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Si Jean Genet est aujourd’hui un nom bien connu dans les cercles universitaires, intellectuels et artistiques aux États-Unis, ce n’est pas uniquement à cause de son engagement auprès des Black Panthers dans les années 1970, mais aussi grâce à la précision et à la finesse avec lesquelles l’Américain Bernard Frechtman a traduit ses récits et ses pièces de théâtre en anglais. Il arrive cependant que les traductions de Frechtman ne soient pas entièrement fidèles aux textes français de Genet. Edmund White a déjà montré que certaines expressions de l’argot homosexuel français des années 1930 et 1940 ne sont pas rendues de façon idiomatique dans les traductions américaines : White déplore que Frechtman n’ait pas suivi les conseils de traduction d’Édouard Roditi, un poète anglophone né en France, et un habitué des milieux gays de Paris dans les années 1940. Roditi avait en effet proposé à Frechtman des exemples d’expressions équivalentes dans l’argot homosexuel américain de la même époque[1].

Il existe aussi des différences plus grandes entre la traduction et sa source, dont White ne parle pas dans la biographie riche et volumineuse qu’il a consacrée à Genet. Des lecteurs familiers avec les textes français de Genet et désireux de les lire en anglais remarqueront par exemple plusieurs anomalies curieuses s’ils consultent la traduction du récit le plus connu de l’auteur, Journal du voleur. Au début de ce livre, le narrateur relate un passage où il est arrêté par des policiers espagnols, qui trouvent sur lui un tube de vaseline « dont l’une des extrémités était plusieurs fois retournée[2] » — preuve éclatante de sa différence sexuelle. Cet épisode est une illustration exemplaire d’un procédé typique pour Genet : la transformation d’un objet ou d’un événement de honte en un objet ou un événement de gloire. Les policiers se moquent du narrateur et du tube de vaseline et, par conséquent, le narrateur érige ce tube en objet de culte : d’objet méprisable il le transforme en objet admirable et exhibe sa différence avec fierté. Dans l’édition Gallimard de Journal du voleur, on trouve au sujet de ce tube le début de phrase suivant : « Le tube de vaseline, dont la destination vous est assez connue […] » (JVG, 22-23). Or, dans les éditions anglophones, ce début de phrase est traduit comme suit : « The tube of vaseline, which was intended to grease my prick and those of my lovers[3] […]. » Il y a là, incontestablement, une légère variation, que je me propose d’expliquer dans cet article.

Pour ce faire, je procéderai en quatre étapes : premièrement, j’évoquerai l’histoire de la publication des récits de Genet en France ; ensuite, je présenterai l’histoire de la publication de Journal du voleur en langue anglaise ; dans la troisième partie, je me pencherai sur le procès intenté contre l’un des acteurs de la publication de Journal du voleur aux États-Unis ; enfin, j’étudierai brièvement les différences entre les deux éditions françaises de Journal du voleur. Car il existe bien deux versions de ce récit. Mon propos ici n’est pas simplement d’étudier certaines dissemblances entre les différentes éditions du même texte et de rendre compte de l’histoire de la publication de la traduction de ce texte aux États-Unis, mais aussi et surtout d’attirer l’attention du lecteur sur un fait qui, à ma connaissance, n’a été commenté par aucun critique genétien à ce jour : la traduction de Journal du voleur en langue anglaise est basée sur la version originale de ce livre, qui — n’étant tirée qu’à 400 exemplaires — est aujourd’hui presque introuvable en langue française.

Histoire de la publication des premiers récits de Jean Genet en France

Les cinq premiers récits de Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose, Pompes funèbres, Querelle de Brest et Journal du voleur ont tous paru dans des éditions limitées ou hors commerce avant d’être publiés chez Gallimard. Notre-Dame-des-Fleurs est d’abord publié en 1943 sans nom d’éditeur (en fait, Robert Denoël et Paul Morihien), ensuite en 1948 aux éditions de l’Arbalète et enfin en 1951 chez Gallimard. Miracle de la rose a paru à l’Arbalète en 1946 et ensuite chez Gallimard en 1951. Pompes funèbres est publié deux fois sans nom d’éditeur, en 1947 et 1948, avant de paraître officiellement chez Gallimard en 1953. Querelle de Brest est également publié deux fois sans nom d’éditeur, en 1947, avant la parution officielle chez Gallimard en 1953. Enfin, Journal du voleur est publié sans nom d’éditeur (en fait, Albert Skira) en 1948, avant la publication chez Gallimard en 1949.

