Corps de l’article

Introduction

La méthodologie de la théorisation enracinée (MTE), par son caractère inductif et sa méthode d’analyse centrée sur les processus, apporte un regard approfondi des problématiques complexes. Pour certaines questions de recherche, les méthodes quantitatives, qui génèrent un portrait pointu des différents aspects d’un problème, restent insuffisantes lorsqu’il s’agit de tenter d’avoir une perspective plus entière de celui-ci, ainsi que des conditions dans lesquelles il se produit. Qui plus est, les problèmes de nature sociale qui touchent les groupes vulnérables sont dynamisés par de multiples facteurs qui interagissent entre eux. Cet article présente comment la MTE constructiviste de Charmaz peut contribuer à dresser un portrait plus complet d’une telle problématique qui fait sens pour les acteurs concernés, soit les personnes qui la vivent, les intervenants, les décideurs et les chercheurs. Par l’exemple d’une recherche visant à explorer le processus d’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie dont le soutien social est limité ou inexistant, il sera expliqué pourquoi la MTE est une méthode essentielle afin de donner une voix aux personnes souffrant de schizophrénie, dans l’objectif de mieux comprendre leur vécu et éventuellement améliorer leurs conditions de vie par des interventions novatrices.

Pour ce faire, en premier lieu, la problématique de l’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie vivant de l’isolement social sera décrite. En second lieu, un résumé de la recherche actuelle à ce sujet sera présenté, incluant les limites associées aux résultats actuellement disponibles. Troisièmement, la pertinence de la MTE constructiviste de Charmaz pour jeter un regard nouveau et, surtout, plus approprié sur la problématique d’intérêt sera démontrée. Enfin, les retombées possibles de cette recherche seront décrites.

1. Problématique

1.1 La schizophrénie comme situation de vie

La schizophrénie est un trouble mental grave qui peut devenir très invalidant et qui nuit à la personne qui en est atteinte dans toutes les sphères de sa vie. D’abord, cette maladie se déclare habituellement dans un moment charnière de la vie, soit la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte (Tandon, Nasrallah, & Keshavan, 2009). Il s’agit de la période où la jeune personne devrait se diriger vers une plus grande autonomie, soit : terminer ses études, quitter le nid familial, fonder une famille, amorcer une carrière, etc. (Carter & McGoldrick, 2005). Or, les symptômes de la schizophrénie, en affectant les fonctions psychologiques, vont souvent mettre un frein brutal à ce cheminement. Les symptômes les plus connus sont les délires et hallucinations, mais ce sont les symptômes négatifs (baisse de motivation, ralentissement psychomoteur) qui vont le plus nuire au fonctionnement quotidien et aux relations sociales. De plus, les déficits cognitifs sont communément observés chez ces personnes et vont affecter notamment la mémoire de travail, l’attention et les fonctions exécutives (par ex. : la capacité à planifier une tâche). Enfin, les symptômes affectifs font partie de la maladie et une majorité de ces personnes auront des symptômes dépressifs, ce qui vient d’ailleurs expliquer pourquoi le suicide est la deuxième cause de décès chez cette population (Tandon et al., 2009).

L’isolement social est une des conséquences les plus fréquentes et les plus préoccupantes de cette maladie. En partie un symptôme (la personne cherche à s’isoler), l’isolement social est aussi causé par la difficulté que ces personnes peuvent avoir à se faire des amis, par le manque d’opportunités d’activités sociales et par la stigmatisation (Perese & Wolf, 2005). L’isolement social a des conséquences négatives sur la santé de quiconque (Mikkonen & Raphael, 2011), mais est encore plus lourd de conséquences pour les personnes atteintes de schizophrénie. L’isolement social chez ces personnes est associé à des symptômes plus importants et à des délais allongés pour le traitement des psychoses (Drake, Haley, Akthar, & Lewis, 2000), ce qui a un effet sérieux sur le pronostic. En effet, une psychose non traitée de longue durée est associée à des symptômes aggravés, à une plus grande détérioration du fonctionnement et à une diminution des chances de rémission, malgré un traitement optimal (Perkins, Gu, Boteva, & Lieberman, 2005).

Parmi les autres problématiques associées, mentionnons les troubles liés à la consommation d’alcool et de drogues qui touche jusqu’à 80 % des personnes atteintes de schizophrénie au cours de leur vie, l’inoccupation professionnelle, l’itinérance et la surjudiciarisation (Crocker & Côté, 2010; Folsom, Hawthore, Lindamer, Gilmer, Bailey, Golsham, Garcia, Unützer, Hough, & Jeste, 2005; Stuart & Arboleda-Flórez, 2009; Westermeyer, 2006).

1.2 L’adaptation et le coping

La schizophrénie constitue donc un état complexe et sérieux auquel la personne doit s’adapter. Pour définir l’adaptation, nous préconisons le modèle de l’adaptation de Roy (2009), théoricienne en sciences infirmières. Comme nous adoptons une position constructiviste de la MTE, Charmaz (2006) recommande que les chercheurs utilisent des concepts auxquels ils sont déjà sensibilisés (sensitizing concepts) comme source d’inspiration pour le développement de leurs idées. Ces idées seront, au fil de la collecte et de l’analyse des données, confrontées à celles des participants, dans une relation réciproque. Le modèle de Roy se veut donc un point de départ pour la recherche, et non une finalité.

