Corps de l’article

Introduction

Enchères millionnaires, ventes médiatisées, telle est l’image de l’art contemporain que donnent à voir les transactions réalisées par ces grandes sociétés que sont Sotheby’s et Christie’s. Pour autant, les enchères ne constituent qu’une part réduite des transactions de l’art contemporain et, sauf cas exceptionnel (telle la vente de Damien Hirst chez Sotheby’s en septembre 2008) ne concernent que le second marché, à savoir celui de la revente d’oeuvres (Kusin et Company, 2005 ; Moureau et Sagot-Duvauroux, 2010). Les acteurs cruciaux du marché sont les galeries d’art qui jouent un rôle central pour la découverte de nouveaux talents (Moulin, 1992 ; Moureau et Rivaud-Danset, 2010). La façon dont elles tirent parti du territoire[1] pour réduire le risque lié à leur activité n’a pas été étudiée si ce n’est à travers des études portant sur des données sectorielles agrégées comme dans les travaux conduits par Greffe et Simonnet (2008). Ceux-ci montrent que le taux de survie des entreprises culturelles est très sensible à leur regroupement géographique, l’effet de concurrence entre entreprises de même activité étant contrebalancé par des effets de synergies imputables à la présence d’autres entreprises culturelles (notion de districts culturels). Les auteurs constatent toutefois un profil assez atypique des galeries d’art qui ont un taux d’incidence[2] supérieur à celui de l’ensemble des autres secteurs (culturels ou non)[3].

Étant donné le rôle central que jouent les galeries d’art pour le dynamisme du marché, analyser la façon dont elles se saisissent du territoire, comme cela a été fait pour les métiers d’art (Loup, 2003 ; Loup, Jourdain, Kosianski et Rakotovahino, 2010 ; Kosianski, 2011) ou pour le secteur touristique (Jackson et Murphy, 2002 ; Gundolf et Jaouen, 2005 ; Gundolf, 2006 ; Gundolf, Jaouen et Loup, 2006 ; Gundolf, 2008), et parviennent ou non à « travailler leur marché »[4] pourrait donner quelques éléments de réflexion quant aux actions à mettre en oeuvre pour consolider le secteur.

L’objectif de cet article consiste à étudier dans quelles conditions la proximité spatiale des galeries d’art est susceptible de déboucher sur des coopérations. Après avoir dans un premier temps expliqué la dynamique qui conduit à la forte concentration des galeries sur le territoire, nous montrons que la proximité spatiale ainsi générée ne débouche pas nécessairement sur le développement de stratégies coopératives entre les galeries, tandis que celles-ci partagent le même métier et le même savoir-faire (proximité cognitive). L’hypothèse que nous cherchons à tester est que les proximités spatiale et cognitive doivent s’accompagner d’une proximité de valeurs pour que puissent naître des stratégies collaboratives. Nous commençons par effectuer dans la section 2 un rappel de la littérature afin d’asseoir théoriquement le découpage entre proximités géographiques et non géographiques qui sert de fil directeur à la suite de notre analyse. Dans la section 3, nous précisons la méthodologie qui a été suivie pour la collecte et le traitement des données (i.e. exploitation statistique des données issues de la Maison des artistes[5] et enquête qualitative avec entretiens semi-directifs auprès des diffuseurs de cinq agglomérations : Le Havre, Lyon, Montpellier, Nantes et Rouen)[6]. La section suivante (4), présente les résultats tandis que la dernière section (5) discute tant la concentration géographique des firmes autour de certains pôles que la difficulté de certaines galeries à collaborer entre elles. Nous montrons alors comment les stratégies développées sont contingentes du type d’art pratiqué. Tandis que les galeries proposant un art traditionnel ont une occupation que l’on pourrait qualifier de plutôt passive du territoire, les galeries qui défendent un art de recherche et pour lesquelles les proximités non spatiales sont cruciales fonctionnent en réseau et contribuent à leur tour à façonner le territoire.

