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Mal du siècle, problème passager ou maladie handicapante, la souffrance au travail est un phénomène dont la connaissance est aujourd’hui encore en pleine évolution (Lhuilier, 2010). Les restructurations accélérées qu’ont connues les entreprises – réduction des effectifs, recours à la sous-traitance et aux contrats de travail précaires (Cooper, Dewe, & O’Driscoll, 2001) – en particulier dans un contexte de crise économique, incitent les chercheurs à cerner les processus qui rendent les individus malades au travail.

Cet intérêt se trouve fortement relayé par les différents acteurs publics et privés ces dernières années en France. En mars 2008, avec la remise du rapport Nasse-Légeron[1], le ministre du Travail de l’époque annonce une enquête annuelle sur le stress en entreprises. En octobre 2009 au Conseil d’Orientation sur les Conditions de Travail (COCT), il inaugure un plan d’urgence pour la prévention du stress au travail concernant essentiellement les entreprises de plus de 1000 salariés. Les entreprises concernées se trouvent ainsi dans l’obligation de mettre en oeuvre des outils leur permettant de mesurer le stress ressenti par leurs salariés, d’en cerner les causes, en vue d’envisager des leviers d’action appropriés et d’en apprécier les effets.

Pour ce faire, les entreprises s’appuient souvent sur des cabinets d’expertise censés disposer des ressources et des compétences nécessaires. Les enquêtes conduites par ces cabinets ont d’ailleurs trouvé un écho important dans les médias traditionnels et les acteurs du web, les uns et les autres semblant tirer parti de l’émoi suscité dans l’opinion publique par les informations relatives aux suicides et aux conditions de travail dans certains services publics et dans les grandes entreprises françaises.

Si les chercheurs en sciences sociales se sont particulièrement intéressés aux causes du stress, et en ont proposé différentes modélisations, ils semblent avoir délaissé la question de l’utilisation, par ces cabinets et les entreprises, des modèles et des outils de mesure qu’ils élaborent. Dans quelle mesure les questionnaires sur le stress déployés par les cabinets de conseil et les entreprises, qui s’appuient sur ces connaissances scientifiques, contribuent-ils au savoir sur la souffrance au travail?

Nous inspirant des travaux de Foucault (1969; 1991), nous considérons les questionnaires sur le stress comme des techniques de visibilité qui participent de la constitution de savoirs sur la souffrance au travail. Avec les sociologues de la mesure, (Desrosières, 2001; Vatin, Caillé, & Favereau, 2010), nous soulignons que ces outils de mesure, s’ils permettent d’agir sur cette souffrance, devraient stimuler le débat et la critique en ce qu’ils ne véhiculent pas tous la même conception du sujet et des causes de sa souffrance. S’ils contribuent donc a priori aux connaissances, ils sont également influencés par celles-ci, véhiculant par là des points aveugles, des invisibilités (Lilley, 2001). Les débats scientifiques sur les instruments de mesure de la souffrance sont cependant peu nombreux, et les limites et invisibilités des enquêtes menées en entreprise sont rarement soulignées, si bien qu’elles laissent accroire qu’elles reflètent objectivement la souffrance au travail et contribuent par là au savoir scientifique sur le stress.

Dans le cadre de cette recherche, nous analysons la manière dont l’enquête menée par le cabinet Technologia pour le compte de France Telecom mesure et donne à voir le stress et les conditions de travail. Cette enquête, par son ampleur, le retentissement médiatique dont elle a bénéficié et les effets induits pour la direction du Groupe France Telecom, apparaît comme un matériau particulièrement intéressant à apprécier.

Les résultats montrent que :

  1. Le questionnaire Technologia ne mesure pas ‘strictement’ le stress, mais tend à le confondre avec d’autres notions comme la fatigue;

  2. Ce manque de validité affecte non seulement la mesure du stress, mais également d’autres construits envisagés comme des facteurs explicatifs du niveau de stress ressenti;

  3. L’interprétation des résultats obtenus sur les indicateurs étudiés ne justifie pas les normes de comparaison utilisées, voire s’affranchit de toute comparaison, de sorte que les jugements produits sur les conditions de travail ou le niveau de stress ressenti paraissent scientifiquement mal assis;

  4. Cette interprétation fond dans un même ensemble causes et effets du phénomène étudié, si bien qu’il apparaît difficile d’identifier quelques leviers d’action.

Si l’on sait bien que les faits scientifiques sont socialement construits (Latour & Woolgar, 1996), nos résultats se veulent une première réponse à l’appel de Vatin etal. (2010, p. 180) à « prendre la peine d’analyser [ses] les constructions et [ses] les motivations [de la mesure] ».

Notre recherche interroge ainsi les dispositifs de visibilité au travers desquels cette souffrance est appréhendée et montre indirectement comment les savoirs et méthodes scientifiques sont instrumentalisés. La dimension conventionnelle de la mesure disparaît dans la grammaire du rapport d’enquête qui, en empruntant largement aux savoirs et méthodes scientifiques, laisse entendre que le questionnaire et les analyses statistiques opérées permettent de voir objectivement la réalité de la souffrance au travail. Nous envisageons les conséquences de ces résultats pour la recherche et l’enseignement en conclusion de cet article.

Quelle contribution de la mesure au savoir sur le stress au travail?

Depuis que le champ de recherche sur le stress au travail s’est structuré, les chercheurs ont employé différentes stratégies de mesure allant de l’observation à l’enquête, en passant par l'utilisation de données physiologiques ou portant sur la mortalité des populations (Ganster, 2008).

Parmi ces différents outils, le questionnaire constitue un dispositif d’évaluation du stress et des conditions de travail largement utilisé par les entreprises et les cabinets de conseil. Il peut être utilisé à la fois dans le cadre de la prévention et le traitement des risques psychosociaux. Il revêt ainsi les caractéristiques d’un dispositif de visibilité particulièrement utile pour l’action. En précisant les dimensions au travers desquelles la souffrance est conçue et en en proposant une explication, les questionnaires devraient favoriser le débat et la critique. Les choix théoriques et paradigmatiques à l’oeuvre dans leur construction sont cependant rarement discutés, un peu comme si le recours à une métrologie anéantissait automatiquement toute velléité de critique, si bien que s’ils permettent de voir le réel, les questionnaires en masquent également de nombreux aspects.

Nous revenons sur ce paradoxe en en précisant les termes dans le cadre des enquêtes menées sur le stress et les conditions de travail dans les entreprises.

La mesure au travers du questionnaire, instrument de visibilité du stress

Outil d’évaluation du stress et des conditions de travail, le questionnaire constitue un instrument de visibilité de la souffrance au travail présentant nombre des avantages reconnus aux instruments de mesure (Vatin, 2008; Vatin et al., 2010). La mesure (ou encore, par extension, l’instrument de mesure) peut être définie comme « [d]es règles d’attribution de nombre à des caractéristiques des objets » (Nunnally, 1967 in Evrard, Pras et Roux, (2003). Elle permet l’établissement d’une correspondance entre un niveau théorique (i.e. la définition conceptuelle du phénomène étudié) et un niveau empirique (les indicateurs représentant ce phénomène et sur lesquels portent les opérations concrètes de mesure). Le questionnaire regroupe un ensemble d’instruments de mesure et a généralement pour objectif de tester des hypothèses de relation entre concepts.

