Corps de l’article

La manière dont les acteurs peuvent influencer les institutions, en essayant de les mettre en place, de les maintenir ou de les remettre en cause constitue un pan important des développements actuels de la théorie néo-institutionnelle (TNI). Ceci a été étudié d’abord à travers l’analyse des entrepreneurs institutionnels (DiMaggio 1988), puis du travail institutionnel (Lawrence et Suddaby, 2006). Alors que ces travaux adoptent une vision stratégique des acteurs, en rupture avec le néo institutionnalisme plus ancien (par exemple DiMaggio et Powell, 1991), des auteurs suggèrent un rapprochement avec les apports du management stratégique (Desreumaux et Hafsi, 2006; Oliver, 1997). Cette note souhaite contribuer à cet effort en étudiant la manière dont le modèle des ressources et des compétences (MRC), un courant dominant de la stratégie, pourrait contribuer à l’analyse des stratégies développées par les acteurs dans leur travail institutionnel dont la finalité est le façonnement de l’environnement.

Articuler théorie des ressources et compétences et néo institutionnalisme

La première question que pose une tentative d’approche par les ressources et les compétences du travail institutionnel est celle de la possibilité d’une articulation entre ces deux approches. Alors que le MRC s’est développé dans le champ de la stratégie et se rattache, par de nombreux aspects, au paradigme économique (e.g. Spender et Grant, 1996), la TNI s’est, elle, imposée dans le domaine de la théorie des organisations avec un penchant sociologique. Il s’ensuit des différences qu’il faut rappeler. Mais il faut également souligner que des évolutions récentes permettent de les dépasser et de proposer une articulation des deux cadres.

Des différences initiales importantes

Etant devenues des approches dominantes dans les années 1990, la TNI et le MRC sont alors à l’opposé l’une de l’autre.

La TNI suggère que l’on surestime l’importance de la stratégie et que cette dernière se résume bien souvent à l’imitation de pratiques et de formes organisationnelles déjà largement adoptées par d’autres entreprises (DiMaggio et Powell, 1991). La TNI ne présente pas ce mimétisme inter-organisationnel comme absurde. Bien au contraire, elle en trouve les raisons profondes dans le besoin de légitimité décisif pour les entreprises et la manière dont le conformisme social permet d’obtenir cette légitimité. C’est ce conformisme vis-à-vis des pratiques en place qui fait que les entreprises inspirent confiance, ce qui accroît leur légitimité et donc leurs chances de survie. Si la conformité présente, selon cette approche, un intérêt stratégique, il n’en reste pas moins que les acteurs sont considérés comme des ‘cultural dopes’, dont le comportement est largement surdéterminé par leur environnement culturel et cognitif.

Le MRC se situe dans une optique différente. Plus normatif, il suggère que le déterminant principal de la stratégie d’une entreprise n’est pas son environnement inter-organisationnel mais plutôt ses ressources et compétences qui ne peuvent être acquises par d’autres en raison de leurs idiosyncrasies et des imperfections de marché. Même si certains travaux reconnaissent le rôle de la culture et des institutions dans la formation de la stratégie (Barney 1991) ces facteurs sont peu présents dans les travaux du MRC.

Les deux approches présentent donc des visions alternatives, la TNI insistant sur l’homogénéité des entreprises, le MRC soulignant leur hétérogénéité (Oliver 1997). De manière plus radicale encore on pourrait voir une différence quasi épistémologique entre le MRC issu de l’économie qui considère les individus comme exerçant des choix rationnels et la TNI insistant sur le poids des valeurs, de la culture et des institutions considérées comme tenues pour acquises.

Mais des auteurs ont travaillé au dépassement de ces différences et à l’articulation croissante de ces deux perspectives (e.g. Oliver, 1997), comme nous allons le présenter dans la section suivante.

