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Dans ce temps marqué par de fortes mobilités, les transformations identitaires deviennent plus profondes que jamais auparavant. Elles touchent et changent les « sujets multiples » (Touraine 2007), mais également les traditions culturelles et religieuses, à travers les transformations des individus et des groupes. Dans ce temps marqué également par la complexité, on est témoin de libérations et de créations spécifiques, individuelles ou communautaires et, en même temps — paradoxalement —, de l’augmentation d’oppressions particulières qui prennent la forme de relations de domination et de contrôle (Braidotti 2009). Contre ces injustices, divers espaces sont créés pour inventer de nouveaux modèles de relations afin de construire une justice relationnelle, tant entre les personnes qu’entre les cultures, les spiritualités ou les religions. Cette réalisation caractérise certaines pratiques alternatives de femmes féministes interculturelles, interspirituelles ou interreligieuses. Dans cet article, nous désirons présenter une section d’une recherche empirique qui a pour sujet les liens entre la conversion et ces pratiques alternatives. Nous apporterons aussi bien une contribution théorique, à propos du concept de conversion, qu’une contribution pratique, en montrant la façon dont des femmes spirituelles la vivent et en parlent dans le contexte contemporain.

1. Le contexte de l’étude

La recherche se situe dans le contexte du Québec, où, depuis la Révolution tranquille et la sécularisation dite rapide, un débat public a cours sur la question de la place de la religion dans l’espace public. Dans les États-nations libéraux ou néolibéraux, une opposition entre les droits des femmes et la liberté de religion s’est formée. Au Québec, le débat actuel, émotif, est relié, entre autres, au port de signes religieux ostentatoires. La question divise l’opinion publique tout comme les féministes québécoises (L’autre Parole 2012, CSF 2011, FFQ 2007). Toutefois, selon le point de vue adopté dans notre étude, nous tentons de déconstruire l’opposition binaire entre les droits des femmes et la liberté de religion. Nous étudions une position particulière : les pratiques alternatives de féministes spirituelles qui visent un changement des relations, tant sur le plan personnel que sociopolitique. Elles consistent à créer des rencontres interculturelles entre des femmes de diverses traditions coutumières, spirituelles et religieuses. Par ces pratiques, les femmes visent à se transformer elles-mêmes et à créer la justice relationnelle, l’un par l’autre.

Cette étude empirique et qualitative s’ancre dans une recherche sur l’interreligieux féministe menée à la Faculté de théologie et de sciences des religions à l’Université de Montréal[1]. Jusqu’à présent (printemps 2013), elle inclut une douzaine d’entrevues semi-structurées, réalisées à Montréal, la majorité en français (une en anglais). Elles ont toutes été considérées pour le présent travail. Une entrevue de groupe a également été organisée pour souligner les dynamiques interactionnelles et la co-création de l’étude avec les participantes. Au moment des entrevues, les participantes étaient de tous âges (de la trentaine à 81 ans). La plupart d’entre elles, très instruites, disent appartenir à la classe moyenne. Cinq des participantes sont nées au Québec, une dans une autre province canadienne et les six autres hors du Canada. Ces femmes s’inscrivent dans une diversité de traditions spirituelles et religieuses et certaines s’identifient à plusieurs traditions ; trois d’entre elles sont autochtones, trois sont chrétiennes, deux sont juives, trois sont musulmanes et une est païenne. Les noms des participantes utilisés dans notre analyse sont fictifs pour assurer la confidentialité.

Pour l’analyse des verbatims, nous avons procédé en trois phases. D’abord, les membres de l’équipe ont réalisé individuellement une lecture et une analyse préliminaire de chaque verbatim en soulignant les dimensions du récit unique des participantes. Ensuite, par un échange oral en groupe, nous avons cocréé une synthèse collective écrite des histoires. Nous utilisons enfin une méthode de la « transposition » (Braidotti 2006a) qui consiste, dans notre cas, à construire des liens, dans les deux directions : entre les contenus des verbatims et des concepts universitaires. Il s’agit, dans chaque travail conceptuel, d’une création que l’on ne peut prévoir à l’avance, mais qui permet d’atteindre le but principal du projet de recherche, celui de présenter de façon interreliée (comparer) les discours et les pratiques de femmes spirituelles diverses.

En ce qui concerne les champs d’études, la recherche se situe dans un espace interdisciplinaire en sciences des religions et en théologie.

D’une part, dans le domaine des sciences des religions, nous nous situons dans l’orbe de la problématique des rapports entre religion, féminisme et postcolonialisme (Chung Kyung 1997 ; Kwok Pui-lan 2005 ; Pilar et Rosado Nunes 2007). Nous adoptons les approches féministes, postcoloniales et antiracistes de façon interreliée. Ces positions, considérées à la fois comme personnelles, politiques et théoriques, sont partagées par les chercheuses et par la plupart des participantes. Elles visent à déconstruire des relations de domination ou de contrôle et à créer des relations justes (Couture 2013).

D’autre part, la théologie est comprise, de façon classique, comme « une intelligence de la foi ». Cette définition peut être traduite pour aujourd’hui comme « une analyse de l’autocompréhension de personnes spirituelles ou croyantes » (voir Couture 2010, 39-40). Notre recherche répond à cette conception, puisque les sources premières de nos analyses sont constituées de récits de femmes qui racontent leur autobiographie spirituelle.

