Corps de l’article

La recherche en management a pour objet de comprendre et d’expliquer des situations organisationnelles concrètes et de guider l’action que ces dernières requièrent. Dès lors qu’il s’agit de comprendre l’action organisée, ces problématiques appellent la prise en compte d’une pluralité de dimensions, temporalités, environnements, instruments et acteurs inter-reliés. Pour ce faire elle doit donc s’appuyer sur des concepts et des méthodes qui permettent d’appréhender des situations dans leur globalité. Pour capter ces objets multidimensionnels, les chercheurs ont recours à diverses méthodologies comme les approches qualitatives et quantitatives mais qu’en est-il des méthodes mixant ces deux approches ? Weick (1979) souligne que si une approche méthodologique « unique » est appliquée dans un contexte complexe, seule une petite partie de la réalité sera révélée. Cette observation nous conduit à nous interroger sur l’utilisation des méthodes mixtes dans les recherches francophones en management.

Bien que les méthodes mixtes soient largement développées dans d’autres disciplines comme en sociologie (Bryman, 2007), en psychologie (Creswell, 1999) et en éducation (Greene et al., 1989; Tashakkori et Teddie, 2003) l’essor est visible uniquement depuis une dizaine d’années en sciences de gestion avec des recherches notamment en système d’information (Mingers, 2003) en management international (Hurmerinta-Peltomäki et al., 2006) en entrepreneuriat (Hohenthal, 2006) ou encore en marketing (Koller, 2008).

L’objet de cette note de recherche est de faire d’une part un état des lieux de la place accordée aux méthodes mixtes dans la recherche francophone en management et de comprendre d’autre part, comment et pourquoi les chercheurs emploient ces méthodes mixtes. Pour ce faire nous réalisons une étude bibliographique de 2341 articles issus de trois supports : les actes de l’Association Internationale en Management Stratégique (AIMS), les revues M@n@gement et Management International de 1996 à 2012. Cette note de recherche est structurée en quatre parties : après avoir exposé une synthèse de la littérature sur les méthodes mixtes, nous présentons la méthodologie de recherche et les résultats, pour enfin proposer une discussion de ces résultats au regard de la littérature existante.

Revue de littérature

Dans cette première partie, après la présentation des méthodes mixtes comme une possible troisième approche méthodologique, nous nous intéressons aux différents designs et aux motivations qui conduisent les chercheurs à employer ces méthodes. Enfin, nous faisons un point sur les méthodes mixtes dans la recherche francophone en management.

Les méthodes mixtes : Une troisième approche méthodologique ?

Toute recherche nécessite de trouver une articulation cohérente entre les différents éléments qui la composent que sont la problématique, la littérature, les données, l’analyse et les résultats (Royer et Zarlowski, 2003). Une question fondamentale se présente à tout chercheur : « comment aborder la dimension empirique de sa recherche ? ». Le chercheur doit avoir une réflexion sur sa méthodologie qui, pour Teddie et Tashakorri (2009) est une approche globale de la recherche précisant comment la question de recherche doit être posée et comment le chercheur doit y répondre. Une fois définie sa méthodologie, le chercheur s’interroge sur la ou les méthodes à utiliser. La méthode est définie comme « les stratégies et les procédures spécifiques pour la mise en oeuvre du design de la recherche, comprenant la collecte de données, l’analyse de données et l’interprétation des résultats. » (Teddie et Tashakorri, 2009, p.21). Pour résumer, le design de la recherche est le ciment qui permet de rendre cohérent et solide l’ensemble des choix du chercheur; la méthodologie est la façon générale que l’on a de répondre à la question de recherche et la méthode regroupe l’ensemble des techniques de collecte et d’analyse des données.

Il est de tradition en sciences de gestion de faire une distinction entre les méthodes qualitatives et quantitatives. Les partisans des méthodes quantitatives[1] défendent une recherche objective, déductive, causale, exempte de biais et généralisable, alors que les tenants des méthodes qualitatives[2] nuancent la recherche absolue d’objectivité à la fois impossible à atteindre et non souhaitable. Ils accordent plus d’importance au contexte de l’étude, aux descriptions riches, prenant en compte l’interprétation des acteurs et la construction d’actions et de connaissances collectives. Les partisans de ces deux méthodes se sont longtemps opposés arguant la supériorité de chacune d’entre elles et minimisant les apports de l’autre méthode.