La mesure du stress, un guide pour l’action

En rabattant le réel à quelques dimensions, dimensions elles-mêmes appréhendables au travers d’un nombre limité d’items, la mesure autorise la comparaison entre situations incommensurables (Vatin et al., 2010, p. 167-8). Si la souffrance psychique au travail revêt des significations et des contours propres à chaque individu en fonction de son histoire, de sa culture et de ses expériences, un questionnaire sur le stress établit des ‘conventions d’équivalence’ (Desrosières, 2001, p. 116) et autorise la comparaison (Vatin et al., 2010, p. 167), dans le temps et l’espace, entre ces singularités. Ces qualités du questionnaire en font un outil d’enquête précieux pour ceux qui, dans la lignée des travaux de Bourdieu (voir Desrosières, 2001, p. 114), cherchent à mettre en évidence l’existence de certains groupes sociaux au travers de la mise à jour de comportements spécifiques et réguliers. Maslach et Leiter (1977) ont ainsi pu montrer que les travailleurs en contact (enseignants, personnels soignants, officiers de police, personnels pénitenciers) avec des usagers/patients/clients encouraient un risque significativement plus élevé de souffrir d’épuisement professionnel.

En permettant la comparaison entre situations, en révélant éventuellement des relations de causalité entre variables, les questionnaires et les analyses statistiques qu’ils permettent sont des guides pour l’action (Vatin, 2008; Vatin et al., 2010). Ainsi, souligne Vatin (in Vatin et al., 2010, p. 167), « […] c’est là une leçon qui nous vient des sciences de gestion, la mesure […] ‘performe’ le monde en conduisant les acteurs à redéfinir leurs schèmes d’action dans le cadre métrologique qui leur est donné ». Les questionnaires et les enquêtes vont mettre à jour les populations les plus exposées au stress, les facteurs à l’origine ou ceux amplifiant ce syndrome. Ils permettent en ce sens de cibler les actions et d’identifier les leviers les plus efficaces pour réduire le stress au travail. Le modèle de Karasek, qui appréhende le niveau de stress comme résultant du niveau d’exigence et du degré de liberté d’action que les individus peuvent exercer dans le cadre de leur travail (Karasek, 1979), et celui de Siegrist (1996), qui évalue conjointement les efforts personnels consentis au regard des récompenses perçues, constituent à ce titre des outils exemplaires. S’ils ne mesurent pas le stress en tant que tel et qu’ils envisagent le rapport de l’individu à son environnement de manière essentiellement transactionnelle (Allard-Poesi et Hollet-Haudebert, 2012), ils permettent de circonscrire les populations les plus exposées aux agents stresseurs et suggèrent des axes d’amélioration : accroître la latitude décisionnelle des personnels, hiérarchiser le système de récompenses, réduire le niveau des exigences ou des efforts personnels, augmenter le soutien social, par exemple.

La mesure du stress, support possible de débats

Certes, rappelle également Vatin (in Vatin et al., 2010, p. 168), « toute mesure est partielle, partiale, inconséquente, provisoire, ‘fausse’ en toute généralité ». Mais, parce qu’elle définit justement ce qu’elle objective, elle peut être l’objet de débats et de critiques. Ainsi, « pour argumenter contre une mesure imposée d’en haut[2], qui ne lui semble pas rendre compte de façon pertinente de son action, le professionnel va souvent produire des mesures alternatives, dont il cherche à montrer la plus grande pertinence » (Vatin, in Vatin et al., 2010, p. 169-170).

Analysant les travaux des ingénieurs forestiers et des Ponts et Chaussées au XVII et XVIIIe siècles en France, Vatin (2008) montre que la quête d’optimum (dans la production forestière, dans l’allocation de budgets pour la réfection des routes) a précocement été animée par des débats autour des mesures à retenir, en ce que ces dernières portent avec elles des objectifs et des valeurs distinctes. Ainsi, conclut l’auteur (p. 148), la mesure et la pensée calculatoire qui l’accompagne sont nécessairement critiques. Cependant, reconnaît-il également, ces ingénieurs, et, pourrait-on ajouter, tous ceux qui ont recours aux outils de mesures quantitatifs, n’ont souvent pas conscience des valeurs et des conceptions du monde qu’ils manipulent : « Il faut donc remonter à la source du calcul […] et reprendre les débats dans leur épaisseur historique pour repérer où les choix fondamentaux ont été faits, choix souvent masqués ensuite par la sophistication du calcul, qui ne prend la figure de l’objectivité que quand ses bases ne sont plus discutées, quand l’inertie du travail intellectuel répétitif, l’automatisme de l’algorithme leur ont donné un caractère d’évidence » (Vatin, 2008, p. 146).

Il convient ainsi de reconnaître la dimension conventionnelle (Desrosières, 2001) de la mesure du stress, d’un côté et des questionnaires, censés permettre ces mesures, de l’autre.

La mesure : de l’orientation du regard à la création d’invisibilité

Dès lors que l’organisation entend s’engager dans ce processus d’évaluation du stress au travail et d’identification de leviers d’action en utilisant un questionnaire, des choix sous contraintes vont s’opérer. Suivant là Foucault (1991; 1969), et, à sa suite, Lilley (2001), les mesures du stress et les questionnaires peuvent être envisagés comme des dispositifs de visibilité qui, s’ils contribuent aux discours et savoir sur la souffrance (i.e. ce que Lilley appelle des dispositifs de lecture du réel), sont également influencés par eux, véhiculant et une certaine conception du sujet et une explication de son état.

La mesure, des choix disciplinaires et paradigmatiques peu débattus

L’élaboration d’un questionnaire sur le stress et les conditions de travail procède d’abord d’un choix entre de multiples grilles de lecture, modèles théoriques et mesures. Ces modèles et mesures sont chacun reliés à des disciplines scientifiques (la psychologie cognitive, la sociologie, la médecine), mais surtout des paradigmes distincts qui s’appuient sur une certaine anthropologie du sujet (Allard-Poesi et Hollet-Haudebert, 2012). La plupart du temps, les questionnaires visant à évaluer les risques psychosociaux embrassent une vision épidémiologique et psychologique qui se concentre sur l’évaluation des agents stresseurs. Dans le cadre d’entretiens menés auprès de consultants, Chakor (2010) remarque que les modèles de Siegrist et de Karasek précédemment évoqués constituent des références classiques pour l’élaboration des questionnaires sur le stress au travail pour le compte d’entreprises en France. Si ces échelles ne sont pas nécessairement les plus utilisées par les chercheurs qui, aux vus des indices de citation Harzing ou dans la base Business Source Premier, leur préfèrent soit des mesures de santé plus générales comme le SF36 (Ware & Sherbourne, 1992), soit des mesures ciblées sur la santé psychologique des personnes interrogées (le niveau de dépression ou d’anxiété ressentie par exemple via l’échelle HAD de (Zigmond & Snaith, 1983)), l’échelle de Karasek se classe au troisième rang des échelles citées par les chercheurs. En contrepartie, les échelles d’inspiration psychanalytique comme le Maslach Burnout Inventory de Maslach et Jackson (1981) sont nettement moins utilisées. Relevant d’un paradigme qualitatif et dynamique, les approches cliniques et de psychopathologie du travail (Clot, 2010; Dejours, 2008), ne sont pas représentées dans les questionnaires et enquêtes statistiques.

