeu de Corinne et sa traduction de la poésie shakespearienne. La mélancolie a sa place dans ce système. Un contraste, par exemple, qui occupe Schlegel pendant plusieurs paragraphes est celui entre Roméo et Mercutio, plus précisément entre la mélancolie du premier et la joie de vivre du second. Bien que Staël ne nous montre pas Mercutio dans sa description de la pièce, on trouve une idée similaire dans sa description de l’imagination italienne, qui « triomphe dans le bonheur, et passe si facilement, néanmoins, de ce bonheur au désespoir, et du désespoir à la mort » (COR, 194). Cependant, Schlegel va ici plus loin que Staël, et remarque que l’état d’esprit de Roméo (ce que Staël appelle l’imagination italienne) n’est pas très loin de celui d’Hamlet. Quand Roméo achète le poison, par exemple, Schlegel observe que « seine Bitterkeit gegen die Welt hat etwas vom Tone des Hamlet[25] » (UEB, 297). En comparant Roméo et Mercutio, Schlegel nous révèle la « schwermütigen Schwärmerei » (UEB, 303) de Roméo, son « enthousiasme mélancolique ». Dans le monde de Roméo et Juliette, le héros ne devient pas Hamlet, car il garde toujours son enthousiasme ; par contre, Oswald, surtout après son départ d’Italie, nous montre comment un Roméo peut facilement devenir un Hamlet. Le chemin d’Oswald est tout de même plus complexe : il arrive en Italie obsédé, comme Hamlet, par la mort de son père ; ensuite, et surtout à partir du spectacle de Roméo et Juliette, il ajoute l’enthousiasme de l’imagination italienne à sa mélancolie et ressemble alors à Roméo. Malheureusement, Oswald retombe ensuite dans son « Hamlétisme », une rechute d’autant plus tragique que Roméo et Juliette et l’esprit italien dont la pièce est l’emblème semblaient offrir une alternative.

Au dix-septième livre, lors du bal organisé par Lady Edgermond et ouvert par Oswald et Lucile, le narrateur évoque Hamlet explicitement. Corinne, qui vient d’arriver en Écosse, mais qui n’ose pas interrompre la fête, se promène dans les jardins du château, où « on eût dit que dans ces lieux, comme dans la tragédie de Hamlet, les ombres erraient autour du palais où se donnaient les festins » (COR, 499). L’héroïne du roman se trouve marginalisée, comparée au fantôme du père qui hante les murs d’Elsinore. Cette comparaison indique une autre évolution par rapport aux motifs de Roméo et Juliette. Corinne n’occupe plus le rôle principal de Juliette ; elle est devenue une figure entre le vieux Hamlet et Ophélie qui rappelle au héros ses devoirs négligés. Corinne demeure, bien sûr, très importante, mais elle a perdu rapidement beaucoup de ce qui la distinguait quand elle jouait Juliette. Elle n’est plus au centre des événements. Avant l’épisode du bal, quand Corinne va au théâtre en Angleterre, elle reste cachée pour observer le jeu de Mrs Siddons et l’autre drame de la cour d’Oswald à Lucile. Plus tard, quand Corinne est retournée en Italie, on apprend que la fille d’Oswald et de Lucile s’appelle Juliette, comme si ce n’était plus à Corinne d’incarner ce rôle de jeune femme amoureuse. Peu à peu, on voit l’éclipse tragique de Corinne, une éclipse qui correspond à l’évolution des grands motifs de Roméo et Juliette : le portrait de Macbeth montre une figure solitaire frappée par le destin et non deux amoureux ; les soins d’Oswald menacent d’étouffer l’héroïne, car ils sont presque trop intimes ; d’une imagination italienne pleine de la « sève de vie » (COR, 194), on passe à un « Hamlétisme » qui n’était jamais loin. On peut mesurer le déclin de Corinne à l’aune de l’éclipse de Roméo et Juliette dans le roman.