1. Cadre théorique

Plusieurs auteurs ont montré comment le recours à la proximité facilitait l’action et la réflexion pour des organisations peu formalisées et dotées de systèmes d’information simples tels que les TPE (voir l’ouvrage coordonné par Jaouen et Torrès, 2008). L’usage de liens de proximité par les TPE pour modeler leur marché n’est toutefois pas l’apanage de toutes les structures, comme le montre Mallard (2007), qui met en exergue des structures « sans calcul », i.e. des organisations pour lesquelles le marché semble relever d’une extériorité sur laquelle elles ne cherchent pas à peser, et attribue ce comportement à une culture professionnelle où le calcul et où la rationalisation font en grande partie défaut. Sont recensées dans cette catégorie, une artiste peintre, ainsi qu’une galerie d’art (Mallard, 2007). Fillis (2002) relève également l’existence d’une certaine fatalité dans les rapports de certains acteurs au marché, en particulier chez les dirigeants d’entreprises artistiques qui adhèrent à la philosophie art for art’s sake[7]. D’autres travaux conduits sur les métiers d’art (Loup, 2003 ; Loup et al., 2010 ; Kosianski, 2011) soulignent comment la réussite de ces « entrepreneurs de la singularité » est tributaire des liens de proximité établis entre les acteurs au sein d’un territoire où d’un métier. Comme l’ont montré ces auteurs, le rôle joué par les institutions pour favoriser l’émergence ou la consolidation des proximités géographiques, mais également les représentations et stratégies collectives, sont essentiels.

Conscientes tant de l’effet bénéfique des proximités pour le développement d’activités, que du rôle moteur que pouvaient avoir les institutions pour les impulser, de nombreuses villes ont initié dans les années 1990 le regroupement d’activités culturelles et la création de clusters culturels et créatifs pour asseoir une nouvelle orientation économique (Pilati et Tremblay, 2007 ; Scott et Leriche, 2005 ; Santagata, 2006 ; Scott, 2010). Dès 1890, Marshall avait vu dans les phénomènes d’agglomération la possibilité d’économies externes dues au développement d’un bassin de main-d’oeuvre spécialisée, à l’existence d’économie de spécialisation et à l’existence d’externalités d’information et de connaissance (atmosphère industrielle). Ce n’est toutefois qu’à partir des années 1970 que la notion de performance des territoires a véritablement donné lieu à des développements théoriques. Districts, système productif local, learning region, proximités, clusters, les appellations sont multiples et traduisent tant le dynamisme de la réflexion théorique que les antagonismes potentiels qui existent entre chercheurs du fait de présupposés méthodologiques distincts (Chesnel, Molho, Morteau et Raimbeau, 2013). Trois questions ont été principalement abordées (Gordon et McCann, 2000). Quelles forces poussent les activités d’une même filière à se regrouper dans l’espace ? Dans quelle mesure les relations inter-organisationnelles favorisent-elles l’efficacité du cluster et des organisations qui le composent ? Quels rôles jouent les réseaux individuels dans la dynamique collective ?

À l’interface de ces questions, une communauté scientifique s’est créée dans les années 1990 autour de la thématique des proximités (Bouba-Olga et Grossetti, 2008) qui « […] n’a cessé de produire des propositions théoriques et des ouvertures disciplinaires, intégrant sur la base de l’économie régionale et de l’économie industrielle des apports de la sociologie économique et urbaine, de la géographie économique, ou de la gestion. Il est donc dans la vocation de ce groupe de chercher régulièrement à raffiner les outils théoriques, pas nécessairement dans une logique de sophistication d’un modèle unique, mais plutôt dans un mouvement de confrontation dialectique de lignes de théorisation, ancrées dans des traditions un peu différentes (pour faire simple, plus holistes pour certains, plus interactionnistes pour d’autres), mais respectant toujours la distinction initiale et la nécessité de définir des proximités non restreintes à l’espace physique » (p. 312)[8].