Cette prééminence d’échelles conçues par des médecins d’un côté, et par des psychologues embrassant une conception psychologique environnementaliste du stress au travail, de l’autre, pose question quant à l’existence même de débats et de discussions sur les mesures du stress au travail. Tout en reconnaissant qu’il refuse de voir ces différentes perspectives théoriques se fondre dans une seule grande théorie, Cooper (1998) indique que « l’éventail de perspectives théoriques sur le stress professionnel devrait permettre de construire des modèles théoriques et encourager des approches plus systématiques en entreprise » (p. 2). Quoique complexes et incertaines, ces tentatives de modélisation n’ont pas suscité de réels débats entre paradigmes ou cadres théoriques, mais se sont plutôt concrétisées par des juxtapositions. Confirmant les craintes de Vatin (2008), la revendication de conceptions théoriques particulières et de paradigmes distincts semble permettre aux chercheurs d’éviter le débat autour des mesures adoptées.

Si les théories du stress s’inspirent de conceptions différentes de l’individu, elles tendent ainsi à coexister pacifiquement sans se questionner, ni se répondre. Lorsqu’il s’agit de mesurer le stress, on oublie qu’il peut être défini et évalué de différentes façons et on préfère une mesure dite standard, standard qui existe parce que la mesure est utilisée, et par conséquent légitime.

La mesure du stress, des choix conceptuels créateurs d’invisibilité

Les différentes approches conceptuelles du stress au travail s’attachent à identifier les agents stresseurs professionnels qui définissent l’environnement de l’individu, et les tensions personnelles que ces agents induisent. Dès 1978, Beehr et Newman ont proposé un méta-modèle qui recense un ensemble de variables à la fois nécessaires et suffisantes pour définir une situation de stress professionnel (Beehr & Newman, 1978, 1998). Cet inventaire met en avant les agents stresseurs tant d’un point de vue individuel et interpersonnel que d’un point de vue organisationnel. À ce niveau, Beehr et Newman (1978), avec d’autres, soulignent que des variables macro-économiques reflétant des changements sociotechniques, des évolutions technologiques, législatives ou économiques (Beehr & Newman, 1978) constituent des facteurs contributifs au stress professionnel.

Il apparaît toutefois difficile d’étudier l’ensemble des agents stresseurs. Les études s’attachent ainsi souvent à comprendre des groupes de relations et les hypothèses sous-jacentes d’un modèle particulier. Ces difficultés résident d’abord dans la multiplicité des agents stresseurs[3] : recourir à de nombreux agents stresseurs risque de diminuer leur pouvoir explicatif; à l’inverse, retenir un faible nombre d’agents stresseurs occulte d’autres facteurs qui seraient probablement significatifs. Ensuite, les études de grande ampleur (les enquêtes épidémiologiques par exemple) ne permettent pas toujours de combiner les facteurs environnementaux (comme la stratégie organisationnelle, le climat organisationnel, les contraintes de localisation ou encore les relations avec les syndicats) car les situations de travail et les organisations ne sont pas aisément comparables sur ces dimensions. Ainsi, bien souvent, l’interaction entre l’individu et son environnement se résume au plus petit dénominateur commun entre les organisations étudiées, à savoir la qualité de la relation avec le manager. Dans ce jeu de contraintes, si le recours à des outils de mesure considérés comme classiques peut être un argument pour limiter les compromis à opérer, il ne permet pas de s’affranchir des limites inhérentes au choix des agents stresseurs, et aux invisibilités qu’il crée.

L’objectif de notre travail n’est pas ici de mettre en évidence le processus de construction sociale[4] à l’oeuvre dans la réalisation d’une enquête sur le stress au travail auprès d’entreprises. Il s’agit, au travers d’une analyse d’un questionnaire et d’un rapport d’enquête, d’étudier la construction (en tant que résultat) issue de ce processus en vue d’apprécier dans quelle mesure un questionnaire sur le stress déployé par un cabinet de conseil pour une entreprise contribue au savoir scientifique sur la souffrance au travail.

Méthodologie

Cadre de la recherche

Le questionnaire sur le stress et les conditions de travail est complété par les salariés de France Telecom d’Octobre à Novembre 2009. La réalisation de cette enquête d’ampleur exceptionnelle – 80 080 salariés répondront au questionnaire sur un total de 102 843 salariés en 2009 en Franc – fait suite à la médiatisation, au printemps 2009, du nombre de suicides de salariés de France Télécom.

Par-delà les divers débats autour de ces chiffres et leur signification[5], ce sont les modes d’organisation et de management de l’entreprise mis en place à partir de 2006 qui sont dénoncés. France Telecom est la 1re entreprise de télécommunications en France. Opérateur historique, France Telecom acquiert une autonomie financière du ministère des Postes et des Télécommunications en devenant entreprise de droit public en 1990, puis Société Anonyme en 1995 en vue de répondre aux exigences européennes d’ouverture à la concurrence du marché des télécommunications en 1998. L’entreprise s’engage alors dans un changement stratégique de grande ampleur.

Après la seconde Guerre Mondiale, et surtout à partir des années 70, les services de télécommunications se sont principalement attachés à développer les infrastructures nécessaires, puis à rattraper leur retard technologique. La collaboration entre les industriels français et les ingénieurs du Centre National d’Études des Télécommunications créé en 1948 par le Ministère des PTT, permettra à la France d’accroître le nombre de lignes, et de se doter des technologies modernes (commutation numérique, GSM, etc.)[6].

À la fin des années 90, toutefois, l’entreprise reste orientée sur son territoire national et avant tout soucieuse des technologies développées. Ce que l’on nommera plus tard la culture d’ingénieurs de France Telecom (Joffre, 2006; Joffre & Simon, 2007), va se heurter à la nouvelle stratégie de l’entreprise à partir de l’ouverture de son capital en 1997.

L’entreprise opère alors de nombreuses acquisitions. L’objectif est double : acquérir une envergure internationale en vue de rivaliser avec ses concurrents européens (Deutsche Telekom notamment) et se développer rapidement dans des domaines d’activités dans lesquels, notamment à l’international, elle est peu présente (l’internet, la téléphonie mobile). L’acquisition d’Orange en 1999 sera emblématique de la rupture stratégique. Future marque de l’ensemble des produits et services de l’entreprise, Orange est alors une jeune entreprise britannique de téléphonie mobile. Créée en 1994, elle déploie une stratégie innovante orientée sur le client qui met fortement l’accent sur la simplicité de ses offres et une image de marque jeune et dynamique. En 1999, elle est déjà le 3e opérateur de téléphonie mobile en Grande Bretagne et compte plus de 6 millions de clients (voir, pour plus de détails, Joffre et Simon, 2007).

