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Cet article examine le rapport à l’identité[1] et le sentiment d’appartenance de groupe chez des membres des minorités de langue officielle au Canada. Il y est principalement question de la minorité anglophone du Québec, et plus particulièrement de jeunes anglophones qui vivent dans la région de Montréal. À la suite de travaux sur les jeunes francophones de l’Ontario[2], membres de l’autre minorité de langue officielle au Canada, j’en suis venue en effet à m’interroger sur la façon dont les jeunes anglophones du Québec conçoivent leur rapport à l’identité et leur sentiment d’appartenance. Comme ce fut le cas dans mes travaux antérieurs, l’analyse proposée ici prend comme point de départ que le rapport à l’identité et l’appartenance de groupe sont des phénomènes sociaux complexes. Plusieurs facteurs viennent en effet influencer la façon dont les individus développent leur rapport à l’identité et leur sentiment d’appartenance. L’identité n’est ni linéaire, ni figée, elle se révèle plutôt être le résultat d’une construction sociale (Allahar, 2006; Hall, 2006; Woodward, 2002). Elle représente ainsi un phénomène en mouvance, fortement influencé par les pratiques sociales des individus, pratiques elles-mêmes imbriquées dans des rapports de pouvoir précis (Gérin-Lajoie, 2003 et 2011).

Cette façon de concevoir l’identité est utile lorsqu’on tente de comprendre la façon dont les individus établissent leur rapport à l’identité dans le cas des minorités linguistiques, puisque celles-ci sont immanquablement amenées à vivre à la frontière de deux langues et de deux cultures, et parfois davantage dans le cas de minorités ethniques. Dans ce contexte, le rapport à l’identité et l’appartenance de groupe peuvent, eux aussi, prendre diverses formes. Précisons d’abord le rôle essentiel de la langue dans la façon de concevoir son rapport à l’identité. La langue représente bien davantage qu’un simple outil de communication. C’est en effet à travers la langue que les individus négocient leur identité et leur sens d’appartenance de groupe. Breton, qui a longuement réfléchi sur la question des minorités, parle de l’existence d’un ordre symbolique dans la société qui repose sur trois composantes : l’identité, la langue et la « façon de vivre » (way of life dans le texte original anglais) (Breton, 1984). Dans cet ordre symbolique, la langue joue un rôle central dans la façon dont l’identité et le sens d’appartenance de groupe se développent chez les individus. Dans un écrit ultérieur, Breton ajoute d’ailleurs qu’il existe de multiples formes d’appartenance pour les membres des minorités (Breton, 1994). Il ne s’agit donc pas de concevoir ces éléments (la langue, l’identité et le sentiment d’appartenance) comme indépendants les uns des autres ou comme figés dans le temps et l’espace. On va d’ailleurs pouvoir constater dans ce texte que le discours des jeunes anglophones de Montréal renvoie à une réalité sociale, linguistique et culturelle dynamique et variée et que la façon dont ces jeunes conçoivent leur rapport à l’identité et à la langue dans le contexte québécois est complexe. Il faut donc s’éloigner d’une perspective essentialiste dans l’examen des pratiques sociales de ces jeunes. Comme l’ont mentionné Magnan et Lamarre, « c’est avec une approche considérant la multiplicité des identités et des pratiques linguistiques que doit être appréhendée […] la jeunesse de langue anglaise du Québec actuel » Magnan et Lamarre (2013, p. 1). Cette remarque rejoint d’ailleurs en grande partie les conclusions tirées de l’étude menée auprès de jeunes francophones en Ontario (Gérin-Lajoie, 2003).

Dans l’analyse présentée ici, je cherche à répondre à trois questions principales sur la situation de jeunes anglophones de la région de Montréal : en tant que membres d’une minorité de langue officielle au Canada, quel rapport à l’identité ces jeunes développent-ils? Comment se perçoivent-ils sur le plan identitaire? À quel(s) groupe(s) s’identifient-ils en dernière instance? Les résultats qui alimentent ma réflexion sont tirés d’une étude ethnographique en milieu scolaire anglophone dans la région de Montréal complétée en 2009. Cette étude de trois ans a porté sur le rapport à l’identité de jeunes fréquentant l’école secondaire[3].

La notion de minorité

Dans le discours officiel de l’État, la définition du concept de minorité se fonde, de façon générale, principalement sur le nombre. C’est en effet la valeur numérique qui détermine si un groupe est minoritaire ou non. C’est la façon choisie par le gouvernement fédéral pour définir les minorités de langue officielle au Canada, à savoir les francophones vivant hors Québec, où ils ne constituent qu’un faible pourcentage de la population, et les anglophones au Québec, qui se trouvent dans la même situation. Mais, comme le remarque Vandycke (1994, p. 91), commentant le discours officiel, « […] il semble […] approprié de soutenir que l’insistance sur le nombre est insuffisante et qu’elle peut semer beaucoup de confusion ». En effet, avec cette façon réductrice de concevoir la notion de minorité, on ne tient pas compte des rapports de force au sein desquels évoluent les membres de ces groupes par rapport à la majorité, mais aussi par rapport aux autres minorités en présence (Castles et Davidson, 2000).