Selon Roy, l’adaptation est vue comme un processus et un résultat de l’intégration humaine dans son environnement. La personne utilise des stratégies de coping[1] pour s’adapter. Ainsi, de ce point de vue, le but des soins infirmiers en santé mentale est d’aider la personne à s’adapter à sa situation de santé à l’intérieur d’un contexte donné (Roy, 2009). Ceci nous amène à notre question de recherche : quel est le processus d’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie dont le soutien social est limité ou inexistant? La recherche qui sera présentée ici s’intéresse donc au cheminement des personnes qui composent avec les difficultés reliées à la schizophrénie et qui vivent de l’isolement social.

2. État de la recherche sur l’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie

Une recherche bibliographique utilisant le mot-clé adaptation (en anglais : adaptation et adjustment) donne peu de résultats pertinents. Rares en effet sont les études qui ont mesuré l’adaptation sociale (habiletés pour vivre dans la communauté) ou cognitive. Dans une recherche effectuée selon la conception de l’adaptation de Roy (Fawcett & Desanto-Madeya, 2013), on s’intéresse plutôt à comprendre et à expliquer l’adaptation des personnes à leur situation de vie dans son ensemble (et non seulement à des variations de l’environnement considérées comme stressantes). On y décrit les processus de coping et d’adaptation aux stimuli environnementaux et on explique la relation entre l’adaptation et la santé. Dans les écrits consultés, ce sont les études sur le coping, beaucoup plus nombreuses, qui donnent le plus d’informations suivant cette conception de l’adaptation. Nous présentons ici un résumé des études les plus près de la problématique d’intérêt.

2.1. Sommaire des résultats actuellement disponibles

L’adaptation est mesurée selon deux principaux domaines : l’adaptation au stress, le stress étant considéré comme un facteur contribuant aux rechutes de la schizophrénie – donc important à contrôler (Chabungbam, Avasthi, & Sharan, 2007) –, et les stratégies d’adaptation pour faire face aux symptômes de la schizophrénie (principalement les hallucinations), ces symptômes étant des sources de stress.

Pour faire face au stress, plusieurs études tendent à démontrer que les personnes atteintes de schizophrénie ont tendance à utiliser davantage de stratégies de coping centrées sur les émotions (ex. : essayer de voir le côté positif du problème), par ailleurs considérées comme moins efficaces comparativement aux stratégies centrées sur la tâche ou le problème (Ritsner, Gibel, Ponizovsky, Shinkarenko, Ratner, & Kurs, 2006). L’utilisation de stratégies d’évitement (ex. : essayer de penser à autre chose) serait aussi plus fréquente que l’utilisation de stratégies d’approche (ex. : faire face au problème) par la personne atteinte de schizophrénie (Rudnick & Martins, 2009).

Pour ce qui est des stratégies de coping pour composer avec les symptômes de la schizophrénie, il semblerait que l’acceptation active et les stratégies passives (ex. : attendre que les voix diminuent) prédiraient une réduction de la détresse (Farhall & Gehrke, 1997). D’autres auteurs ont relevé des « stratégies de distraction » (ex. : écouter de la musique), qui seraient efficaces (Hayashi, Igarashi, Suda, & Nakagawa (2007), et des « stratégies d’évitement » (ex. : tenter d’ignorer les voix), qui seraient plus souvent utilisées chez cette population (Singh, Sharan, & Kulhara, 2003).

2.2 Situation actuelle de la recherche scientifique sur l’adaptation

Quelques constats généraux émergent de l’examen des études effectuées sur l’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie.

  1. D’abord, les études portant sur les stratégies de coping des personnes atteintes de schizophrénie sont beaucoup plus nombreuses que celles portant sur l’adaptation de façon plus globale. Il semblerait, selon la plupart des auteurs, que la mesure de stratégies de coping est plus précise que d’examiner l’adaptation comme phénomène plus large.

  2. Il y a une certaine homogénéité dans les échantillons de participants : ces derniers sont souvent recrutés dans les établissements de soins où ils sont hospitalisés ou en suivi externe au moment de la collecte des données. Ils ont aussi une certaine stabilité psychosociale (état mental, statut résidentiel, soutien social, absence de comorbidité, etc.). Ils sont donc peu représentatifs de la réelle population de personnes atteintes de schizophrénie.

  3. Les études se regroupent autour des thèmes suivants : les facteurs influençant le coping, les stratégies de coping pour faire face aux symptômes, les stratégies de coping pour faire face aux évènements stressants de la vie et les changements dans les stratégies de coping au fil du temps. On retrouve des recherches en sciences infirmières, mais la plupart sont publiées dans des revues du domaine des neurosciences, de la psychologie et de la psychiatrie.

  4. Bien que le modèle de Roy ait été utilisé comme cadre de référence dans plusieurs études dans le domaine de la santé mentale ou de la psychiatrie, aucune, à notre connaissance, ne porte précisément sur le processus d’adaptation des personnes touchées par la schizophrénie. Le modèle dominant appliqué à ce sujet de recherche est celui de Lazarus et Folkman (1984), centré sur l’adaptation au stress.