Des différences devenues conciliables

Le rapprochement entre la TNI et la stratégie s’est effectué dans les années 90 grâce notamment aux travaux d’Oliver (1991, 1997). Il s’agissait essentiellement de proposer une complémentarité entre le cadre d’analyse économique classique qui préconise la construction d’avantages distinctifs et la TNI qui introduit la thèse de l’impératif de légitimité et de conformité aux institutions. Dès lors la stratégie prend un sens nouveau : faire en sorte que l’entreprise se différencie afin de réaliser sa rente tout en paraissant semblable aux autres pour assurer sa légitimité.

Oliver (1997) propose un cadre qui permet de comprendre le choix retenu par l’entreprise dans le développement de ses ressources non seulement par la poursuite d’un avantage concurrentiel, mais également par l’existence de facteurs culturels et cognitifs qui influencent les décisions managériales, la sélection des ressources, et l’hétérogénéité des entreprises. Au coeur de cette approche réside l’idée que ni la concurrence, ni les marchés, ni le profit ou encore la survie ne sont donnés. Ils sont plutôt des résultats désirés, attendus ou contraints de choix antérieurs faits par les organisations et les institutions (Durand, 2012, p 298).

Ainsi une approche par les institutions permet d’expliquer à la fois les origines des règles qui définissent comment les entreprises se concurrencent, mais aussi comment leurs choix sont limités par ces mêmes institutions. Ce rapprochement s’est renforcé grâce aux évolutions récentes de la TNI. Alors que les pressions exercées par les institutions sur les organisations et leur stratégie, et l’isomorphisme qui s’ensuivait, étaient initialement les principaux sujets de la TNI, ce programme de recherche s’infléchit considérablement à partir des années 2000 avec la prise en compte des questions du changement institutionnel et du rôle que les acteurs y jouent (Leca 2006). Avec ce changement la TNI reconnait de véritables capacités stratégiques aux acteurs, c’est-à-dire la possibilité de prendre une distance réflexive vis-à-vis des institutions. Un nombre croissant de travaux tente alors d’expliquer comment des acteurs peuvent essayer d’agir intentionnellement afin de façonner les institutions. Dès lors il s’agit d’étudier les stratégies de ces acteurs appelés « entrepreneurs institutionnels » (Battilana, Leca et Boxenbaum, 2009). Cette évolution a cependant deux limites qui ont conduit récemment à de nouveaux développements. D’une part, si les stratégies des entrepreneurs institutionnels ont été analysées, les ressources et les compétences nécessaires pour les mettre en oeuvre n’ont jamais été systématiquement étudiées (pour une tentative voir Battilana et Leca, 2009). D’autre part, en regardant les entrepreneurs institutionnels, la TNI se concentre sur les seuls acteurs qui essaient de créer ou de modifier des institutions leur donnant souvent un statut de héros. Cela a conduit au développement de la notion de travail institutionnel afin de dépasser cette limite et de rendre compte des capacités stratégiques de tous les acteurs, non seulement pour créer ou remettre en cause des institutions mais également pour les maintenir.

Dans la section suivante de cet article nous discutons des ressources et des compétences que les organisations doivent avoir pour réaliser ce travail institutionnel.

Etudier le travail institutionnel par les ressources et les compétences

Agir sur les institutions en en créant de nouvelles, en maintenant ou déstabilisant celles qui existent déjà constitue selon la TNI une activité stratégique centrale pour chaque organisation (Lawrence et Suddaby, 2006). Mais pour réussir à façonner les institutions et influencer les règles du jeu en leur faveur, les organisations doivent se doter de ressources et de compétences particulières. Partant de la revue approfondie des travaux sur l’entrepreneuriat institutionnel effectuée par Batillana et al. (2009) nous avons pu distinguer quatre phases du travail institutionnel : la compréhension de l’environnement, la mise en place d’une justification, la mobilisation de soutiens politiques et le contrôle de l’accès aux ressources essentielles. Nous avons ensuite utilisé les ressources et les compétences présentées comme utiles au travail institutionnel dans les travaux existants. Les recherches sur le travail institutionnel insistent ainsi sur les connaissances comme une ressource nécessaire pour s’engager dans le travail institutionnel (Ben Slimane et Leca, 2010), et le capital social comme une condition de sa réussite (par exemple Battilana et al., 2009). Les compétences discursives ont été identifiées comme essentielles pour assurer l’adhésion d’autres acteurs (Ben Slimane, 2012). Le rôle des compétences émotionnelles dans le travail institutionnel n’a été souligné que plus récemment (Voronov et Vince, 2012). Alors que les travaux antérieurs ont mobilisé ces ressources ou ces compétences pour étudier certaines phases du processus de travail institutionnel, notre contribution consiste à systématiser cette démarche c’est-à-dire à prendre en compte l’importance de ces ressources et de ces compétences à chaque phase du processus de travail institutionnel.