Bien que l’utilisation combinée de ces méthodes ne soit pas un phénomène nouveau dans d’autres disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie et les sciences de l’éducation (Lynd & Lynd, 1929/1959) aucun rapprochement de ces méthodes n’a été sérieusement et scientifiquement envisagé en sciences de gestion, jusqu’aux années 1960.

Campbell et Fisk (1959) sont les premiers à formaliser une pratique d’utilisation de plusieurs méthodes de recherche appelée « opérationalisme multiple ». Ils arguent que la convergence des résultats par une ou plusieurs méthodes renforce la validité de ces dernières. Cette idée d’opérationnalisme se situe au niveau de la construction et du renforcement de la technique de mesure et non des résultats. Denzin (1978) et Jick (1979) introduisent le concept de triangulation. Denzin (1978) distingue quatre types de triangulation, une au niveau des données, une autre au niveau des investigateurs, une troisième au niveau des théories et une dernière au niveau de la méthodologie. Denzin (1978) distingue également les intra-méthodes de triangulation (« within-methods ») qui font références à l’utilisation de plusieurs méthodes uniquement quantitatives ou uniquement qualitatives dans une même étude et les inter-méthodes de triangulation (« between-methods ») qui impliquent l’utilisation conjointe des méthodes qualitatives/quantitatives dans une même recherche. Ce concept de triangulation n’est pas un terme spécifique à la combinaison de méthodes de nature différente puisqu’il peut être également employé pour la combinaison d’autres dimensions comme les théories, comme des méthodes de même nature ou le travail conjoint entre chercheurs. Néanmoins ces travaux ouvrent la voie à un rapprochement des méthodes qualitatives et quantitatives et sont animés d’une volonté de répondre de façon pragmatique aux questions de recherche.

Ces premiers travaux ont été confrontés à une « guerre de paradigmes » (Gage, 1989) et leur développement a, par conséquent été ralenti. Le paradigme est un système de croyances dans lequel s’inscrit le chercheur et qui lui fournit des éléments de réponses aux trois questions suivantes : quelle est la nature de la connaissance produite ? (nature de la « réalité »); comment la connaissance est elle engendrée ? (chemin de la connaissance scientifique); quels sont la valeur et le statut de cette connaissance ? (critère de validité) (Thiétart, 1999). En sciences de gestion, les principaux paradigmes sont le positivisme, l’interprétativisme et le constructivisme[3]. Une méthode se construit, se choisit sous le prisme d’un certain paradigme. Dans une épistémologie constructiviste ou interprétativiste, le chercheur choisira plus naturellement une démarche inductive et approche qualitative, tandis que dans une épistémologie positiviste, le choix se portera plutôt sur une démarche déductive et une approche quantitative. Il y a donc une association implicite entre paradigme, démarche et approche. Le mélange des approches qualitative et quantitative peut être vu comme un mélange de paradigmes mutuellement exclusifs et difficilement conciliables (Hammersley, 1992). Cette thèse de l’incompatibilité (Howe, 1988) soutient que les méthodes de collectes de données inhérentes aux deux approches qualitative et quantitative ne peuvent pas être alliées étant chacune liée à un seul paradigme de recherche (Kuhn, 1962). Pour pallier ces critiques, un paradigme différent est apparut : le pragmatisme. Il indique que les choix méthodologiques devraient être déterminés par la question de recherche plutôt que par des hypothèses épistémologiques et ontologiques du paradigme dans lequel s’inscrit le chercheur. Selon Teddlie et Tashakkori (2009), ce paradigme pragmatique ne doit pas être mis en opposition aux autres paradigmes. Cet appel pour le pragmatisme dans la littérature anglo-saxonne, rejoint la proposition pour l’aménagement des paradigmes et des postures épistémologiques développées par Thiétart (1999). La coexistence des paradigmes peut être considérée comme une opportunité pour l’enrichissement de la connaissance.

La pragmatisme n’a pas pour objectif d’élaborer un système philosophique relatant le processus de création de connaissances mais vise à fournir un ensemble d’outils philosophiques permettant de résoudre un problème.