  5. Les études portant sur l’adaptation comme un résultat mesurent des indicateurs d’adaptation (comme le fonctionnement social). Par exemple, dans l’étude de Clinton, Lunney, Edwards, Weir et Barr (1998), on évalue l’adaptation à l’aide d’instruments mesurant les symptômes psychiatriques, le fonctionnement dans la communauté (par exemple, se vêtir convenablement, avoir un contact visuel adéquat, etc.) ainsi que les insatisfactions et problèmes quotidiens. Ces indicateurs, établis par les chercheurs et autres experts, sont censés démontrer ce que signifie « être adapté ». Qu’en est-il des indicateurs du point de vue des personnes étudiées?

  6. On observe une volonté certaine de tenter de catégoriser les innombrables stratégies de coping. Les catégories sont souvent dichotomiques, donc étiquetées en termes « bonnes » vs « mauvaises » (ou « adaptées » vs « non adaptées ») : actives ou passives, centrées sur le problème ou centrées sur les émotions, d’évitement ou de confrontation, etc.

  7. Enfin, l’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie n’est pas étudiée selon une représentation sociale dont une meilleure compréhension pourrait aider à interpréter les actions de ces personnes.

2.3 Les limites de la recherche sur le coping en général et pour les personnes vulnérables en particulier

Il existe une multitude d’instruments de mesure pour juger de la nature de l’adaptation des personnes et des facteurs qui l’influencent. Des instruments mesurent, par exemple, le « style » de coping, c’est-à-dire les caractéristiques des personnes qui vont influencer leur choix de stratégies de coping. On parle ici d’instruments pouvant mesurer la personnalité ou les capacités cognitives. Il existe aussi des instruments mesurant le « processus » de coping, où on demande à la personne comment elle réagit à un stress spécifique, en choisissant parmi des listes de stratégies préétablies. À ce sujet, citons ici le célèbre et encore très utilisé Ways of Coping Questionnaire (Folkman & Lazarus, 1988). Un constat frappant concernant la question des listes de stratégies et du nombre d’instruments existants se trouve dans la recension des écrits effectuée par Skinner, Edge, Altman et Sherwood (2003) : les auteurs y ont répertorié pas moins de 400 stratégies différentes pour 89 mesures du coping. Cela illustre les difficultés, toujours présentes, que posent les concepts d’adaptation et de coping et rend d’autant plus difficile la comparaison des études. Deux autres écrits ont aussi soulevé les limites de cette façon d’étudier cette problématique; leurs auteurs recommandent de s’éloigner de la recherche utilisant des listes de stratégies de coping pour se tourner notamment vers la recherche sur les mécanismes d’action et le processus de coping (Farhall, Greenwood & Jackson, 2007) et considérer le coping dans une perspective plus large, incluant les conditions personnelles et environnementales qui peuvent l’influencer (Phillips, Shona, Edwards & McMurray, 2009).

Nous sommes donc ici manifestement dans un courant postpositiviste, tel que décrit par Guba et Lincoln (2005). L’approche est essentiellement quantitative. Beaucoup d’études sont descriptives ou corrélationnelles. Bref, on observe une tendance à la standardisation. On cherche ici à décrire et à expliquer le plus précisément possible un phénomène, de façon structurée, selon une série prédéterminée de critères et de facteurs pouvant l’expliquer dans son entièreté. Le contexte est considéré (disons : « mesuré ») pour contrôler son influence sur les stratégies de coping. Une série de stratégies de coping pourrait alors servir à prédire la qualité de l’adaptation d’une personne, en considérant certains éléments – mesurables objectivement – du contexte. On cherche une vérité (bien que non absolue). On remarque de plus que le chercheur est externe et neutre, de façon à ne pas influencer les résultats. Enfin, ces travaux visent ultimement l’élaboration d’un cadre qui pourrait être généralisable à l’ensemble des personnes impliquées par le phénomène.

Bien qu’elle soit encore utilisée dans des recherches récentes, cette façon de faire est pourtant abondamment critiquée, notamment par Richard Lazarus. Déjà en 1993, il mentionnait que les approches portant sur les styles de coping ne permettent pas d’avoir une description détaillée des stratégies employées dans des contextes particuliers. De plus, la mesure des processus de coping ne peut tenir compte de la personne dans son entièreté, qui a sa propre hiérarchie d’objectifs bien personnels, ses intentions, un système de croyances et un mode de vie et de liens sociaux uniques. Coyne et Racioppo (2000) ont, pour leur part, mis en évidence la « crise » de la recherche utilisant comme méthode les listes de stratégies de coping. Selon eux, les questions de recherche et leurs conclusions sont souvent trop générales pour être applicables dans la pratique. Par exemple, le coping réduit à un score de synthèse fait perdre des ingrédients cruciaux pour la compréhension du processus d’adaptation comme le synchronisme, la séquence et la pertinence.