2. Un concept opératoire et temporaire de conversion

La section de la recherche présentée dans le présent article a pour thème la conversion. Cette thématique est fortement reliée aux récits des participantes, car ceux-ci portent sur leurs expériences personnelles. Ils révèlent leur autocompréhension du développement d’elles-mêmes sur le plan spirituel, de leurs transformations et de leurs relations à soi, aux autres, à la nature, à une force supérieure ou à l’énergie vitale.

La mise en relation du thème de la conversion et du corpus des transcriptions des entrevues s’avère particulièrement fructueuse. D’abord, pour apprendre comment se vit la « conversion » (concept à définir) dans certaines pratiques spirituelles alternatives du temps présent. Ensuite, pour orienter l’écoute des récits des participantes qui, précisément, soulignent les changements, les déconstructions et les reconstructions de soi ainsi que celles que peuvent subir, comme nous le verrons, des coutumes, des cultures, des spiritualités ou des religions, dans ce cadre spécifique.

L’objectif de notre travail consiste à entendre, à écouter et à analyser les expériences des femmes, à partir de leur propre autocompréhension. Nous demandons de quelle manière les participantes font l’expérience de la « conversion ». Pour atteindre ce but, un premier pas consiste à construire un concept opérationnel et provisoire de « conversion » qui puisse s’accorder avec la problématique et les positions annoncées de la recherche. Il fournira le fil conducteur de la lecture des récits spirituels. Le concept proposé comporte trois dimensions.

2.1 Première dimension du concept de conversion : vers une relation/union intime avec « l’énergie vitale »

Notons que le concept courant de conversion provient de la théologie chrétienne. Soulignons également que l’entrée de la théologie chrétienne universitaire dans la modernité a exigé de celle-ci qu’elle puisse se réaliser « en toute probité intellectuelle », selon l’expression de Karl Rahner (Rahner 1983 [allemand 1976], 6), ce qui a provoqué entre autres une critique d’une certaine dogmatique et un intérêt nouveau pour une théologie existentielle. Le thème de la conversion participe de ce déplacement. Dans le Petit Dictionnaire de théologie catholique, Karl Rahner et Josef Vorgrimler la comprennent comme un retournement vers l’union intime et personnelle avec Dieu : elle comporte les deux idées (a) d’une transformation, d’un « changement d’attitude », qui conduit (b) à une union avec Dieu, à une « adhésion radicale à Dieu et à ses desseins de grâce » (Rahner et Vorgrimler 1970 [allemand 1961], 99).

Les auteurs ajoutent que la conversion est un « acte […] religieux » : plus précisément, elle est « toujours une affaire d’expérience religieuse vécue et de certitude subjective liée à cette expérience [elle relève de l’autocompréhension du sujet] ; mais la question de savoir si, dans un cas concret, Dieu est intervenu d’une manière perceptible pour opérer la conversion reste souvent insoluble » (Rahner et Vorgrimler 1970, 99). Les auteurs ont raison au sujet d’une telle insolubilité, une problématique intéressante qui ne fait cependant pas l’objet du présent travail. Ils indiquent, de plus, que la conversion survient le plus souvent à l’intérieur d’une même confession religieuse, mais qu’elle peut donner lieu aussi à un changement de confession. Cette remarque est importante, car, assez spontanément, on conçoit la conversion comme un changement de confession ou de religion, alors qu’une définition classique de la théologie chrétienne du xxe siècle la présente plutôt comme un retournement vers une union intime avec Dieu, qui se produit surtout à l’intérieur d’une propre tradition. Les récits entendus des participantes de diverses traditions spirituelles et religieuses confirment cette dernière hypothèse.

Le contexte interculturel, interspirituel et interreligieux de la recherche invite à prendre en compte des positions diversifiées. Inspirées par une définition interdisciplinaire de la spiritualité, proposée par John Hochheimer, nous suggérons de transposer l’idée chrétienne d’un retournement vers une relation existentielle d’union avec Dieu par celle, interspirituelle, d’un retour à une force propre ou énergie vitale (Life Force ou life energy) qui a été nommée diversement : shakti, Ein Sof, bios, aether, Qi, Prana ou, encore, « l’Esprit » (Hochheimer 2012, 21 et 23).

2.2 Deuxième dimension du concept de conversion : une transformation radicale vers la justice/une conscientisation

Dans une perspective féministe et postcoloniale, la théologienne africaine Mercy Oduyoye souligne la nécessité de formuler une critique de la vision patriarcale et coloniale de la conversion (Oduyoye 1996, 57) et Chung Kyung affirme que le christianisme est la religion coloniale (Chung Kyung 1997). Tout au cours de son histoire, ses pratiques missionnaires et évangélisatrices ont opéré des conversions forcées (forced conversions) dans une perspective de domination et de destruction des cultures, des spiritualités et des religions rencontrées.

Des conversions en nombre et la destruction de cultures soulèvent des questions sur la nature et les fruits de l’évangélisation. Quelles croyances, pratiques, attitudes et relations sont indicatives d’un retournement au dessein de Dieu pour toute la création ? Les théologiennes féministes soulèvent plusieurs questions quant à la mentalité patriarcale qui utilise les techniques de la conversion pour dominer les autres.