En 2002, d’importantes difficultés financières se font jour. Le groupe fait face à un endettement très important, principalement lié aux nombreuses acquisitions opérées et à la requalification de sa dette, dont Thierry Breton, alors Président Directeur Général, négociera le réaménagement. L’entreprise cède également de nombreux actifs, sans pour autant renoncer à ses ambitions internationales et commerciales. Il s’agit en effet d’être en mesure, partout où le groupe est présent, de proposer une offre globale de télécommunications au client. Ceci suppose non seulement d’étoffer les activités du groupe, mais également d’opérer une convergence entre ses différentes offres.

Le plan NExT (Nouvelle Expérience des Télécoms) 2006-2008, lancé en juin 2005 est ainsi articulé autour de 4 axes : « la convergence des réseaux et des services, la migration vers l’internet, la montée en puissance des nouvelles activités de croissance, et l’internationalisation du Groupe sous la marque Orange » (rapport d’activités 2008: 27-28).

De 2005 à 2008, le chiffre d’affaires croît de 45 Mds € à 47,7 Mds € alors que l’effectif salarié fin de période passe de 203 000 à 173 000 (sources : rapport d’activités 2006 et 2009[7]). Si tous les indicateurs financiers et commerciaux s’améliorent dès 2005, Didier Lombard, alors Président Directeur Général, regrette la productivité insuffisante de l’entreprise. Le plan NExT vise ainsi à accroître la productivité de 15 % de 2006 à 2008.

Selon un rapport de l’inspection du travail d’avril 2010 (p. 5-6)[8], le plan NExT prévoyait et permettra effectivement de supprimer 22 000 emplois, de faire changer de métier 10 000 salariés, et d’embaucher 6 000 personnes. Au final, les effectifs de France Télécom en France passent de 161 700 à 103 000 personnes entre 1996 à 2009.

Le rapport de l’inspection du travail met particulièrement en cause le volet ‘Ressources Humaines’ du plan. La suppression des 22 000 postes aurait été mise en oeuvre grâce à une politique de management agressive visant au départ volontaire des salariés. Parallèlement, nombre de salariés, anciennement ingénieurs ou techniciens, se voient proposer une « mobilité contrainte » vers des postes de vente ou d’assistance téléphonique. Ces propositions peuvent être refusées par les salariés de droit privé, mais pas par ceux relevant du droit public (i. e. les salariés présents avant le changement de statut de France Telecom, voir rapport de l’inspection du travail, p. 7).

Cet axe ‘mobilité’ n’est pas l’objet d’une négociation avec les partenaires sociaux mais devrait s’appuyer, selon l’auteur du rapport de l’inspection du travail (p. 9), sur « le sentiment de frustration que l’on ressent chez France Telecom ». La formation des 4 000 cadres accompagnant la mise en oeuvre de ce plan mentionne également les réactions possibles des salariés, au nombre desquelles la tristesse, le désespoir et la dépression (rapport de l’inspection du travail, p. 9).

En mai 2009, le journal France Soir fait mention de l’inquiétude de l’Observatoire du Stress, organisme créé à l’initiative de deux syndicats de France Télécom en 2007, face au chiffre de 17 suicides sur 15 mois recensés dans l’entreprise. Durant l’été et surtout en septembre 2009, ces informations sont relayées par d’autres médias. L’émoi suscité dans l’opinion publique incite la Direction du Groupe à proposer aux syndicats et instances représentatives du personnel la réalisation d’un audit sur les risques psychosociaux au sein de l’entreprise.

Le cabinet Technologia qui sera retenu pour la réalisation de cet audit procède à une vaste enquête par questionnaire et une étude documentaire de 48 rapports d’expertise demandés par les CHSCT de 2005 à 2009. Notre analyse se concentre sur le volet quantitatif de cet audit.

Méthode de collecte et d’analyse des données

Notre recherche s’appuie sur un ensemble de données secondaires. Ces données sont des documents sous format PDF signés par Technologia, entreprise spécialisée en évaluation et en prévention des risques professionnels et de l’environnement, et disposant des agréments du ministère du travail pour la réalisation des expertises CHSCT. Les documents utilisés sont les suivants : le questionnaire administré auprès des salariés de France Telecom Orange France et publié par le Figaro le 19 octobre 2009; le rapport d’enquête « France Télécom, Etat des lieux sur le stress et les conditions de travail, Première analyse du questionnaire » et daté du 14 décembre 2009. Ce document, qui comporte 75 diapositives, a été publié sur le site du Figaro en complément de l’article de M. Ba publié intitulé « Stress : l’enquête qui accable France Télécom »[9].

Nous avons procédé à la lecture des 12 pages du questionnaire (appelé par la suite « le questionnaire ») et des 75 diapositives de l’analyse (désigné par la suite par « le rapport »).

Nous nous sommes attachés dans un premier temps à étudier la structure de ces documents et les éléments qui les composent, c’est-à-dire d’une part le discours (titre des parties, formulations des items) et les notions qu’ils mobilisent (le choix des indicateurs et les concepts auxquels ils renvoient), et d’autre part les différentes représentations graphiques destinées à soutenir l’interprétation proposée. Nous nous sommes efforcés de comprendre comment ces chiffres avaient été élaborés et les interprétations produites (au travers de quelles comparaisons, de quelles opérations mathématiques). Nous avons notamment recherché les calculs effectués pour obtenir le résultat mis en avant. Nous nous sommes appuyés pour ce faire sur nos connaissances du modèle de Karasek et en statistiques.

Résultats

Les résultats de l’étude quantitative constituent un matériau très riche. Le rapport, diffusé le 16 décembre 2009, soit quelques semaines à peine après le déploiement du questionnaire, comporte cependant peu de commentaires et le format (Power Point) ne permet pas d’interprétations très longues. Les résultats sont organisés en plusieurs sections et sont présentés sous forme d’histogrammes, de tableaux ou de quadrants. Une synthèse générale des résultats est proposée avec 3 diapositives.

L’analyse ici menée est organisée autour de quatre axes. Le premier axe concerne les items du questionnaire et la façon dont le stress est mesuré. Le deuxième axe examine plus précisément comment les situations de souffrance sont identifiées et quelles comparaisons sont produites. Le troisième axe analyse comment la situation de souffrance est expliquée, c’est-à-dire quelles causalités sont établies. Nous identifions enfin les dimensions qui nous ont semblé brouillées ou omises.

Comment voir le stress? les items du questionnaire

Nous décrivons ici comment le stress est appréhendé dans le questionnaire, puis comment le rapport isole et illumine par là certains résultats.

La présentation du questionnaire est claire et chaque concept est identifié par un titre (« Charge de travail » p. 1 ou « Santé générale perçue » p. 10).