Plusieurs auteurs du domaine de la psychologie et de la psychologie sociale ont donc fait une critique de la recherche sur les stratégies de coping et l’ensemble de ces articles s’inscrit dans un courant de théorie critique qui semble avoir émergé dans les années 1990. Citons Parker et Endler (1992) qui ont aussi dénoncé la prolifération d’instruments de mesure du coping. La même équipe de chercheurs a récidivé peu après en mettant en évidence les nombreuses faiblesses méthodologiques des études et les problèmes relatifs aux qualités psychométriques des instruments, en particulier dans un contexte d’adaptation à la maladie physique ou mentale (Endler, Parker, & Summerfeldt, 1993). Plus tard, des auteurs tels que Steed (1998), Oakland et Ostell (1996) et aussi Folkman – la collègue de Lazarus –, Moskowitz et Tedlie (2004) ont fait des constats du même ordre, en remettant en question de façon plus radicale les méthodes de recherche utilisées jusque-là, ce que ne faisaient pas aussi explicitement les précédents auteurs dans leurs critiques. On commencera alors à discuter de la contribution potentielle des méthodes narratives et qualitatives.

En sciences infirmières, il est intéressant de constater que la critique est davantage d’ordre social que d’ordre méthodologique. Duffy, aussitôt qu’en 1987, faisait une critique de la théorie de l’adaptation qui suppose que les personnes sont entièrement responsables de s’adapter à des normes et standards établis par un environnement relativement immuable. En mettant l’accent sur la recherche sur l’adaptation, les sciences infirmières se seraient consacrées à tenter de changer les personnes (pour « améliorer » leurs stratégies de coping) et ont négligé de changer le système social ou l’environnement pour mieux répondre aux besoins des personnes. Faisant un retour dix ans plus tard sur ces réflexions, Duffy (1998) réitère sa position en spécifiant la nécessité de suivre le tournant vers les théories critiques et féministes, la recherche participative et la conscientisation sociale pour guider les chercheurs en sciences infirmières qui désirent développer des recherches émancipatrices visant le changement social.

De même, Ducharme suggère des avenues pour que les sciences infirmières contribuent, par leur singularité, au développement des connaissances sur le stress et le coping :

En fait, le changement graduel de courant de pensée au sein de la discipline infirmière, qu’il s’agisse de la philosophie du soin qui est définie comme humaniste par un nombre croissant d’infirmières, ou encore des méthodes de recherche qui s’orientent de plus en plus vers le choix d’approches naturalistes, fait en sorte que cette discipline se rapproche graduellement du domaine des sciences sociales et tend à prendre une certaine distance avec les sciences biomédicales. L’intérêt pour les concepts de stress et de coping est dans cette perspective une illustration particulièrement intéressante d’un partage des connaissances et d’une CO-fertilisation [sic] entre les sciences sociales, en tant que disciplines fondamentales, et les sciences infirmières en tant que discipline professionnelle ou appliquée.

Ducharme, 1999, p. 73

Dans les dernières années, la critique est donc d’ordre sociétal et les préoccupations se tournent plus que jamais vers les populations plus vulnérables, négligées par la recherche. Dans un article très pertinent à ce sujet, Tischler (2009), psychologue oeuvrant en psychiatrie, aborde les limites de la recherche actuelle quant aux populations vulnérables et marginalisées. D’abord, elle mentionne que la plupart des mesures standardisées ne peuvent saisir le processus d’adaptation et sa complexité et peuvent amener à juger comme copers inefficaces les personnes vulnérables. Elle cite l’exemple de l’étude sur les femmes victimes de violence conjugale de Smith, Tessaro et Earp (1995) qui mentionnaient qu’« en portant l’attention seulement sur le comportement de la femme dans une relation d’abus, vous obtenez seulement une compréhension partielle du phénomène de la violence conjugale »[2] [traduction libre] (p. 174). À partir de ses travaux sur les mères de jeunes enfants vivant une situation d’itinérance, Tischler (2009) en est aussi venue à la conclusion que les possibilités d’adaptation de ces femmes sont compromises par leur accès limité au pouvoir et aux ressources, et que leur expérience serait d’autant plus réduite par l’utilisation de processus de recherche développés selon des normes dominantes.

Plus près de nous, le même type de préoccupations en lien avec les effets des approches positivistes sur les populations considérées comme vulnérables est soulevé depuis quelques années par des chercheurs du domaine social. Parazelli, Gélinas et Lévesque (2013)[3] exprimaient récemment leurs inquiétudes à ce sujet dans un texte paru dans Le Devoir :

Dans cette biologie de la pauvreté, on nie la complexité des relations entre les déterminants structurels (ex. : inégalités socioéconomiques), culturels (valeurs, croyances, représentations) et les stratégies profanes des personnes considérées comme vulnérables pour faire face à leurs difficultés.

En somme, le fait d’utiliser des méthodes standardisées avec des instruments de mesure « génériques », élaborées à partir de conceptions de l’adaptation « normalisées », brime les populations vulnérables et ne rend assurément pas justice à la complexité du vécu de ces personnes ni à la richesse de leur expérience. De plus, la façon actuelle d’étudier ce phénomène, très centrée sur les caractéristiques des individus, mais peu sur les conditions qui entretiennent leur situation, contribue au maintien de ces populations dans la pauvreté et la marginalité. Dans ces conditions, les connaissances sur l’adaptation de ces populations demeurent au final fragmentaires et, par conséquent, la possibilité d’améliorer leur situation, notamment par des soins infirmiers fondés sur un savoir acquis par des méthodes plus appropriées.