L’économie des proximités distingue les proximités spatiales et organisées (Rallet et Torre, 2004 ; Torre et Rallet, 2005). La proximité spatiale (ou géographique) peut se définir comme « la distance kilométrique entre deux types d’entités (e.g. individus, organisations, villes) pondérée par le coût temporel et monétaire de son franchissement (Torre, 2006) ; elle peut être permanente (co-localisation) ou temporaire (TIC ou rencontres physiques temporaires). Cette distance dépend non seulement de paramètres objectifs mais également du jugement que portent les individus sur la distance géographique qui les sépare. Par contraste, la proximité non spatiale ou organisée n’est pas d’essence géographique mais relationnelle. Elle renvoie à la « capacité qu’offre une organisation de faire interagir ses membres. L’organisation facilite les interactions en son sein, en tout cas, les rend a priori plus faciles qu’avec les membres situés à l’extérieur de l’organisation » (Rallet et Torre, 2004, p. 37). Les regroupements sont ici effectués selon une logique de similitude ou d’appartenance. Dans le premier cas, les individus ont des connaissances communes (proximité cognitive) ou des valeurs et des références communes (proximité institutionnelle ou de valeur) qui favorisent leur capacité à interagir, dans le second, la proximité est initiée par les interactions interindividuelles survenues du fait de l’appartenance des individus à une même organisation (proximité organisationnelle) ou à un même groupe social (proximité sociale) (Boschma, 2005).

Dans cette perspective, nous allons montrer dans la suite de cet article comment interfèrent ces différents types de proximité dans le développement de coopération entre les galeries d’art actuel. La forte concentration géographique de celles-ci s’explique par les effets d’agglomération, mais cette proximité spatiale ne suffit pas à engendrer des projets coopératifs. Ceux-ci nécessitent l’existence d’une proximité organisée au sein de laquelle la proximité de valeurs s’avère déterminante.

2. Méthodologie

Cet article s’appuie sur une double enquête quantitative et qualitative. Les données quantitatives sont issues de l’exploitation des fichiers de la Maison des artistes sur trois années 2004, 2005 et 2006. Cet organisme chargé de la collecte des cotisations sociales des artistes et des diffuseurs[9] comptabilise à ce jour 2 242 actifs au titre du 1 % sur le chiffre d’affaires ou sur la commission sur ventes. Ces diffuseurs peuvent être des galeries, des brocantes, des antiquaires, des sociétés de ventes volontaires (SVV), des éditeurs d’art, des commerces (bars, restaurants, magasins de meubles, etc.) et dans de rares cas, des musées ou centres d’art[10]. Ont été exclus de notre étude les diffuseurs qui valorisent uniquement le travail d’artistes décédés ainsi que les sociétés de ventes volontaires et les commerces (e.g. marchands de meubles). Sur cette base, un échantillon représentatif de 516 diffuseurs a été constitué en tenant compte de la localisation géographique et du chiffre d’affaires en 2006[11].

Ces données ont été utilisées (statistiques descriptives) pour identifier les phénomènes de concentration géographique et les potentiels traits distinctifs des galeries selon leur localisation géographique (e.g. chiffre d’affaires, portefeuille d’artistes représentés, âge des galeries).

En parallèle, un travail plus qualitatif a été conduit sur la base d’entretiens semi-directifs auprès de l’ensemble des diffuseurs et institutions localisés dans les villes de Nantes, Le Havre, Montpellier, Lyon et Rouen (galeries, centres d’art, FRAC, musées, salons, collectivités publiques, collectionneurs) ; 132 entretiens ont été réalisés (voir tableau 1). Dans chaque agglomération, nous avons interrogé les principaux acteurs de l’art actuel, toutes tendances esthétiques confondues, sur les caractéristiques de leur activité[12] et les relations de coopérations qu’ils entretenaient avec d’autres acteurs locaux, nationaux ou internationaux (vernissages, édition de catalogues en commun, coproductions, etc.).

Tableau 1

Nombre d’entretiens réalisés suivant les territoires

Nombre d’entretiens réalisés suivant les territoires

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Les réponses aux questions portant sur les collaborations ont été quantifiées[13] et nous ont permis de cartographier à l’aide du logiciel Ucinet la matrice des coopérations entre les acteurs. Ce travail nous a permis d’identifier les acteurs dont le rôle était le plus central dans le réseau et ceux ayant le betweeness[14] le plus élevé. La partie plus qualitative des entretiens a été utilisée pour sa part à des fins d’illustration après retranscription, lecture critique et classement.

