Corps de l’article

Introduction

Cet article présente la démarche d’analyse par théorisation enracinée (TE) utilisée dans le cadre d’une recherche en service social[1] s’intéressant à l’expérience du passage à la vie adulte de populations vulnérables. Il traite surtout du défi de rendre intelligible une démarche itérative de construction du sens. À cette fin, nous proposons de décrire la démarche d’analyse par TE mise en oeuvre dans cette enquête en particulier. Cet article est fondé sur notre propre compréhension de l’analyse par TE et de son appareillage conceptuel, forgée à la fois par les lectures répétées d’auteurs clés et par la mise en application concrète de cette démarche complexe et féconde sur nos données de recherche.

L’article est divisé en trois parties. La première partie situe la problématique et les objectifs de recherche. La deuxième partie présente les divers aspects méthodologiques de la démarche et détaille notamment le processus de codage et d’analyse à l’aide d’exemples tirés des données de recherche. La troisième partie présente les résultats de l’analyse. L’article se conclut avec un rappel des défis associés à une démarche d’analyse par théorisation enracinée.

1. Problématique de recherche

Le passage à la vie adulte (PVA) est un phénomène social amplement étudié au cours des dernières années (Robin, Durning, Oui, Soudoplatoff, & Pioli, 2009). Plusieurs facteurs sociétaux comme l’allongement des études contribuent aux expériences « retardant » le PVA par rapport aux générations précédentes et illustrant sa réversibilité (Molgat, 2007; Rutman, Hubberstey, Feduniw, & Brown, 2007). Bien que ce contexte marqué de « nouveaux risques » concerne l’ensemble de la jeunesse, le PVA est vécu différemment par différentes populations de jeunes. Pour certains, la dépendance que suppose la prolongation de la période de transition traduit la possibilité de profiter d’un soutien familial facilitant l’acquisition progressive de l’autonomie. Pour d’autres, privés de ces formes de soutien de proximité, l’autre possibilité consiste à solliciter l’assistance de programmes sociaux avec le risque de voir cette période de dépendance envers les modes d’assistance publique se muer en problématique d’exclusion. En l’absence de soutien facilitant la négociation du PVA, la transition a plutôt tendance à s’accélérer (Wade & Dixon, 2006) et à se traduire par l’endossement prématuré de responsabilités adultes.

La question du soutien au PVA se pose tout particulièrement pour des jeunes quittant un placement en milieu de vie substitut (Knoke, 2009). Afin de protéger les enfants et les jeunes dont la sécurité et le développement sont compromis, le système de protection de la jeunesse prévoit une mesure de retrait du milieu familial. Toutefois, lorsque ces mesures de substitution cessent d’opérer, notamment au moment d’atteindre la majorité, le réseau primaire ne prend pas nécessairement la relève. Pour ces jeunes en particulier, contrairement à la jeunesse en général, atteindre la majorité coïncide avec l’obligation de se prendre en charge (Gough & Fuchs, 2008). Des jeunes vulnérabilisés se retrouvent donc dans une situation d’isolement susceptible de complexifier leur transition à la vie adulte (Courtney & Dworsky, 2006; Courtney & Heuring, 2005; Furstenberg, 2005). Cette recherche a tenté de mieux comprendre comment des personnes ayant été placées en milieu de vie substitut jusqu’à la majorité ont vécu leur PVA, dans un contexte où cette transition s’effectue à contre-courant des grandes tendances sociales d’allongement de la jeunesse.

2. Méthodologie

2.1 Pertinence de l’analyse par TE

La priorité accordée à la parole comme source de connaissances a supposé une conception particulière du travail d’analyse sous forme d’analyse par théorisation enracinée. Dans ce texte, nous utilisons l’expression théorisation enracinée étant donné que notre démarche s’inscrit dans une adaptation des procédures d’analyse proposées par la méthodologie générale de recherche qu’est la Grounded Theory. Étant donné que notre démarche s’apparente à une analyse par théorisation enracinée (TE), elle ne sera pas désignée sous le vocable de méthodologie de théorisation enracinée. L’analyse par TE a permis de faire le pont entre une certaine façon de conceptualiser le parcours de vie issue de la perspective théorique du parcours de vie et une modélisation des trajectoires de PVA qui fait du sens pour les personnes rencontrées. Utilisée en combinaison avec l’analyse par TE, la perspective théorique du parcours de vie a fourni l’« outillage » conceptuel nécessaire permettant de reconnaître ce qui émerge des données (Charmaz, 2006). En analyse par TE, la sensibilité théorique ou la capacité « de donner du sens aux données empiriques » (Guillemette, 2006, p. 42) est favorisée par la considération d’un ensemble de concepts signifiants et « sensibilisateurs » (Blumer, 1969).

Parmi les raisons à l’origine de l’utilisation d’une approche d’analyse par TE, la principale est la définition de l’objet de recherche en termes de processus social, c’est-à-dire en une série d’actions ou d’interactions se développant dans le temps et dans l’espace en réponse aux changements sociaux (Strauss & Corbin, 1998). Cette façon d’envisager le PVA est particulièrement pertinente pour bien le comprendre. Aussi, notre démarche s’inscrit dans une perspective de découverte « […] non pas dans le sens positiviste d’une observation objective de ce qui se donne à voir dans la réalité, mais plutôt dans le sens de développer de nouvelles façons de comprendre les phénomènes humains » (Guillemette, 2006, pp. 45-46). C’est tout l’intérêt de notre recherche qui tend à saisir un phénomène social selon la perspective des acteurs qui l’expérimentent, qui le vivent et qui le construisent. Ainsi, notre analyse du PVA n’est pas liée à l’application d’un schéma préétabli. Les instruments utilisés pour la collecte de données ont été provisoirement ébauchés en fonction de certains concepts sensibilisateurs, soit les notions de parcours de vie, trajectoires, transitions, événements de vie significatifs, conceptions de la vie adulte, stratégies et logique d’action, puis réajustés selon les données recueillies empiriquement. Enfin, la conviction que les individus accordent un sens à leurs actions et que ce sens est constamment redéfini par les interactions entre les acteurs sociaux qui participent au phénomène (Strauss & Corbin, 2004), est un autre aspect épistémologique de notre démarche ayant contribué à retenir l’approche d’analyse par TE.