3. Comment la MTE peut-elle améliorer la compréhension actuelle du phénomène de l’adaptation?

Pour tenter de mieux comprendre les processus d’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie, nous jugeons qu’il est nécessaire de s’attarder au processus d’adaptation dans son entier, plutôt que de seulement tenter d’en tirer un portrait statique. Pour ce faire, un devis de recherche qualitatif utilisant la MTE constructiviste de Charmaz (2005, 2006, 2011) a été développé, puis combiné à l’utilisation de stratégies de recrutement de participants non traditionnelles qui répondent mieux aux impératifs de la MTE constructiviste.

3.1 Pertinence de la MTE en général

La MTE est une approche inductive dans le sens où elle s’effectue à partir de données ancrées dans le phénomène à l’étude, desquelles on tirera des ensembles d’éléments formant des catégories conceptuelles (Charmaz, 2006; Glaser & Strauss, 1967). Elle vise à générer une théorie constituée d’un ensemble de catégories interdépendantes formant un cadre théorique permettant d’expliquer le phénomène à l’étude (Corbin & Strauss, 2008). La théorie donne un langage commun permettant aux participants, aux chercheurs, aux intervenants et aux décideurs concernés de mieux comprendre une problématique partagée, de la voir de façon plus globale pour éventuellement mettre en place des actions pour y remédier (Strauss & Corbin, 1998). Cette méthode est donc essentiellement l’inverse des approches traditionnelles qui consistent à vérifier des théories existantes (Tan, 2010).

Cela dit, la recherche qualitative en général utilise ce processus de base qui consiste à utiliser la voix des participants pour mieux comprendre un phénomène. Cependant, la MTE présente des particularités qui aident à mieux pallier les lacunes dans la recherche actuelle sur l’adaptation. Hood (2007) a fait ressortir certains ingrédients distinctifs de la MTE, comparativement au modèle de recherche qualitative « générique » : 1) la question de recherche, qui est centrée sur les processus; 2) l’échantillonnage théorique; 3) la rédaction de mémos; 4) les critères déterminant la fin de la collecte et de l’analyse des données. Ces caractéristiques seront ici mises en lien avec notre objet de recherche.

Premièrement, la MTE s’intéresse aux processus plutôt qu’à la recherche de dimensions ou de thèmes. Un processus est composé de séquences d’actions/interactions évolutives (Strauss & Corbin, 1998). Dans la recherche que nous présentons, la question est : « Quel est le processus d’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie dont le soutien social est limité ou inexistant? » Cette question différera, par exemple, de : « Que signifie l’adaptation pour des personnes atteintes de schizophrénie […] », qui serait davantage d’orientation phénoménologique. La mise en valeur des processus aura comme avantage d’améliorer nos connaissances sur les conditions qui amènent sa mise en oeuvre, sur les significations qui ont influencé les décisions et les actions prises par les participants, ainsi que ses conséquences.

Deuxièmement, la MTE se distingue par l’échantillonnage théorique. Dans une recherche utilisant la MTE, la collecte et l’analyse des données se font simultanément, selon un processus que Hood (2007) qualifie de cyclique. À la suite des premières entrevues, la trajectoire générale (ou processus) commence à se dégager et permet de faire un échantillonnage ciblé, c’est-à-dire des choix raisonnés quant aux prochains participants à recruter. Les catégories émergentes, qui permettent aux chercheurs de comprendre plus profondément la théorie en développement, vont orienter le recrutement vers des critères beaucoup plus spécifiques concernant les réponses particulières à une expérience ou à un concept particulier qui semblent significatifs (Morse, 2007). Il peut aussi s’agir de retourner auprès de participants déjà interviewés et qui ont une expérience d’intérêt par rapport aux catégories émergentes (Charmaz, 2006). Ainsi, dans notre étude, nous n’avons pas visé la représentativité, mais bien des profils de participants ou des expériences qui pouvaient être comparés aux catégories émergentes.

Rappelons ici que la MTE s’appuie notamment sur l’interactionnisme symbolique, centré sur les relations dynamiques entre les significations et les actions (Blumer, 1969). La collecte simultanée à l’analyse des données, appuyée par l’échantillonnage théorique, favorise donc que la théorie générée soit composée d’un processus construit par les significations et les actions des participants, donc enraciné dans leur expérience. Dès les stades préliminaires de la conception de notre recherche, nous avons pu constater l’importance de porter attention aux significations. Parmi les experts rencontrés pour élaborer notre guide d’entrevue semi-structuré, une personne ayant un diagnostic de schizophrénie agissant à titre d’expert nous a recommandé de ne pas demander aux participants « racontez-moi comment la “maladie” a commencé », mais plutôt « racontez-moi comment les “problèmes” ont commencé ». En effet, cette personne nous a mentionné que la plupart du temps, quand la personne commence à avoir des symptômes, la maladie mentale n’est jamais sa première hypothèse personnelle. Ainsi, on peut déjà percevoir que la signification que la personne accorde à ce qu’elle vit aura une influence sur sa façon d’y faire face.

Troisièmement, la rédaction de mémos, bien qu’elle se pratique aussi pour d’autres types de recherches qualitatives, a aux yeux de Hood (2007) un impact bien différent en théorisation enracinée. En effet, comme outil d’analyse, le mémo est ici utilisé pour développer des catégories, leurs propriétés, ainsi que les relations entre celles-ci. Bref, ils sont essentiels pour atteindre le niveau d’abstraction nécessaire à la théorisation (Charmaz, 2006).