Durant les années 1980 à 2000, les chercheurs ont principalement développé des procédures de mise en oeuvre de ces méthodes mixtes travaillant sur les définitions et typologies des différentes combinaisons. Néanmoins, nous constatons que certaines confusions demeurent au niveau de la terminologie et de la définition traduisant la relative jeunesse et le manque de structuration du champ. Dans la littérature, les méthodes mixtes ont eu des appellations très diverses « multi méthodes […], multi stratégies […], méthodes mixtes […] ou méthodologies mixtes » (Bryman, 2007); « méthodes combinatoires (combining methods); méthodes intégratives (Cresswell et al., 2003) ». Le terme « mixed methods research » traduit « méthodes mixtes » en français est devenu le terme le plus couramment employé. Il est cependant important de préciser que le mot « methods » peut être compris de façon plus large et nous le comprenons au sens de méthodologie tel que conçu et décrit par Greene (2006). Cette conception permet d’élargir le champ des méthodes mixtes non pas uniquement à la combinaison de données mais également à la combinaison de méthodes.

Constatant la pluralité de définitions du concept de méthodes mixtes, Johnson et al. (2007) ont interrogé les chercheurs leaders[4] dans ce champ afin de clarifier les frontières des méthodes mixtes. Ils ont obtenu 19 définitions. L’analyse de contenu, a révélé cinq dimensions : (1) l’objet de la combinaison (tous les chercheurs interrogés s’accordent sur le fait que cela concerne la combinaison de données issues de deux méthodes quantitative et qualitative; un seul auteur élargit cette définition à un mélange des paradigmes de recherches[5]); (2) le moment du mix (pour trois des dix neuf auteurs une recherche est mixte si le mix s’effectue au niveau de la collecte des données, pour deux d’entre eux le mix prend place au niveau de la collecte et de l’analyse des données et les douze autres auteurs suggèrent explicitement ou implicitement que le mélange peut se produire à tous les stades de la recherche); (3) l’ampleur du mix (cette dimension place la méthode mixte sur un continuum d’intensité allant du simple mix au niveau des données au mix au niveau de la méthode; (4) les raisons du mix (la plupart des définitions affichées par les chercheurs interviewés mentionnent un ou plusieurs objectifs pour conduire une recherche mixte. Sept auteurs indiquent la meilleure compréhension et l’image plus complète du phénomène étudié; cinq auteurs portent leur attention sur la corroboration des résultats et les cinq autres incluent à la fois la compréhension plus large du thème et la corroboration des résultats); (5) l’orientation de la recherche peut prendre deux formes : « bottom-up » (Tashakkori, 2006) et « top-down » (Mertens, 2003). Dans une démarche « bottom-up », le chercheur part d’une revue de littérature pour construire une question de recherche qui le conduit à choisir une méthode mixte. Dans le vocabulaire français cette approche peut être qualifiée de déductive. Dans une démarche « top-down », le chercheur part du terrain qu’il analyse avec une méthode mixte pour faire émerger du terrain une question de recherche. Cette démarche est communément qualifiée d’inductive dans les recherches françaises. Selon Johnson et al. (2007) ces deux démarches ne sont pas dichotomiques, au contraire, les recherches en méthodes mixtes se situent le long de ce continuum “bottom-up/top-down” (déductif/inductif). De plus, Creswell (2009) renforce cette position au sujet de la définition d’une méthode mixte de recherche, qui devrait non seulement utiliser des données quantitatives et qualitatives (collecte et analyse) et déclare explicitement qu’un atout des méthodes mixtes est de combiner également une démarche déductive et une démarche inductive.

A l’issu de leur analyse, les auteurs ont proposé la définition suivante : « Une recherche en méthodes mixtes est un type de recherche dans laquelle un chercheur ou une équipe de chercheurs combine des éléments de méthodes qualitatives et quantitatives (par exemple, l’utilisation de points de vue qualitatif et quantitatif, la collecte de données, l’analyse, les techniques d’inférence) pour répondre à l’ampleur et à la profondeur des besoins de compréhension et de corroboration de l’étude » (Johnson et al., 2007, p.123).

Quels sont les designs de méthodes mixtes ?

Les méthodes mixtes sont classées selon deux dimensions : la temporalité et la pondération. Concernant la temporalité, on distingue les processus séquentiels et les processus simultanés. Dans un processus séquentiel, le chercheur explique ou développe les résultats issus d’une méthode grâce à une autre méthode : par exemple, étude qualitative (exploration) suivie d’une étude quantitative (généralisation des résultats) ou une étude quantitative (test de théories) suivie d’une étude qualitative (analyse détaillée de quelques cas). Dans un processus séquentiel, les différents types de données sont collectés et analysés les uns après les autres. Lors d’un processus simultané, le chercheur rapproche les données quantitatives et qualitatives pour fournir une analyse complète de la question de recherche. Dans cette conception, les deux formes de données sont recueillies en même temps et sont ensuite intégrées dans l’interprétation des résultats globaux. La pondération correspond au poids et statut relatifs de chaque méthode. Le statut équivalent correspond à la situation où les deux méthodes ont la même importance. Le statut dominant indique que l’une des deux méthodes a été privilégiée dans la phase de collecte ou dans la phase d’analyse.