2.2 Échantillonnage théorique

Dans une approche d’analyse par TE, les participants sont choisis en fonction de leur pertinence théorique à l’égard du processus à l’étude et non en fonction de leur représentativité par rapport à la population concernée (Strauss & Corbin, 1998). Autrement dit, les données recueillies doivent permettre de mieux comprendre un phénomène plutôt que de le documenter de façon exhaustive (Gratton, 2001; Guillemette, 2006; Morse, 2010). L’échantillon intentionnel de départ a donc été formé par la sélection de personnes ayant fait l’objet d’un placement jusqu’à la majorité et en fonction de critères permettant d’étudier le phénomène dans sa diversité (Strauss & Corbin, 1998), en l’occurrence le fait d’être âgé d’au moins 18 ans et d’avoir fait l’objet d’une mesure de placement en milieu de vie substitut (par exemple, en famille d’accueil) jusqu’à la majorité dans le cadre de la Loi sur la protection de la jeunesse avant l’âge de 16 ans.

Conformément au principe de comparaison continue entre les catégories en développement et les données de terrain (Laperrière, 1997), le guide d’entrevue a évolué au fil de la démarche. Enfin, dans une perspective d’analyse par TE, l’échantillonnage implique une couverture du terrain « […] jusqu’à ce qu’aucune donnée nouvelle ne vienne modifier la théorie construite » (Laperrière, 1997, p. 324). La saturation utilisée dans le cadre de cette recherche s’appuie donc sur un jugement selon lequel davantage de données ne sont pas nécessaires (Wiener, 2010), soit une saturation théorique au sens de Glaser et Strauss (1967), plutôt qu’à une saturation empirique au sens de Pires (1997). Autrement dit, si les derniers témoignages recueillis pouvaient enrichir les détails des trajectoires de PVA, ils ne suggéraient pas de nouveaux modèles.

2.3 Collecte de données

Le recrutement des participants s’est déroulé entre le 6 janvier et le 16 septembre 2009, dans la grande région de Québec. Au total, dix-huit personnes âgées de 18 à 37 ans ont participé à la recherche, parmi lesquelles dix femmes[2]. Deux stratégies de collecte de données ont été déployées dans le cadre de notre recherche : la photographie et l’entrevue semi-dirigée. En amont de l’entretien, un appareil photo numérique était remis aux participants avec la consigne de prendre des clichés permettant de compléter au mieux la phrase suivante « Être adulte pour moi ça ressemble à… ». Les photos pouvaient mettre en scène des personnes, des objets ou des symboles significatifs de la vie adulte pour le participant. Au moment de l’entretien, quelques jours plus tard, le participant était d’abord invité à présenter et commenter ses photos, puis à répondre aux questions de l’entrevue semi-dirigée. À l’instar d’autres chercheurs ayant conclu au potentiel de cette stratégie en recherche qualitative, notamment en termes de facilitation de l’expression (Danic, Delalande, & Rayou, 2006), l’utilisation de la photographie dans le cadre de cette recherche a favorisé, d’une part, la réflexion et l’expression du répondant et, d’autre part, l’accès et la compréhension par la chercheuse du vécu des participants. Il est important de mentionner que les photographies n’étaient pas considérées « en elles-mêmes » mais plutôt selon le sens qu’elles revêtaient pour la personne (Danic et al., 2006, p. 174). En ce sens, le recours à l’entretien de recherche qualitatif nous a permis de bénéficier de l’expertise des personnes concernées quant à leur propre situation et leurs propres expériences (Bertaux, 1980).

2.4 Analyse des données

Afin de parvenir à délimiter la théorie émergente, Strauss et Corbin (1998) proposent un processus de codage comprenant trois étapes ou niveaux d’analyse : le codage ouvert, le codage axial et le codage sélectif. La démarche d’analyse présentée ici est inspirée d’une « relecture » de ce modèle par Duchesne et Savoie-Zajc (2005). Dans leur article, les auteures distinguent plusieurs étapes intermédiaires dont le rôle est essentiellement d’expliciter et de mieux arrimer le passage entre chacune des trois grandes séquences de codage. Dans la mesure où l’activité d’analyse par théorisation enracinée reste difficile à rendre intelligible en mots (Stern, 2010), et bien que cette vision « séquentielle » soit celle de ces auteures et non celle de Strauss et Corbin, ces précisions nous semblaient particulièrement pertinentes. Notre démarche s’est accompagnée d’une réflexion théorique consignée sous forme de mémos (Laperrière, 1997) et de la tenue d’un journal de bord consignant les révisions, les questions soulevées en cours d’analyse et les essais de théorisation.

2.4.1 Codage ouvert

Cette première phase de codage consiste à résumer les unités de sens à l’aide de mots-clés se rapprochant le plus possible de l’expérience décrite. Le codage ouvert a été réalisé sur la transcription des quatre premiers entretiens de recherche et a permis d’établir 48 mots-clés (mots, locutions, syntagmes) caractérisant l’expérience racontée par les répondants. À ce stade-ci, nous avons privilégié l’utilisation des mots employés par les participants eux-mêmes. Par exemple, le mot idole deviendra plus tard le code provisoire « modèle ».

Pour la séquence suivante du processus de codage, la réduction des données a conduit à une relecture des quatre verbatims afin de désigner certains mots-clés en codes et en catégories provisoires. Plusieurs allers-retours entre les transcriptions des premières entrevues et les essais de codage ont été nécessaires afin d’ajouter et de réviser les mots-clés. Par exemple, les mots-clés hiérarchie et sentiment d’impuissance ont été fusionnés dans un code provisoire intitulé « pouvoir ». Aussi, le mot-clé statut d’emploi est devenu statut social afin d’inclure d’autres types de statuts (par exemple étudiant, chômeur, employé, conjoint, parent, etc.). Autre exemple, le syntagme ce qu’il faut faire pour être adulte a été fusionné avec celui de vie adulte normale, puis renommé avec le mot-clé normes; il regroupait les extraits faisant référence à tout ce qui est normal à l’âge adulte. Aussi, le syntagme importance du milieu d’appartenance a été modifié et est devenu un code provisoire plus global nommé « sentiment d’appartenance ». S’il devait être conservé comme concept, « l’importance » serait plutôt considérée comme une dimension. Pour la plupart, les codes provisoires renvoyaient à une interprétation simple du phénomène étudié, par exemple « argent », « relations avec la famille d’origine ». D’autres codes se situaient déjà à un niveau plus conceptuel et sont devenus des catégories provisoires, par exemple Pouvoir, Temps, Lien social, Réussite.