En ce qui concerne la situation des anglophones au Québec, même si la minorité anglophone est officiellement reconnue comme l’une des deux minorités linguistiques au Canada, il est important d’aller au-delà du nombre pour comprendre sa dynamique avec la majorité francophone dans la province. Quand on examine le contexte historique, on note la présence de fortes tensions entre les deux groupes. En effet, même si les anglophones forment une minorité numérique au Québec, leur influence dans les milieux économiques et politiques, comme dans l’établissement des pratiques linguistiques en milieu de travail et dans la sphère publique en général, leur a longtemps conféré un pouvoir important lors de la prise de décisions concernant les affaires de l’État. Même si ce pouvoir était surtout concentré aux mains de quelques familles anglophones de la région de Montréal, leur influence n’en demeurait pas moins considérable (Rudin, 1986). C’est au moment de la Révolution tranquille, dans les années 1960 – on se souviendra du slogan « maîtres chez nous », – que les francophones du Québec se sont pris en main et ont tenté de miser sur le développement d’une identité québécoise forte par la mise en place de diverses politiques linguistiques, dont le but était de faire du français la langue publique (De la Sablonnière et Taylor, 2006).

Même si ces efforts ont porté leurs fruits, ils n’ont pas changé complètement les rapports de pouvoir entre francophones et anglophones au Québec, où les groupes en présence se trouvent dans une situation particulière. Non seulement les francophones, majoritaires au Québec, ne le sont pas dans le reste du Canada, mais les anglophones, minoritaires au Québec, font partie de la majorité sur la scène canadienne. De plus, l’anglais est la langue privilégiée en contexte de mondialisation, ce qui lui confère un pouvoir accru. La situation linguistique du Québec est donc complexe, et ce, depuis longtemps, ce qui a amené Vandycke à définir les anglophones du Québec comme un groupe représentant une « collectivité à vocation dominante, laquelle bénéficie d’une certaine concentration dans un des États fédérés, au sein duquel elle est néanmoins inférieure en nombre, alors que, envisagée sur le plan plus global du territoire de l’État multinational, elle appartient à la majorité numérique, autant qu’économique, sociale et politique » (Vandycke, 1994, p. 93). Plus récemment, Mc Andrew a parlé des francophones au Québec comme d’une majorité « fragile », qui serait toujours en processus de majorisation, alors que du côté des Anglo-Québécois, le processus de minorisation ne serait pas encore achevé (Mc Andrew, 2010, p. 14). On constate donc que ces points de vue sont bien loin d’une définition numérique de la notion de minorité, et ils vont se révéler fort utiles pour notre analyse.

Précisons que 1 058 250 anglophones vivent au Québec d’après le Recensement canadien de 2011 (Statistique Canada, 2011)[4]. Ils représentent environ 13,5 % de la population totale de la province. D’après les deux derniers recensements canadiens, environ 80 % des anglophones du Québec résident dans la région de Montréal (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010; Gérin-Lajoie, 2011; Lamarre, 2007; Statistique Canada, 2011). La situation dans les autres régions de la province se révèle très différente, car les anglophones ne représentent qu’un faible pourcentage de la population. Les services et les ressources en anglais s’y font rares. Les mariages entre francophones et anglophones sont fréquents, de même que le taux de transfert de l’anglais vers le français : Corbeil, Chavez et Pereira expliquent ainsi que le taux de transmission de l’anglais aux enfants est passé de 51 % en 1971 à 34 % en 2006 (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010). Par ailleurs, l’instruction dans la langue de la minorité officielle, soit l’anglais, est au Québec un droit d’après la Charte de la langue française, et on y compte neuf commissions scolaires anglophones. Ajoutons que les élèves de ces écoles représentent souvent un groupe hétérogène sur le plan linguistique et culturel.

Identité et rapport à l’identité

Nous avons vu que l’identité est un construit social et qu’elle se présente comme une notion complexe, en constante évolution : c’est un phénomène en mouvance qui se voit grandement influencé par les rapports de force qui se trouvent au coeur même des pratiques sociales des individus (Barth, 1969; Bhabha, 1996; Hall, 2006; Juteau, 1999). De façon générale, le rapport à l’identité fait très peu partie des préoccupations immédiates des individus qui appartiennent à la majorité, puisque cette majorité n’a pas à se remettre en question étant donné que c’est elle qui, en dernière instance, décide de la nature des pratiques sociales dominantes. Mercer explique que ce sont dans les moments de crise et d’incertitude que les individus vont se remettre en question sur le plan de leurs identités (Mercer, 1990). Hall parle du sujet postmoderne comme d’un individu qui n’a pas une identité permanente acquise à la naissance et définie à partir de caractéristiques immuables et, selon lui, l’identité du sujet postmoderne est susceptible de changer (Hall, 2006). L’identité serait fluide et s’inscrirait dans l’histoire même des pratiques sociales des individus (Juteau, 1999; Yon, 2000). De son côté, Cardinal arrive en quelque sorte à la même conclusion lorsqu’elle précise que les identités linguistiques sont de plus en plus « fragmentées » et que, par conséquent, les individus seraient en mesure de posséder des identités multiples (Cardinal, 1994) . En ce qui concerne le sentiment d’appartenance des minorités, Breton parle en termes de « formes d’appartenance », qui changent selon les circonstances dans lesquelles évoluent les individus (Breton, 1994). Cette façon de concevoir l’appartenance est plutôt dynamique et s’éloigne de la notion figée qu’on retrouve souvent dans le discours officiel, où l’on tient pour acquis qu’un individu appartient automatiquement à un groupe particulier. Par exemple, on s’attend à ce que les minorités linguistiques manifestent leur appartenance au groupe sans tenir compte du contexte social dans lequel elles évoluent et des divers facteurs qui viennent influencer les rapports sociaux.