Oduyoye 1996, 57, nous traduisons[2]

De cette critique de la pratique coloniale de la conversion chrétienne découlent deux éléments. D’abord, le défi d’une décolonisation du christianisme. À peine commencée, elle est en cours et touche tous les concepts théologiques, dont la conversion. Elle consiste en un travail à accomplir en premier lieu par les personnes chrétiennes elles-mêmes. Ensuite, elle relève d’une compréhension de la conversion qui se distancie de la mission ou de l’évangélisation coloniale chrétienne et supprime toute perspective hiérarchique qui assignerait une valeur négative à la différence entre les personnes ou entre les traditions culturelles, spirituelles ou religieuses. Ces deux éléments demandent un changement : une forme de conversion.

M. Oduyoye poursuit dans cette direction, en indiquant que les mouvements de libération féministes et postcoloniaux invitent à une transformation (à une conversion) radicale en ce qui concerne la justice. Dans ces mouvements, le processus de conscientisation occupe la fonction de la conversion. Cette conscientisation a un caractère continu, personnel et collectif. Elle écrit :

[…] les mouvements féministes et de libération pour la justice appellent également les personnes à se convertir et à envisager les choses sous un jour nouveau. Lorsque cette conversion advient et que les gens prennent des mesures, avec les autres, pour changer leur société, le processus est appelé la « conscientisation ». […] voir et agir sous des jours nouveaux constitue un processus de transformation fondamental pour les féministes.

Oduyoye, 1996, 57, nous traduisons[3]

2.3 Troisième dimension du concept de conversion : autosubjectivation

M. Oduyoye n’est pas la seule à analyser un déplacement de la fonction de la conversion. Michel Foucault l’a fait en considérant l’histoire du concept, depuis les cultures grecque et romaine, et il a montré que la conversion fonctionnerait aujourd’hui avant tout comme une « conversion à soi » qui s’accomplit à travers diverses pratiques corporelles qu’il a appelées des « technologies de soi » ou encore une autosubjectivation. C’est-à-dire qu’un sujet contemporain s’engage à certains rapports au soi ou à certaines actions éthiques par lesquelles il se modifie, se prend en charge et se transforme (Mossière 2012, 6-7). Foucault comprend le soi comme une entité traversée de multiples formations de savoirs-pouvoirs contradictoires entre elles. Cette entité en mouvement perpétuel plie et déplie ces formations, ce qu’on appelle l’autosubjectivation.

Il apparait fructueux de conserver ces trois dimensions de la conversion : un retour à l’énergie vitale, la conscientisation et l’autosubjectivation. Elles s’inscrivent dans les positions féministes et postcoloniales et correspondent aux récits autobiographiques spirituels donnés par des femmes de diverses origines et positions qui ont en commun d’être engagées dans des pratiques interculturelles, interspirituelles ou interreligieuses.

Les travaux de la philosophe européenne Rosi Braidotti, féministe et antiraciste, permettent de faire des liens entre ces aspects. Lectrice de Michel Foucault et de Gilles Deleuze, entre autres, elle explique que nous vivons dans un temps de changements rapides qui se produisent à travers les transformations subjectives (autosubjectivation). Comme les changements passent à travers les sujets, ils passent aussi à travers les corps, ils sont matériels, ils prennent du temps et s’opèrent par paliers (Braidotti 2003). Braidotti propose les concepts de subjectivité féministe et de sujet durable. La subjectivité féministe vise la construction de relations non ethnocentriques et non phallocentriques. Le sujet durable demeure lié à sa propre énergie. Pour le dire dans les mots suggérés supra, il a à accomplir un retour incessant vers sa propre énergie vitale. Il reconnaît ses limites corporelles et est capable de supporter des changements sans craquer. Une question cruciale est de savoir jusqu’où le sujet durable peut changer pour exprimer sa capacité positive d’agir (Braidotti 2006b).

Braidotti soutient que, dans ce temps de changements rapides et profonds que nous vivons, l’objet classique de la philosophie, l’être, est remplacé par un nouvel objet : la subjectivité. La question centrale de la philosophie : « qu’est-ce que l’être ? », se trouve remplacée par celle-ci : « qui sommes-nous en train de devenir ? » ou, plus précisément, par celle de savoir « ce que nous voulons devenir » et « [c]omment représenter les mutations, les changements, les transformations plutôt que l’être sous ses modalités classiques ? » (Bradotti 2009, 247). De plus, pour Braidotti, d’un point de vue féministe et antiraciste, une question principale de notre temps est de savoir comment libérer la différence de sa charge négative. Selon les termes employés supra, cela se produit dans un processus continu de conscientisation féministe et antiraciste. Comment le réaliser matériellement, corporellement à travers le soi, changeant, se transformant ? Qui et comment voulons-nous devenir ? La transformation (conversion) devient le point de mire. Elle s’est ainsi révélée une question centrale, davantage qu’une question sectorielle parmi d’autres.

Il est intéressant de noter que faire une lecture des expériences de conversion de sujets féministes interculturels, interspirituels et interreligieux est une manière de répondre à ces questions cruciales. Nous considérons que les pratiques alternatives dans lesquelles les participantes de la recherche sont engagées ont la capacité de nous apprendre comment nous voulons devenir, créant des relations justes et demeurant au plus près de la force vitale qui fait vivre.

3. Expériences de conversion des participantes

Nous avons retenu quatre éléments analytiques : les récits de transformation des sujets, le rapport critique et créatif aux coutumes ou aux traditions, le désapprentissage vers la justice relationnelle et l’ascèse, le travail sur soi.

3.1 Récits de transformation de soi, soudaine ou douce

Les femmes parlent du pouvoir des récits uniques de chaque personne. La transformation de soi ou autosubjectivation des femmes se reflète dans leurs récits de vie, dans leur singularité. Le changement peut consister en une crise existentielle soudaine ou en une reconstruction de soi plutôt douce et graduelle. Il peut être relié à un certain événement, à un certain âge, ou à plusieurs événements, bouleversants ou non.