La révision des codes et des catégories provisoires consiste en une relecture du matériel brut des premières entrevues afin, d’une part, de vérifier la réduction opérée et, d’autre part, d’être à l’affût de nouvelles catégories (Duchesne & Savoie-Zajc, 2005). Par exemple, le code « rupture », devenu plus tard une catégorie principale, a émergé à ce moment de l’analyse. Plusieurs questionnements quant à la possibilité de fusionner les codes semblables, d’en ajouter ou d’en modifier, ont guidé la révision. La relecture des verbatims a permis de classer chaque code dans les catégories provisoires qui sont devenues alors : Les éléments du parcours de vie, Les conceptions de la réussite du PVA, Les stratégies, Le pouvoir et la responsabilité, Le lien social et L’évaluation de la situation actuelle.

L’ensemble des codes et des catégories provisoires a ensuite été réétudié, reclassé et renommé, opérant ainsi leur transformation en catégories et sous-catégories formelles. À cette étape, les catégories formelles sont devenues : 1) Éléments du parcours de vie, qui comprend les sous-catégories « placements », « 18 ans », « histoire personnelle », « valeurs », « expériences », « âge » et « normes »; 2) Conceptions de la réussite du PVA, qui inclut l’idée de point tournant; 3) Stratégies, qui renvoie aux « revendications », « plans », « connaissances du système », « développement personnel » ainsi qu’à « l’ancrage »; 4) Pouvoir et responsabilités, composée des sous-catégories « statut social », « argent », « sentiment d’injustice », « sentiment de responsabilité ».

2.4.2 Codage axial

La nécessité d’organiser les catégories formelles et les sous-catégories s’est fait sentir alors que le codage des entrevues se poursuivait. L’objectif principal du codage axial consistant à ramener les données dans un tout cohérent après les avoir fractionnées (Bryant & Charmaz, 2010), la recherche de liens entre les catégories formelles et leurs sous-catégories respectives a permis de développer les catégories principales (Duchesne & Savoie-Zajc, 2005).

À cette étape, l’étude de l’ensemble du matériel a conduit à revoir les quatre catégories et leurs sous-catégories. L’une des stratégies analytiques utilisées, inspirée de Morse (2010), a été d’organiser le discours des participants selon la nature des événements significatifs racontés, puis de trouver des événements similaires à travers les récits pouvant devenir des étapes ou des transitions dans notre modèle. Une fois la séquence des événements significatifs dégagée, nous avons classé l’ensemble des entrevues (des récits) selon une démarche déductive, c’est-à-dire en les ordonnant en fonction des caractéristiques des relations déjà identifiées. Trois catégories principales se sont ainsi clarifiées : 1) Point tournant; 2) Stratégies; 3) Conceptions de la vie adulte.

2.4.3 Codage sélectif

Le codage sélectif consiste à organiser logiquement les catégories principales, à les approfondir et à en dégager un modèle explicatif du phénomène à l’étude. Cette étape vise essentiellement à « […] intégrer tout le travail interprétatif effectué [lors des autres étapes de codage] » (Duchesne & Savoie-Zajc, 2005, p. 81). La première étape du codage sélectif consiste à expliciter la ligne narrative dégagée ou, en d’autres mots, à organiser logiquement les catégories principales (Dey, 2010). Les deuxième et troisième étapes sont présentées à l’intérieur de la section des résultats et correspondent respectivement à l’intégration des catégories et à la modélisation des trajectoires. La ligne narrative dégagée et qui permet d’organiser logiquement les trois catégories principales (Point tournant, Conceptions de la vie adulte et Stratégies de PVA) est la suivante : les récits de PVA de personnes ayant été placées jusqu’à la majorité sont construits en fonction d’un point tournant du parcours de vie, raconté comme une expérience de rupture quant au rôle joué au sein du réseau de relations. C’est en fonction de cet événement que la vie adulte est définie (conceptions) et actualisée (stratégies), en d’autres mots, que le processus de PVA revêt un sens. Le point tournant permet d’expliquer le PVA en termes de réussites individuelle et sociale et est lui-même expliqué par l’interaction entre les conceptions de la VA et les besoins et comportements à la base des stratégies de devenir adulte.

3. Résultats

3.1 Intégration des catégories conceptuelles

L’intégration des catégories conceptuelles est la deuxième étape du codage sélectif dans une démarche d’analyse par TE. Elle permet de présenter chacune des trois catégories conceptuelles (Point tournant, Conceptions et Stratégies) et leurs liens avec les discours des répondants. En d’autres mots, elle traite de la façon dont ces catégories s’intègrent dans les récits de PVA.

3.1.1 Les événements de vie : un point tournant

La première catégorie conceptuelle renvoie aux événements qui ont marqué la vie de ces personnes au moment de leur PVA. Pour les personnes rencontrées, le PVA est un processus qui s’est amorcé avec l’expérience d’un point tournant ne correspondant pas systématiquement à la fin de la mesure de placement en milieu substitut. Il renvoie plutôt à un événement charnière qui agit comme marqueur temporel du début du PVA. Le phénomène d’« instant adulthood » (Stein, 2006, p. 274) qui implique de vivre simultanément la fin d’une réalité, la transition et l’intégration dans une nouvelle réalité, n’est pas apparu significatif dans les PVA des répondants. Le point tournant est raconté à la fois comme une expérience de redéfinition des relations qui marque une rupture dans le rôle joué au sein du réseau social et dans le type de relations entretenues avec l’entourage, et comme une occasion de réorienter sa vie par l’expérience d’ouverture vers d’autres possibles. Ces deux aspects du point tournant sont discutés dans les sous-sections suivantes.