Le rapport à l’identité et l’appartenance de groupe d’un individu se développent ainsi à partir des rapports sociaux que ce dernier entretient avec les autres, et c’est en grande partie par le biais de la communication que ces rapports s’établissent. La langue joue donc un rôle essentiel dans la construction des identités. Or, pour les jeunes dont il est ici question, les rapports sociaux qu’ils entretiennent prennent place dans des milieux souvent hétérogènes sur le plan linguistique, que ce soit dans la famille, à l’école ou avec le groupe d’amis, trois contextes de vie importants pour eux. Le caractère de moins en moins homogène sur le plan linguistique et culturel de ces milieux semble favoriser la présence d’identités et d’appartenances multiples chez les jeunes, dont celle d’une identité bilingue. Le rapport à l’identité a donc été étudié dans ces trois sphères, qui représentent de puissants foyers de reproduction de la langue et de la culture minoritaires.

L’objectif premier de l’étude à Montréal était d’analyser la notion d’identité, poursuivant ainsi la réflexion entamée lors de l’étude sur les francophones en Ontario. Le deuxième objectif était d’arriver à comprendre le discours des jeunes sur la question identitaire, comme dans la première étude. Le troisième objectif consistait à poursuivre la réflexion également sur la question de savoir si les diverses formes identitaires (que l’on fasse référence à l’identité bilingue, trilingue ou multilingue) existaient en tant que phénomènes stables, ou s’il agissait d’un phénomène transitoire conduisant à l’assimilation à la majorité québécoise. Enfin, il s’agissait de tenter de voir si ces jeunes étaient susceptibles de développer un sentiment d’appartenance à la minorité anglophone du Québec, même dans les cas où ils montraient un rapport à l’identité que je qualifierais de non linéaire, c’est-à-dire pouvant prendre diverses formes selon les circonstances. Un quatrième et dernier objectif consistait à entamer une analyse comparative des résultats des deux études sur les jeunes des minorités de langue officielle, en Ontario et au Québec[5]. Je parlerai donc principalement ici de la situation des jeunes anglophones de la région de Montréal, tout en faisant référence, à l’occasion, aux résultats de l’Ontario pour illustrer mes propos.

Contexte de l’étude

Deux écoles secondaires de langue anglaise de la région de Montréal ont été sélectionnées pour cette étude. L’école A se trouve sur la Rive Sud de Montréal et comptait, lors de la première année du projet de recherche, 545 élèves et 30 enseignants à temps plein. De nombreux élèves venaient de familles exogames, en l’occurrence de familles où l’un des parents était anglophone et l’autre francophone. L’école B, pour sa part, se situe sur l’île de Montréal et on y retrouvait au début de l’étude 713 élèves, dont la majorité d’origine italienne, et 38 enseignants. Trouver une seconde école a été difficile, et c’est après avoir essuyé plusieurs refus que l’on a pu intégrer l’école B à l’étude. La présence d’une population scolaire d’origine italienne n’a donc pas constitué un critère de sélection au départ. Cependant, cette réalité a apporté une dimension supplémentaire à l’examen du rapport à l’identité et du sentiment d’appartenance. Tous les élèves de secondaire 3 des deux écoles ont été invités à participer à l’étude. Le choix s’est arrêté sur ce niveau afin de pouvoir suivre ces élèves pendant trois ans, soit jusqu’à la fin de leurs études secondaires[6].

Sur le plan méthodologique, l’étude a comporté deux volets : un premier consistant en un court sondage sur les habitudes linguistiques des jeunes de secondaire 3 des deux écoles, et un second consistant à mener une étude ethnographique auprès de 10 jeunes ayant répondu à ce sondage. C’est le volet ethnographique qui a été le plus important, puisqu’il s’est déroulé sur trois ans et qu’il a permis de mieux comprendre les expériences de vie des jeunes au quotidien. C’est d’ailleurs pour cette raison que cette étude peut être considérée comme qualitative plutôt qu’à méthodes mixtes (mixed methods en anglais). Le court questionnaire de sondage sur les habitudes linguistiques des jeunes a été administré au début de l’étude. Il comprenait 35 questions fermées et 106 élèves y ont répondu, ce qui a permis de recueillir des caractéristiques individuelles et linguistiques importantes, et a également permis de sélectionner 10 élèves, soit 5 par école, pour le volet ethnographique. Les critères de sélection pour ce second volet ont été qu’un des deux parents soit de langue maternelle anglaise, que les élèves ne soient pas enfants uniques et enfin qu’un nombre égal de garçons et de filles participent à l’étude ethnographique. Le sondage a ainsi servi d’outil d’exploration, le but n’étant pas d’en utiliser les résultats quantitatifs. L’ethnographie, approche qualitative qui examine de près les expériences de vie des individus par le biais de l’observation et d’entretiens, s’est révélée idéale pour analyser les rapports sociaux des jeunes à l’école de langue anglaise. L’étude empirique a consisté à effectuer des observations en salle de classe (105 jours au total), à mener des entretiens individuels semi-structurés avec les 10 élèves sélectionnés (et ce, à 5 reprises pendant la durée de l’étude), des entretiens individuels avec leurs enseignants et des entretiens de groupe avec les membres de leur famille et avec leur groupe d’amis (113 entretiens au total). Une analyse des documents officiels pertinents de ces deux écoles a aussi été effectuée (feuillets d’informations sur les écoles, structure des commissions scolaires, etc.). Parmi les 10 jeunes sélectionnés, 8 ont participé à l’étude jusqu’au bout, et ce sont les données les concernant qui sont utilisées ici.