À la toute fin du roman, le prince Castel-Forte révèle deux portraits de Corinne à Oswald. Pris ensemble, ces portraits vont aussi dans le sens d’une dégradation à partir de l’apogée de la représentation de Roméo et Juliette. L’un montre l’héroïne « telle qu’elle avait paru dans le premier acte de Roméo et Juliette » et l’autre « telle qu’elle avait voulu se faire peindre cette année même en robe noire, […] pâle comme la mort, les yeux demi fermés » (COR, 566). Simone Balayé souligne la puissance de ce passage, qui, selon ses termes, « traite Oswald de meurtrier[26] ». Bien qu’il s’agisse de deux toiles différentes, on pourrait les considérer comme un diptyque qui met en contraste la jeunesse et la vieillesse, la beauté et l’épuisement, la vie et la mort, la vie tragique de la jeune Juliette et la tragédie qui s’est réellement produite pour Corinne, et dont, selon Castel-Forte, Oswald est responsable. Ce diptyque, comme l’aboutissement de l’évolution de Roméo et Juliette dans le roman, mérite notre attention.

Il n’y a pas que le portrait de Corinne dans le rôle de Juliette qui nous fait penser à Shakespeare. L’autre image, celle de l’héroïne telle qu’elle est à présent, porte une citation de Pastor Fido, que Staël traduit ainsi : « à peine peut-on dire : elle fut une rose » (COR, 567). Ce vers pourrait faire écho à une réplique célèbre de la pièce de Shakespeare, « a rose/By any other name would smell as sweet[27] », non sans une certaine ironie, car ce sont les mots avec lesquels Juliette imagine un avenir où rien ne s’oppose à son amour pour Roméo. En plus de cet écho de Shakespeare, la force du deuxième portrait dépend du fait qu’Oswald vient de se livrer au plaisir « des souvenirs de ce temps de fête » (COR, 566) ; ce que Castel-Forte dévoile ensuite devant lui représente une déformation de Roméo et Juliette, l’accomplissement de toutes les prémonitions sur le destin de celle qui jouait l’héroïne maudite. On sentait pendant la représentation de la pièce « que tant de félicité ne pouvait pas durer sur la terre » (COR, 195) ; comme Schlegel le remarque, le roman de Staël constitue donc une « composition harmonique[28] » : les craintes du septième livre se réalisent au début du vingtième.

Il faut souligner un autre parallèle entre les septième et vingtième livres : comme on regardait Corinne à travers les yeux d’Oswald, on voit l’héroïne cette fois à travers un diptyque que le prince Castel-Forte a lui-même constitué. Corinne a bien fait faire un portrait récent, mais c’est l’idée du prince que de le mettre à côté de celui de Corinne dans le rôle de Juliette. Un peu comme les rêves d’une Liebestod que fait Oswald, on trouve encore une lecture tragique et oppressante de Corinne, faite par un homme. Il est frappant que ni sa dernière lettre à Oswald, ni son dernier chant ne fassent référence à Shakespeare, dont les tragédies, à la fois Roméo et Juliette et Hamlet, sont devenues des véhicules pour exprimer exclusivement sa détresse.

Le fait que Castel-Forte, un autre amant de Corinne, présent lui aussi lors de la représentation de Roméo et Juliette, ait construit le diptyque augmente le pouvoir de son message pour Oswald. Cette puissante comparaison entre un état de bonheur (qui contenait les germes de sa destruction) et la triste situation du présent se trouve aussi dans la lettre qu’Oswald écrit à Corinne, peu de temps après avoir vu les deux portraits :

ce n’est pas moi seul qui ai fait ce mal, c’est le même sentiment qui nous a consumés tous les deux ; c’est la destinée qui a frappé deux êtres qui s’aimaient : mais elle a dévoué l’un d’eux au crime, et celui-là, Corinne, n’est peut-être pas le moins à plaindre !