Avant la reprise des récits de Genet chez Gallimard, cet éditeur a demandé à Genet de remanier légèrement tous ses textes, en enlevant ou en modifiant certains passages jugés trop érotiques — ou trop pornographiques — afin d’éviter la censure[4]. Or Genet est intervenu bien plus que ne le lui demandait Gallimard : il a également enlevé ou transformé des passages qui n’avaient rien de pornographique, tandis qu’il a laissé plusieurs passages plutôt crus[5]. Ainsi, Genet semble avoir saisi cette occasion pour retravailler ses textes, et non seulement pour les épurer. Nous verrons d’ailleurs que le choix d’enlever certains passages érotiques, et d’en laisser d’autres, change nettement le sens des textes, et pas seulement leur caractère érotique ou pornographique.

Pour les quatre premiers récits de Genet, il est aujourd’hui facile de se procurer des éditions qui sont identiques, ou presque, aux éditions originales. L’édition Arbalète de Notre-Dame-des-Fleurs actuellement en vente est très proche de l’édition originale (Denoël/Morihien), même si elle n’est pas parfaitement identique à celle-ci. Il en va de même de l’actuelle édition Arbalète de Miracle de la rose. Pour ce qui est de Pompes funèbres et Querelle de Brest, Gallimard a republié les textes des versions originales dans la collection « Imaginaire », et les lecteurs ont ainsi facilement accès aux textes originaux. Pour Journal du voleur, la situation est malheureusement bien plus compliquée : l’édition originale de ce livre (Skira) fut tirée à seulement 400 exemplaires réservés aux souscripteurs et elle n’a jamais été republiée. La seule version facilement accessible de Journal du voleur est donc l’édition Gallimard, censurée par l’auteur, maintenant en livre de poche.

Or, si les lecteurs réussissent à mettre la main sur un exemplaire de l’édition Skira, et s’ils lisent le passage consacré au tube de vaseline, ils y trouveront la phrase suivante : « Le tube de vaseline, dont la destination était de graisser ma queue ou celle de mes amants[6][…]. » L’édition la plus courante de The Thief’s Journal, l’édition Grove, semble donc être traduite d’après l’édition originale de Journal du voleur. Rien n’explique ce choix dans le péritexte de cette édition. Afin de le comprendre, il faut regarder de plus près l’histoire de la publication de Journal du voleur en langue anglaise.

Histoire de la publication de The Thief’s Journal

À partir de 1949, Bernard Frechtman fait paraître quelques extraits de sa traduction de Journal du voleur dans différentes revues et anthologies littéraires, dont une — New World Writing : Second Mentor Selection — est publiée aux États-Unis, en 1952[7]. En 1954 paraît, à Paris, chez Olympia Press, la première traduction complète en anglais de Journal du voleur. Dans le péritexte de ce livre se trouve la notice suivante :

Journal du voleur was first published in 1949 in a privately printed edition of four hundred copies. A slightly modified version was published in the same year by the Librairie Gallimard. The present translation follows the original and only complete text, though it incorporates a few footnotes which the author added to the later edition[8].

Frechtman a donc effectué sa traduction d’après la version originale du livre (l’édition Skira), tout en incorporant les notes de bas de page ajoutées dans l’édition Gallimard, mais en ignorant sciemment les remaniements du texte même. Il s’agit par conséquent d’une sorte de texte hybride, mais il est tout de même facile de répertorier ce qui vient de la première édition (le texte) et ce qui vient de la seconde (les notes en bas de page).

Sur la quatrième de couverture de cette « édition Olympia », on peut lire la phrase suivante : « Not to be sold in the U.S.A. or U.K.[9] ». La raison de cette restriction est un accord conclu entre Maurice Girodias (propriétaire d’Olympia Press) et Gallimard. Probablement, Gallimard craignait-il que le livre soit interdit dans ces deux pays (il le sera en Australie). Et ses craintes étaient bien fondées : comme je l’ai déjà signalé, cette première publication de The Thief’s Journal eut lieu en 1954, c’est-à-dire trois ans avant le jugement dans le procès pour obscénité intenté contre Allen Ginsberg. Ce jugement, qui déclara non obscènes les descriptions d’amours homosexuelles du recueil de poésies Howl and Other Poems, changea en effet considérablement la pratique de la censure aux États-Unis.

Il fallut attendre encore dix ans avant qu’une traduction de Journal du voleur ne paraisse aux États-Unis, chez Grove Press, en 1964. Cette traduction est également de la main de Frechtman, mais cette fois, elle est — selon la notice de copyright de cette édition[10] — basée sur l’édition Gallimard, qui est un peu moins choquante que ne l’était l’édition originale. Gallimard et Grove espéraient peut-être ainsi échapper à la censure, et leurs voeux se réalisèrent. Dans une critique publiée dans The New York Times, l’universitaire Tom F. Driver avoua cependant être surpris que le livre n’ait pas été interdit : « Can it be that word of what is in his books has not yet got around ? Is it his “luck” to ride free into American bookshops on the coat tails of Lady Chatterley’s Lover, Tropic of Cancer and Fanny Hill[11] ? » La référence à ces trois livres n’est pas un hasard. Grâce aux efforts de l’avocat Charles Rembar, entre 1959 et 1966, L’amant de lady Chatterley, Tropique du Cancer et Fanny Hill furent déclarés non obscènes par la justice américaine en raison de leur « mérite littéraire ».