Une expérience de rupture

Pour qu’il soit considéré comme un point tournant, un événement doit entraîner une bifurcation dans l’orientation d’une trajectoire de vie. Parmi les indices indiquant que le changement de direction n’est pas que temporaire, la transformation de l’identité pour s’adapter à la nouvelle trajectoire (Levy & Pavie Team, 2005) est l’aspect qui nous intéresse particulièrement, dans la mesure où cette nouvelle identité (ou cette identité en devenir) est celle de l’adulte.

Pour certains répondants, le point tournant se caractérise par le passage d’un milieu où la personne se sent isolée à un entourage comportant un accès à des relations signifiantes. Par exemple, une expérience d’incarcération qui est l’occasion d’acquérir des habiletés sociales, la fin du placement vécue comme une libération, le début d’une histoire d’amour signifiante, ou encore le retour dans la famille d’origine, comme illustré dans l’extrait suivant : « Je m’ennuyais de ma mère. Quand je suis parti de là [du milieu de vie substitut], je suis allé direct chez moi, chez ma mère » (Guillaume). Il peut aussi être marqué par une ouverture à une nouvelle réalité, une réalité basée sur un lien affectif étroit comme en témoigne l’extrait suivant :

[S]i je ne l’avais pas rencontré [mon amoureux], je ne serais plus là. […] Quand je l’ai rencontré, je m’étais fixé une date puis comment j’allais me suicider et tout ça […] Quand je l’ai connu, je me suis dit : « Attendons un peu, peut-être que lui, il pourrait être correct, ça pourrait me faire un ami ». Et finalement, c’est devenu mon chum! Ça fait 14 ans.

Florence

Pour d’autres répondants, le point tournant a changé une situation d’exclusion en contexte où les relations nouées témoignent de leur valeur comme personne. Il y a ici non seulement une ouverture à une nouvelle réalité, mais à un nouvel univers de relations. L’extrait suivant illustre ce passage d’une situation d’exclusion vers des relations valorisantes :

[D]epuis que je suis sorti, ça fait un an et demi, c’est eux autres [mon ami, ma belle-mère, ma blonde] qui m’aident à rester dehors. Je suis institutionnalisé, c’est marqué dans mes papiers. [Mon ami] c’est quelqu’un de bien pour moi. […] il prend soin de nous autres, puis moi je prends soin de lui.

Hugo

Pour d’autres encore, la rupture s’est réalisée entre un état de dépendance et une vie d’indépendance où la personne tient le premier rôle dans son parcours en choisissant les gens qui l’entourent. Le PVA s’accompagne d’une volonté de redéfinir ses liens pour se donner accès à un autre mode de vie. L’extrait suivant témoigne de ce moment où le mouvement vers l’indépendance amorce le PVA, alors qu’une répondante raconte sa décision de changer de vie en modifiant les relations avec les personnes de son entourage :

J’ai tassé, je te dirais, 50 % de tous mes amis volontairement. Je les ai appelés un après l’autre : « Regarde, moi je ne sortirai plus, ça ne me tente plus ». […] Tu ne choisis pas ton père, ta mère, mais tu choisis tes amis.

Jade
Une expérience d’opportunité

Le point tournant correspond généralement à une occasion dans le parcours d’une personne. Pour certains répondants, cet événement est considéré comme une chance d’être libéré d’un isolement envahissant plusieurs sphères de vie et d’exister dans le regard de son entourage. Dans l’extrait suivant, une répondante raconte son séjour en prison qu’elle considère comme une occasion de commencer à vivre, et qui se manifeste dans le regard de ses collègues de travail actuels et dans les liens tissés avec ces gens qu’elle considère comme sa famille :

On m’avait dit que le pénitencier, c’était l’école du crime. Je pense qu’il y a d’autres possibilités. Plutôt que l’école du crime, il y a la possibilité aussi que, ben coup donc, ça peut être aussi l’école de la vie avec toutes les ressources qu’il y a. […] J’ai fait un suivi psychologique, j’ai fait plusieurs thérapies qui m’ont beaucoup servi je dois te dire. [Parfois], au [nom du lieu de travail actuel], si je n’avais pas eu ces cours-là, je pense que j’aurais perdu ma job!

Ana

Pour d’autres répondants, le point tournant a été l’occasion d’être sauvé ou de se racheter afin de devenir quelqu’un de bien. Ici, le point tournant se vit dans un contexte plus élargi qui permet de trouver sa place comme personne. Dans l’extrait qui suit, l’un des répondants raconte comment son arrivée dans une ressource de soutien à l’autonomie à la fin de son placement en centre de réadaptation a contribué à donner une autre direction à sa vie.

[Mon arrivée à la ressource] c’est pas mal ce qui a fait la transition entre ma vie d’enfant et ma vie d’adulte. […] je me retrouvais comme dans une impasse à 17 ans. […] Quand ils [les intervenants de la ressource] m’ont dit que cette maison-là existait […], je savais qu’après, ils ne te laissaient pas tomber. Après 18 ans, ils ne te laissaient pas à toi-même, puis un sac à vidanges, puis « ciao bye », tu nous rappelleras pour donner des nouvelles. […] Ça fait que je trouvais vraiment que c’était une belle opportunité. […] Depuis cette journée-là, je ne suis jamais retourné au centre d’accueil. […] Depuis ce temps-là, la ressource a toujours été présente dans ma vie. […] C’est quand même une chance que j’ai eue, parce que je ne suis pas sûr que je m’en serais sorti nécessairement [sans cette ressource].

Émile

Pour une autre répondante, le point tournant procède d’une décision, celle de devenir quelqu’un de bien en s’éloignant du parcours tracé par sa mère :

Dans le fond, le passage à l’adulte, ce n’est pas nécessairement tu es obligée de boire, pis prendre de la drogue. Je ne voulais pas être adulte, puis [devenir] ce que ma mère avait été. Moi, le passage à l’adulte, bien c’était comme ça, pas d’alcool dans ma vie.

Danielle

Enfin, d’autres répondants ont vécu cet événement comme une occasion de partir d’eux-mêmes afin de suivre leur propre chemin comme mentionné dans cet extrait : « J’ai pris la décision de déménager […]. Dans le fond, de sortir de tout ce foirage-là » (Adam). Des événements comme un changement de milieu de vie, un changement de réseau de relations, le décès d’une personne signifiante, l’installation en appartement sont autant d’occasions de développer une prise de conscience qu’il est possible de vivre sa vie selon ses propres valeurs.