Pour la plupart des femmes, la transformation de soi se réalise à travers des rencontres avec les autres, sur le plan personnel et collectif. Les femmes racontent avoir vécu une quête spirituelle qui les a menées à connaître les sagesses diverses d’autres traditions religieuses ou spirituelles. Michelle relate être tombée de cheval à un jeune âge et avoir été placée à cette occasion face à la mort et à son Créateur. Cet accident a été pour elle un « arrêt d’agir » qui a changé son regard sur le monde. Elle a vécu une véritable conversion, sous la forme d’un retournement soudain et profond. Pendant sa guérison, elle a commencé à lire « tous les enseignements de sagesse » et à écouter des histoires provenant du monde entier. Ainsi, elle s’est reconstruite par l’autre, en réapprenant à avoir confiance, à retrouver l’amour et l’estime de soi à travers l’amour de Dieu.

Kaitlyn, une femme protestante d’origine irlandaise qui a reçu une éducation religieuse sévère, s’est retrouvée dans un « no man’s land » spirituel pendant ses études universitaires. Sa structure religieuse rigide s’effondrait totalement. Petit à petit, elle s’est reconstruite, à travers le pouvoir des histoires. En écoutant les épisodes incroyables de réconciliation de personnes d’origines différentes, dans l’après-guerre, elle a appris à créer graduellement le sien. Les éléments les plus importants de son cheminement spirituel et interspirituel consistent en l’écoute et la compréhension de l’autre, dans l’amour universel sans barrières qui se trouve dans le coeur.

Dalal qualifie sa transformation de graduelle, en lien avec les expériences du dialogue interreligieux et avec son expérience d’immigration. Dans son enfance, elle avait pratiqué le dialogue, sans connaître véritablement le mot, dans le cadre d’un échange culinaire tenu dans son quartier multiconfessionnel de son pays d’origine. Une fois au Québec, elle a entendu parler du dialogue interreligieux, ce qui a éveillé sa curiosité. Pour elle, le Québec est comme une terre nouvelle et choisie par les immigrants et il rend possibles un certain pacifisme et le rapprochement entre différentes traditions religieuses. Par les premières expériences plutôt étranges ou décevantes du dialogue interreligieux faites dans le contexte montréalais, elle a commencé à comprendre ce qu’elle cherchait : la reconnaissance mutuelle et le partage quotidien des « petits riens de tous les jours ». Elle a vécu aussi des rencontres personnelles très agréables, dans un groupe de dialogue composé de féministes croyantes. Il donnait lieu à une rencontre physique entre les femmes engagées dans leur environnement familial et social. La création de la justice, dans les relations à l’intérieur du groupe, permettait de l’étendre à l’extérieur, à la société, par le rayonnement de chacune.

Des femmes parlent aussi des rencontres intenses avec d’autres personnes, sur le plan individuel, comme des points marquants dans leur transformation spirituelle. Rebecca raconte que son groupe interspirituel lui a permis, à elle, une femme juive, de vivre une amitié profonde et improbable avec une musulmane. Kaitlyn, d’origine protestante, met de l’avant la rencontre oecuménique avec son mari catholique irlandais. Dans les récits des participantes, la rencontre possède aussi une dimension collective et peut se réaliser dans différents contextes, comme dans un cours universitaire, un événement artistique international, des conférences multireligieuses ou multispirituelles, ou un groupe de méditation. La transformation de soi peut naître également d’un contexte de défi, comme celui de l’immigration ou d’un milieu familial difficile. Celui-ci a permis à Katie de rencontrer un Dieu d’amour et de vivre le pardon, à Michelle, de s’approcher de la spiritualité autochtone, de la nature et des arbres qui l’ont guidée pour devenir une artisane de la paix.

Plusieurs femmes ont considéré la participation à un groupe spécifique féministe et interspirituel comme un point essentiel dans leur transformation spirituelle. Pour elles, cette expérience a été unique, forte et impossible à reproduire, mais aussi parfois difficile face aux questionnements des autres. Yasmine raconte que la participation à un tel groupe l’a poussée à retourner à sa propre religion, à travailler sur elle-même et sur sa propre spiritualité pour se « débarrasser […] des barrières afin d’accepter l’autre ». Pour elle, il s’agit d’un processus continu. Elle parle de cette expérience comme d’une leçon, comme d’une université dont elle est diplômée et ce, pour pouvoir utiliser ses apports ailleurs. Elle dit : « [P]our moi, le dialogue, maintenant, il est spirituel, il est politique, il est social, il est culturel. »

Les récits des femmes incluent une dimension importante : la transmission. Plusieurs femmes soulignent la portée de la transmission de leurs traditions et coutumes, de leur savoir et de leur savoir-faire. D’autres mettent de l’avant le défi de léguer des expériences interspirituelles ou interreligieuses aux nouvelles générations, ou de la contribution à créer un nouveau monde pour l’avenir. Il y a celles qui sont appelées à partager leurs expériences spirituelles dans des conférences ou dans leurs communautés, en tant que maîtres spirituels. Une femme espère transmettre son expérience aux jeunes comme écrivaine. Une autre travaille avec les jeunes femmes de sa communauté pour qu’elles sortent de leur frustration et agissent contre les injustices vécues. Une intervenante communautaire favorise des liens entre sa communauté de foi et les institutions publiques, une autre est intervenante spirituelle dans un hôpital, deux femmes se sont impliquées dans un dialogue qui peut être qualifié de difficile afin de traiter, par le biais de l’art, des relations musulmanes-juives au Proche-Orient. Par ces engagements, les femmes transforment ce qui les entoure. Plusieurs soulignent que les expériences de rencontres interculturelles, interspirituelles ou interreligieuses qu’elles ont vécues ont favorisé ces engagements.