Le mot « stress » apparaît 3 fois : une fois dans le titre de l’enquête et puis dans la formulation de deux questions (items 120 et 121) où l’adjectif « stressé » est accolé au terme « fatigué » (ex : « Vous arrive t-il ou vous est-il arrivé au cours des 12 derniers mois de vous sentir très fatigué(e) ou stressé(e) par votre travail? »). Dans le rapport publiant les premiers résultats, le mot « stress » est mentionné 4 fois (une fois dans le titre – p. 1 –, 2 fois lors de l’analyse de la question « Vous arrive t-il ou vous est-il arrivé au cours des 12 derniers mois de vous sentir très fatigué(e) ou stressé(e) par votre travail? » – p. 18 – et une dernière fois dans la synthèse générale – p. 73).

La différence entre le stress au travail et la fatigue est bien établie dans la littérature. Le syndrome de fatigue chronique (SFC ou CFS – Chronic Fatigue Syndrome) a fait l’objet d’un intérêt grandissant depuis le début des années 80, cependant que ces premières descriptions datent de 1930 (on parle alors de « neurasthénie »). Le SFC est plus général que le stress professionnel. Il peut affecter pratiquement toutes les fonctions corporelles : neurologiques, immunologiques, hormonales, gastro-intestinales et musculaires (Jason et al., 1995), alors que les symptômes du stress professionnel sont prioritairement psychologiques même si l’on n’exclut pas l’observation de symptômes physiques. En outre, le SFC ne se limite pas à une sphère particulière de la vie de l’individu, alors que le stress professionnel est lié aux situations de travail. Généralement les personnes atteintes par le stress professionnel se plaignent des conditions de travail, et établissent un lien entre leur état mental et ces conditions. Ceux souffrant du SFC n’établissent pas clairement l’origine des symptômes. Enfin, le SFC se marque par une fatigue sévère inexpliquée, alors que le stress se caractérise par le développement d’attitudes négatives et de comportements dysfonctionnels (agressivité, consommation excessive de tabac, alcool, par exemple).

Si l’on comprend bien les différences théoriques entre la fatigue chronique et le stress, il apparaît que les questions supposées mesurer le stress (qui portent et sur le stress et sur la fatigue) ne peuvent garantir que l’on mesure bien ce que l’on est censé mesurer, autrement dit la validité du construit. Parallèlement, chercher à mesurer le stress en demandant aux individus s’ils sont stressés peut induire un biais d’assentiment posant question quant à la validité de l’instrument de mesure (Drucker-Godard, Ehlinger, & Grenier, 2007).

Le rapport sur les premiers résultats de l’enquête (en particulier ceux présentés dans la section 2 – p. 15 à 20) dirige le projecteur sur les scores obtenus à 5 questions pour lesquelles des histogrammes représentant des répartitions en pourcentage de l’échantillon sont produits : les résultats obtenus sur la fierté d’appartenance à l’entreprise, la perception des conditions de travail, du stress/fatigue, de la santé et la satisfaction à l’égard de la situation professionnelle, sont ainsi successivement présentés. L’étude ne vise ainsi pas à étudier des concepts dans un ensemble de relations, mais isole des réponses à des questions. En outre, la lecture des histogrammes laisse apparaître que les modalités de réponses sont regroupées (« pas du tout satisfait » et « peu satisfait ») de sorte qu’il n’est pas possible de nuancer l’interprétation.

Parmi ces 5 questions, celle portant sur la fierté d’appartenance retiendra particulièrement l’attention des médias. Selon les auteurs du rapport en effet, cette fierté d’appartenance aurait connu une nette dégradation. Or ce résultat n’est pas issu d’une comparaison entre deux études menées à deux périodes différentes, mais d’une perception par le répondant de l’évolution de cette perception (entre un « aujourd’hui » et un « auparavant »).

La qualification de la souffrance au travail : quelles comparaisons sont produites?

Afin d’identifier des situations de souffrance au travail, il faut être en mesure d’établir des différences entre situations. Ces différences peuvent apparaître grâce à des comparaisons de résultats obtenus à des normes existantes, à des résultats obtenus antérieurement ou entre groupes de répondants.

La validité des conclusions émises suppose d’abord que la population interrogée représente correctement la population mère. La population chez France Télécom Orange consiste en 102 843 salariés et le taux de réponse à l’enquête est de 77,9 % (soit N=80 080). On ne dispose pas d’informations sur la répartition de la population mère par sexe, âge et ancienneté, statut (public ou privé), métier ou lieu géographique. Certes, un préambule (p. 3) indique que les analyses ne « peuvent être considérées comme finales » mais il ajoute « qu’il s’agit d’axes de réflexion pleinement significatifs en raison d’un taux de réponse très élevé sur une population conséquente », assurant donc une « excellente représentativité ». Pour améliorer la représentativité toutefois, les auteurs opèrent une « sur pondération des individus présentant des caractéristiques sous-représentées : jeunes, anciens, hommes, faible ancienneté, déséquilibre par service ». Cette stratification a posteriori permet de redresser les non-réponses lorsque l’on souhaite limiter les biais de représentativité. Compte tenu de la taille de l’échantillon, on peut se demander pourquoi cette stratification n’a pas été réalisée a priori. Il est de fait difficile d’apprécier si ce choix de surpondérer des individus sous-représentés améliore ou non la représentativité de l’échantillon, ou s’il amène à surreprésenter certaines populations.

La section 3 (p. 21 à 40) du rapport identifie les situations de travail tendu. Deux premiers transparents s’attachent à décrire le modèle de Karasek, les dimensions et le choix de la médiane, à partir de laquelle les situations tendues peuvent être repérées. Les transparents suivants présentent les résultats de l’enquête reposant sur la mobilisation du modèle.

L’identification des situations de travail tendues

Le score attribué aux situations en travail tendu (« job strain ») à chaque répondant (score qui se retrouve dans tous les histogrammes) n’est pas défini et pose question quant aux bornes employées. En effet, certains répondants obtiennent un score de 201 (population non cadre, service clients par téléphone – p. 32). Or, en sommant les scores les plus élevés liés à la demande psychologique (36), à la latitude décisionnelle (96) et au soutien social (32), le score agrégé maximum s’élève à 164.

Le graphique (p. 26) présentant les situations de « job strain » par âge indique une moyenne de 100 pour l’ensemble des répondants de France Télécom, sans que ne soit précisée la moyenne à laquelle il est fait référence, ni son mode de calcul. Le commentaire signale que « la population de 45 à 60 ans plus tendue, avec un niveau de soutien faible » cependant qu’aucun test statistique n’est proposé et que la différence entre la classe 30-34 ans et 45-49 ans, respectivement 92 et 101, apparaît faible.

Les traitements réalisés sur la population des fonctionnaires posent également question (p. 32 à 33). Trois tableaux recensent les populations à risque selon les différents types de métiers et les statuts (non cadres, maîtrise, cadres et fonctionnaires). Ce découpage laisse entendre que les fonctionnaires de France Telecom ne sont ni non cadres, ni maîtrise, ni cadre. Si l’objectif est de mettre en évidence les résultats pour la population des fonctionnaires, il serait intéressant de savoir quelle est la proportion de fonctionnaires parmi les trois types de statuts. Or le tableau souligne surtout que le nombre de fonctionnaire « à risque » est supérieur de 12 % aux trois autres statuts sans que soit précisé comment ce risque supérieur a été mesuré.