Morse (1991) développe un système de notation des designs de méthodes mixtes communément admis et que nous utiliserons dans cet article. Les méthodes quantitatives sont notées QUAN, les méthodes qualitatives sont notées QUAL. Ces abréviations écrites en majuscule indiquent quand l’une des deux méthodes est dominante. Lorsque l’emploi des méthodes est simultané, on les sépare du signe (+). Lorsque le design est séquentiel, une flèche (forme: 1940717n.jpg) indique le sens de temporalité.

Pourquoi les utiliser ? Les différents designs de méthodes mixtes

Depuis Campbell et Fiske (1959) de nombreux auteurs soulignent des arguments favorables à l’utilisation des méthodes mixtes : les limites de chacune des méthodes seraient compensées en étant utilisées conjointement (Denzin, 1978); les chercheurs seraient plus confiants dans leurs résultats (Jick, 1979; Rossman et Wilson, 1985; Greene et al., 1989); l’utilisation des méthodes mixtes stimulerait le développement créatif de recueil des données (Jick, 1979); elle permettrait de faire émerger des paradoxes provenant des deux sources de données différentes (Rossman et Wilson, 1985; Greene et al., 1989); elle aiderait à obtenir des données plus riches et enfin offrirait des possibilités pour mieux estimer les erreurs et risques de mesures (Sechrest and Sidana, 1995).

Plusieurs classifications des designs de méthodes mixtes ont été élaborées (Greene, Caracelli et Graham, 1989; Creswell, 1999; Creswell et al., 2003). Nous retenons celle de Creswell et al. (2003) qui est selon nous la plus complète. Les auteurs proposent quatre types majeurs de modèles de méthodes mixtes : la triangulation, la complémentarité, l’explication et l’exploration.

La triangulation permet d’obtenir des données différentes sur un même sujet afin de mieux comprendre le problème (Morse, 1991). Un des buts de la triangulation est la recherche de convergence ou de corroboration des résultats sur un même phénomène pour renforcer la validité de l’étude. Il peut s’agir également de confronter intentionnellement des résultats qualitatifs et quantitatifs contradictoires afin de faire émerger des paradoxes qui conduisent à de nouvelles interprétations d’un même phénomène et à la création potentielle de nouvelles connaissances. C’est ce que Greene et al. (1989) nomment initiation. Le design de complémentarité est un design de méthode mixte dans lequel un ensemble de données fournit un soutien (rôle secondaire) dans une étude basée principalement sur l’autre type de données. Ce design permet au chercheur de prendre en compte différents niveaux d’analyse d’un même phénomène. La métaphore des pelures d’oignon est souvent utilisée pour qualifier ce design qui permet également de répondre à différentes questions nécessitant des données de natures différentes. Le design explicatif est une conception séquentielle dans laquelle un type de recherche est suivi par les autres afin d’expliquer davantage ce qui a été trouvé dans la première partie. Le design exploratoire est également une conception séquentielle et consiste à utiliser des méthodes qualitatives pour découvrir les thèmes concernant une question, puis utiliser ces thèmes pour élaborer et administrer un instrument qui permettra de générer des données qui seront analysées quantitativement.

Le tableau suivant résume les principaux types de designs de méthodes mixtes combinant la motivation, la temporalité et la pondération suivant la notation de Morse (1991).

Tableau 1

Les principaux types de méthodes mixtes

Les principaux types de méthodes mixtes

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Les méthodes mixtes dans la recherche francophone en management

L’intérêt pour ces méthodes est grandissant depuis une dizaine d’années dans la littérature en management. A cet égard, nous constatons un nombre croissant d’ouvrages (Handbook of Mixed Methods in Social and Behavioural Research de Tashakkori et Teddlie, 2003), d’articles et de revues spécialisées (Journal of Mixed Methods Research créé en janvier 2007 et International Journal of Multiple Research Approaches créé en Octobre 2007) consacrés aux méthodes mixtes. Cependant, la littérature spécifique sur les méthodes mixtes est majoritairement nord-américaine. Les chercheurs français en sciences de gestion se sont attachés à opposer les approches qualitatives et les approches quantitatives plutôt qu’à les réconcilier (Pras, 1981). Généralement, les ouvrages de méthodologie francophones, consacrent très peu de pages aux méthodes mixtes (Thiétart, 1999; David, 2000).