Les phases du travail institutionnel

En se fondant sur la littérature antérieure il est possible de déterminer quatre phases qui composent le travail institutionnel et sont nécessaires à sa réalisation : 1) la compréhension de l’environnement 2) la mise en place d’une justification 3) la mobilisation de soutiens politiques, et 4) le contrôle de l’accès aux ressources essentielles : matérielles et immatérielles.

La compréhension de l’environnement : Le premier problème qui se pose est la myopie vis-à-vis de l’environnement institutionnel, ce qui implique une prise de distance réflexive pour envisager d’autres règles et admettre que les règles actuelles peuvent être modifiées.

La mise en place d’une justification : Entrainer d’autres acteurs dans un projet institutionnel implique de justifier celui-ci de manière convaincante.

La mobilisation de soutiens politiques : Modifier les institutions implique également d’obtenir le soutien des acteurs les plus importants, et de persuader les plus récalcitrants. Alors que la justification initiale peut être générale il s’agit ici de faire un travail plus précis visant à convaincre les acteurs dont l’adhésion peut entrainer le soutien général au projet, ou tout au moins à en réduire l’opposition.

Le contrôle de l’accès aux ressources essentielles : Au-delà des dimensions discursives et sociales, les formes de travail institutionnel impliquent d’agir sur les ressources qui sont nécessaires à la poursuite de l’activité dans le champ. Les ressources visées ici sont toutes les ressources matérielles (financières, humaines) aussi bien qu’immatérielles (réputation, légitimité) dont une organisation a besoin pour continuer à opérer dans une activité donnée.

Les travaux existants ne proposent pas un cadre conceptuel clair et cohérent des ressources et des compétences nécessaires au travail institutionnel. C’est à ce manque que nous tentons de remédier dans la section suivante en distinguant deux types de ressources et deux types de compétences nécessaires au travail institutionnel.

Les types de ressources et compétences nécessaires au travail institutionnel

En partant des travaux du MRC nous définissons les ressources comme des actifs tangibles ou intangibles à partir desquels il est possible de construire un avantage concurrentiel, et les compétences comme les aptitudes permettant d’assembler ces ressources (Danneels, 2002; Grant, 1991). Parmi les ressources nécessaires au travail institutionnel nous distinguons le stock de connaissances de l’organisation et ses relations sociales, et parmi les compétences, les compétences émotionnelles et les compétences discursives.

Les connaissances : La condition première à l’action réside dans l’acquisition des savoirs et des connaissances, qu’ils soient de nature sociale ou technique. Ces connaissances peuvent être pratiques et mobilisables dans l’action de manières routinières, ou réflexives et utilisables alors de manière stratégique. Ce second type de connaissances est crucial dans le travail institutionnel (Ben Slimane et Leca, 2010).

Les relations sociales : Les relations sociales sont les canaux par lesquels transitent les connaissances ainsi que les pressions sociales (Hoffman, 1999). Elles sont au coeur de toute stratégie d’intervention sur l’environnement institutionnel.

Les compétences émotionnelles : Voronov et Vince (2012) ont récemment pointé l’importance des émotions en soulignant que l’attachement aux institutions n’est pas seulement rationnel mais bien souvent émotionnel. De même la capacité de s’adresser aux émotions et pas seulement à la raison des alliés potentiels, est importante pour imposer un changement (Ben Slimane, 2012).

