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Au début de ce qui sera son dernier livre, Raymond Boudon (1934-2013) se demande d’emblée « comment expliquer scientifiquement les croyances aux idées bizarres qui pullulent en tout temps et en tout lieu ? » (Avant-propos, p. 11). Des exemples récents de ces croyances bizarres seraient par exemple le Da Vinci Code ou encore la théorie du complot (préface, p. 15). Afin d’examiner cette question essentielle pour le théologien comme pour l’historien des idées et le philosophe épistémologue, Raymond Boudon emprunte à Michel de Montaigne (1533-1592) sa métaphore du rouet. Le premier chapitre débute par cette citation tirée des Essais de Montaigne et servant de base à toute la démonstration qui suit : « Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet » (Montaigne, cité p. 25).

Sans doute inattendue, la figure du rouet prise au sens figuré sert uniquement à illustrer ce va-et-vient entre l’instrument de vérification et la démonstration à valider. Chacun devrait servir à valider l’autre, mais qu’advient-il si l’un des deux éléments est au départ faux, faussé ou trompeur ? Pour Raymond Boudon, ce problème resterait apparemment insoluble puisque « les théories les plus solides elles-mêmes reposent sur des principes qui ne peuvent être démontrés de par leur nature de propositions premières » (p. 26). Du même souffle, Raymond Boudon ajoute que « pour Kant, il n’y a pas de connaissance sans a priori » (p. 26).

Cette référence au rouet de Montaigne n’est pas récente et avait été utilisée par plusieurs auteurs et plus récemment par le philosophe allemand Hans Albert, cité par Raymond Boudon (p. 27). Comme dans ses livres précédents, Raymond Boudon reconnaît que la science et les discours scientifiques véhiculent souvent des idées fausses et peuvent involontairement créer de faux savoirs : « Ces faux savoirs sont ceux qui s’appuient sur des principes stériles ou auxquels on attribue une portée qu’ils n’ont pas » (p. 27). Or, si ces erreurs et ces errements sont quelquefois inévitables dans la démarche scientifique, les correctifs apportés mettent parfois beaucoup de temps à se produire, ce qui soulève d’autres interrogations et qui ramène à la question de départ, à savoir pourquoi les gens finissent-ils par croire à des idées fausses ou infondées ? Ou encore, pour quelles raisons des gens ont-ils cru à ces idées qui ultimement s’avèrent infondées ? Parmi les explications proposées, Raymond Boudon invoque le théorème de Bayes pour tenter d’expliquer pourquoi certaines personnes ont envie de croire à une idée et qu’ils en recherchent la validation : « […] lorsqu’on a des raisons de croire à la validité d’un principe, on en recherche la confirmation » (p. 69).

Le rouet de Montaigne : une théorie du croire se subdivise en cinq chapitres qui abordent successivement l’invalidation des faux savoirs, les apports de la théorie de la rationalité ordinaire (à ne pas confondre avec la théorie du choix rationnel), l’abstraction et les êtres de raison, le rôle moral de l’opinion avec le principe de la dignité humaine (p. 148), et enfin les trois principes à la base de la démarche scientifique qui sont examinés successivement.

Les livres de Raymond Boudon se distinguent pour au moins deux raisons. D’abord, ils mettent en perspective les courants à la mode et amenuisent ce qui semble nouveau et innovateur chez les penseurs les plus en vue, par exemple dans cette analyse critique du paradigme, concept si cher à l’épistémologue Thomas Kuhn (p. 58). Pour Raymond Boudon, le constructivisme aurait entre autres été instauré pour condamner le positivisme, mais il aurait aussi « jeté l’enfant avec l’eau du bain positiviste » (p. 43). L’épistémologie de Thomas Kuhn lui semble surfaite et n’apporterait rien de nouveau : « Kuhn n’a fait ainsi que remettre à l’ordre du jour une idée dont philosophes et sociologues avaient démontré la véracité » (p. 58). De plus, Raymond Boudon ose critiquer certains des penseurs contemporains les plus en vue en désamorçant les fondements de leur pensée. Chacun de ces philosophes à la mode véhicule des exemples d’idées bizarres auxquelles tant d’universitaires donnent de la valeur ; ce sont précisément les croyances farfelues que Boudon veut invalider dans ce livre. Outre Kuhn et l’idée du constructivisme, qu’il disqualifie en bonne partie mais pas complètement (p. 59), Boudon s’attaque dès sa préface à quelques penseurs bien en vue dans le monde anglo-saxon comme Ulrich Beck et Zygmunt Bauman ; chacun aurait créé une sorte de concept passe-partout — respectivement « la société du risque » et « la société liquide » — que l’on appliquerait aveuglément à tout phénomène ambigu pour tenter de l’expliquer (p. 20). Raymond Boudon reste tout aussi sceptique envers ces intellectuels français popularisés aux États-Unis à partir des années 1960 sous le vocable général de la « French Theory » ; on compte parmi ces philosophes Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jean-François Lyotart, Jean Baudrillard et quelques autres penseurs (voir la n. 11, p. 65). En revanche, Boudon réaffirme à maintes reprises son admiration et sa dette envers des auteurs nés au xixe siècle comme Durkheim, Max Weber, Georg Simmel et Tocqueville (p. 149).

Pour son dernier chapitre, Raymond Boudon s’interroge sur l’âme et s’inspire d’Émile Durkheim pour énoncer sa conception : « C’est parce que l’âme exprime symboliquement la dualité de l’individu qu’elle est liée de façon étroite au corps de l’individu » (cité p. 181). Cette conception est précisée plus loin : « L’idée d’âme doit s’analyser en définitive, selon Durkheim, comme la traduction symbolique d’une réalité, à savoir la conscience morale de l’individu » (cité p. 181).

Sur le plan éditorial, ce livre de Raymond Boudon comporte quelques faiblesses. Certaines citations, comme celle de Vilfredo Pareto au premier chapitre, n’ont pas de référence bibliographique (p. 27), tout comme les travaux des sociologues décriés par Raymond Boudon (que ce soit Beck ou Bauman) qui ne figurent pas dans les références bibliographiques placées à la fin des chapitres (p. 71). Quelques répétitions subsistent d’une partie à l’autre puisque les chapitres 2 à 5 sont tirés de quatre conférences séparées dans le temps ; ainsi, la démonstration que fait Boudon à propos de la conception de la magie selon Wittgenstein est formulée au troisième chapitre puis apparaît de nouveau en des termes assez similaires au chapitre suivant (voir p. 128 et 183).

Depuis son livre magistral sur L’idéologie, Raymond Boudon s’est constamment intéressé aux croyances, à la validation des théories scientifiques, aux effets pervers, aux idées séduisantes mais infondées et, plus généralement, aux processus d’adhésion des croyants, des adeptes d’une théorie, ou des défendeurs d’une cause (voir, en particulier, ses livres L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Fayard, 1986 ; et L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Fayard, 1990). Après avoir terminé Le rouet de Montaigne, on referme cet ouvrage posthume avec un pincement au coeur, en songeant qu’il s’agit de la fin d’un parcours sur un demi-siècle de la part d’un penseur rigoureux et vigilant. Cependant, en raison des inévitables répétitions d’un chapitre à l’autre, cet ultime ouvrage reprenant un article et quatre conférences de Raymond Boudon semblera peut-être moins convaincant et moins cohérent que son titre précédent portant sur le même thème (Croire et savoir : penser le politique, le moral et le religieux, Paris, PUF [coll. « Quadrige »], 2012). On ne saurait toutefois s’en priver pour autant.