L’ouvrage français de Savall et Zardet (2004) fait exception dans ce panorama. Ces auteurs proposent un « essai pacificateur » pour mettre fin à « la guerre de religions » qui oppose les qualitativistes aux quantitativistes (Savall et Zardet, 2004). Dans la modélisation qualimétrique, les chercheurs collectent des données qualitatives qui sont ensuite recodées en données quantitatives. Ainsi, les données qualitatives permettent de restituer la richesse intrinsèque de l’objet complexe étudié. Les données quantitatives apportent les indicateurs de mesure qui soutiennent le sens, en réduisant la subjectivité, et facilitent la comparaison de l’objet étudié (Savall et Zardet, 2004). Cette méthode adopte une approche transformative de données et autorise principalement une triangulation des données. Ainsi, l’ouvrage de Savall et Zardet (2004) constitue un exemple très spécifique d’utilisation des méthodes mélangeant du quantitatif et du qualitatif sans pour autant appartenir à la famille des méthodes mixtes.

En résumé, la littérature francophone sur les méthodes mixtes ne semble pas très développée au regard d’autres disciplines. Cette note de recherche se propose donc d’établir un état des lieux de la place accordée aux méthodes mixtes dans la recherche francophone en management afin de mieux comprendre leurs utilisations.

Méthodologie

Pour construire un panorama des méthodes utilisées par les chercheurs francophones en management, nous analysons trois supports : les actes de la conférence annuelle de l’AIMS de 1996 à 2011, les articles publiés dans la revue M@n@gement de 1998 à 2012 et les articles publiés dans la revue Management International de 1996 à 2012. Nous avons panaché notre échantillon pour pouvoir observer d’éventuelles différences. Nous avons choisi l’AIMS car cette conférence annuelle est le rendez-vous des chercheurs francophones en management et le lieu de présentation des recherches en cours. Nous avons également choisi les revues M@n@gement et Management International car elles constituent deux supports de publication souvent adoptés par des chercheurs francophones en management.

Recueil des données

Le travail sur ces supports s’est organisé en plusieurs étapes. Une première phase de travail a consisté à sauvegarder depuis le site internet de la conférence et les bases de données en ligne, l’ensemble des articles à analyser. Dans cette phase, nous nous sommes concentrés sur les articles empiriques et théoriques. Nous avons exclu les cas pédagogiques et les présentations de tables rondes contenus dans les actes des conférences de l’AIMS. Concernant les revues, nous avons exclu les éditoriaux de numéros spéciaux et les commentaires d’ouvrages. Dans une seconde phase de travail, nous avons codé, pour chaque article, le nom des auteurs, leurs institutions, le titre de l’article, les mots clés et la démarche méthodologie retenue. A cette phase, les articles ont été classés en quatre grandes catégories : théoriques, qualitatifs, quantitatifs ou mixtes. A ce stade, nous recensions 2341 articles dont 638 articles théoriques. Nous avons écarté ces articles théoriques étant donné que notre recherche porte sur des articles empiriques[6]. Notre échantillon définitif compte 1703 articles (voir tableau 2).

Les articles ont été lus séparément par les deux auteurs afin de croiser leurs interprétations sur la méthode. La fiabilité inter-codeur était satisfaisante à hauteur de 94 % (Tinsley et Weiss, 2000). Certains articles n’étant pas toujours explicites concernant la méthode employée, une lecture « entre les lignes » a parfois été nécessaire, notamment pour les articles les plus anciens dans lesquels les sections méthodologiques sont moins développées que dans les articles récents. Au total, 19 articles utilisant une méthode mixte ont été repérés et analysés en détail (Annexe 1). En accord avec la littérature, nous avons retenu les articles combinant des méthodes qualitatives et quantitatives à la fois lors de la collecte de données et lors de l’analyse. Ainsi, nous avons écarté des articles qui semblaient utiliser une méthode mixte mais qui, suite à une analyse approfondie, ne présentaient que des résultats simples (soit qualitatifs, soit quantitatifs). De même, nous avons écarté les articles dont les auteurs employaient une méthode qualitative pour collecter des données qui serviraient ensuite à la construction d’une échelle de mesure, ceci ne relevant pas selon nous des méthodes mixtes car les résultats se focalisent sur les données quantitatives (validité, fiabilité de l’échelle) sans les combiner avec les données qualitatives. Enfin, nous avons écarté les articles dont les auteurs présentaient des résultats qualitatifs et quantitatifs mais qui résultaient d’une transformation de données (quantification d’un corpus qualitatif) et non pas de la collecte de données via deux méthodes différentes.