La répartition des jeunes a été la suivante : à l’école A, on retrouve Angela[7], dont les deux parents sont anglophones, et Meara et Julie, dont un des parents est francophone et l’autre anglophone. À l’école B, nous avons travaillé avec Fang, dont un des parents est italien et l’autre espagnol, Mary et Taylor, dont les deux parents sont italiens, Gordon, dont un parent est francophone et l’autre anglophone, et enfin Vince, dont les parents ont des origines respectivement anglophone et francophone et ont grandi tous les deux dans des familles exogames.

Dans les pages qui suivent, trois thèmes sont examinés : le rapport des jeunes à l’identité, la représentation que les jeunes se font de leur communauté et de leur sentiment d’appartenance, et enfin le sentiment d’exclusion ressenti par certains de ces jeunes face à la majorité francophone environnante.

Rapport des jeunes à l’identité

En ce qui concerne le rapport à l’identité, la grande majorité des élèves qui ont répondu au sondage ont indiqué posséder une identité bilingue (dans une proportion de 80 % à l’école A), voire même trilingue (68,4 % à l’école B). Dans le cas de l’école A, ces résultats peuvent s’expliquer par la présence d’un grand nombre d’élèves provenant de familles exogames. Pour ce qui est de l’école B, c’est la présence d’élèves d’origine italienne qui pourrait expliquer les résultats. Pas un élève de l’école A ne s’est réclamé d’une identité purement anglophone, et seulement 0,9 % des élèves ont fait ce choix à l’école B. Les résultats du volet ethnographique de l’étude sont similaires à ceux du sondage, mais en révèlent la complexité. Une identité bilingue ou trilingue ne semble pas synonyme d’assimilation éventuelle au groupe majoritaire, comme certaines études quantitatives conduites avec les francophones hors Québec ont tenté de le démontrer par le passé (Bernard, 1988; Castonguay, 1999). Au contraire, on a pu constater un grand usage de la langue et de la culture d’expression anglaise chez les jeunes, que l’on peut expliquer par la grande force d’attraction de cette langue dans les contextes national, international et mondial.

Les résultats quantitatifs de l’étude menée avec les jeunes en Ontario avaient permis d’aboutir aux mêmes conclusions, c’est-à-dire qu’une majorité d’élèves ayant répondu au questionnaire avaient indiqué une identité bilingue ou trilingue. Dans le cas de l’identité trilingue, la proportion d’élèves était cependant moins élevée que dans les résultats obtenus au Québec. Cependant, nos observations et nos discussions avec ces jeunes ont permis de montrer que l’usage et la force d’attraction du français n’occupaient pas toujours une place centrale dans leur vie, même si la langue minoritaire était importante pour eux (Gérin-Lajoie, 2003). En ce qui concerne les identités multiples, d’autres études portant sur les francophones hors Québec (Dallaire, 2003; Heller, 1999; Pilote, 2006) et sur les anglophones au Québec (Lamarre, 2007; Pilote, Magnan et Groff, 2011; Vieux-Fort et Pilote, 2013) ont fait état de résultats similaires : une identité unique serait de moins en moins répandue chez les membres des minorités de langue officielle au Canada. Faisant référence aux pratiques langagières et culturelles menées simultanément en français et en anglais par des jeunes qui vivent à Montréal, Lamarre conclut que [traduction] « ce type d’interactions révèle la difficulté grandissante de définir l’identité à partir de qualificatifs traditionnellement utilisés tels qu’anglophone, francophone ou allophone » (Lamarre, 2007, p. 110). Le nombre croissant d’unions exogames entre anglophones et francophones vient ajouter à la complexité de la situation. Selon Corbeil, Chavez et Pereira, le pourcentage de couples exogames anglophone-francophone au Québec est en effet passé de 28 % à 45 % entre 1971 et 2006 (Corbeil, Chavez et Pereira, 2010). Dans ces familles, on fait parfois usage des deux langues, même s’il n’est pas rare de constater que la langue majoritaire est souvent celle qui est privilégiée, surtout dans les milieux où la langue minoritaire est peu présente dans la sphère publique, comme c’est le cas à l’extérieur de Montréal par exemple.

Parmi les 8 jeunes qui ont complété le volet ethnographique de l’étude, seulement 2, soit Angela et Gordon, ont dit posséder une identité anglophone, alors que Meara, Julie, Vince et Taylor ont parlé d’une identité bilingue et que, dans le cas de Mary et de Fang, c’est d’une identité trilingue dont il a été question. Dans leur discours, les jeunes ont associé la notion d’identité surtout à la langue, mais ils ont fait tout de même référence à la notion de culture. Les observations dans les deux écoles ont aussi été révélatrices des pratiques langagières, qui différaient d’ailleurs. En effet, à l’école A, plusieurs élèves utilisaient autant le français que l’anglais dans leurs échanges, surtout à l’extérieur de la salle de classe – ce qui était le cas de deux de nos trois participantes, Julie et Meara. Le contexte de vie de ces élèves se prêtait à ce type de pratiques langagières puisque plusieurs d’entre eux, comme Julie et Meara, utilisent les deux langues à la maison. On ne peut pas non plus ignorer le fait que le milieu social où se situe l’école soit davantage francophone qu’anglophone, même si cette localité a été considérée historiquement comme bilingue étant donné sa population. En ce qui concerne l’école B, nous n’avons jamais entendu les élèves parler français dans les corridors ou en salle de classe (à l’exception du cours de français), pas plus que l’italien d’ailleurs. Les échanges se faisaient de façon naturelle en anglais, la langue d’instruction de l’école. Dans les cours de français avancé, on pouvait même déceler un accent anglais assez prononcé chez les élèves. À l’école B, tout observateur aurait pu conclure que cette école se trouvait dans un milieu social anglophone dominant, et non dans un secteur francophone de l’est de Montréal, comme c’était pourtant le cas.