The Thief’s Journal reçut des critiques partagées aux États-Unis : le livre fut accueilli avec certaines réserves par John Cruickshank et William Phillips, tandis que Tom F. Driver et Steven Marcus louèrent la lucidité de Genet[12]. Dans l’ensemble, les critiques soulignèrent l’importance du livre. L’année suivante, en 1965, l’histoire prit cependant un tour inattendu : le texte de l’édition Olympia fut alors republié chez Greenleaf Publishing Company aux États-Unis, avec la mention suivante : « This edition follows the original text of the Olympia Press edition, published in Paris ; it is complete and unabridged[13]. » Il s’agissait d’une simple photocopie de l’édition Olympia, et Greenleaf fut rapidement poursuivi en justice. Et, fait notable, pour une fois, Jean Genet ne se trouvait pas sur le banc des accusés, mais parmi les plaignants.

Grove Press, inc. vs Greenleaf Publishing Company

Le procès opposa Grove Press, les éditions Gallimard, Jean Genet et Bernard Frechtman (les plaignants) à Greenleaf Publishing Company et leurs collaborateurs. Les plaignants accusaient Greenleaf de « copyright infringement » (violation des droits d’auteur et des droits de reproduction) du roman français de Genet, Journal du voleur (1949) et de l’extrait publié dans le New World Writing : Second Mentor Selection en 1952. Les accusés, pourtant, soutinrent qu’ils n’avaient fait que copier une traduction (l’édition Olympia) qui était dans le domaine public. En effet, personne n’avait enregistré les droits de reproduction pour ce livre aux États-Unis (puisqu’il n’allait pas être vendu aux États-Unis), et personne n’avait demandé ce que l’on appelle dans le langage juridique américain une « protection ad interim » — une protection provisoire d’un ouvrage publié en dehors des États-Unis.

Le procès visait donc à établir deux choses : premièrement, si Greenleaf avait violé la loi sur les droits de reproduction en photocopiant aussi l’extrait publié en 1952, qui est inclus dans la traduction de 1954 et qui est protégé par des droits de reproduction, et deuxièmement, si Greenleaf avait violé la loi sur les droits d’auteur en copiant le contenu d’un récit écrit en français par Genet. Pour répondre à la première question, il fallait déterminer si les droits de reproduction d’un extrait étaient perdus lorsque cet extrait avait été incorporé dans un texte qui n’était pas protégé par des droits de reproduction. Les documents du procès retracent alors une longue discussion autour d’un autre procès (Bentley vs Tibbals) pour établir une éventuelle jurisprudence. En fin de compte, il fut établi par le jugement que Greenleaf n’avait pas violé la loi sur les droits de reproduction en photocopiant l’extrait publié en 1952.

Pour la deuxième question, par contre, il s’agissait de savoir ce que Greenleaf avait copié en photocopiant l’édition Olympia — seulement les mots anglais de la traduction, ou le contenu du texte traduit — et dans cette question, le tribunal a tranché en faveur des plaignants : « Greenleaf copied not only the words of Frechtman, the translator, but also the content and meaning of those words as created in Jean Genet’s original biographical story […]. Greenleaf copied two things, (1) the words and (2) the story[14]. » Même s’il ne fallait pas l’accord du traducteur pour reproduire la traduction, puisque Frechtman n’avait pas demandé les droits de reproduction de l’édition Olympia aux États-Unis et que cette édition de fait était dans le domaine public dans ce pays, il fallait l’accord des ayants droit d’origine : Genet et Gallimard. Le jugement établit par conséquent que Greenleaf a violé les droits d’auteur de Genet et les droits de reproduction des éditions Gallimard.

Signalons cependant que ce jugement contient une erreur, et que certaines informations fournies lors du procès sont inexactes. Un passage central du jugement, établissant que « There was, in addition, a prominent copyright notice placed upon the Olympia edition which notified the world that it followed the original and only complete text of the publication in 1949 by Libraire [sic] Gallimard[15] », est en effet erroné, puisque le « texte original » est bien celui de l’édition Skira, et non celui de l’édition Gallimard. Et la notice de copyright placée dans l’édition Grove, indiquant que cette édition est traduite d’après l’édition Gallimard, est trompeuse. Car si l’on prend le temps de feuilleter l’édition Grove (celle de 1964 ou les suivantes), on se rend compte que le texte est identique à celui publié en 1954 chez Olympia. L’édition Grove n’est donc pas basée uniquement sur l’édition Gallimard, mais — comme l’édition Olympia — sur l’édition Skira, enrichie des notes de bas de pages de l’édition Gallimard.