Analyse des données

Les auteurs de cette note de recherche ont mené indépendamment une analyse thématique de contenu (Bardin, 1993) sur chacun des 19 articles retenus en lisant le corpus d’articles dans l’optique de la question de recherche. La définition des catégories de codage a été faite a priori en fonction de la revue de littérature. Nous avons repéré dans les articles analysés le design choisi et les motivations des auteurs. Dans l’analyse thématique de contenu, l’unité d’analyse peut être une portion de phrase, une phrase ou un paragraphe (Allard-Poesi et al., 2003). Ainsi, nous avons dégagé des extraits d’articles afin d’en faire une analyse qualitative dont l’objectif est d’apprécier l’importance des catégories dans le corpus. Les résultats de cette analyse qualitative de contenu sont présentés dans la section suivante.

Résultats

Dans cette section, afin de donner un panorama de l’utilisation des méthodes mixtes dans la recherche francophone en management, nous discutons le tableau 2. Dans un second temps, nous détaillons les résultats de l’analyse thématique de contenu.

Constats quantitatifs

On observe que, quel que soit, le support de publication, les méthodes qualitatives représentent en moyenne plus de 60 % des articles. Les méthodes quantitatives représentent en moyenne plus 30 % des articles. Enfin, les articles développant des méthodes mixtes ne constituent, en moyenne, que 2 % des articles étudiés. En comparaison avec des recherches précédentes, il apparait que le recours aux méthodes mixtes dans la communauté francophone en management est inférieur à celui observé dans d’autres disciplines. Mingers (2003) analyse six journaux européens et internationaux en systèmes d’information entre 1993 et 2000. Il observe que les méthodes mixtes représentent 20 % du total des articles. De même, une étude sur les publications dans les quatre plus prestigieux journaux en « international business » indique que les méthodes mixtes représentent 17 % des articles publiés sur la période 2000-2003 (Hurmerinta-Peltomäki et al., 2006). Enfin, une étude récente analysant le Strategic Management Journal entre 1997 et 2006 montre que les méthodes mixtes constituent 14,6 % des articles publiés dans ce support (Molina-Azorin, 2010).

Au-delà, de la faible proportion de méthodes mixtes, il est intéressant de noter qu’aucun des articles analysés n’utilise le terme « méthode mixte ». Il existe peu de termes francophones propres aux designs de recherche mixte. A notre connaissance, seuls Thiétart et al. (1999) parlent de « stratégie de complémentarité ». Ce constat est en accord avec de précédentes recherches sur l’utilisation des méthodes mixtes. Rouzies (2013) analyse les choix méthodologiques des chercheurs travaillant sur les fusions-acquisitions. Elle recense neuf articles utilisant une méthode mixte sur un total de 450 articles analysés. Elle note qu’aucun article n’utilise le terme « mixed method ».

Tableau 2

Répartition des articles empiriques

Répartition des articles empiriques

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Constats qualitatifs

Dans un premier temps, le tableau 3 dresse un panorama des choix en matière de pondération et de temporalité des dix-neuf articles.

Tableau 3

Présentation synthétique des articles utilisant les méthodes mixtes

Présentation synthétique des articles utilisant les méthodes mixtes

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L’analyse de contenu souligne les motivations des auteurs pour recourir aux méthodes mixtes. Parmi les dix-neuf articles analysés, nous avons repéré cinq motivations principales exprimées par les auteurs. Le tableau 4 présente des extraits illustrant ces motivations.

Tableau 4

Tableau synthétique : Résultats de l’analyse thématique de contenu

Tableau synthétique : Résultats de l’analyse thématique de contenu

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La première motivation soulignée par les auteurs est de répondre à une même question de recherche à l’aide de deux méthodes complémentaires pour apporter des éclairages plus riches et plus contrastés. La deuxième motivation a trait à la volonté d’explorer et de confirmer simultanément une même question de recherche. La troisième motivation consiste à répondre, grâce à l’utilisation de données mixtes, à deux sous-questions de recherche au sein d’un même projet de recherche. La quatrième motivation est de pallier les limites de chacune des deux méthodes lorsqu’elles sont prises séparément. La cinquième motivation a trait à l’amélioration de la validité des résultats grâce à la triangulation de plusieurs données.