Le choix de la médiane

Lorsque l’on utilise le modèle de Karasek, l’identification de la situation la plus pénible (dénommée « job strain ») suppose le choix d’une médiane. Le « choix » de recourir à une médiane plutôt qu’à une autre est donc un enjeu majeur. Dans ce cas précis, Technologia utilise, pour la dimension « demande psychologique » (« psychological demands » retenue par Technologia dans son rapport), la médiane de l’enquête SUMER de 2003 qui est à 21. Or, les auteurs de la validation française de l’échelle indiquent une médiane à 24, et Karasek (1985) recommande l’utilisation d’une médiane à 32. L’enquête montre, quant à elle, une médiane à 25,8.

Karasek (1985) a mis en évidence des différences de moyennes et de médianes, non seulement selon les emplois exercés, mais également entre les hommes et les femmes. L’enquête SUMER 2003 concernait l’ensemble des salariés du régime général de la Mutuelle Sociale Agricole, des hôpitaux publics, mais également de La Poste, d’EDF-GDF, de la SNCF et d’Air France. On peut ainsi se demander si le choix d’une médiane issue d’une étude comportant des entreprises aussi diverses est pertinent. On notera donc que c’est la médiane la plus faible parmi celles à disposition qui a servi à identifier les situations les plus tendues chez France Telecom. C’est elle, également, qui permet aux auteurs du rapport de dire que la souffrance au travail chez France Telecom est « plus importante » qu’ailleurs.

Finalement, l’identification des situations les plus tendues et la qualification de la tension vécue par les salariés de France Telecom apparaissent mal assises. D’abord parce qu’aucune analyse statistique, qui permettrait d’apprécier les écarts entre groupes de salariés, n’est proposée; ensuite parce que le choix de la médiane, qui permettrait de situer le niveau de stress ressenti par les salariés en regard d’autres populations, n’est pas justifié.

Expliquer la situation : les analyses permettant d’identifier les causes du stress

Nous analysons ici l’explication proposée des résultats observés. Quels sont les déterminants (ou antécédents) retenus? Quels sont les effets (ou conséquences) significatifs (statistiquement) mis en évidence sur des indicateurs de la santé des travailleurs? Cette analyse s’est révélée épineuse dans la mesure où l’explication fournie s’appuie sur de nouveaux indicateurs dont ni le contenu, ni la construction, ne sont explicites.

L’identification des effets

Un graphique (p. 47) titré « conditions de travail difficiles et les indicateurs de ressenti » promet d’établir un lien (ou un parallèle) entre des conditions de travail jugées difficiles et des conséquences sur le ressenti des travailleurs. Les indicateurs de ressenti sont au nombre de 7 : (1) l’insatisfaction globale, (2) la mauvaise santé perçue, (3) la fragilisation psychologique, (4) le manque de reconnaissance, (5) les conflits de valeur au travail, (6) les incertitudes sur l’avenir et (7) le faible sentiment d’appartenance.

La lecture de ces indicateurs appelle quelques réserves.

Premièrement, les indicateurs (4), (5) et (6) sont en général considérés, dans la littérature, comme des déterminants du stress et des risques psychosociaux et non comme des indicateurs du ressenti (effets). Dans le modèle de Siegrist (1996), par exemple, l’absence de reconnaissance est envisagée comme un prédicteur de la santé mentale des salariés, et non comme un indicateur de cette santé mentale. De manière similaire, les « incertitudes sur l’avenir », que l’on peut rapprocher de la notion de « contrôle du statut » dans ce même modèle, doivent être considérées comme partie intégrante des récompenses attendues par l’employé en contrepartie des efforts fournis. C’est le déséquilibre entre ces efforts et le système de récompenses qui produit du stress. Les conflits de valeur (indicateur 5) sont également envisagés comme des sources de la dégradation de la santé mentale.

Deuxièmement, trois indicateurs sont nommés négativement : l’« insatisfaction globale », le « faible sentiment d’appartenance » et la « mauvaise santé ». Si la satisfaction au travail et le sentiment d’appartenance (ou l’implication organisationnelle) sont des variables continues et peuvent effectivement être évaluées, des mesures d’insatisfaction, d’un faible sentiment d’appartenance ou de mauvaise santé perçue ne peuvent pas, en l’absence de scores seuils, être évaluées.

Troisièmement, la synthèse, qui présente des scores par métiers, manque de clarté : « Le métier est le facteur le plus significatif de loin pour expliquer les situations de travail tendu ou non (…). Elle [cette variable] provoque un fort effet de structure, c’est-à-dire que l’on peut considérer que d’autres variables sont significatives alors qu’elles sont soutenues par la variable “ métier ” ». D’autres variables seraient sans doute significatives « alors qu’elles sont soutenues » par la variable métier, mais on ne sait pas ce que peut bien vouloir dire statistiquement « soutenues ».

Dans cet extrait de la synthèse, le lecteur peut s’interroger sur le sens statistique des épithètes « significatives » et « soutenues » par la variable « métier ». Les analyses (régressions multiples par exemple) qui permettraient d’affirmer que certaines variables (le métier) déterminent de façon prépondérante des scores par rapport à d’autres, manquent.

L’identification de facteurs complémentaires

Le cabinet Technologia propose ensuite dans la section 4 du rapport (p. 40) la construction d’indicateurs synthétiques appelés « dimensions complémentaires » puis « facteurs de risques ». Ces 9 dimensions complémentaires sont : (1) charge de travail, (2) déficit d’autonomie, (3) impact de la mobilité, (4) dysfonctionnement organisationnel, (5) pression des collègues, (6) pression managériale, (7) difficulté de l’encadrement, (8) inadéquation au poste et (9) tensions dues à l’environnement de travail. Ces dimensions, construites a posteriori et donc sans modèle théorique, sont censées donner une mesure de l’exposition et permettre de fournir des dimensions complémentaires au « job strain ». Les auteurs indiquent également « qu’il est possible d’étudier les liens statistiques observés entre l’exposition à ces facteurs et le ressenti » (p. 41). Toutefois, le document ne produit aucune corrélation ou effet d’interaction, de sorte que l’on ne peut confirmer le lien statistique entre le modèle de Karasek, les 9 dimensions complémentaires, et les indicateurs de ressenti.

Sur les 9 dimensions complémentaires citées précédemment, 2 ont déjà été considérées dans l’étude : (1) la charge de travail et (2) le déficit d’autonomie[10], puisque ces deux dimensions correspondent au « job strain » de Karasek.

Pour les auteurs, « le job strain est un bon indicateur synthétique des situations de risque », mais « les différents facteurs de risque sont en mesure d’expliquer des situations de risque psychosocial que le job strain ne capte pas forcément et d’aller plus loin dans l’analyse » (p. 44).

Ainsi « le job strain et ces facteurs de risque sont tous corrélés entre eux : un salarié qui va mal cumule toutes ces expositions aux risques » (p. 44). Ces dimensions étant toutes « négatives », sans doute sont-elles corrélées. Mais ceci ne préjuge pas d’un lien statistique avec la santé du salarié ni de leur pouvoir explicatif. Il s’agirait ici d’étudier la contribution de chacune des 9 dimensions complémentaires et leur contribution cumulée à l’explication de la variance des indicateurs du ressenti, mais aucune analyse de ce type n’est présentée.