Les compétences discursives : Contrairement aux compétences émotionnelles négligées dans la littérature, l’usage et l’importance du discours dans le travail institutionnel a été souligné à partir des années 2000. Au travers du discours les acteurs peuvent créer identités, sens social, connaissances, convaincre, persuader ou défendre les institutions. Maguire et Hardy (2009) parlent ainsi de travail institutionnel discursif.

Dans la section qui suit nous analysons l’usage de ces ressources et compétences au cours des quatre phases du travail institutionnel que nous avons présentées.

Analyser l’usage des ressources et des compétences dans le travail institutionnel

Pour chaque phase du travail institutionnel les ressources et les compétences différent. Nous présentons celles-ci dans la figure 1 avant d’en détailler les spécificités par phase.

Figure 1

Les ressources et les compétences du travail institutionel

Les ressources et les compétences du travail institutionel

-> Voir la liste des figures

La compréhension de l’environnement

Tout travail institutionnel nécessite une prise de distance afin de développer une compréhension réflexive des institutions. Alors que celles-ci sont parfois ‘tenues pour acquises’ par les acteurs, des ressources et des compétences peuvent aider ces acteurs à en questionner le sens et l’existence.

Les ressources

La première ressource qui aide à une prise de distance est une culture organisationnelle hétérogène. Celle-ci peut venir d’employés de cultures nationales, de formations, ou de parcours professionnels différents. Cette diversité constitue un stock de ressources permettant de disposer de multiples grilles de lecture pour analyser l’environnement et de juguler l’inertie cognitive. Une pratique tenue pour acquise par certains membres de l’organisation peut apparaître comme aberrante à d’autres qui disposent d’expériences différentes et sont donc plus capables de questionner ce qui est tenu pour acquis. A contrario, l’homogénéité de la culture organisationnelle (Oliver, 1997) ou une connaissance de la seule industrie dans laquelle l’organisation opère (Bijker, 1987) rendent difficile la détection de manières de faire alternatives.

Une seconde ressource tient aux relations dont l’organisation dispose hors du champ. C’est par ces relations que les organisations peuvent connaître des modèles alternatifs. Greenwood et al. (2002) montrent par exemple comment les grands cabinets d’audit ont importé et tenté d’imposer la structure multi-activités qu’ils avaient découverte chez leurs grands clients étrangers .Les liens sont ici utiles dans la mesure où ils permettent d’accéder à une grande diversité d’informations. La théorie des réseaux sociaux suggère qu’il est alors intéressant que ces liens soient nombreux et faibles (Granovetter, 1985).

Les compétences

La compétence émotionnelle en jeu ici est la capacité à désinvestir émotionnellement vis-à-vis des pratiques en place. Voronov et Vince (2012) soulignent que l’attachement émotionnel aux institutions rend la mise à distance difficile. C’est à ce titre que la capacité à désinvestir émotionnellement intervient. Si le cadre institutionnel en place faillit encore faut-il avoir les compétences pour reconnaitre cette déficience. Ainsi il a fallu plusieurs années aux fabricants de voitures américaines pour admettre que leurs pratiques de production devaient être revues suite au succès des voitures japonaises et que celui-ci ne pouvait pas s’expliquer uniquement par des différences de coût de main d’oeuvre ou des pratiques de dumping.

Discursivement il s’agit de pouvoir mettre en forme des scénarios possibles de transposition ou de traduction des logiques et des pratiques observées dans d’autres champs. Le cas du succès d’ARESE[1] dans l’investissement socialement responsable montre bien l’importance du travail de traduction pour adapter un modèle développé à l’étranger dans un contexte national. Il s’agit pour les équipes d’ARESE de pouvoir expliciter, pour sa propre réflexion stratégique, les spécificités du modèle alternatif et la manière dont il pouvait être adapté à la situation française (Gond, 2010).

L’analyse de l’environnement est suivie par un travail de justification du changement, ou du maintien des institutions, vis-à-vis des autres acteurs.

La justification du projet

Dans cette étape il s’agit de justifier le projet de changement, de maintien ou de remise en cause des institutions.