Le rapport à l’identité décrit par les jeunes est complexe et révèle que la plupart d’entre eux refusent de se définir uniquement comme anglophone, francophone ou italien. Une telle constatation ne les empêche tout de même pas de faire preuve d’un réel sentiment d’appartenance à la minorité anglophone. En effet, se réclamer d’une identité bilingue ou trilingue ne signifie aucunement que les jeunes rejettent le groupe minoritaire auquel ils sont associés (Gérin-Lajoie, 2003 et 2011). Ces résultats coïncident avec ceux d’autres études sur le même sujet. Comme le rapportent Magnan et Lamarre dans leur recension des écrits sur les jeunes anglophones du Québec :

Les dernières études compréhensives ne révèlent pas que les jeunes qui se définissent bilingues cessent d’avoir un sentiment d’appartenance au groupe anglophone du Québec. Les jeunes développent à la fois une appartenance au groupe anglophone et au groupe francophone […] ils ont […] à coeur le développement et le maintien des communautés d’expression anglaise .

Magnan et Lamarre, 2013, p. 4

Peut-on alors parler en termes de « brouillage » des frontières et des marqueurs identitaires (Lamarre, 2007)? L’usage de cette notion me semble ici approprié et rejoint l’idée que l’identité n’est pas « figée » et que la façon dont les jeunes se représentent leur rapport à l’identité indique qu’ils considèrent vivre dans plus d’un monde à la fois (Gérin-Lajoie, 2011). Par exemple, dans le cas des jeunes d’origine italienne, le rapport à l’identité est fortement influencé par les valeurs italiennes transmises par la famille, même si on ne vit pas « en italien », même si on privilégie l’usage de l’anglais et même si on baigne dans la culture américaine. Comme tout membre d’une minorité linguistique traverse constamment les frontières linguistiques et culturelles, que ce soit par choix ou par nécessité, il ne peut faire autrement que d’être influencé par la majorité. D’après les propos tenus par la majorité des jeunes de l’étude, se réclamer d’une identité bilingue ou trilingue, c’est reconnaître qu’on vit dans un milieu où les identités linguistiques et culturelles s’entrecroisent, mais où, néanmoins, l’anglais domine et joue un rôle important. Comme le mentionne Mary :

[traduction] Bien, il [l’anglais] a beaucoup d’importance pour moi, même si j’ai d’abord appris l’italien, la langue dans laquelle je suis le plus à l’aise c’est l’anglais… C’est la façon dont je communique réellement.

De plus, les jeunes ne semblaient pas se préoccuper de leur condition de membre d’une minorité linguistique au Québec, pas plus que d’une éventuelle disparition de l’anglais, même s’ils vivent dans une province où le français est la langue officielle, puisque l’anglais représente la langue du pouvoir partout dans le monde. Lors d’un entretien, Fang précise son point de vue sur cette langue dite « minoritaire » au Québec :

[traduction] L’anglais est pratiquement universel, c’est reconnu dans le monde entier. Tout touriste qui parle anglais sait que c’est la langue qui ouvre toutes les portes. Alors si en Ontario, certains parlent français, ça peut leur être utile si ils viennent au Québec… Mais si vous voulez aller aux États-Unis, le français ne sera pas utile… c’est préférable de parler l’anglais.

Ce discours contraste grandement avec celui des participants de l’étude sur l’Ontario, pour qui le français, leur langue minoritaire, s’avérait principalement un héritage culturel à conserver et à transmettre. Ils ne voyaient pas le français comme faisant figure de langue vivante avec laquelle ils pouvaient vivre au quotidien, étant donné son peu d’utilisation, dû en grande partie à un manque de ressources et de services en français dans la sphère publique. L’anglais, langue dominante en Ontario, était en quelque sorte leur langue d’usage (Gérin-Lajoie, 2003). Dans le cas des jeunes de la région de Montréal, l’anglais semble demeurer la langue d’usage même à l’extérieur des murs de l’école, car ressources et services en anglais y sont assez facilement disponibles. Ces résultats sont similaires à ceux obtenus par Corbeil, Grenier et Lafrenière dans leur étude quantitative comparative sur l’usage des langues chez les minorités de langue officielle au Canada. Selon cette étude, l’usage de l’anglais serait plus fréquent chez les anglophones du Québec, quel que soit l’endroit où ils vivent dans la province, comparativement à l’usage du français par les francophones qui vivent hors Québec (Corbeil, Grenier et Lafrenière, 2006).

De façon générale, les jeunes de l’étude, et ce, quelle que soit la façon dont ils définissaient leur rapport à l’identité, étaient fortement influencés par la culture américaine en ce qui concerne le cinéma, la télé et la musique. Des 8 participants, Maera a été la seule à mentionner qu’elle écoutait parfois de la musique en français, et Julie la seule à regarder les films québécois en français. Cependant, les jeunes ont aussi précisé qu’ils devaient traverser les frontières linguistiques pour s’inscrire à certaines activités de groupe quand celles-ci avaient lieu en dehors de l’école. Par exemple, tout se passait en français dans les cours de salsa de Vince, le patinage artistique de Julie et l’équipe municipale de soccer de Mary. Faisant référence à leur sentiment d’appartenance à la minorité anglophone de la province, les discours des jeunes ont indiqué clairement qu’ils n’appartenaient pas à une seule communauté anglophone à Montréal, mais à plusieurs.