En conclusion, le point tournant comporte deux dimensions : une dimension relationnelle qui renvoie à un changement dans les relations et une dimension intentionnelle qui réfère à l’occasion de réorienter son propre parcours. Le Tableau 1 résume les composantes de la catégorie Point tournant.

Tableau 1

La nature du point tournant en rapport avec le PVA

La nature du point tournant en rapport avec le PVA

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3.1.2 Les conceptions de la vie adulte : une direction

Au moment de vivre un point tournant, un mouvement s’amorce et la personne s’engage dans une transition vers « la vie adulte ». La direction de ce mouvement est déterminée par la façon dont la personne conçoit la vie adulte. Le projet de la vie adulte est apprécié essentiellement sous deux aspects : la réussite individuelle et la réussite sociale.

En termes de réussite individuelle

Devenir adulte renvoie d’une part à un sentiment de réussite par et pour soi-même, ce qui rejoint la notion d’« engagements » liés à des insertions sociales, souvent sources de tension entre des besoins individuels et des demandes sociales (Sapin, Spini, & Widmer, 2007). Pour certains répondants, ce sentiment passe par la capacité de prendre soin de soi et le fait d’être traité en adulte par l’entourage. Pour d’autres, il passe par la reconnaissance de son potentiel et l’expression d’une vision optimiste de l’avenir. L’extrait suivant illustre cette conception de la réussite : « L’appartement […] c’est important. J’ai de quoi à moi toute seule. […] Une place à moi où je ne me fais pas chialer dessus » (Marie).

Pour d’autres répondants, la réussite concerne sa valeur comme individu, c’est-à-dire le jugement positif que la personne porte sur elle-même, ses qualités et ses aptitudes, comme l’exprime une répondante dans cet extrait : « Je ne sais pas tout à fait encore qu’est-ce que je veux, mais je sais qu’est-ce que je vaux » (Béa). C’est le fait de pouvoir se reconnaître de la valeur comme personne qui donne un sentiment de réussite.

Pour d’autres enfin, la réussite individuelle correspond au fait de s’investir dans un domaine singulier et personnel et d’en retirer un sentiment de satisfaction personnelle. L’extrait suivant illustre cette façon d’être « accompli » à ses propres yeux et dans le regard des autres :

C’est quoi que je vais chercher exactement là-dedans [la compétition sportive]? Je pense que c’est la satisfaction d’accomplir quelque chose. C’est tellement une minorité qui en fait, puis qui réussit là-dedans, ça demande tellement de temps que dans le fond, il n’y en a pas de secret : c’est du temps, du temps, du temps. Je pense que c’est le fait de… bien, à quelque part, tu le fais pour toi, mais on se cachera pas que c’est un peu le fait de montrer aux autres que moi, j’ai fait ça.

Adam
En termes de réussite sociale

Dans une certaine mesure, l’ensemble des personnes rencontrées réfère à une conception traditionnelle de la vie adulte de type « emploi-maison-famille ». Pour certains répondants, ce modèle conventionnel n’est pas remis en question. La conception du devenir adulte se résume ainsi parfois au fait « [d’]avoir une petite vie comme tout le monde » (Chloé).

Pour d’autres, le modèle conventionnel de la vie adulte est un idéal à atteindre en opposition avec ce qu’ils ont connu jusqu’à maintenant. Se conformer au modèle conventionnel, c’est faire une rupture avec un mode de vie antérieur et c’est aussi se positionner comme un modèle pour les générations futures. L’extrait suivant témoigne de cette conception, actualisée par le fait que la participante a elle-même trois enfants :

Bien moi, [être adulte] ça a tout le temps été de ne pas être comme ma mère. Ça fait que tout ce que je fais, je m’organise pour ne pas être comme elle. […] Pas boire. Pas prendre de drogue. M’occuper de mes affaires. Être responsable. Élever mes enfants. Avoir ma famille, puis la garder avec moi. Ça fait que jamais je ne me les ferai enlever [mes enfants].

Danielle

Pour d’autres enfin, le modèle conventionnel du devenir adulte est un outil permettant d’atteindre « autre chose », c’est-à-dire un autre niveau d’accomplissement. Répondre à ce modèle devient un moyen de s’accomplir et non une finalité. Ces propos traduisent une vision « instrumentalisée » de la vie adulte, c’est-à-dire que les devoirs et responsabilités associés à la vie adulte impliquent des bénéfices permettant de faire ce qui est « vraiment important » selon leur propre échelle de valeurs. Dans l’extrait suivant, l’un des répondants explique comment son travail rémunéré, qui n’est pas considéré comme une finalité, lui permet de faire ce qui importe vraiment, soit de participer à des compétitions sportives d’envergure :

[De la compétition sportive] je n’en fais pas au niveau professionnel, mais ça serait tellement mon rêve dans le fond d’en vivre, mais […] la réalité a pris le dessus; il faut que je travaille pour être capable de tout faire ça.

Adam

Le Tableau 2 résume les différentes composantes qui se profilent derrière la conception que les répondants entretiennent de ce qu’est une vie adulte réussie.

Tableau 2

Les conceptions de la vie adulte dans le PVA

Les conceptions de la vie adulte dans le PVA

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3.1.3 Les stratégies de passage à la vie adulte : une mise en action

Lorsque la transition est amorcée selon la direction souhaitée, le défi consiste ensuite à mettre en place les moyens qui vont permettre de tendre vers une « destination ». L’examen de ces moyens peut se faire sous deux angles : celui des actions et celui des besoins et motivations qui les sous-tendent.

Les actions

Pour certains répondants, devenir adulte implique de réaliser une série d’étapes donnant accès à un mode de vie normalisé. L’énergie est alors particulièrement consacrée à planifier ces étapes et à mettre en place les conditions pour les franchir comme illustré dans l’extrait suivant :

C’est sûr que moi j’en veux une [famille] mais plus tard. […] Je n’en veux pas avant au moins 28 [ans]. […] Je veux laisser le temps d’avoir fini au moins mes études. Qu’on ait une maison ou un appartement, de quoi... Des sous assez pour qu’on puisse les nourrir puis pas les laisser dans la rue.