3. Résultats

Nous présentons d’abord les résultats issus de l’analyse des données de la Maison des artistes qui révèlent la forte concentration géographique des galeries d’art. Dans un second temps, à partir de l’exploitation de l’enquête régionale, nous mettons en évidence l’existence de cloisonnements plus ou moins marqués entre galeries.

3.1. Proximités géographiques : le pouvoir attractif de Paris

En dépit de la volonté affichée des pouvoirs publics de favoriser la diffusion de l’art contemporain sur l’ensemble du territoire français dans les années 1980 à travers la création des Fonds régionaux d’art contemporain[15], l’examen de la répartition des structures de diffusion marchandes montre que le marché de l’art demeure très largement l’apanage de la capitale et dans une moindre mesure, des villes à fort potentiel touristique.

Localisation géographique et pôles d’attraction

Inégalement répartis sur le territoire français, les diffuseurs d’art contemporain sont très concentrés puisque 42,6 % d’entre eux sont localisés en Île-de-France. La région Provence-Alpes-Côte d’Azur (14,1 %) vient ensuite, suivie par Rhône-Alpes (6,8 %), la Bretagne (5 %) et l’Aquitaine (5 %). Nombreuses sont les régions où l’art actuel est très faiblement diffusé (Corse, Picardie, Franche-Comté, Champagne-Ardenne, Auvergne, Limousin, Lorraine, Centre, Antilles-Guyane-Réunion). L’analyse de la répartition du chiffre d’affaires des galeries sur le territoire semble encore plus inégale. Les structures parisiennes réalisent en effet à elles seules plus des deux tiers du chiffre d’affaires total avec une moyenne de 818 460 euros par galerie contre 146 239 euros en région. En moyenne, un diffuseur situé en région réalise un chiffre d’affaires 5,6 fois moins élevé qu’un de ses confrères parisiens.

En région, les grandes villes attirent un grand nombre de galeries. Par exemple, Lyon accueille 42,9 % des galeries d’art de la Région Rhône-Alpes. Mais ce sont surtout dans les lieux touristiques que l’on recense le plus grand nombre de structures. Par exemple, pour la région PACA, les plus fortes concentrations se constatent dans les villes touristiques avec Saint-Paul-de-Vence (16,4 % des galeries régionales), Nice (15,1 %), Marseille (9,6 %), Cannes (5,5 %) et Saint-Rémy-de-Provence (5,4 %). Le phénomène est similaire en Bretagne avec une plus forte concentration des diffuseurs sur les villes touristiques de Dinar, Dinan, Pont-Aven et Saint-Malo que sur les villes de Brest, Rennes et Quimper.

Tableau 2

Chiffre d’affaires moyen des diffuseurs par territoire (moyenne sur 3 ans)

Chiffre d’affaires moyen des diffuseurs par territoire (moyenne sur 3 ans)

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Au sein même des villes, la répartition est aussi inégale. Dans la capitale, des effets d’agglomération apparaissent autour de divers quartiers[16]. Les quartiers Est sont ainsi très largement délaissés (8,9 %) au profit du 6e arrondissement (38,4 %,), du quartier Beaubourg Marais (30,5 %) et du quartier Matignon (22,1 %). En région, les galeries à vocation commerciale sont majoritairement localisées dans les quartiers animés des villes, que ce soit les centres historiques (à Montpellier et à Nantes) ou le quartier des antiquaires (à Rouen et à Lyon) ; les galeries de nature associative sont en revanches localisées en périphérie ou dans des quartiers moins animés.

Une gestion différenciée des relations avec les artistes selon les pôles

Parallèlement à leur recherche de proximité vis-à-vis de leur clientèle, les galeries tendent à privilégier des ressources locales en représentant en priorité des artistes résidant à une faible distance géographique. Ainsi, 62,8 % des artistes dont les oeuvres sont vendues par les galeries parisiennes vivent dans la région parisienne. Ce pourcentage est plus ou moins marqué selon les quartiers. La proportion d’artistes « locaux » est plus importante dans les structures des quartiers Est (77 %), puis Beaubourg-Marais (68,7 %) et enfin dans les structures de la Rive gauche (62,4 %) ; elle est beaucoup moins élevée dans les quartiers de Matignon (51,6 %)[17]. À l’échelle régionale, plus de la moitié des artistes résident dans la même région que leur structure de diffusion (soit 51,6 %). Il existerait donc un véritable marché des artistes « régionaux » sur lequel les diffuseurs appuieraient une partie de leur activité.