Si la plupart des auteurs soulignent explicitement l’intérêt pour leur recherche d’utiliser les méthodes mixtes (Catelin, 2002; Corbel et Raytcheva, 2010; Josserand, 2004); d’autres ne mentionnent aucune motivation ou justification (Pluchart et Gnazou, 2010; Bérard, 2010).

En conclusion, l’analyse de contenu nous conduit à penser que les auteurs recourent aux méthodes mixtes pour enrichir leurs recherches soit en “amont” (le questionnement) soit en “aval” (les résultats). En effet, en utilisant une méthode mixte, les auteurs peuvent enrichir leurs questions de recherche (simultanément exploratoires et confirmatoires) ainsi que les réponses apportées à ces questions en les éclairant par deux types de données et également renforcer la validité de leurs conclusions empiriques.

Discussion

Dans un premier temps, nous discutons les résultats présentés ci-dessus. Dans un second temps, nous revenons sur la littérature pour souligner les contributions théoriques de cette note de recherche.

Nous sommes parties du constat que la recherche en management a pour ambition d’expliquer des situations organisationnelles concrètes et de guider l’action du manager. Par conséquent, les problématiques en management sont souvent complexes et elles pourraient appeler des méthodologies adaptées pour répondre à cette complexité. Or, notre connaissance de la littérature en management nous amène à penser que les chercheurs francophones emploient majoritairement des mono-méthodes. Dans cette note de recherche, nous avons souhaité questionner cette intuition en analysant l’utilisation des méthodes mixtes à travers l’étude de trois supports de publication.

Nos résultats nous conduisent à confirmer l’intuition initiale que les méthodes mixtes sont moins utilisées que les mono-méthodes. De même, le recours aux méthodes mixtes dans les supports de publications analysés est inférieur à celui d’autres études (Mingers, 2003; Hurmerinta-Peltomäki et al., 2006; Molina-Azorin, 2010). Ces constats peuvent sans doute s’expliquer par les limites associées à cette méthodologie. En effet, les méthodes mixtes sont très demandeuses de ressources et compétences. Elles combinent des méthodes de recherche qui individuellement sont consommatrices de temps. Ainsi, dans une recherche mixte avec des entretiens et des questionnaires, il est nécessaire de consacrer du temps à la réalisation et à la transcription des entretiens mais également à l’élaboration et au codage des questionnaires.

De plus, en fonction de leurs formations ou de leurs expériences, les chercheurs sont plus à l’aise avec un type de données. En effet, dès 1979, Jick souligne que la majorité des étudiants de doctorat sont préparés à utiliser un type ou l’autre de données mais rarement à combiner les deux. Ce constat de plus de 30 ans est encore valable aujourd’hui (Earley, 2007). Une analyse rapide des programmes de cours de doctorats des universités et grandes écoles françaises, via leur site internet, nous conduit à penser que les doctorants français reçoivent une formation approfondie aux méthodes quantitatives et aux méthodes qualitatives mais qu’ils ne sont pas spécifiquement formés aux méthodes mixtes. On comprend alors aisément pourquoi les chercheurs de notre échantillon utilisent peu les méthodes mixtes. Une solution pour pallier cette difficulté, liée à la spécialisation des chercheurs, consiste à travailler en équipe pour associer des compétences méthodologiques différentes.

Un autre inconvénient des méthodes mixtes a trait à la difficulté de publier (Teddlie et Tashakkori, 2009). En effet, certains journaux ont tendance à être plus réceptifs à un type de méthode (Jick, 1979). De plus, même si certains éditeurs de journaux sont intéressés par des articles développant une méthode mixte, il leur est ensuite difficile de trouver des évaluateurs spécialisés en méthodes mixtes. De même, certains journaux ont des règles de présentation des articles très contraignantes pour les recherches mixtes. En effet, dans un article développant une méthode mixte, l’auteur va devoir consacrer plus d’espace à la présentation des deux approches ce qui est rendu difficile par les standards des journaux. Le plus grand défi pour les méthodes mixtes est de décrire la complexité du design en un nombre limité de pages (Creswell et al., 2007). Enfin, en raison de la pression à la publication, les chercheurs, même lorsqu’ils ont utilisé une méthode mixte ont tendance à publier les différentes phases du projet de manière séparée afin de maximiser le nombre de publications (Hurmerinta-Peltomäki et al., 2006). Toutes ces contraintes liées à l’utilisation des méthodes mixtes pourraient expliquer nos résultats.