Marie

Pour d’autres, devenir adulte signifie faire ses preuves. Dans l’extrait suivant, une répondante raconte comment elle a procédé afin de se prouver qu’elle était en mesure de réaliser ses objectifs et décrit le moyen utilisé pour y parvenir :

En fait, j’ai appliqué pour le cégep l’année prochaine. Je voulais me prouver que j’étais capable de me lever à tous les matins. Je me suis dit : « Si je suis capable d’aller [faire du bénévolat] pendant une heure, de me lever tous les matins, bien je vais être capable de faire quelque chose comme d’aller à l’école ou d’avoir une job. » Je voulais me le prouver à moi-même que j’étais capable.

Gabrielle

Pour certains répondants, la priorité réside dans le maintien du bien-être personnel au quotidien. Le reste de la vie adulte est envisagé, mais s’actualisera éventuellement, comme l’explique un répondant dans l’extrait suivant :

À un moment donné, je vais vraiment rencontrer la fille avec qui je vais être bien, puis à mon avis, je vais être prêt à mettre ça [les compétitions sportives] de côté. […] J’aime ça la compétition, puis tout ça, mais je veux passer par cette étape-là [fonder une famille] aussi.

Adam
Les besoins et les motivations

Pour des répondants, le besoin de se prémunir contre l’isolement et d’éviter l’abandon peut motiver les stratégies privilégiées avec les personnes autour de soi au moment de transiter vers la vie adulte. La réponse à ce besoin se traduit notamment par le maintien de liens étroits avec une personne en mesure de prendre soin de soi, comme l’exprime un répondant dans l’extrait suivant :

Quand ma mère va décéder, ça se trouve à être elle [ma colocataire] qui me ramasse. Ça va être elle, dans le fond, ma deuxième maman. […] Elle me l’a promis, elle me l’a dit, elle a dit : « Quand ta mère meurt, c’est moi qui te ramasse ». Puis je lui ai demandé, parce que moi, c’est important d’avoir quelqu’un pour m’aider pareil.

Guillaume

Pour d’autres, l’idée de redonner aux autres peut constituer en soi la motivation à l’origine des stratégies de devenir adulte comme illustré dans l’extrait suivant :

[J]e pense que ce monde-ci, dans lequel j’évolue en ce moment, je pense que c’est là ma place. […] Je pense, par exemple, dans mon bénévolat [auprès des jeunes de la rue], c’est mon point de repère. […] J’ai beaucoup un sentiment d’appartenance à ce milieu-là, c’est comme une deuxième famille. Je pense qu’au lieu de justement me faire du mal, je peux devenir comme une grande soeur ou une aidante.

Gabrielle

Certains répondants trouvent leur motivation dans le fait de construire leur propre chemin, en fonction de leurs propres valeurs, pour dépasser leur sentiment de vulnérabilité à l’égard des événements extérieurs. L’extrait suivant illustre cette stratégie de persévérance et de ténacité dans l’accomplissement de soi :

À force de toujours bûcher dans la vie pour avoir quelque chose, bien veux, veux pas, tu te formes une carapace, puis tu continues, tu avances. […] J’aime mieux ça que de m’asseoir, puis de me dire : « Ah, qu’est-ce qui m’arrive encore? » Ça ne donne rien, tu n’avances pas, tu restes toujours au même point. À chaque fois que tu as une épreuve, c’est la fin du monde. Moi, la fin du monde, je l’ai vue, ça fait que… […] ah, bien c’est sûr que la perte de mes enfants, ça serait la pire des choses qui pourrait m’arriver mais à part ça, je n’ai peur de rien!

Émilie

Les stratégies de PVA se traduisent par des actions entreprises permettant de répondre à certains besoins et motivations. Le Tableau 3 résume les composantes de cette catégorie.

Tableau 3

Les stratégies de PVA

Les stratégies de PVA

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3.1.4 Les variables discriminantes des trajectoires de passage à la vie adulte

À ce stade de l’analyse, les trois concepts examinés (point tournant, conceptions de la vie adulte et stratégies) ont été revus dans une logique « par thèmes ». Leur combinaison et l’interprétation des données ont permis de réunir l’ensemble des récits autour de la notion d’identité sociale. Le thème de l’identité dans les parcours de vie des jeunes ayant été placés rejoint d’autres études, notamment celle d’Ibrahim et Howe (2011).

Les thèmes dégagés dans chacune des catégories conceptuelles peuvent être regroupés autour de trois idées principales : 1) le rapport à soi; 2) le rapport aux autres; 3) le rapport à la société. Les thèmes qui parlent du point tournant comme d’une redéfinition des liens avec son entourage en fonction de soi et de l’opportunité de suivre son propre chemin, ceux qui décrivent la conception de la vie adulte comme un moyen de s’accomplir selon ses propres valeurs et d’en retirer un sentiment de satisfaction personnelle et ceux qui abordent le besoin d’accomplissement comme passant par la performance mettent tous l’accent sur le rapport à soi dans le PVA. Les thèmes qui parlent du point tournant comme de la fin d’une période où la personne est privée de relations signifiantes et rassurantes et de la possibilité de tisser de telles relations, ceux qui expriment l’importance d’être reconnu et traité en adulte par son entourage et ceux qui mettent en relief le besoin de ne pas être abandonné et de faire ce qu’il faut pour se conformer au modèle conventionnel de la vie adulte mettent plutôt l’accent sur le rapport aux autres dans le PVA. Enfin, les thèmes qui parlent du point tournant comme d’une ouverture à l’égard d’un nouvel univers de relations et d’une occasion de devenir quelqu’un de bien, ceux qui parlent de se reconnaître assez de valeur pour devenir un modèle pour les autres et ceux qui soulignent le besoin de redonner aux autres en ayant d’abord fait ses preuves insistent sur le rapport à la société dans le PVA. Le Tableau 4 présente la structure d’analyse en fonction de ces trois façons de se raconter.