COR, 570

Encore une fois, le noble Écossais essaie d’imposer rétrospectivement une lecture quasi shakespearienne à ses actes ; en disant que lui aussi a été « frappé » par le destin, Oswald évoque une dernière fois un des thèmes majeurs de Roméo et Juliette. Cette tentative d’attendrir Corinne ne produit pas l’effet escompté. Sa réponse est claire et rappelle à son ancien amant que, pour elle, tout ce que représentait Roméo et Juliette a été transformé : « Hé bien, qu’avez-vous fait de tant d’amour ? qu’avez-vous fait de cette affection unique en ce monde ? un malheur unique comme elle. » (COR, 572)

Le pouvoir de ces phrases de Corinne provient encore une fois d’une comparaison entre le passé et le présent, de l’idée que le passé est devenu ce qu’il n’aurait pas dû devenir. Dans sa galerie à Tivoli, Corinne avait critiqué le fait que les tableaux ne montraient pas autant de « profondeur » que l’art dramatique, auquel appartiennent « les contrastes, les luttes, les événements » (COR, 235). Le diptyque de Castel-Forte est l’exception à cette règle, puisque le contraste qu’il crée reflète une évolution, une dégradation, et au-delà, les traces de tout ce qui est arrivé à Corinne pendant le roman. Les lettres de Corinne et Oswald, chacune à sa façon, considèrent aussi tout ce qui s’est passé, et la manière dont on a plus ou moins délaissé l’espace privilégié de la représentation de Roméo et Juliette. Dans la pièce de Shakespeare, le destin frappe fort, et la pièce se déroule avec une rapidité remarquable. Dans le roman de Staël, et surtout à la fin, on voit un destin qui agit sur la durée, qui laisse à Corinne le temps de vieillir et à Oswald celui de se marier. Cette lenteur est étrangère à l’esprit italien tel que le roman, et surtout sa description de Roméo et Juliette, le présentent. À la fin de son histoire, ce que le narrateur appelait la « sève de vie » italienne manque cruellement à l’héroïne. Le dernier livre du roman, avec ses rappels amers de l’imaginaire shakespearien, accomplit donc deux choses : il établit ce que Schlegel appelle la « composition harmonique » de Corinne, mais suggère en même temps que l’histoire du roman est aussi l’échec d’un imaginaire italien, car les actions d’Oswald et Corinne ne correspondent plus à l’histoire italienne par excellence qu’est Roméo et Juliette.

Mesurer Corinne, ou l’Italie à l’aune de Roméo et Juliette permet de mieux discerner à la fois le déclin de Corinne et celui de l’imaginaire italien qu’elle, plus que toute autre personne, incarnait. À la fin de cette analyse, il faut rappeler que l’utilité de Roméo et Juliette dans la narration se trouve surtout dans les contrastes entre l’histoire du roman et celle de la pièce : les tentatives d’Oswald et de Castel-Forte d’imposer une lecture shakespearienne de la vie de Corinne devraient nous faire douter de la possibilité qu’une telle approche suffise à comprendre tous les enjeux du roman. La pièce de Shakespeare est sans aucun doute importante dans le roman, et plus importante que la critique ne l’a considérée, mais elle n’est pas la clé de l’histoire. Avant tout, Corinne est un roman qui explore les limites du travail artistique, que ce soit le travail de son héroïne ou les oeuvres des autres ; à la fin du roman, la pièce, qui semblait offrir un véhicule parfait à l’amour naissant des personnages, est toujours présente, mais réduite, avec une utilité limitée. Le fait qu’il n’y ait pas de moyen facile de comprendre les événements du roman, en dépit de tous ses intertextes, renforce le pathos de sa conclusion. Tandis que Shakespeare annonce avec assurance à la fin de sa pièce que « never was a story of more woe/Than this of Juliet and her Romeo[29] », le narrateur de Staël perpétue l’impression d’insuffisance si claire dans ses évocations de Roméo et Juliette quand il refuse de juger le héros du roman et avoue : « je l’ignore, et ne veux, à cet égard, ni le blâmer, ni l’absoudre » (COR, 587). Dans la différence entre ces deux conclusions, on mesure la distance entre les deux écrivains et leurs histoires tragiques.