Nous avons vu dans la revue de la littérature, que les chercheurs en méthodes mixtes s’ancrent dans un paradigme pragmatique. Cette conception pragmatique guide nos positionnements sur les dimensions de définition des méthodes mixtes proposées par Johnson et al. (2007). Concernant l’objet de la combinaison (1) (données et/ou méthodes) un consensus est trouvé entre les chercheurs sur cette dimension : les méthodes mixtes sont une combinaison de données de sources différentes issues de méthodes quantitatives et qualitatives. Nous nous inscrivons dans ce consensus. Concernant la dimension « moment du mix » (2), nous considérons comme mixtes les articles combinant des méthodes qualitatives et quantitatives à la fois lors de la collecte de données et lors de leur analyse. Sur cette dimension nous prenons une position restrictive qui nous conduit à être en désaccord avec la majorité des articles de l’étude de Johnson et al. (2007). Nous privilégions l’idée que les méthodes mixtes permettent de mieux capter l’ampleur d’un phénomène et donc de renforcer les résultats et pas seulement l’outil de mesure. Concernant l’ampleur du mix (3), cette dimension place la méthode mixte sur un continuum d’intensité allant du simple mix au niveau des données au mix de méthodes. La majorité des articles de notre étude se situent au début de ce continuum. Il semble exister un décalage entre les possibilités offertes par les méthodes mixtes et les pratiques de terrain. Au sujet de la quatrième dimension concernant les raisons du mix (4), il apparait que la motivation pour utiliser une méthode mixte vienne serait répondre à un besoin précis des auteurs qui est d’enrichir leurs recherches en “amont” (le questionnement) ou en “aval” (les résultats). Cela nuance les résultats de Johnson et al. (2007) qui trouvent que les raisons d’utilisation des méthodes mixtes ont uniquement trait à l’enrichissement des résultats et non pas à l’enrichissement du questionnement. Enfin, la dernière dimension porte sur l’orientation de la recherche (5). L’ensemble des articles de notre échantillon présente une démarche “bottom-up” dans laquelle la problématique guide le choix de méthode. Les auteurs de notre échantillon inscrivent leur recherche uniquement sur un espace limité du continuum “bottom-up/top-down” (déductif/inductif) possible en méthode mixte.

Conclusion

Une première contribution de notre recherche est de fournir un panorama de l’utilisation des méthodes mixtes dans la recherche francophone en management. Ce type d’état des lieux a déjà été réalisé dans certains champs de la littérature anglo-saxonne mais jamais dans la littérature francophone. Une deuxième contribution porte sur l’élargissement des raisons couramment évoquées pour utiliser les méthodes mixtes. Nos résultats de l’analyse de contenu, nous conduisent à soutenir l’idée que l’utilisation des méthodes mixtes enrichit le design de recherche soit en amont (questionnement), soit en aval (résultat), soit aux deux niveaux , là où les recherches précédentes parlaient uniquement d’un enrichissement des résultats (en aval).

Enfin, nous espérons que nos résultats permettront aux chercheurs d’avoir une vision plus précise de ce que sont les méthodes mixtes, comment elles peuvent être opérationnalisées (triangulation, exploration, explication, complémentarité) et quels intérêts elles ont au regard de leur problématique.

Cet article n’est pas sans limites mais ces dernières peuvent ouvrir des perspectives de recherche. La principale limite est liée à la méthodologie retenue. Il a été parfois difficile de comprendre la démarche méthodologique suivie par les auteurs, notamment dans les articles des premières années analysées dans lesquels les aspects méthodologiques sont peu développés. Aussi, pour certains articles, on ne peut totalement écarter une part d’interprétation dans le codage par manque de précision de la part des auteurs. Une voie de recherche serait d’interroger les auteurs des articles de notre échantillon pour connaître leur vision des méthodes mixtes et leur motivation à les utiliser.

En définitive, nous espérons que notre travail contribuera à une meilleure compréhension des méthodes mixtes, des perspectives de recherches qu’elles offrent aux chercheurs francophones en management.