Afin de dégager des trajectoires de PVA, une matrice combinant le discours des répondants sur les différents thèmes a été construite. Cette organisation de l’information illustre le potentiel discriminant de ce qui a été traité comme des « variables », soit les notions de rapport à soi, de rapport aux autres et de rapport à la société (voir l’Appendice A). En effet, il est possible de constater que le PVA de chaque répondant, c’est-à-dire à la fois le point tournant, les conceptions et les stratégies d’accès à la vie adulte, s’inscrit dans l’une ou l’autre de ces façons de se raconter.

3.2 Modélisation des trajectoires de passage à la vie adulte

Dernière étape du codage sélectif, la modélisation est utilisée pour déterminer s’il est possible de distinguer des logiques ou des trajectoires de PVA. Le rapport à soi, le rapport aux autres et le rapport à la société ont agi comme variables discriminantes ou comme paramètres permettant de modéliser trois trajectoires de PVA présentées au Tableau 5 : une trajectoire d’appartenance, une trajectoire d’intégration et une trajectoire d’appropriation.

Tableau 4

Le rapport à soi, aux autres et à la société dans les catégories

Le rapport à soi, aux autres et à la société dans les catégories

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L’origine du PVA est associée à un événement considéré comme un point tournant pour deux raisons : 1) il marque un changement important dans les relations; 2) il est à l’origine d’une prise de conscience. Pour certains répondants, le point tournant correspond à la fin de l’isolement et marque l’accès à des relations signifiantes. Cet événement permet à ces répondants de réaliser qu’ils peuvent vivre leur vie en misant sur d’autres personnes et met ainsi en lumière l’importance du rapport aux autres dans le PVA. Pour d’autres répondants, le point tournant correspond à une expérience qui atténue l’impression d’exclusion sociale ressentie jusque-là. En accédant à un nouvel univers de relations, ils développent le sentiment d’avoir de la valeur et de pouvoir contribuer à la société. Enfin, pour d’autres, le point tournant correspond à la fin de la dépendance et à la redéfinition de ses relations interpersonnelles.

Tableau 5

Trois trajectoires de passage à la vie adulte

Trois trajectoires de passage à la vie adulte

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Quelle qu’en soit la forme, la prise de conscience est associée à une conception plutôt traditionnelle de la vie adulte. Si certains cherchent à s’y conformer, d’autres la considèrent comme un moyen plutôt qu’une finalité. Pour certains, l’important consiste à s’accomplir selon ses propres valeurs, alors que pour d’autres c’est le regard de l’entourage ou celui de la société qui guide l’action. Les stratégies d’accès à la vie adulte doivent donc être examinées en portant attention aux préoccupations qui les motivent. Pour certains, le besoin central est celui de ne pas être abandonné; pour d’autres, le besoin de redonner aux autres incite à d’abord faire ses preuves. Pour d’autres encore, l’important se trouve dans l’accomplissement que l’on atteint en étant performant (par exemple dans le travail, dans l’entraînement physique, dans l’implication auprès de ses enfants). Les comportements mis en place pour combler les besoins ressentis en termes d’appartenance, d’intégration ou d’appropriation, tentent aussi d’éviter ce qui leur est opposé, c’est-à-dire les situations d’isolement, d’exclusion ou encore de dépendance. Le modèle général dégagé dans cette recherche est illustré à la Figure 1. Sur la base de cette modélisation, il est possible de faire ressortir les particularités des trois trajectoires dégagées.

Figure 1

Trajectoire de passage à la vie adulte

Trajectoire de passage à la vie adulte

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3.2.1 Trajectoire d’appartenance

Dans une trajectoire de type « appartenance », l’accent est mis sur le rapport aux autres. La personne prend conscience, à la suite d’un événement qui marque la fin de l’isolement et l’accès à des relations signifiantes et rassurantes, qu’il existe une possibilité de vivre sa vie autrement que dans l’isolement. Être adulte implique d’être comme tout le monde. Ce qui importe toutefois, c’est moins le regard « anonyme » de la société que les relations bâties et entretenues avec l’entourage. En ce sens, l’accès au modèle conventionnel de la vie adulte est un prétexte, une façon de répondre au besoin d’être entouré. Les personnes cherchent à s’y conformer pour être jugées positivement par les personnes signifiantes de l’entourage. Dans une trajectoire d’appartenance, devenir adulte signifie ne pas être seul. La trajectoire d’appartenance concerne les parcours d’Ana, Chloé, Florence, Guillaume, Léa et Marie. Elle est illustrée ici par l’histoire d’Ana et schématisée à la Figure 2.

Au moment de l’entrevue, Ana est âgée de 35 ans. Ses années d’incarcération dans un pénitencier fédéral sont pour Ana un point tournant. Pendant son emprisonnement, elle saisit toutes les occasions pour acquérir des habiletés sociales et augmenter son estime personnelle, en participant à des formations et à des thérapies. Autant d’expériences qui favoriseront l’obtention à sa sortie d’un emploi valorisant et la construction de saines relations. Pour Ana, être adulte c’est être traitée comme tel, avoir des droits et les faire respecter. La façon d’y arriver passe par un emploi, une famille, autrement dit, par une vie « comme tout le monde ». Motivée par le besoin d’être entourée et d’éprouver un sentiment d’appartenance, Ana avance dans la vie une étape à la fois : d’abord s’inscrire à un réseau de rencontres, puis fréquenter quelqu’un, ensuite cohabiter pendant un temps, et enfin avoir des enfants. Petit à petit, Ana s’est construit un réseau de proximité avec ses collègues de travail : « [J]amais je ne me suis sentie comme dans une grande famille, sauf [ici] ». Sa place parmi eux est précieuse : elle se dit prête à travailler bénévolement afin de la garder.