Les différences entre les deux éditions de Journal du voleur

Quelles sont donc les différences entre le texte « original et complet » et celui publié par Gallimard ? Genet a peu retravaillé ce texte. Dans le premier exemple cité au début de cet article — « Le tube de vaseline, dont la destination vous est assez connue »/« Le tube de vaseline, dont la destination était de graisser ma queue ou celle de mes amants » —, Genet a remplacé une tournure qui mêle des expressions vulgaires et un style soutenu par une tournure plus pudique. D’autres passages à caractère érotique ont tout simplement été retirés. Ainsi, dans la version française de Gallimard, on ne trouvera pas le passage suivant, qui aurait dû se trouver aux pages 60 et 61 :

I aggravated this foul adventure by an attitude that became an actual disposition. One day, just for the fun of it, Stilitano said to me, / « I’m going to have to stick my prick up your ass. » / « It would hurt, » I said with a laugh. / « Not a bit. I’ll put trees in it. »/ « Trees » are put into shoes. I made believe to myself that he would put « trees » into his cock so that it would get even bigger, until it became a monstrous, unnamable organ, cultivated specially for my loathing, and not for my pleasure. I accepted this make−believe explanation without disgust[16].

JVAS, 64

Si ce passage a été supprimé par Genet, ce n’est probablement pas uniquement à cause de l’usage de mots comme « bite » et « queue » (prick et cock dans les éditions anglophones), mais aussi à cause de la présentation explicite du désir homosexuel caché et inassouvi de Stilitano. Dans l’édition Gallimard, ce désir est plus vague, et il est important pour l’intrigue que le narrateur ne puisse rien faire de plus que deviner le fait que Stilitano dissimule un désir homosexuel.

D’autres passages semblent avoir été enlevés uniquement à cause de la présence de vocabulaire érotique : comme un passage où Armand fait peser son pénis[17] (JVAS, 152), ou un autre où le narrateur décrit le pénis de Lucien (même s’il est aussi question du fait que le narrateur « possède » le pénis de Lucien comme les dames âgées possèdent leurs plantes[18]) (JVAS, 161). Un passage particulièrement intéressant, rayé de l’édition Gallimard, concerne la relation entre le narrateur et le personnage Java. Lors de la première apparition de ce personnage dans l’édition Gallimard, lorsque le narrateur raconte que Java aime humilier les filles, nous apprenons seulement qu’une fille vient de l’abandonner pour un « vieux » — parce que les vieux payent mieux — et qu’il « va lui en faire baver » (JVG, 118). Dans l’édition Skira, et par conséquent dans la traduction de Frechtman, cela va plus loin. Java déclare ici qu’il va sodomiser cette fille et établit ainsi la sodomie comme moyen de domination ou de punition. Or, dans le paragraphe suivant, on peut lire ce passage :

When I buggered this handsome twenty−two year old athlete for the first time, he pretended to be sleeping. […] Deeply threaded by my prick, he becomes something other than himself, something other than my lover. He is a strange part of me which still preserves a little of its own life[19].

JVAS, 121-122

Ainsi, le narrateur réduit Java à un objet puni ou dominé, à un tel point que celui-ci change complètement et se transforme en une partie du narrateur, une partie qui ne conserve qu’un peu de vie propre. Java devient ainsi la propriété du narrateur. Ici aussi, donc, c’est un passage vulgaire ou pornographique qui est supprimé, mais c’est également un passage où Java est clairement présenté comme autre chose qu’un dominant.

Le jugement de la cour fédérale de New York a formellement établi que la traduction mise en vente par Greenleaf Publishing Company était une traduction volée. Pour les autres éditions de la traduction de Frechtman, y compris celles publiées à partir de 1965 en Angleterre, il semble s’agir d’une traduction envolée, dans le sens où cette traduction a apparemment échappé au contrôle de Genet. J’ai pu montrer ici quelques différences entre la première édition de Journal du voleur et l’édition définitive, qui a été retravaillée par Genet, non seulement afin d’éviter la censure, mais aussi afin de rendre plus subtil encore un texte qui l’était déjà. Ces différences ne relèvent pas que de l’érotisme : elles sont porteuses de sens. Et grâce au choix d’un traducteur de privilégier une version originale, un texte qui en français est devenu presque introuvable se trouve être facilement disponible en langue anglaise. Les variations entre l’édition originale et l’édition définitive peuvent ainsi être appréciées, non seulement par des spécialistes de l’oeuvre de Genet, sillonnant les archives, les bibliothèques et les librairies spécialisées à la recherche d’un des 400 exemplaires de l’édition Skira, mais aussi par tout lecteur ayant une certaine connaissance de la langue anglaise.