On note également une différenciation quant à la nature des artistes representés. Tandis que dans le quartier Matignon les galeries constituent des portefeuilles mixtes d’artistes (vivants/décédés), dans les quartiers Est, les structures privilégient la vente exclusive d’oeuvres d’artistes vivants (80,9 %). Cette dichotomie se retrouve également dans le nombre d’artistes représentés. Tandis que les galeries situées dans le quartier Matignon affichent à la fois les chiffres d’affaires les plus élevés[18] et le nombre le moins important d’artistes représentés (2,7 en moyenne par galerie), les quartiers Est présentent en revanche un portefeuille d’artistes assez étoffé (14,8)[19].

Un différentiel de même nature apparaît entre les galeries parisiennes prises dans leur ensemble et les galeries situées en région. Ces dernières proposent un éventail d’artistes plus large que les galeries parisiennes (10,4 en moyenne contre 7 à Paris). Sans doute, les galeries qui centrent leur travail de diffusion sur l’art vivant cherchent-elles à compenser le risque différemment. Ne pouvant tirer parti de la sécurité offerte par la vente d’oeuvres d’artistes décédés, dont la cote est a priori plus établie, elles joueraient sur la compensation des risques en s’appuyant sur un nombre plus important d’artistes.

Graphique 1

Proportion moyenne d’artistes vivants de la même région que la structure qui les rémunère, en fonction du chiffre d’affaires du diffuseur (moyenne sur 3 ans)

Proportion moyenne d’artistes vivants de la même région que la structure qui les rémunère, en fonction du chiffre d’affaires du diffuseur (moyenne sur 3 ans)

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Ce premier volet d’analyse nous a permis de mettre à jour différents profils de galeries. Si toutes semblent chercher à se rapprocher géographiquement de bassins de clientèle denses, on voit apparaître quelques différences dans la prise de risque : sur Paris les galeries du quartier Matignon représentent ainsi des artistes plus anciens et ont un chiffre d’affaires plus élevé que leurs consoeurs de l’Est Parisien. On note également un chiffre d’affaires plus faible des galeries provinciales qui cherchent à limiter le risque en jouant sur un portefeuille d’artistes plus élevé. Ces données ne nous disent rien cependant des potentielles collaborations des galeries entre elles. Une deuxième analyse plus ciblée sur différentes régions nous a permis de les mettre à jour via une analyse de réseau.

3.2. Les résultats de l’enquête régionale : les enjeux de la proximité organisée

D’après l’analyse des liens entre les structures de diffusion effectuée avec le logiciel Ucinet, il apparaît que dans les cinq agglomérations enquêtées, les acteurs de l’art actuel se polarisent autour de deux mondes, un monde institutionnel fortement structuré en réseau et un monde marchand, très éclaté et le plus souvent en marge des institutions et des politiques publiques.

Le schéma simplifié ci-après représente le mode d’organisation récurrent de l’art actuel dans les agglomérations étudiées. En gris clair, un réseau très dense se caractérise par de nombreuses coopérations entre acteurs. Des galeries le plus souvent associatives émanant d’anciens élèves des Beaux-Arts développent des liens de coopérations entre elles (nocturnes communes, organisation de salons, etc.). Elles tissent en outre des liens avec des acteurs institutionnels tels que l’École nationale supérieure des beaux-arts, le FRAC (Fonds régional d’art contemporain), les musées ou centres d’art contemporain ; s’adjoignent parfois à ce réseau quelques galeries privées de promotion, notamment à Lyon[20]. En gris foncé, des galeries commerciales représentant un art traditionnel sont très largement coupées du premier réseau, notamment du monde institutionnel et entretiennent peu de relations entre elles.