Figure 2

Trajectoire d’appartenance

Trajectoire d’appartenance

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3.2.2 Trajectoire d’intégration

Dans une trajectoire de type « intégration », l’accent est mis sur le rapport à la société. La personne prend conscience, à la suite d’un événement qui marque la fin de l’exclusion et l’ouverture à un nouvel univers relationnel, qu’il existe une possibilité pour elle de faire partie de la société. Être adulte implique la possibilité de devenir un modèle pour les autres. Le regard de la société sur soi est capital; ce qui est important c’est d’être considéré comme une personne de valeur. En ce sens, l’accès au modèle conventionnel de la vie adulte est une façon de répondre au besoin de redonner aux autres, d’être utile. La personne cherche à atteindre une version idéalisée de la vie adulte, où la famille est par définition harmonieuse et unie, où l’emploi mène à la richesse, où la maison est vaste, etc. Prendre conscience de la possibilité d’avoir de la valeur à ses propres yeux renvoie au besoin d’avoir de la valeur aux yeux de l’ensemble de la société. Afin d’y arriver, la personne doit d’abord « faire ses preuves », c’est-à-dire se prouver à elle-même qu’elle est capable de transformer ses intentions en actions réelles. Dans une trajectoire d’intégration, devenir adulte signifie avoir une place en société. La trajectoire d’intégration concerne les parcours de Béa, Brian, Danielle, David, Émile, Gabrielle, Hugo et Joseph. Elle est illustrée ici par l’histoire de Joseph et schématisée à la Figure 3.

Au moment de l’entrevue, Joseph est âgé de 32 ans. C’est récemment, pendant une thérapie individuelle, qu’il raconte avoir pris conscience de sa valeur : « Je pensais que j’étais un voleur, un pas bon… mais j’ai de l’entregent […], je suis intelligent ». Depuis cette prise de conscience, Joseph a l’impression que tout est possible. Toute son énergie est concentrée à prouver sa valeur, en complétant un diplôme d’études secondaires, par exemple, mais également à se racheter auprès de ses enfants : « Je veux être un modèle pour mes enfants ». Il est isolé de sa famille, a peu d’amis, et compte dans ses relations surtout des professionnels d’aide qui le valorisent énormément. Afin de prouver sa valeur comme adulte et comme personne, il se met à l’épreuve en se fixant d’importants objectifs qui s’inscrivent dans une conception idéalisée de la vie adulte : il a commencé une formation pour décrocher un emploi lucratif, il veut fonder sa propre compagnie et enfin s’acheter un grand terrain pour y accueillir ses enfants. Non seulement il veut devenir un modèle auprès de sa famille, mais également au sein de sa communauté culturelle d’origine.

Figure 3

Trajectoire d’intégration

Trajectoire d’intégration

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3.2.3 Trajectoire d’appropriation

Dans une trajectoire de type « appropriation », l’accent est mis sur le rapport à soi. Dans cette trajectoire, la personne prend conscience, à la suite d’un événement qui marque la fin de sa dépendance et la redéfinition des liens avec son réseau en fonction d’elle-même, qu’il existe la possibilité de vivre selon ses propres valeurs. Être adulte implique de s’accomplir autrement, en fonction de ses propres valeurs. Le regard de la société sur soi est moins important que le fait de cheminer en fonction de ce qui revêt de la valeur à ses propres yeux. En ce sens, l’accès au modèle conventionnel de la vie adulte est un outil permettant de répondre au besoin de s’accomplir. La personne remplit les devoirs et responsabilités qui y sont associés parce qu’ils sont inévitables et qu’ils sont des leviers pour faire ce qui compte vraiment à ses yeux. Prendre conscience de la possibilité d’avoir une vie unique et à son image renvoie au besoin de s’accomplir. La personne adopte ainsi des comportements de performance. Dans une trajectoire d’appropriation, devenir adulte signifie faire ses propres choix. La trajectoire d’appropriation concerne les parcours d’Adam, Émilie, Francis et Jade. Elle est illustrée ici par l’histoire d’Adam et schématisée à la Figure 4.

Au moment de l’entrevue, Adam est âgé de 32 ans. Pendant son adolescence, il s’est retrouvé devant un choix : changer ou non de milieu de vie. Sa décision de déménager a entraîné une modification radicale de ses habitudes de vie. Cet événement lui a fait prendre conscience de la possibilité de vivre sa vie comme il le désire. Il a décidé de prendre sa vie en main et de renoncer à la délinquance. C’est dans les compétitions sportives qu’Adam a trouvé un sens à sa vie, un moteur qui lui donne le sentiment de s’accomplir comme individu. Pour Adam, occuper un emploi et payer ses factures ne sont que des moyens pour parvenir à se réaliser autrement, à emprunter un chemin différent du reste de la population : « [J]e ne suis pas prêt à dire qu’une personne qui a une famille, des enfants et tout ça, ce n’est pas nécessairement une personne modèle ».

Figure 4

Trajectoire d’appropriation

Trajectoire d’appropriation

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Conclusion

Cette recherche visait à mieux comprendre l’expérience du passage à la vie adulte de personnes ayant fait l’objet d’un placement jusqu’à la majorité. Une idée centrale s’est dégagée des analyses : pour les personnes rencontrées, le sens du PVA se révèle dans le rapport que la personne entretient envers la société, envers les autres ou envers elle-même. Les trois trajectoires proposées représentent l’aspect novateur de cette recherche et une contribution importante au développement des connaissances. Ainsi, notre recherche s’avère utile dans le développement de programmes d’intervention s’adressant aux jeunes adultes vivant un placement jusqu’à la majorité et, en amont, dans le soutien aux pratiques préventives s’adressant aux familles en difficulté.

Le principal moyen de permettre le transfert des résultats de recherche sous forme d’hypothèses de travail impliquant d’autres contextes ou d’autres populations consiste à spécifier le contexte, la population et les procédures de recherche. À cet égard, plusieurs informations sont fournies dans le respect de l’engagement à l’anonymat et à la confidentialité.

L’analyse par théorisation enracinée s’est avérée une démarche d’analyse cohérente avec notre perspective de découverte et de compréhension des phénomènes humains en offrant la possibilité de dépasser la simple description du phénomène et de soutenir la construction de modèles dits « théoriques ». Il reste que cette démarche comporte de nombreux défis : comprendre une procédure dont l’interprétation varie d’un auteur à l’autre et consacrer le temps qu’il faut à une démarche itérative impliquant forcément des culs-de-sac interprétatifs obligeant à faire volte-face et à dépasser l’impression de « reculer ». Le plus grand défi aura toutefois été de rendre cette démarche intelligible en mots. C’est dans l’objectif de relever ce défi que cet article a été écrit.