Finalement, la MTE se distingue par les critères qui déterminent la fin de la collecte et de l’analyse des données. Plutôt que la saturation des données (la collecte des données n’apporte plus d’informations nouvelles), on cherchera la saturation théorique des catégories. Ceci signifie que les catégories sont complètement développées et que la collecte des données apporte peu ou aucune information nouvelle, à l’exception de nouvelles variations qui peuvent toujours être découvertes (Corbin & Strauss, 2008).

Cette dernière caractéristique illustre qu’une MTE menée à terme offrira un construit théorique riche qui proposera une compréhension du phénomène d’intérêt et qui sera enraciné dans les données jusqu’à la fin de l’analyse de celles-ci. Nous avons vu précédemment les limites reliées aux méthodes quantitatives qui visent à mesurer l’adaptation à partir de construits déjà établis selon des normes qui ne sont pas toujours utiles ou pertinentes pour les populations jugées vulnérables telles que les personnes atteintes de schizophrénie. La MTE, par sa nature inductive, contribuera donc à porter un regard frais sur leur processus d’adaptation.

3.2 La MTE de Charmaz et la justice sociale

Il existe plusieurs écoles en MTE et la première recommandation à ce sujet est de choisir la méthode qui correspond au style cognitif des chercheurs (Heath & Cowley, 2004). Il faut ensuite exprimer clairement les choix faits à ce sujet et être avisés des implications qui en découlent (Charmaz, 2011). Ici, la MTE de Charmaz (2000, 2005, 2006, 2011) a été retenue. De prime abord, ce choix a été fait en raison de sa perspective constructiviste et des implications que cela comporte, entre autres, sur la relation avec le participant.

L’utilité de la MTE au regard des enjeux reliés à la justice sociale, en particulier dans sa forme constructiviste, est un aspect essentiel à considérer. Dans ses écrits dans The Sage handbook of grounded theory, Charmaz (2005, 2011) s’est appliquée à démontrer comment, par sa nature, la MTE peut contribuer à faire avancer le domaine de la justice sociale. Pour Charmaz, la recherche en justice sociale signifie

de réaliser des études qui s’attardent aux iniquités et aux inégalités, aux barrières et à l’accessibilité, à la pauvreté et aux privilèges, aux droits individuels et au bien commun, ainsi qu’aux implications de ces aspects sur la souffrance. La recherche en justice sociale implique aussi de se positionner de façon critique envers les structures sociales et les processus qui façonnent la vie individuelle et collective [traduction libre] [4].

Charmaz, 2011, p. 359

Charmaz (2011) présente plusieurs arguments démontrant que les questions en lien avec la justice sociale ont tendance à ressortir des théorisations enracinées même dans les cas où il ne s’agit pas de l’objet de recherche principal. D’abord, rappelons que la MTE vise à mettre en lumière les processus sociaux. Cette particularité « permet d’examiner comment les structures sociales, les situations et les relations influencent les types de comportements, les interactions et les interprétations. Ceci peut aussi inclure l’impact des politiques et des services sur les comportements » [traduction libre] (Tweed & Charmaz, 2012, p. 134)[5].

Par ailleurs, la MTE génère par son style d’analyse centré sur les processus un regard nouveau sur des concepts réputés bien établis, tout comme sur des enjeux de justice sociale pris pour acquis dans notre société. Dans le domaine de la santé mentale, par exemple, nous pouvons présumer que l’offre actuelle de services et de soins de santé et le contexte social sont nécessairement favorables aux personnes vivant avec un trouble psychiatrique. Pourtant, rien n’est moins sûr à ce sujet, et les causes de ces difficultés restent obscures dans leur ensemble.

De plus, la MTE contribue à mettre en lumière les préoccupations en lien avec la justice sociale parce qu’elle « génère les processus pertinents au phénomène, démontre leur contexte, spécifie les conditions dans lesquelles ceux-ci surviennent, conceptualise leurs phases, explicite ce qui contribue à leur stabilité ou leur changement et, enfin, en esquisse les conséquences » [traduction libre] (Charmaz, 2011, p. 361)[6]. Si nous désirons comprendre de façon approfondie le processus d’adaptation des personnes atteintes de schizophrénie, autrement que par un profil de stratégies de coping, la MTE devient donc un outil indispensable. Elle aidera à mieux saisir comment les structures contextuelles contribuent au maintien de ces personnes dans des conditions de vie désavantageuses.

La contribution principale de Charmaz à la MTE est d’avoir rendu explicite sa nature constructiviste. Pour Charmaz (2006), les données sont une construction de la réalité et non la réalité elle-même. Dans ce contexte, les chercheurs ne peuvent être neutres et la réalité ne peut leur être indépendante. Il est alors incontournable de reconnaître la contribution des chercheurs à l’interprétation de la réalité. Ainsi, le savoir se construit par une interaction entre l’observateur et l’observé.