Un sentiment d’appartenance de groupe « multiple »

Le rapport à l’identité n’est pas influencé uniquement par la langue : l’appartenance au groupe ou à la communauté façonne aussi le rapport à l’identité. Qu’en est-il du sentiment d’appartenance des jeunes à la minorité linguistique du Québec de façon générale? Voient-ils cette minorité comme une communauté rassembleuse qui travaille pour une cause commune? Ou pensent-ils en termes de communautés aux attributs divers? Nos résultats semblent faire état de l’existence de communautés multiples. Comme dans le cas du rapport à l’identité, il semblerait qu’on ne puisse parler d’une seule communauté, car la réalité n’est pas la même pour tous. L’existence de communautés anglophones multiples, qui ont des valeurs et des intérêts directement reliés à leur propre réalité, est d’ailleurs reconnue (Jedwab, 2006; Lamarre, 2007). Certaines personnes interrogées ont mentionné cette idée qu’une communauté unique ne pouvait exister, puisque les anglophones ne partagent pas tous les mêmes valeurs et les mêmes intérêts. Un enseignant de l’école B explique :

[traduction] Si quelqu’un me dit tu es anglophone, je dis non. Je suis italien, je ne suis pas anglophone. Un anglophone, c’est quelqu’un qui vit dans le West Island. Sa langue maternelle est l’anglais, alors que notre langue maternelle, c’est l’italien.

Ceci illustre bien les propos de Lamarre expliquant que la minorité anglophone a évolué au cours des dernières décennies et est devenue un groupe hétérogène dont les membres possèdent des sentiments d’appartenance variés (Lamarre, 2007). Parlant de la diversité anglophone qui existe à Montréal, elle poursuit en disant :

[…] les tendances démographiques dans la communauté de langue anglaise sont très variées, avec la présence marquée d’une communauté multiethnique et multi-raciale grandissante. De plus, il existe une augmentation significative d’un mélange d’anglais et de français au sein de la population. (Lamarre, 2007, p. 114)

Certains participants ont également mentionné qu’il existait des différences majeures entre les anglophones de Montréal et ceux du reste de la province, ce qui a été mentionné dans certains écrits sur la question (Gérin-Lajoie, 2011 et 2012; Lamarre, 2007). La plupart des personnes interrogées se considèrent également comme différentes du reste des anglophones au Canada. Un autre enseignant (école A) mentionne :

[traduction] Je crois que les anglophones du Québec sont uniques. Parce que nous sommes différents, nous nous sentons différents des anglophones de Toronto. Vous savez, je me décrirais comme étant un anglophone de Montréal ou un Montréalais, si je devais montrer une allégeance quelconque.

Les expériences de vie des individus influencent donc sans contredit leur positionnement face à l’identité et à l’appartenance de groupe. Il en va de même pour les jeunes de l’étude, qui ont dit éprouver un fort sentiment d’appartenance vis-à-vis de leur groupe d’origine, qu’il soit anglophone, italophone ou mixte, même si dans la plupart des cas ces jeunes vivaient plutôt en anglais, puisqu’il leur était possible d’utiliser la langue minoritaire un peu partout dans les activités quotidiennes. En effet, dans le contexte montréalais, l’anglais demeure toujours présent, même si son pouvoir a diminué depuis la Révolution tranquille (Levine, 1997; Oakes et Warren, 2009; Rudin, 1986). Ce sentiment d’appartenance n’est pas le même pour tous et dépend du milieu de vie des jeunes et de leurs origines. Cela s’avère être particulièrement le cas pour les jeunes de l’école B, où les élèves d’origine italienne sont fortement représentés. L’attachement à la culture italienne était très présent dans le discours des jeunes, surtout dans le cas de Mary et Taylor, même si Mary maîtrisait peu l’italien. Toutes deux ont grandi dans un contexte de vie italien où les parents ont toujours insisté sur l’importance de leur héritage culturel. Voici le témoignage de Taylor :

[traduction] Si quelqu’un me demande ma nationalité, je lui répondrai italienne, mais en ce qui concerne ma façon de parler, l’anglais est ma langue première. Mes racines remontent à mes parents, à mes grands-parents… et à l’école, il y a beaucoup d’élèves italiens…

Le discours de Fang, de son côté, montre clairement son appartenance à l’anglophonie, même s’il se décrit comme possédant une identité trilingue. Tout au long de l’étude, ses propos ont porté sur l’attrait de l’anglais dans sa vie. Son sentiment d’appartenance à la minorité anglophone est fortement influencé par la valeur marchande qu’il associe à l’anglais, qui, pour lui, représente la langue du pouvoir, quel que soit l’endroit où l’on se trouve.

À l’école A, Julie et Meara ne décrivaient pas leur sentiment d’appartenance à la communauté de la même façon, bien qu’elles se soient réclamées toutes deux d’une identité bilingue et qu’elles aient été élevées en anglais et en français, étant originaires toutes deux de familles exogames. Leur sentiment d’appartenance respectif oscillait entre leurs origines francophone et anglophone. Il semble cependant que ce soit le côté francophone qui domine chez Maera, alors que le père de Julie décrit sa fille comme étant plutôt anglophone. Dans le cas de Julie, ses parents ont pris la décision de vivre en anglais à la maison, alors que les parents de Meara l’ont élevée dans les deux langues et les deux cultures. Cet exemple illustre bien la fluidité du rapport à l’identité et du sentiment d’appartenance. Par ailleurs, le désir d’appartenir à la société québécoise est présent dans le discours des jeunes et des adultes qui ont participé à l’étude. En effet, tous veulent être membres à part entière de la société civile et contribuer à son épanouissement. Or cette intégration semble se faire difficilement pour plusieurs d’entre eux.