Les ressources

Les connaissances accumulées dans l’organisation sont ici également importantes. Mais alors que ce qui importait dans la phase précédente de l’analyse de l’environnement était une connaissance large s’étendant au-delà du champ, il faut ici une connaissance en profondeur du champ dans lequel l’organisation opère. L’enjeu est en effet de convaincre les membres du champ d’apporter leur soutien en leur démontrant que le changement proposé est cohérent avec leurs pratiques antérieures. Ceci implique une connaissance précise de leurs cadres de pensée et de leurs pratiques. Hargadon et Douglas (2001) montrent ainsi comment Edison est parvenu à imposer l’éclairage public à l’électricité face à l’éclairage au gaz en adaptant son éclairage pour qu’il corresponde le plus possible aux pratiques en place. Une bonne connaissance de l’histoire du champ peut également servir pour le développement d’arguments rhétoriques.

De même, le capital social utile ici est une centralité de proximité élevée c’est-à-dire le fait de pouvoir contacter le plus rapidement possible le plus grand nombre de membres du champ afin de diffuser son message. Des liens avec des acteurs différents de soi (liens hétérophiles), à l’intérieur du champ sont aussi un élément facilitant la diffusion du discours de justification dans différents groupes. L’enseigne de grande distribution française Carrefour s’est investie dans une stratégie qui rend la grande distribution plus locale en privilégiant les circuits courts et en nouant des liens avec des centaines de PME autour d’une marque de produits avec des identités territoriales françaises. Ces liens permettent à Carrefour une grande proximité avec des acteurs relais de ses messages (Messeghem 2005).

Les compétences

Les compétences émotionnelles ont ici un rôle central. Elles permettent notamment de fournir une motivation stimulante (inspirational motivation) qui repose sur la capacité à donner un sens, à la fois rationnel et émotionnel, au projet institutionnel pour qu’il puisse entrer en résonance avec les préoccupations des autres membres du champ. La menace d’une destruction de l’industrie dans son ensemble est ainsi fréquemment utilisée dans les stratégies de travail institutionnel. Ce fut le cas par exemple dans l’industrie de la musique où les maisons de disques ont présenté le piratage comme une menace pour l’ensemble des acteurs du champ afin de fédérer les artistes et de créer une communauté de destin (Moyon et Lecocq, 2010).

Les compétences discursives nécessaires sont ici des compétences de cadrage c’est-à-dire la capacité à articuler dans un discours cohérent un diagnostic des problèmes, des recommandations concernant ce qui devrait être fait et un cadre motivationnel visant à convaincre les autres acteurs que le projet est conforme à leurs intérêts et justifie leur mobilisation (Benford et Snow, 2000). Ce sont tous les acteurs du champ qui sont alors visés.

Par exemple, dans sa lutte pour limiter la TNT[2], TF1, la chaîne de télévision leader de son marché en France, s’est employée à montrer que tous les principaux membres du champ allaient perdre à un tel changement institutionnel. Elle a souligné que la perte d’audience pour les chaînes existantes qu’entrainerait la TNT réduirait par ricochet leur contribution au financement du cinéma français. Ce qui a permis de retarder le projet (Ben Slimane, 2012).

La mobilisation de soutiens politiques

L’étape suivante incarne le jeu politique qui consiste à faire grossir la coalition des alliés, à convaincre les acteurs influents et puissants du champ et à réduire le nombre des opposants au projet institutionnel porté par l’organisation. Il s’agit alors de viser plus précisément certains acteurs.

Les ressources

La première des ressources nécessaires est une excellente connaissance du champ, des pratiques au sein de celui-ci, et des rapports de force. Il faut être capable de savoir qui doit être considéré comme un acteur incontournable et qui est plus périphérique et moins influent. Alors que dans l’étape précédente il s’agissait de convaincre le plus grand nombre de personnes, il s’agit ici de viser les plus puissants du champ et les récalcitrants en s’adaptant à ce qu’ils souhaitent (Barabel et al., 2006). Par exemple, Edison a réussi à mobiliser la banque Morgan Stanley dans le déploiement de l’éclairage électrique en mettant en avant les retombées financières du projet (Hargadon et Douglas 2001). La banque a aussi réussi à faire adhérer des industriels autour du projet d’Edison.