Pour apprécier le cumul de ces dimensions complémentaires (ou facteurs de risque), le rapport propose une analyse des correspondances multiples (ACM, p. 45). L’ACM est une analyse factorielle pertinente lorsque l’on dispose de plus de deux variables qualitatives. Elle consiste à décrire les données en analysant la hiérarchisation de l’information qu’elles présentent.

Les « trois directions identifiées » à partir de cette analyse sont les conditions de travail difficiles (8,4 %), les relations sociales dégradées (14,4 %) et le désajustement professionnel (13,2 %). Il n’est pas indiqué si les pourcentages donnés entre parenthèses représentent les valeurs propres des axes (appelées « directions » p. 46). Dans la mesure où « la plupart des salariés de FT se projette au centre de cette carte » (p. 46), les dimensions proposées ne permettent pas d’enrichir l’analyse.

Un second commentaire indique que la « population totale qui cumule au moins un des trois facteurs (est de) 25,4 % » (p. 46). Le sens de cette phrase est incertain : comment « cumuler » au moins un facteur? De quels facteurs parle-t-on : des indicateurs, des directions ou des axes factoriels? Est-ce à dire que 74,6 % des personnes interrogées ne présentent aucun de ces facteurs? Ces ambiguïtés ne permettent pas de saisir le sens du résultat.

Enfin, la démonstration de la causalité entre les déterminants et les conséquences n’est pas claire. En effet, selon le diagramme précédent, les conditions de travail perçues comme difficiles – et qui représentent 8,4 % des personnes interrogées-, ont « un impact sur les indicateurs de ressenti » (p. 46). Cependant, la présentation d’un histogramme en bâton (p. 47) n’équivaut pas à la démonstration statistique d’une causalité en plusieurs groupes de variables, et l’on déduit qu’il s’agit d’un tableau croisé. Le fait que les scores soient plus élevés sur la santé perçue ou la fragilisation psychologique n’est pas anormal, puisque les conditions de travail intègrent le « job strain », et que cette variable est le prédicteur le plus puissant des effets sur la santé mentale.

Si le questionnaire et le rapport d’enquête mettent en lumière certaines situations de souffrance au travail et des causes éventuelles, ils en brouillent voire occultent certains aspects.

Du brouillage aux invisibilités de la mesure

Aux côtés des situations de stress proprement dites, on l’a vu, certaines dimensions pourtant envisagées comme des causes probables de souffrance sont mal définies si bien qu’elles peuvent difficilement être envisagées comme des leviers possibles d’action. Par exemple, la notion de mobilité renvoie à une mobilité géographique mais également fonctionnelle (voire hiérarchique). Les questions 48 à 51 relatives au nombre de changements de postes vécus depuis 5 ans chez France Télécom, à leur appréciation et à leur accompagnement par l’entreprise ne permettent pas de distinguer ces différentes situations, ce qui pose question quant à la validité du construit. Les questions suivantes (52 et 54), qui portent sur l’incidence de ces changements de postes sur les temps de trajet ou le changement de domicile sous-entendent que le rédacteur avait en tête une mobilité géographique, et non fonctionnelle; ce qui est susceptible soit de venir modifier la compréhension des questions précédentes en les resserrant sur cet aspect géographique soit de semer la confusion dans l’esprit du répondant. Cette confusion entre les deux dimensions de la mobilité masque en outre l’ampleur tant quantitative que qualitative des changements de métiers qu’a impliquée le plan NExT.

Le questionnaire occulte enfin certaines variables dont on sait qu’elles peuvent affecter directement ou indirectement (via leur effet modérateur) le niveau de stress ressenti. On peut ainsi s’étonner, compte tenu des changements stratégiques, juridiques et culturels entrepris par France Télécom depuis la fin des années 90 que ni la stratégie globale de l’entreprise, ni sa politique salariale ne soient envisagées comme des facteurs susceptibles d’amplifier les niveaux de souffrance au travail ressenti. Les travaux sur la perception de la justice organisationnelle (Greenberg & Colquitt, 2008) et sur le changement dans les organisations (Balogun & Johnson, 2004, 2005) soulignent cependant que les situations de changements sont les plus susceptibles de donner lier à des sentiments d’incertitude (notamment lorsque le changement est ambigu) ou des perceptions d’écarts (discrepancy) entre situations –entre personnes, groupes ou encore dans le temps–. Ces deux dimensions sont en outre favorables à la formation d’un sentiment d’injustice, facteur de stress pour les employés (Fox, Spector, & Miles, 2001; Greenberg, 2004).

Plus généralement, l’absence de variables portant sur la stratégie du Groupe ou sur les conditions salariales témoigne d’une conception restreinte de l’environnement de travail et du stress. Cet environnement est rabattu à la charge de travail, à l’ergonomie du poste, aux relations interpersonnelles immédiates (collègues, supérieur hiérarchique direct) et les relations avec le Groupe France Télécom ne dépassent pas le service des Ressources Humaines. Les dimensions stratégiques, économiques, et sociologiques plus larges de cet environnement ne sont pas prises en compte, un peu comme si les salariés de l’entreprise ne portaient jamais le regard au-delà de leur environnement immédiat. Or, ainsi que précédemment évoqué, la plupart des méta-modèles du stress reconnaissent ces aspects comme pouvant contribuer directement ou indirectement au stress.

Ces remarques n’impliquent pas que, de notre point de vue, ces dimensions constituent des explications plus robustes que celles portées par le questionnaire, ou encore qu’elles reflètent plus complètement le point de vue des acteurs; simplement que, parce qu’absentes, du questionnaire, ces interprétations alternatives ne peuvent pas être mises à l’épreuve.

Discussion et conclusion

Dans quelle mesure les questionnaires sur le stress déployés par les cabinets de conseil et les entreprises, qui s’appuient sur ces connaissances scientifiques, contribuent-ils au savoir sur la souffrance au travail?

Nous avons choisi d’aborder cette question au travers de l’enquête conduite par le cabinet Technologia auprès de France Télécom à l’automne 2009. Le choix de recourir à un instrument de mesure du stress est précieux car il permet de cartographier et recenser les populations à risques. Très souvent, les organisations font appel à des cabinets d’expertise pour construire, administrer et interpréter les résultats de ces enquêtes.

Notre analyse souligne que les méthodes utilisées pour qualifier et expliquer les situations de souffrance au travail dans le cadre de l’enquête menée par Technologia auprès des salariés de France Telecom, empruntent aux modèles et connaissances scientifiques (le modèle de Karasek notamment) mais ne peuvent prétendre contribuer au savoir scientifique sur le stress au travail. Notre analyse montre en effet que :

  1. Le questionnaire Technologia ne mesure pas strictement le stress, mais tend à le confondre avec d’autres notions comme la fatigue;

  2. Ce manque de validité affecte non seulement la mesure du stress, mais également d’autres construits envisagés (la mobilité par exemple) comme des facteurs explicatifs du niveau de stress ressenti;

  3. L’interprétation des résultats obtenus sur les indicateurs étudiés ne justifie pas les normes de comparaison utilisées, voire s’affranchit de toute comparaison, de sorte que les jugements produits sur les conditions de travail ou le niveau de stress ressenti paraissent scientifiquement mal assis;

  4. Cette interprétation fond dans un même ensemble causes et effets du phénomène étudié, si bien qu’il apparaît difficile d’identifier quelques leviers d’action. Ces leviers d’action sont en outre rabattus à l’environnement immédiat du salarié et occultent tout à la fois la stratégie du groupe et sa politique salariale.