Par ces récits profonds et uniques, les participantes décrivent une autosubjectivation : des transformations de soi qui les ramènent à elles-mêmes, à leur propre « énergie vitale », pourrions-nous dire, en se concentrant sur le devenir du changement radical vers la justice relationnelle.

3.2 Un rapport critique et créatif aux coutumes et aux traditions spirituelles et religieuses

Les récits des participantes reflètent une transformation de soi et cela arrive sans que les femmes changent forcément de traditions spirituelles ou religieuses. Le changement est souvent ancré dans leurs propres traditions spirituelles ou religieuses, ou dans leurs marges, et ces traditions se trouvent en retour mises en mouvement et renouvelées.

Pour plusieurs femmes interrogées, les appartenances spirituelles et religieuses ne sont pas exclusives. Autrement dit, elles peuvent être multiples et inclusives. Mika affirme qu’elle ne peut pas séparer son appartenance catholique de sa spiritualité autochtone, que les deux sont parfaitement mêlées et profondément ancrées en elle. Katie se décrit comme évangélique et autochtone. Yasmine se qualifie de musulmane et interspirituelle, Kaitlyn, de protestante et catholique. Chloé, de tradition catholique, s’identifie ainsi sur le plan institutionnel lorsque cela est requis, mais, personnellement, elle se considère comme non confessionnelle, car elle ressent qu’il ne lui est pas nécessaire de catégoriser son expérience spirituelle sur le plan identitaire. Violette ne s’identifie plus à l’Église catholique, l’inquisition l’ayant marquée profondément. Elle s’est forgé sa vaste spiritualité païenne en recueillant « des petits morceaux d’un peu partout », en s’appropriant les meilleurs côtés de plusieurs spiritualités et religions. Pour Violette, il est extrêmement important que chacune et chacun forment sa propre spiritualité pour arriver à créer quelque chose en harmonie avec ce qu’elle ou il ressent.

Chloé et Violette font la distinction explicite entre les concepts de spiritualité et de religion. Elles adressent une critique aux religions qu’elles voient comme hiérarchiques et prônant l’inégalité. Chloé considère les religions en général comme structurées et patriarcales par leur nature, causant l’invisibilité des femmes. Pour elle, les femmes croyantes ne « veulent pas être prises dans ces structures », mais être créatives. Ainsi, les rencontres interspirituelles entre des femmes de diverses traditions deviennent des espaces de liberté pour vivre et partager des expériences en créant, à partir d’un espace sacré, une connexion à l’énergie vitale, entre les femmes, en inventant quelque chose de nouveau.

Pour Dalal, une participante musulmane, sa religion est la liberté : la tradition, croire en Dieu et adhérer à ses préceptes lui donnent plutôt une liberté extraordinaire. Cela lui permet de « s’affranchir de toute contingence » et de se « libérer de toutes relations hiérarchiques ». En s’abandonnant à Dieu, Dalal ressent une liberté extraordinaire, ce qu’elle souhaite aussi exprimer dans le dialogue, hors des clichés sur sa propre religion.

Dans le cadre de notre recherche, plusieurs femmes racontent que leur quête spirituelle les a amenées à « retourner » vers leur propre religion, à s’interroger, à questionner ou à réinterpréter leurs propres traditions. Cela en a poussé certaines à approfondir leur propre religiosité ou spiritualité. Amal se dit plus religieuse qu’auparavant. Pour elle, cela veut dire avoir plus de valeurs. Yasmine raconte avoir dû retourner à sa propre religion, l’islam, pour résoudre des questions de hiérarchie des genres quant à la question de Dieu-e. Pour elle, les rencontres interreligieuses « nous poussaient au fond, d’aller chercher au fond de nous-mêmes, et puis nous débarrasser de nous-mêmes ». Rebecca affirme que les expériences interreligieuses ont renforcé sa pratique d’un judaïsme qu’elle choisit. Ces expériences l’ont conduite à la recherche de la création de rituels qui ont un sens et une signification pour elle, « en tant que femme, en tant que juive ou en tant que personne dans une communauté ». Elle est engagée dans un mouvement de renouveau qui change des relations de pouvoir pour faire de la place aux gens dits marginalisés, comme les femmes et les personnes homosexuelles, au sein de la tradition. Elle dit : « J’étais là où je pouvais m’exprimer comme femme et où je pouvais vivre mon féminisme ». Pour elle, les textes sacrés peuvent être lus dans une perspective féministe.

Des participantes critiquent des dogmes religieux, des injustices et le rôle inexistant de la femme, dans leur tradition spirituelle ou religieuse. Cela les pousse à reconstruire leurs traditions religieuses à travers leurs expériences en tant que femmes. Dans ce processus, le féminisme comme pratique politique a de l’importance. Les femmes revendiquent leur capacité à s’exprimer, à s’affirmer et à se développer en tant que femmes, dans la société en général et dans leurs propres traditions spirituelles ou religieuses.