Schéma 1

Configuration schématique des mondes de l’art actuel en région

Configuration schématique des mondes de l’art actuel en région

Gris clair : réseau institutionnel, art d’innovation

Gris foncé : galeries, art de tradition

N.B. : Les traits pleins indiquent que l’existence de liens a été constatée systématiquement dans chaque agglomération. L’existence de pointillés indique l’existence de liens pouvant apparaître entre acteurs, ceux-ci sont toutefois superficiels et non systématiques.

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Au cours des entretiens, il est apparu que chaque famille fonctionnait de façon distincte, développant un discours qui peut aller jusqu’au rejet du travail effectué par les autres familles. Chacun possède ses événements propres, ses relais d’information. L’appartenance à une famille implique souvent l’impossibilité d’entrer dans les autres, les ponts existants entre les différents réseaux sont peu nombreux.

Les résultats tant de l’enquête quantitative que de l’enquête qualitative montrent que des forces distinctes sont à l’oeuvre, certaines favorisant la concentration sur le territoire et la collaboration entre firmes, d’autres agissant dans le sens contraire. La section suivante propose une discussion de ces résultats.

4. Discussion

Nous commencerons par discuter les phénomènes de localisation des structures sur le territoire et les oppositions de profil qui semblent apparaître selon leur localisation géographique puis dans un second temps, nous mettrons en lumière comment le soutien d’un type d’art plutôt qu’un autre (proximité de valeur, convention de qualité artistique) favorise ou non la collaboration et la mise en réseau entre structures.

4.1. Des externalités à la dépendance de sentier

Concentration et différenciation, telles semblent être les caractéristiques de la localisation des galeries : concentration sur différents pôles d’attraction, mais dans le même temps, différenciation entre ces pôles.

Divers arguments peuvent être invoqués pour expliquer ces tendances.

En premier lieu, l’attraction des centres touristiques et des villes peut aisément s’expliquer par des arguments classiques, les firmes tendent à se regrouper naturellement auprès de lieux caractérisés par une demande locale importante ou richement dotés en ressources tangibles ou intangibles (Marshall, 1890 ; Porter, 1994).

Toutefois, d’autres forces jouent en sens inverse comme l’intensification de la concurrence et l’augmentation des loyers sur un site donné. Ces derniers éléments créent une dynamique de territoire en impulsant l’apparition de nouveaux foyers de concentration, caractérisés dans le domaine de l’art contemporain par la promotion de nouvelles esthétiques (stratégie de différentiation[21]) et l’aménagement de quartiers bon marché, accessibles aux jeunes galeries (Molotch et Treskon, 2009 ; Peterson, 1997 ; Benhamou, Moureau et Sagot-Duvauroux, 2001, 2002 ; Moureau et Sagot-Duvauroux, 2010). Le rôle centripète du prix des loyers qui conduit les galeries à s’éloigner des quartiers devenus trop chers se combine avec l’attraction que joue la construction de nouveaux équipements culturels dans la capitale (Bastille, Beaubourg, Bibliothèque nationale). C’est ainsi qu’historiquement, une première vague de galeries s’est installée à la fin du 19e au sein du quartier Matignon puis, après la seconde guerre mondiale, le mouvement s’est déplacé Rive gauche dans le quartier de la rue de Seine. Le quartier Beaubourg a suivi à la fin des années 1960, puis Bastille dans les années 1980 ; à la fin des années 1990, cela a été le tour de la Bibliothèque François Mitterrand avec en particulier la rue Louise Weiss[22]. Ce résultat est cohérent avec les résultats de précédents travaux : tandis que dans une étude sur l’industrie audiovisuelle en Angleterre, Cook et Pandit (2004) mettent en exergue comment l’augmentation des loyers à Soho a poussé les firmes à se localiser ailleurs, Lazzeretti, Boix et Capone (2009) mettent en avant le rôle des dotations culturelles et historiques dans la concentration des firmes.