On peut déplorer que des analyses relativement simples, comme des tris croisés, si elles ont été menées, ne soient pas présentées. Ces analyses permettraient des comparaisons entre catégories de salariés voire d’apprécier la contribution relative des agents ‘stresseurs’ au mal-être. Les indicateurs utilisés dans le cadre du questionnaire sont nombreux et peuvent être des mesures de variables à expliquer, explicatives, ou encore médiatrices ou modératrices. Le rapport d’enquête ne permet pas de séparer clairement ces différents indicateurs et variables : aucune analyse de corrélation ou de régression n’est proposée. Les qualités psychométriques des échelles ne sont pas appréciées.

Les confusions opérées se font au détriment des salariés car l’analyse ne permet pas d’appréhender, pour les différents groupes de salariés et situations de travail, les facteurs les plus opérants. Cette rusticité de l’analyse est également regrettable pour l’entreprise, en ce qu’elle ne permet pas de stratégies de prévention des risques à la hauteur des enjeux et des moyens déployés pour collecter et traiter les données.

Si de nombreux acteurs (dont l’Etat) et chercheurs en sciences sociales plaident en faveur d’une objectivation du stress et de la souffrance au travail au travers de mesures et enquêtes quantitatives, notre analyse appelle à la mesure et à la circonspection :

  • Préférer des enquêtes mieux dimensionnées : même si l’on comprend très bien le caractère symbolique du déploiement du questionnaire à l’ensemble des salariés, un tel déploiement n’est pas nécessaire à la représentativité statistique des résultats;

  • Réitérer les enquêtes afin de limiter les problèmes de mesure des concepts par des ajustements psychométriques successifs et de mieux cerner l’évolution des différents indicateurs et facteurs de stress.

  • Préciser les limites tant conceptuelles que méthodologiques des mesures et des interprétations proposées afin d’éviter toute conclusion hâtive.

Il conviendrait également de compléter ces études par des entretiens en profondeur pour mieux comprendre le vécu des salariés, dans leur complexité et leur diversité. L’adage selon lequel plus on pose de questions, moins on obtient de réponse invite ainsi à l’adoption de démarches à visée compréhensive laissant la place à la parole des salariés en souffrance.

De telle démarches permettraient en outre de dépasser une conception microsociale du stress, dans laquelle la souffrance est essentiellement appréhendée comme la résultante d’une interaction entre un individu et un environnement social et organisationnel immédiat, pour intégrer des dimensions de contexte plus larges : conditions économiques, discours circulant, évolution de la stratégie et de l’identité de l’organisation, par exemple; dimensions dont on sait qu’elles ne sont pas sans effet sur la subjectivité (i.e. la(es) manière(s) dont un individu se conçoit, la manière dont il fait sens de son environnement) des individus dans l’organisation (voir, par exemple, les travaux de (Humphreys & Brown, 2002; Laine & Vaara, 2007; Thomas & Davies, 2005).

Au regard des enjeux de la souffrance au travail, tant en termes de santé publique que de politique générale d’entreprise, il nous semble que les manques constatés doivent inciter les chercheurs en gestion à s’intéresser non seulement aux processus qui rendent les individus malades au travail, mais également aux dispositifs d’étude que les entreprises déploient pour appréhender cette souffrance. Qu’est-ce qui explique les écarts constatés? Comment le questionnaire Technologia a-t-il été élaboré? Il serait tout à fait hasardeux, en première analyse, de mettre directement en question les compétences des experts du cabinet Technologia. Sans doute le questionnaire est-il la résultante de compromis entre de nombreux acteurs aux enjeux divers, autrement dit de processus de traduction au sens de Callon et Latour (Akrich, Callon, & Latour, 2006), dont il serait intéressant d’analyser les ressorts et les dynamiques (voir à ce propos, Chakor 2013).

La réalisation du questionnaire et la conduite de l’enquête pour le compte de l’entreprise nécessitent des ajustements entre les cabinets de conseil (ou experts en santé au travail) et les commanditaires de l’étude, que sont les représentants de la direction générale et syndicaux, les organes en charge des questions d’hygiène et de sécurité (CHSCT en France) le plus souvent. Aux relations (ou absence de relations) entre savoirs scientifiques se juxtaposent ainsi des relations effectives de pouvoir. Chakor (2011) souligne à ce propos que le champ de la prévention des risques psychosociaux est un « espace d’expression d’enjeux politiques, via l’existence d’intérêts personnels, pratiques et symboliques, au sein d’un jeu d’acteurs complexe (p. 9) ». Les consultants interrogés dans le cadre de cette recherche insistent sur les compromis auxquels ils doivent procéder à partir de questionnaires dits standardisés. Ces compromis vont de simples reformulations à la modification radicale voire la suppression pure et simple de certains items. Ces aménagements anticipent le contenu du message qui va être produit à l’issue de la démarche et visent à garantir qu’il pourra être audible par tous. Dans ce jeu de contraintes, le recours à des outils de mesure considérés comme classiques peut être un argument pour limiter les compromis à opérer. Dans le cas de France Telecom, la pression médiatique a sans nul doute exacerbé les enjeux (en termes d’image, de légitimité) et les rapports de force entre les acteurs (pour la Direction, le CHSCT, les syndicats ainsi que Technologia).

Peut-on voir derrière ces rapports de force et processus de négociation le signe de débats et de discussion autour de la mesure du stress qu’appelle de ces voeux Vatin (2008); un débat qui, suivant ici les souhaits de Caillé (in Vatin et al., 2010) ne serait pas l’apanage des seuls experts mais ouvert à d’autres parties prenantes : les dirigeants, les syndicats, les salariés. Ces débats entre commanditaires et consultants portent-ils sur la validité de la mesure et les modèles conceptuels sous-jacents? Contribuent-ils, en ce sens, au savoir scientifique? et/ou ne font-ils que protéger ce qui ne peut, ne doit pas être vu?

Finalement, nos résultats en appellent également à la responsabilité qui nous incombe en tant qu’enseignant-chercheur : donner aux futurs responsables que nous formons les moyens de circonscrire les limites des modèles que nous enseignons; de lire, avec la distance nécessaire, les résultats des enquêtes qui leur sont communiqués; leur permettre, si ce n’est de conduire eux-mêmes ces enquêtes, à tout le moins de les piloter plutôt que d’être pilotés par d’autres; en d’autres termes, de mesurer tant le caractère conventionnel des mesures du stress qui sont élaborées et communiquées que les conclusions qui peuvent en être tirées.