L’intégration à la société québécoise

Mentionnons au préalable que tous ont reconnu l’extrême importance du français au Québec, ainsi que sa valeur marchande. Plusieurs ont fait remarquer qu’ils vivaient au Québec et qu’ils devaient parler français, alors que d’autres ont parlé du Québec comme étant français. Ils se sont dit conscients du fait qu’il est important de pouvoir converser en français un tant soit peu en public. Mais, malgré le fait que tous, à l’exception peut-être d’Angela et de Gordon, soient capables de parler français, ils ne se sentaient pas complètement intégrés à la société québécoise : à leurs yeux, ils demeuraient « l’Autre ». Il en est de même pour certains des adultes interrogés, comme le père de Taylor, qui a vécu la grande partie de sa vie à Montréal et qui parle français :

[traduction] Je me sens comme un Québécois. Mais je ne peux pas dire ça aux gens, car ils ne l’acceptent pas. Quand je dis à mes amis que je suis Québécois, ils me regardent et me disent : quoi? Es-tu fou? Tu n’es pas Québécois…

De façon générale, les personnes interrogées, les jeunes comme les adultes, ont dit ne pas toujours se sentir acceptées par la majorité francophone, même si elles sont nées au Québec et y ont vécu toute leur vie, et ce, malgré le fait qu’elles soient capables de parler français. Même si on est considéré comme l’Autre dans le discours québécois, cela ne signifie pas pour autant qu’on se sente minorisé. Comment expliquer un tel constat?

Tout d’abord, prenons le temps de voir en quoi consistent ces deux notions. S’exprimant sur la formation des minorités et sur leur exclusion de la majorité, Castles et Davidson avancent :

[traduction] Ces mécanismes [d’exclusion] appartiennent aussi au processus de formation d’une minorité. Nous définissons ce phénomène d’exclusion, comme le processus par lequel le groupe dominant utilise son pouvoir pour imposer certains positionnements sociaux sur les groupes subordonnés.

Castles et Davidson, 2000, p. 69

En d’autres mots, la notion de l’Autre met l’accent sur la dichotomie qui existe entre le « nous » et les « autres », où la majorité définit en quelque sorte la norme (Knight, 2008). Au Québec, c’est par le biais de la langue que cette norme est définie : étant la langue officielle, le français représente un puissant outil de régulation linguistique dans les domaines des services sociaux, de la santé et de l’éducation, puisqu’il dicte un marché linguistique commun à la majorité, où la langue minoritaire est peu reconnue comme capital linguistique (Bourdieu, 2001). Ce constat peut surprendre, puisque l’anglais est la langue de la mondialisation. Cependant, le marché linguistique en contexte québécois, où le français agit à titre de langue officielle, n’avantage pas les anglophones.

En ce qui concerne son intégration à la société québécoise, Mary a noté qu’elle ne se sentait pas acceptée lorsque, dans les activités qu’elle avait en français, comme le soccer, on l’appelait « la petite anglophone ». Elle n’appréciait pas non plus de se faire reprendre lorsqu’elle n’employait pas le mot exact en français. De son côté, Vince a tenté d’expliquer ce phénomène d’exclusion de la façon suivante :

[traduction] Je ne sais pas, mais parce que nous sommes une petite communauté au Québec et que nous sommes anglophones, les francophones nous regardent différemment, parce que nous ne sommes pas aussi bons qu’eux en français. Ils s’imaginent avoir un avantage sur nous parce qu’ils peuvent parler mieux en français que nous. Et je crois qu’il y a un peu de jalousie parce que nous pouvons parler mieux en anglais qu’eux. Par exemple, si nous sommes capables de parler français et anglais, nous pouvons décrocher de meilleurs emplois.

Mais même si ces jeunes se sentent parfois exclus par la majorité francophone, surtout dans le contexte des pratiques langagières, ils ne se sentent pas minorisés, comme cela a été le cas pour les jeunes de l’étude en Ontario, qui se sentaient limités dans leurs pratiques langagières et culturelles à cause des contraintes structurelles qu’ils rencontraient. Certains jeunes de Montréal ont même ajouté que les francophones au Québec comprennent difficilement l’importance de l’anglais. Par exemple, Mary a expliqué qu’il est essentiel de pouvoir parler le français et l’anglais de nos jours. Fang a insisté sur l’importance de parler anglais à cause de la force d’attraction de cette langue à l’ère de la mondialisation. Julie pensait aussi qu’au Québec, on devrait parler les deux langues.

Dans le cas de l’anglais au Québec, rappelons-nous que ses locuteurs ont joui par le passé d’un statut privilégié, alors que la majorité francophone contrôlait difficilement les pratiques sociales, politiques et économiques de la province (Levine, 1997; De la Sablonnière et Taylor, 2006). On doit donc tenir compte des rapports historiques, politiques et économiques de la minorité à la majorité lorsqu’on tente d’établir le degré de minorisation d’un groupe. Mukherjee, Mukherjee et Godard parlent de la minorisation de la façon suivante :

[traduction] Minorisé, contrairement à minorité, met l’accent sur le processus de minorisation et insiste sur le fait que le prestige relatif aux langues et aux cultures et les conditions dans lesquelles elles sont en contact dépendent des rapports de pouvoir existants au niveau national et international.