Par ces diverses pratiques, les participantes ménagent des espaces critiques et créatifs pour vivre leur spiritualité ou leur religion dans l’interrelation avec les autres personnes et traditions, à l’intérieur ou à l’extérieur d’elles-mêmes. Ces pratiques poussent les femmes à se questionner, à trouver leur place dans leurs traditions respectives ou dans leurs marges, ou à créer quelque chose de nouveau dans la continuité de ce qu’elles définissent comme des coutumes (Michelle), des cultures, des spiritualités ou des religions.

3.3 Un désapprentissage vers la justice relationnelle

La plupart des participantes de notre recherche ont été ou sont actuellement engagées activement dans des rencontres ou des milieux interculturels, interspirituels ou interreligieux. Elles qualifient cette pratique de « contribution à la réparation du monde », de processus de « guérison des relations », de construction « de la paix » ou encore de création de la justice. Ces femmes ne considèrent pas cet engagement comme accessoire ou secondaire. Au contraire, elles en parlent comme d’une pratique choisie et centrale dans leur vie, un lieu de réalisation personnelle et d’actualisation de leur spiritualité.

La plupart des femmes considèrent que les rencontres interreligieuses doivent dépasser le seul « échange de connaissances » ou la « leçon sur les croyances ». Pour le dire avec leurs mots, il s’agit plutôt, dans la rencontre interculturelle, de « déconstruire ce qu’il y a en nous de préjugés » fondés sur « l’ignorance », « d’apprendre à penser autrement », de « déprogrammer les cloisons », d’accomplir une décolonisation de l’esprit et du corps dans la relation avec les autres.

Pour Rebecca, le changement des relations se produit par des désapprentissages, à travers un engagement interpersonnel et corporel où les personnes travaillent mutuellement contre leurs propres préjugés (il s’agit d’une forme d’autosubjectivation). Les unes et les autres n’ont pas les mêmes désapprentissages à réaliser, poursuit-elle, car ceux-ci dépendent des positions occupées. Comme femme juive, dit-elle, elle doit vivre avec les préjugés envers les personnes juives. D’autres femmes qui occupent diverses positions ont leurs propres défis à relever. Rebecca souligne particulièrement qu’il n’est pas facile aux femmes chrétiennes de prendre conscience de leur propre position majoritaire et dominante.

Yasmine raconte comment elle a pris conscience du colonialisme et des préjugés reçus par son éducation, à travers sa participation à un groupe féministe et intersprituel. Elle insiste sur le fait que le dialogue interreligieux est nécessairement politique. Comme musulmane, elle s’est reconnu une affinité avec les juives, car ces deux religions, minoritaires dans le contexte montréalais, partagent une histoire et une mémoire communes. Pour elle, le dialogue suppose la reconnaissance de l’occupation de la Palestine par l’État d’Israël.

Cette pratique interculturelle est exigeante et parfois douloureuse, nous ont dit les participantes. Elle demande des remises en question personnelles. Dans le contexte de mise en contact de personnes d’origines et de cultures diverses, surviennent des incompréhensions mutuelles, des tensions, des conflits, même des abus.

Dalal a été déçue par des expériences de dialogue interreligieux qu’elle a jugées superficielles. Elle insiste sur l’importance de la justice relationnelle, à l’intérieur du groupe de rencontre. Dans un groupe spécifique, elle fut étonnée de constater que l’on parlait de paix et de bonnes relations comme d’un idéal, mais que, pour plusieurs membres du groupe, il ne semblait pas important d’établir de vraies relations d’écoute entre les personnes pendant les rencontres. Ces mêmes membres l’ont ignorée dans une situation en dehors des réunions, faisant comme si elle n’existait pas. Elle a ressenti que son statut et sa religion étaient considérés de moindre valeur.

Judith s’intéresse à des dialogues interculturels ou interreligieux qu’elle qualifie de difficiles, ce qui se produit lorsque l’autre raconte une histoire qui touche une blessure personnelle ou communautaire, ou des conflits collectifs comme celui entre la Palestine et Israël. Le défi consiste alors à rester dans le dialogue, à repérer et à travailler en soi les blessures revendiquées dans cette rencontre. Son issue positive n’est pas certaine, mais, selon Judith, le dialogue difficile en vaut la peine. Il provoque un changement. Il déplace. Il remet en question. Il a la force de conduire à une guérison profonde de soi et de certaines relations interculturelles.

Les participantes autochtones parlent du défi commun de déconstruire le colonialisme envers les Premières Nations qui nous traverse tous et toutes. Katie dénonce les multiples exclusions : une grand-maman rejetée par sa famille à cause de son mariage mixte, des Métis mis à l’écart par des Indiens, des Amérindiens discriminés par des Blancs, des marginalisations entre Amérindiens, l’exclusion de sa langue amérindienne à l’Église, des injustices dues aux préjugés, à l’ignorance et au manque de respect de soi, et ainsi de suite. Mika utilise le pardon comme guérisseur intérieur pour réparer les relations en elle-même, dans sa vie, et dans les relations entre femmes autochtones et interculturelles. Michelle utilise la roue de médecine des quatre directions pour guérir toutes les formes de relations coloniales et celles entre Autochtones et non-Autochtones.