Sur le plan relationnel, l’enjeu est de pouvoir accéder d’une part aux acteurs les plus influents du champ, d’autre part de disposer de liens avec les réticents. La connexion avec les acteurs les plus centraux du champ s’évalue par la centralité d’eigenvector (Bonachich, 1987). Plus celle-ci est élevée et plus l’organisation dispose de liens avec des acteurs qui ont eux-mêmes de nombreux liens. Avoir une centralité d’eigenvector élevée permet ainsi d’atteindre plus facilement les acteurs les plus influents du champ. Vis-à-vis des réticents, Battilana et Casciaro (2012) ont montré l’intérêt de liens forts et informels, par exemple d’amitié, avec des acteurs qui hésitent à adhérer à un projet de changement institutionnel.

Les compétences

La compétence émotionnelle nécessaire est la capacité à développer une empathie avec les acteurs spécifiques qu’il reste à convaincre, c’est-à-dire l’aptitude à se mettre à leur place, afin de mieux comprendre leurs préoccupations et de développer une stratégie en conséquence. Fligstein (1997) insiste sur l’importance de cette empathie pour développer un travail efficace de mobilisation des soutiens politiques. Il s’agit d’utiliser cette empathie pour développer des arguments adaptés qui ‘résonnent’ avec les préoccupations des acteurs que l’on essaie de convaincre et permet de leur suggérer que l’organisation partage avec eux des intérêts communs que le projet institutionnel plaidé permettra de favoriser. Michel Edouard Leclerc, PDG de l’enseigne de grande distribution éponyme, dans sa tentative d’obtenir des changements dans le secteur a fait part d’une grande empathie à l’égard des acteurs de la grande distribution en tenant des positions contre les hard discounters étrangers visant à convaincre spécifiquement certains acteurs importants. Les compétences discursives nécessaires ici sont plus précises que dans la phase précédente. Le cadrage discursif doit être affiné afin de s’adapter aux préoccupations des acteurs réticents. L’organisation doit développer différents discours en fonction des différents acteurs.

Ceci peut également conduire à modifier le projet initial afin de l’adapter aux demandes des acteurs réticents sans lesquels il ne peut pas réussir (Fligstein, 1997). Etudiant l’interdiction des pesticides, Hardy et Maguire (2010) montrent la diversité des discours. Au-delà du discours général et public, les acteurs adaptent leur argumentaire aux acteurs réticents et acceptent même certaines dérogations afin d’obtenir un accord global.

Le contrôle de l’accès aux ressources essentielles

La réussite d’un projet d’institutionnalisation, ou le maintien d’institutions en place reposent également sur la possibilité de contrôler l’accès aux ressources essentielles du champ comme moyen de contraindre ou d’inciter les autres à soutenir le projet.

Les ressources

Ce contrôle passe d’abord par une connaissance des ressources essentielles du champ. Ces ressources varient en effet pour partie d’un champ à l’autre. Ainsi Sun est parvenu à imposer Java contre le produit concurrent de Microsoft en autorisant l’accès gratuit au logiciel plutôt que d’en faire payer l’accès (Garud et al., 2002). La ressource essentielle dans le champ est devenue la communauté de développeurs et non plus le code source des logiciels.

La ressource relationnelle utile pour superviser l’accès à ces ressources essentielles est le contrôle des trous structuraux au sein du champ. Un trou structural est un espace vide entre plusieurs groupes d’acteurs fortement liés entre eux. Burt (2001) a montré que jouer le rôle d’intermédiaire entre ces groupes procure des avantages, y compris de pouvoir contrôler les flux de ressources entre les groupes. Dans le champ de l’industrie musicale la SACEM[3] occupe un tel trou en faisant le lien entre les artistes, qu’elle représente, les maisons d’édition et l’Etat. Sa centralité dans le champ lui donne d’autant plus de puissance qu’elle contrôle les schémas de distribution de valeur entre artistes et maisons d’édition. Ainsi le contrôle des ressources essentielles est facilitée par la centralité d’intermédiarité qui correspond au contrôle des trous structuraux et donc à la possibilité pour un acteur de contrôler les relations entre deux autres acteurs.