Mukherjee, Mukherjee et Godard, 2006, p. 1

Nous pouvons constater que les jeunes que nous avons rencontrés ne semblent pas éprouver de sentiment de minorisation lorsqu’ils disent ne pas se sentir intégrés à la société québécoise : ils insistent plutôt sur la valeur indéniable de l’anglais. Le prestige des langues et des cultures dépend du contexte social dans lequel elles évoluent et de leur conformité à la norme établie par le groupe dominant. De façon générale, les minorités linguistiques sont confrontées à une réalité qui les place dans une position de subordination vis-à-vis du groupe majoritaire, où leur langue est peu reconnue dans la sphère publique, étant reléguée souvent à la sphère privée de la famille et dans certains cas à l’école, comme pour les minorités de langue officielle au Canada. La non-reconnaissance de la langue minoritaire comme langue légitime s’illustre souvent par une absence de services et de ressources dans cette langue pour les membres du groupe, comme c’est le cas pour les francophones dans le reste du Canada, où il s’avère impossible de vivre en français au quotidien (Gérin-Lajoie, 2003).

Dans le cas des jeunes anglophones de la région de Montréal, la situation est différente : ils peuvent facilement utiliser l’anglais dans leurs échanges quotidiens dans le domaine public. De plus, ils sont aussi conscients qu’à l’extérieur du Québec, le français n’est pas une langue dominante. Pour ces jeunes, l’anglais ne disparaîtra jamais de la province. Les discussions qui ont porté sur le fait que l’anglais soit considéré comme une langue minoritaire au Québec ont révélé qu’ils ne croyaient pas vraiment que ce soit le cas, comme l’a d’ailleurs noté Fang. Taylor partageait l’opinion de Fang, comme plusieurs autres. Meara est allée jusqu’à dire qu’elle perdait son français parce qu’elle allait à l’école anglaise. Ces propos indiquent clairement le grand pouvoir qui est reconnu à la langue anglaise, même si cette dernière est considérée comme minoritaire au Québec, et ils ne trahissent aucun sentiment de minorisation. Ces résultats contrastent avec ceux de l’étude menée en Ontario, où les jeunes n’accordaient que peu de pouvoir et de prestige à la langue française dans leur discours (Gérin-Lajoie, 2003). Ils s’inquiétaient de la disparition possible du français et déploraient le manque de ressources et de services dans leur langue dans les régions de Toronto et d’Ottawa. Ils parlaient de la langue et de la culture minoritaire comme d’un héritage à préserver, principalement dans le but de pouvoir parler avec leur parenté de langue française, souvent établie au Québec.

Le discours des jeunes sur leur rapport à l’identité démontre bien la complexité de cette notion, et tenter de la décortiquer pour en mieux comprendre le sens représente un défi de taille. Divers facteurs viennent influencer la façon dont les individus développent leur rapport à l’identité, à la langue et à la culture, de même que leur sentiment d’appartenance à un groupe. Nous en sommes maintenant à parler d’identités plurielles et non plus d’une identité monolithique acquise à la naissance. Parmi les jeunes de l’étude, seulement deux se définissent comme anglophones. Les autres vivent un rapport à l’identité que l’on peut qualifier de fluide, où la traversée des frontières linguistiques et culturelles se fait régulièrement sans causer de grands remous. Un sentiment d’appartenance à la minorité existe chez ces jeunes, même s’il prend diverses formes, et l’appartenance de groupe est également fluide. Même pour ceux qui se réclament de la même identité, la représentation qu’ils se font de leur communauté dépend de leur réalité quotidienne. Les résultats de l’étude montrent ainsi diverses façons de comprendre son rapport à l’identité et de se représenter sa communauté d’appartenance.

Le sentiment d’exclusion exprimé par plusieurs participants constitue un résultat de recherche intéressant. En effet, on pourrait s’attendre à des rapports harmonieux avec la majorité francophone dans le cas des anglophones bilingues. D’après les discours relevés, il semble que ce ne soit pas toujours le cas et qu’une certaine division persiste entre les deux groupes linguistiques. Ce discours n’est pas tenu uniquement par les parents ou le personnel enseignant, qui sont des adultes ayant peut-être connu des rapports plus tendus par le passé avec la majorité francophone. Ce discours vient plutôt des jeunes eux-mêmes. Les enjeux politiques associés à la langue au Québec sont complexes et il faut arriver à en comprendre le sens selon les jeunes. Ceux-ci semblent avoir compris l’importance de développer certaines stratégies pour faciliter leur intégration, comme apprendre le français, même si leur bilinguisme semble ne pas compter pour beaucoup dans leurs rapports avec la majorité. Une autre raison importante d’apprendre le français est sa valeur monnayable. Si les jeunes veulent demeurer au Québec, ils doivent être en mesure de travailler en français. Ils savent, comme le savent aussi leurs parents, que pour réussir au Québec, le français est indispensable.

Un autre résultat important concerne la notion de minorisation. Malgré le fait que les anglophones au Québec soient considérés officiellement comme une minorité linguistique, les participants à l’étude ne se sentaient pas appartenir à un groupe minorisé pour autant. Malgré le fait qu’il leur faille parfois et même souvent traverser des frontières linguistiques et culturelles, les jeunes anglophones ne se considéraient pas minorisés, car leur langue demeure un outil de pouvoir important.