Pour mettre en lumière les actions et les processus qui amènent les personnes à devenir l’objet d’injustices et d’iniquités, Charmaz (2000, 2005, 2011, 2012) recommande que, dès le début de l’analyse, les données soient autant que possible codées ligne par ligne et au gérondif (gerunds, en anglais, soit les noms se terminant en –ing formés à partir de verbes), bref, en mots d’action. Il s’agit d’un type de codage différent de ce qui est habituellement fait, soit le codage par thèmes ou par sujets. Ce type de codage permet la construction des actions directement dans les codes et rend ainsi visibles les processus. Par exemple, on pourrait avoir un code de forme habituelle qui serait « abstinence de drogues ». Reformulé sous forme d’action, on aurait plutôt « s’abstenir de consommer des drogues ». L’action devient alors explicite, et, au fil de l’analyse, les regroupements d’actions forment des processus.

La MTE constructiviste a aussi d’autres implications qui sont en harmonie avec une importante préoccupation de la recherche en santé mentale, soit la relation avec les participants. Comme il a été mentionné, le savoir se coconstruit dans une collaboration entre le participant et le chercheur. Dans ce contexte, la relation établie entre les deux revêt une importance particulière puisque la qualité de celle-ci aura un impact notable (et souhaité) sur les résultats de la recherche. Selon Mills, Bonner et Francis (2006), une approche constructiviste nécessite la création d’un sentiment de réciprocité entre le participant et le chercheur dans la coconstruction des significations et, par conséquent, de la théorie qui sera enracinée dans l’expérience de cette réciprocité. De plus, le développement d’une telle relation amène un partage du pouvoir entre le participant et le chercheur. Cela suppose une attitude de non-jugement de la part du chercheur ainsi que diverses stratégies favorisant un partage du pouvoir équilibré. Mills et al. (2006) suggèrent, par exemple, de laisser au participant le choix du lieu et du moment de l’entrevue, d’avoir une structure d’entrevue souple qui laisse le participant diriger le cours de la conversation et qui permet au chercheur de faire valider ses impressions par le participant et de favoriser un échange plus personnel pendant et à la suite de l’entrevue. Bref, le chercheur doit s’investir personnellement dans le processus de recherche et non s’en tenir à tirer profit du savoir des participants. De façon à être cohérent avec ces indications, cela suggère aussi une approche particulière à adopter pour le recrutement des participants. La section suivante démontrera l’attention qui a été portée en ce sens.

3.3 Un recrutement de participants plus représentatif

La stratégie traditionnelle de recrutement en santé mentale consiste à faire appel à des professionnels en santé mentale qui vont dépister des participants potentiels et les référer au chercheur. Cependant, ce type de recrutement pose assurément des limites. D’abord, les intervenants sont souvent débordés et manquent de temps pour contribuer à la recherche en plus d’effectuer leurs obligations habituelles. De plus, cette stratégie de recrutement ne permet de rejoindre qu’une partie de la population : celle qui bénéficie actuellement des services. En effet, une partie de la population ne fréquente pas les services institutionnels et d’autres ont abandonné le suivi requis. Parmi ceux-ci, on peut présumer qu’il se trouve des personnes vivant de l’isolement social qui sont plus gravement malades, mais aussi, potentiellement, des personnes qui s’en sortent relativement bien, mais par d’autres moyens que les services traditionnels. Précisons également qu’un certain nombre de ces personnes n’ont pas le téléphone et qu’il faut les rejoindre par d’autres moyens. Enfin, il faut même considérer que certaines personnes « fuient » littéralement les professionnels (Faugier & Sargeant, 1997). On peut donc conclure que les personnes atteintes de schizophrénie qui ne sont pas rejointes habituellement pour la recherche forment une population qui se distingue par des caractéristiques particulières à découvrir et qui n’est pas nécessairement minoritaire.

Pour ces raisons, le devis de recherche a été développé en mettant en place des éléments qui favorisent l’accès à la population d’intérêt, soit les personnes ayant un diagnostic de schizophrénie depuis cinq ans ou moins et vivant de l’isolement social. En plus du recrutement traditionnel auprès des professionnels en santé mentale, d’autres méthodes ont été développées. Il est d’ailleurs recommandé d’utiliser des stratégies de recrutement variées lorsqu’on effectue une recherche auprès des populations plus marginalisées ou difficiles à rejoindre (UyBico, Pavel, & Gross, 2007). Les stratégies retenues dans notre cas sont : l’outreach, la publicité et la méthode « boule de neige ».

L’outreach est la stratégie de recrutement au coeur de notre recherche. La notion d’outreach consiste ici « à rejoindre la clientèle là où elle se trouve » (Denoncourt, Désilets, Plante, Laplante, & Choquet, 2000, p. 179). « Là où elle se trouve » est une notion qui dépasse largement le domicile des personnes. Il peut s’agir d’organismes communautaires, de lieux commerciaux ou même de la rue. Cette stratégie d’approche a fait ses preuves auprès des clientèles difficiles à rejoindre, en particulier auprès des personnes en situation d’itinérance et souffrant de troubles mentaux graves (Farrell, Huff, MacDonald, Middlebro, & Walsh, 2005). Elle permet donc d’avoir accès à un bassin élargi de participants, incluant ceux qui évitent les services.

La publicité utilisée de façon stratégique est un incontournable pour rejoindre cette clientèle. La stratégie publicitaire comprend la publication d’annonces dans les journaux locaux ainsi que l’affichage dans les endroits les plus susceptibles d’être fréquentés par les personnes recherchées. Les endroits prévus sont, entre autres, des salles d’attente de médecins et de psychiatres en consultation externe, des dépanneurs, des organismes communautaires et des centres d’hébergement communautaires et privés.