Ce déplacement géographique des galeries au cours de l’histoire contribue largement à expliquer les écarts que l’on observe selon les quartiers dans la façon dont les galeries constituent leurs portefeuilles d’artistes, illustrant un phénomène de dépendance de sentier. Les quartiers qui avaient été les premiers investis, comme Matignon, sont logiquement ceux où l’on retrouve les galeries ayant des portefeuilles mixtes d’artistes vivants/artistes décédés. À l’inverse, dans les quartiers Est, plus jeunes, les structures privilégient la vente exclusive d’oeuvres d’artistes vivants (80,9 %).

4.2. Des proximités de valeurs aux mondes de l’art

Il peut paraître curieux qu’en dépit de proximités géographiques, certaines galeries ne se rencontrent pas, voire s’ignorent. Néanmoins, nombre d’auteurs soulignent que, pour qu’un rapprochement entre structures puisse être effectif, il importe que la proximité soit également organisée. « […] Être proche de quelqu’un, ce n’est pas seulement se trouver à côté de lui, ce peut être aussi avoir une forte connivence avec une personne géographiquement éloignée, qu’elle appartienne au même cercle d’amitié, familial, ou au même réseau d’entreprises ou professionnel » (Rallet et Torre, 2004, p. 25). S’agissant de l’art actuel, l’existence de plusieurs conventions de qualité a largement été approfondie (Heinich, 1998 ; Moureau et Sagot-Duvauroux, 1992, 2010 ; Martin, 2005) et s’inscrit dans la théorie des mondes de l’art de Becker (1982), selon laquelle coexistent plusieurs mondes de l’art, chacun fonctionnant selon ses propres conventions de production et de qualité, ses intermédiaires spécifiques[23]. D’un côté se trouvent des oeuvres de facture traditionnelle tant par les matériaux employés que par les sujets traités, nécessitant souvent un savoir-faire artisanal de haut niveau, et pour lesquelles la perception de la qualité ne requiert pas un travail d’intermédiation poussé[24]. De l’autre côté, se trouvent des oeuvres dont la valeur est fondée sur l’originalité de la démarche artistique, il s’agit d’un art de recherche, de rupture par rapport à ce qui a été fait auparavant. Le discours importe tout autant que l’oeuvre qui n’acquiert de sens qu’au sein de l’ensemble de la démarche de l’artiste.

L’existence de plusieurs registres d’évaluation de la qualité (convention classique versus convention d’originalité) a de fortes implications quant au rôle dévolu aux intermédiaires sur le marché et quant à la nature des coopérations et des intermédiations. Lorsque les acteurs ne partagent pas les mêmes conventions de qualité, il devient très problématique de développer des projets communs. La convention permet en effet de réduire l’incertitude, de sécuriser les anticipations et est source de proximité dans la mesure où le partage de la situation qu’elle permet favorise la coordination avec autrui. De ce fait, proximités spatiale et cognitive ne suffisent pas à produire de la coopération ; celle-ci a également besoin d’une proximité de valeur (partage d’une même convention de qualité) comme le montre l’enquête. Des galeries proches géographiquement ne développent aucune coopération entre elles, car elles ne partagent pas de proximité de valeur ; cette dernière apparaît alors comme une condition nécessaire à la coopération.

Revenons au schéma présenté dans la précédente section (cf. encadré 1). Les galeries qui développent peu de réseaux de coopération sont celles qui relèvent de la convention classique. Pour ce type de galeries, la qualité est intrinsèque aux oeuvres, elle renvoie à des critères purement techniques (qualité de la facture par exemple) et au registre émotionnel. De fait, le rôle de la galerie consiste à opérer une première sélection et à combler l’écart géographique existant entre l’artiste et le collectionneur. Le galeriste, qui se trouve en concurrence monopolistique avec ses confrères, réduit au maximum les collaborations, celles-ci se traduisant par exemple dans le cadre de la ville de Montpellier à l’édition d’un dépliant commun disponible à l’office du tourisme.