Les compétences

Les compétences émotionnelles interviennent pour créer un sentiment d’équité quant à la distribution des ressources. Celle-ci doit dépendre d’une manière claire de l’adhésion au projet. Zietsma et Lawrence (2010) montrent que les accords obtenus entre les entreprises de bois et les populations indigènes ont été perçus par la majorité des acteurs comme justes parce qu’ils prenaient en compte les intérêts des populations locales et la croissance de l’activité de la coupe de bois, tout en effectuant des arbitrages perçus par tous comme équitables.

Discursivement, ceci doit s’incarner par des critères clairs d’allocation des ressources essentielles en fonction de cette adhésion. Quand le gouvernement et le CSA[4] l’organisme de régulation de l’audiovisuel en France, ont amorcé le lancement de la TNT plus de 69 acteurs ont postulé pour la création de nouvelles chaînes. Au final la majorité des acteurs a été écartée car le CSA a posé des conditions concernant les moyens financiers des postulants et des obligations sur la provenance des programmes (majoritairement française). Ainsi les compétences discursives sont importantes pour définir qui a droit aux ressources essentielles et dans quelles proportions.

Conclusion

Le but de cette note était d’explorer comment le MRC peut contribuer à l’analyse du travail institutionnel. Cet article s’inscrit dans la lignée des travaux visant à rapprocher stratégie et TNI (par exemple Durand, 2012; Oliver, 1991, 1997). L’argument central se situe dans le prolongement de la stratégie de manipulation d’Oliver. Il postule que les entreprises sont à même d’agir sur les institutions en faisant des choix et d’utiliser pour mettre en oeuvre ces choix des ressources et des compétences particulières. Ces stratégies ont pour but de permettre aux entreprises de façonner l’environnement institutionnel afin de stabiliser l’accès aux ressources et de favoriser leur propre position, comme l’illustrent les cas de Sun ou de la SACEM.

D’un point de vue pratique notre approche peut permettre aux managers d’identifier non seulement les ressources et les compétences nécessaires pour mener une stratégie de travail institutionnel, mais également en fonction de la phase dans laquelle ils se situent, de déterminer quelles sont les caractéristiques requises de ces ressources et de ces compétences. S’il peut être difficile pour les managers de situer avec précision le passage d’une phase à une autre, l’un des apports de cette note est de distinguer ces phases et de donner aux managers un outil leur permettant de s’interroger sur les compétences et les ressources nécessaires à leurs stratégies.

Cette note ne constitue cependant qu’une première étape dans le rapprochement entre MRC et TNI. D’une part elle peut permettre de développer d’autres recherches visant à étudier le rôle d’autres types de ressources et de compétences, au-delà des quatre étudiées ici, dans le travail institutionnel. Si nous avons opéré un choix dans la sélection des ressources et des compétences il est probable que des éléments comme la réputation ou les ressources financières, entre autres, puissent jouer un rôle dont il reste à déterminer l’importance, et les modalités selon les phases. D’autre part, un rapprochement entre MRC et TNI implique également d’étudier la manière dont les caractéristiques spécifiques de l’environnement institutionnel propre à un champ peut affecter l’importance des ressources et des compétences dans ce champ. Ainsi, dans le champ de l’exploitation cinématographique, il existe des ressources spécifiques liées au capital politique ou culturel (au sens de reconnaissance artistique officielle) dont la détention facilite le travail institutionnel, et il semble peu certain que ces ressources aient une valeur équivalente dans un autre champ.

La problématique de transfert de capitaux d’un champ à un autre, ses enjeux et ses difficultés, pourrait trouver dans les travaux de Pierre Bourdieu des pistes de réflexions prometteuses (Bourdieu, 1997, p.124).

Une analyse plus précise de la manière dont l’environnement institutionnel impacte la valorisation des ressources et des compétences, ainsi que les éventuelles limites de cet impact et la manière dont cela affecte le travail institutionnel des acteurs, restent donc à étudier.