Enfin, la méthode par réseaux (ou « boule de neige ») découle des trois stratégies précédentes, car elle est effectuée à partir des personnes rencontrées grâce à ces autres stratégies. Cette méthode consiste à demander, aux personnes rencontrées, de parler de nous à d’autres gens (Fortin, 2010).

À notre avis, les méthodes de recrutement non axées sur la participation des professionnels au processus répondent de façon supérieure aux impératifs de la MTE constructiviste. Comme il a été mentionné, il est important de porter attention à la relation établie et entretenue avec les participants et au partage de pouvoir durant le processus de recherche pour favoriser une réelle coconstruction de la recherche. Ainsi, les méthodes de recrutement décrites favorisent une participation plus volontaire et autonome : la personne prend connaissance par elle-même de la recherche et prend la décision de s’informer davantage sans l’influence d’un professionnel qui occupe une position hiérarchique vis-à-vis du participant. Par ailleurs, l’outreach exige une implication personnelle qui demande que le chercheur soit par moments « utilisé » à d’autres fins que sa recherche. Ainsi, le chercheur est dans un premier temps appelé à socialiser avec les participants potentiels ainsi qu’avec les personnes de leur entourage. À ce sujet, Faugier et Sargeant (1997) soulignent qu’un chercheur de profession infirmière sera sollicité pour ses connaissances médicales, les personnes l’approchant pour discuter de leurs préoccupations de santé, ce qui est, au final, avantageusement facilitant pour établir une relation avec ces personnes.

4. Retombées attendues

De nos jours, il existe une multitude de services en santé mentale, de programmes s’adressant à des gens vivant des problématiques associées telles que la pauvreté, ainsi que des actions sociales et politiques anti-stigmatisation. Malgré ce contexte, pouvons-nous réellement présumer que les personnes atteintes de trouble mental grave comme la schizophrénie ont les mêmes opportunités de vie que le reste de la population? Que l’on peut actuellement s’adapter à une telle condition comme on s’adapte à une maladie comme le diabète? Il est aisé d’en douter. Quel est le point de vue des personnes atteintes de schizophrénie à ce sujet? La MTE utilisée pour cette recherche, associée aux efforts mis en place pour rejoindre les personnes concernées, contribuera à donner une voix à cette population autrement négligée par la recherche.

Par ailleurs, l’espérance de vie des personnes atteintes de schizophrénie est en moyenne de 20 ans inférieure à la population générale et pourtant, elles ne meurent pas de la schizophrénie, mais principalement de maladies de nature physique, en particulier de maladies cardiovasculaires (Samson, 2011). Or, ces maladies sont associées entre autres à des conditions qui touchent particulièrement les groupes défavorisés, comme la sédentarité, la mauvaise alimentation, le tabagisme et les difficultés d’accès aux services de santé (Mikkonen & Raphael, 2011). Il devient alors nécessaire d’utiliser des dispositifs de recherche comme la MTE, notamment parce qu’ils permettent de mettre en lumière les conditions qui perpétuent les inégalités vécues par cette population.

Par ailleurs, dans un récent éditorial, Parahoo (2009) a souligné le fait qu’il existe peu d’écrits ayant pour sujet l’effet des théorisations enracinées sur la pratique et sur les personnes qui sont soignées. De son point de vue, la théorisation enracinée n’est qu’une première étape. Cette théorie doit être implantée dans la pratique, puis évaluée et testée. Dans le cas présent, la première retombée souhaitée est que la théorie générée par cette recherche procure de nouvelles façons d’améliorer les soins et les services disponibles actuellement pour les personnes vivant avec la schizophrénie et dans un état précaire.

Enfin, dans l’analyse par la MTE, la méthode de comparaison constante veut que la théorie émergente soit par la suite comparée à des phénomènes semblables qui ont déjà été étudiés (Charmaz, 2011). Les résultats de cette recherche pourront donc être comparés à des phénomènes d’adaptation concernant d’autres problèmes de santé, mais aussi à ce que nous tenons en ce moment pour acquis en ce qui a trait à l’expérience des personnes atteintes de schizophrénie.

Conclusion

L’adaptation des personnes vivant avec la schizophrénie, en particulier celles ayant un soutien social limité ou inexistant, est un phénomène complexe dont l’étude nécessite des approches méthodologiques novatrices. Par son dispositif centré sur les processus, son accent mis sur l’effet de la relation établie entre le chercheur et le participant sur le processus de recherche, ainsi que sa capacité à faire ressortir les enjeux reliés à la justice sociale, la MTE constructiviste semble particulièrement approprié à l’étude de ce phénomène.

Pour améliorer le sort des personnes vivant avec la schizophrénie, penser qu’il suffit d’augmenter le financement des services en santé mentale, tout comme estimer qu’il suffit de leur offrir un traitement optimal, est une vision simpliste de la situation. Cette vision n’a pas réussi à ce jour à apporter une qualité de vie réelle à ces personnes (Eack, Newhill, Anderson, & Rotondi, 2007). Des conditions structurelles importantes contribuent vraisemblablement au maintien de ces personnes dans la maladie et les difficultés psychosociales, et il est nécessaire de développer des recherches qui répondent à ces préoccupations.