Une participante raconte qu’elle est l’une des rares catholiques de son village à se déplacer occasionnellement pour participer au culte anglican. Même si on n’en parle pas, « le passé est encore dans le présent », dit-elle, ce passé façonné de relations conflictuelles entre les personnes des deux confessions. Comment le changer, sinon en créant un lien concret par une rencontre effective, corporelle ? Elle raconte que l’expérience la plus forte qu’elle vit, lorsqu’elle se rend chez les anglicans, consiste à être accueillie par cette communauté. Habituellement, dans les multiples rencontres interculturelles auxquelles elle participe, elle occupe plutôt la position d’accueillir les autres. Elle a appris que se placer dans la position d’être accueillie constitue également une intervention dynamique qui demande une implication de soi.

À travers la participation à des groupes interculturels, les femmes se placent dans une position de formation d’elles-mêmes, qui soutient un processus de conscientisation en ce qui concerne les exclusions et les discriminations. Par cette action, elles se convertissent à la justice relationnelle, un processus qui passe par une transformation de soi subjective et corporelle.

3.4 Un travail sur soi, une ascèse

La plupart des femmes qui nous ont raconté leur autobiographie spirituelle nous ont dit être engagées dans une quête spirituelle forte, souvent depuis leur jeunesse. Aujourd’hui, elles pratiquent librement, quotidiennement et avec discipline, diverses formes d’ascèse spirituelles ou autres. Elles les puisent dans les formations qui les inspirent, qu’elles créent pour elles-mêmes à partir de leur propre expérience, qu’elles choisissent selon leurs besoins et qui changent dans le temps.

Mika est appelée régulièrement à présenter sa tradition spirituelle à des publics variés. Conférencière appréciée, elle s’appuie sur son talent de conteuse pour maintenir l’intérêt de son auditoire. Elle nous parle du travail qu’elle fait sur elle-même, dans le but de maintenir une parole forte à titre d’oratrice. Celle-ci repose sur une estime de soi qu’elle détient depuis sa jeunesse. Afin de préserver son autorité intérieure, elle prie avant de parler en public. De plus, elle commence souvent son discours par un chant accompagné du tambour : cela « va me mettre […] en état de grâce ». Au moment où elle préparait une conférence pour un auditoire spécifique, son autorité avait été remise en question par des gens de sa communauté et elle savait que ces personnes seraient dans la salle, lors de cette présentation. Dans les jours précédant sa prestation, Mika raconte avoir consolidé en elle-même l’autorité pour parler de sa tradition à partir de ses propres expériences et connaissances. Elle s’est ramenée à elle-même et à ce qui importait pour elle. Finalement, elle a conservé son autorité et les personnes adverses n’ont pas osé intervenir, même si elle leur a donné la possibilité de s’exprimer.

Katie exprime son désir de poursuivre de façon continue son éducation et sa croissance personnelle, d’acquérir plus de contrôle de soi, de s’évaluer, d’aller de l’avant et d’aider d’autres femmes à le faire. Le but de ce travail sur soi est de devenir ce qu’on est, de se sentir bien dans sa peau, de se développer sous tous ses aspects. Les femmes amérindiennes ont un grand défi à relever pour y arriver, car elles sont tellement rejetées, frustrées, non comprises, dit Katie. Selon elle, les femmes autochtones avec lesquelles elle travaille, dans une perspective de guérison, ont un grand potentiel de croissance personnelle, mais il faut prendre en compte qu’elles partent d’une situation de non-respect d’elles-mêmes, d’où le profond travail sur soi qu’elles ont à accomplir.

Pour Rebecca, le groupe interspirituel est un lieu où l’on apprend une meilleure connaissance de soi, de ses forces et de ses faiblesses. L’expérience de confronter ses propres préjugés est plus qu’intellectuelle, elle est aussi émotive.

En ce qui concerne le groupe féministe et interspirituel, quelques participantes nous ont parlé de leur entraide mutuelle, dans le processus de transformation de soi. Rebecca souligne qu’elle appartient à une religion minoritaire. Elle relate une expérience qu’elle qualifie d’inédite et de surprenante pour elle, celle d’avoir occupé consciemment la position de « l’autre » afin d’aider d’autres femmes dans leur processus de changement. Pour Chloé, le groupe féministe et interspirituel a été un lieu de formation où elle a construit un territoire sacré à l’intérieur d’elle-même. Y passe le souffle créateur. Mais, parfois, raconte-t-elle, elle reprenait le langage dominant de la structure extérieure imposée. Alors elle s’en rendait compte, les femmes toutes ensemble s’en rendaient compte et elles en riaient. Pour Chloé, ce groupe a fonctionné concrètement comme un lieu de transformation d’elle-même. Yasmine parle également du groupe féministe et interspirituel comme d’un lieu de formation. Elle dit que la rencontre de l’autre l’a changée spirituellement. Il y a eu un travail sur elle-même, avec les « filles ». Judith souligne l’importance de reconnaître l’abus dans la relation et d’avoir la capacité de se retirer du dialogue, le cas échéant. Il importe aussi de choisir de ne pas rester avec des émotions négatives générées par les dialogues difficiles. Le dialogue, quand il est vrai, nous change corporellement, poursuit-elle. Il est incarné, incorporé, de par la présence corporelle de l’autre et de ce qui se passe à l’intérieur de soi. Elle dit qu’en écoutant une autre femme, qui racontait une histoire difficile à relater pour elle, il lui était ardu aussi de l’entendre. Cependant, petit à petit, pendant l’écoute, un changement s’est effectué en elle-même. Elle est devenue plus capable d’entendre le récit et elle y a perçu une injustice qu’elle ne voyait pas auparavant. L’engagement dans le dialogue interspirituel et interculturel, pour Judith, est un cheminement vers l’équilibre intérieur. Elle a fait un bout de chemin et elle demeure en chemin.