En revanche, les galeries qui promeuvent un art de recherche, innovant, sont insérées dans un réseau complexe. L’évaluation de la qualité de ces oeuvres est moins simple que dans le cas précédent, elle n’est plus intégrée à l’oeuvre, mais relève d’un dispositif de légitimation qui requiert l’intervention de nombreux acteurs appartenant pour partie au monde institutionnel et pour partie au monde marchand (Moulin, 1992 ; Moureau et Sagot-Duvauroux, 2010). Dans ce cas, la fonction d’intermédiation qualitative des galeristes est cruciale. Ceux-ci conduisent un travail spécifique afin d’insérer le travail des artistes qu’elles représentent dans un réseau de légitimation institutionnel. Des coopérations sont développées avec d’autres galeries ainsi qu’avec des institutions telles que les musées (édition de catalogue en partenariat, exposition conjointe, achat), les FRAC (acquisition ou exposition), les organes du ministère de la Culture au travers de subventions (aide à la première exposition, à l’édition, soutien pour une participation aux foires, etc.) et les centres d’art labellisés. Les entretiens conduits nous ont permis de constater qu’en région, les galeries qui soutiennent cet art de recherche ont essentiellement un statut associatif (pouvant ainsi bénéficier de subventions et vivre en dépit de peu de ventes). Elles offrent généralement aux nouveaux talents une première exposition, mais n’ont pas vocation à les conserver dans leur portefeuille d’artistes sur le long terme. Elles jouent en quelque sorte un rôle de tremplin en offrant aux artistes les moyens d’étoffer leur Curriculum vitae en début de carrière. Néanmoins, il importe qu’après ces premières expositions, ils trouvent d’autres relais plus pérennes, ouverts sur d’autres territoires et marchés.

Si le partage de valeur apparaît comme une condition nécessaire au développement de collaborations, notons que dans le cas de « l’art de recherche », il constitue également une des conditions vitales de l’existence des galeries, celles-ci n’étant pas à même par leur seule action d’offrir au public des signaux suffisamment crédibles quant à la qualité des oeuvres qu’elles proposent[25].

Conclusion

Cet article avait pour objectif d’expliquer la forte concentration géographique des galeries d’art et dans quelles conditions cette concentration pouvait déboucher sur des coopérations. Nous avions posé l’hypothèse que l’existence de coopération nécessitait que la proximité spatiale des galeries soit accompagnée d’une proximité organisée et en particulier d’une proximité de valeur. La forte concentration géographique des galeries d’art s’explique par l’importance des effets d’agglomération dont bénéficient ces très petites entreprises : externalités d’information, économie de transports pour les fournisseurs et les clients, valorisation des aménités patrimoniales. Cependant, l’augmentation du coût des loyers et la nécessité, pour les nouvelles galeries de se différencier des plus anciennes, s’est traduit à Paris par une dynamique d’implantation dans de nouveaux quartiers, caractérisés par des loyers plus faibles et bien souvent par l’implantation d’un nouvel équipement patrimonial susceptible d’attirer des visiteurs. Nous avons également mis en évidence sur les différents territoires explorés, une segmentation du marché en deux mondes très étanches. Nous avons montré alors, conformément à notre hypothèse de départ, l’importance des proximités de valeurs pour le développement ou non de coopérations. Il apparaît ainsi que pour les galeries tournées vers un art de recherche, l’organisation en réseau est nécessaire pour insérer le travail des artistes qu’elles défendent dans un maillage tant marchand qu’institutionnel (Fonds régional d’art contemporain [FRAC], École nationale supérieure des beaux-arts, etc.). Denses, les liens de coopération entre les structures du réseau institutionnel se concrétisent par des coéditions de catalogues, des échanges ou l’organisation d’expositions communes, l’accueil d’artistes en résidence. La coopération l’emporte sur la compétition (coopétition). Les galeries qui appartiennent au monde de l’art traditionnel utilisent pour leur part les seules formes de coopérations qui leur sont stratégiquement utiles, à savoir l’édition de dépliants communs distribués par des offices de tourisme ou en des signalisations sur les sites des collectivités publiques. La compétition l’emporte sur la coopération.

À l’issue de cette analyse, il apparaît que loin d’être des structures « sans calcul » et des entreprises qui adhèrent à la philosophie de l’art for art sake, les galeries d’art contemporain savent tirer parti du territoire en fonction de leur intérêt stratégique.