Les récits des participantes montrent que la transformation de soi est en même temps une transformation de la relation, en vue de créer la justice, et passe par un travail délibéré sur soi, souvent quotidien, créatif, souple, individuel et parfois collectif.

4. Conclusion

Nous avons construit un concept opérationnel et provisoire de la conversion qui correspond aux positions de notre recherche. Il s’agit d’une vision originale de la conversion, développée d’un point de vue féministe et interspirituel, qui crée une intersection entre les travaux universitaires des chercheuses dans le domaine et les récits des femmes que nous avons entendus. Il comprend les trois dimensions d’un retournement vers une énergie vitale propre, de la conscientisation et de l’autosubjectivation, trois aspects de la constitution de la subjectivité (voir Braidotti 2003). Nous avons écouté les récits autobiographiques spirituels de féministes engagées dans des pratiques interculturelles, interspirituelles ou interreligieuses, à partir de ce fil conducteur, de cette compréhension de la conversion. Cela nous a conduites à faire ressortir quatre éléments de ces récits. Premièrement, nous avons analysé les histoires de transformation de soi, subite, douce ou graduelle, ainsi qu’une autosubjectivation, comme un processus crucial chez ces femmes engagées à créer la justice relationnelle. Deuxièmement, nous avons découvert que les femmes maintiennent un rapport libre aux coutumes ou aux traditions, plein de vie, de critique, quand cela devient nécessaire, ou de création, quand il s’agit de conserver le lien à leur énergie vitale. Troisièmement, ce que nous avons appelé un désapprentissage vers la justice relationnelle consiste en une posture délibérée qui correspond au processus continu de la conscientisation caractéristique des mouvements de la libération. Finalement, nous avons étudié une ascèse, un travail sur soi, corporel et matériel. Le processus de transformation de soi ne peut pas être seulement le résultat d’une vue de l’esprit, il passe par la matérialité du corps et la subjectivité incarnée. Voilà pourquoi il exige une forme de sculpture de soi, à travers une ascèse que les femmes inventent au fur et à mesure de leurs désirs et de leurs besoins et dans laquelle elles sont engagées quotidiennement.

Les femmes qui nous ont raconté leurs histoires se convertissent ainsi à elles-mêmes autant qu’à la justice relationnelle, l’une par l’autre. Elles se convertissent à leur propre énergie vitale. Elles apprennent à entrer directement en contact avec cette énergie par diverses pratiques personnelles, en laissant de côté ou en transformant les contrôles patriarcaux coutumiers, culturels, spirituels ou religieux qui n’ont pas ou plus de sens pour elles. Elles se convertissent à la justice relationnelle par le moyen d’un désapprentissage de soi délibéré pour créer de nouvelles relations.

Que deviennent les traditions coutumières, culturelles, spirituelles ou religieuses à travers cet advenir de sujets féministes interspirituels ? Elles s’en trouvent aussi transformées. Dans le domaine des pratiques alternatives que nous étudions, selon le point de vue adopté dans ce travail, les conversions des femmes (à soi et à la justice) sont en train de déterminer ce que deviennent les coutumes et les traditions spirituelles et religieuses.

Il est intéressant de remarquer que, dans le contexte de notre étude, la division quasi répandue de la dichotomie de religion et de spiritualité peut être remise en question. Selon cette idée du langage courant et de certaines théories des sciences sociales, dans un monde moderne, les religions traditionnelles sont en déclin et seraient graduellement remplacées par des spiritualités plus centrées sur l’individu, par le biais des approches holistiques. La religion est considérée plutôt comme en lien aux institutions, aux dogmes et ainsi à la domination : elle serait institutionnelle, patriarcale, misogyne et hiérarchique, tandis que dans le domaine de la spiritualité, on soulignerait l’égalité, les structures et expériences non hiérarchiques et la liberté individuelle (Fedele et Knibbe 2013, 2). Dans l’ouvrage collectif Gender and Power in Contemporary Spirituality, Fedele et Knibbe remettent en question la simplicité de cette division sur la base de plusieurs études empiriques. Elles montrent que religion et spiritualité, l’une comme l’autre, peuvent être hiérarchiques dans leurs structures (bien que leurs discours insistent sur l’égalité), favoriser le pouvoir d’agir (empowerment) des femmes (ou ne pas le faire) et créer l’égalité entre les genres (ou ne pas le faire). On trouve souvent plutôt une sorte de continuité entre la religion et la spiritualité (Trulsson 2013), une interdépendance (Roussou 2013) ou une dissolution (Cornejo 2013) dans certains contextes actuels.

Lorsque l’on pose la question de la conversion, qu’il s’agisse de la transformation de soi à l’intérieur d’une même tradition, du passage d’une religion à une autre ou du passage d’une « religion » à une « spiritualité », une tension permanente demeure entre la cohésion et la soumission ainsi qu’entre l’obédience et la capacité d’agir et de se créer soi-même (voir Teisenhoffer 2013). Notre recherche montre que, dans tous ces cas de figure, en contexte de conversion, des femmes féministes et interculturelles, interspirituelles et interreligieuses remettent continuellement en question, à travers leur propre corporalité et à travers la matérialité de leur vie, les injustices actuelles qu’elles vivent. Il s’agit d’une conversion à soi et à la justice relationnelle, qui forge ce que sont en train de devenir les traditions coutumières, culturelles, spirituelles ou religieuses.