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Introduction

Au cours des dernières décennies, on a pu observer des changements majeurs dans la manière dont les démographes approchent les questions du genre. En fait, comme le note Riley (2005), en quelques années, la discipline est passée d’une apparente méconnaissance du lien fort qui existe entre la plupart des événements démographiques et le genre à une reconnaissance quasi obligée dans les publications de la pertinence du genre pour l’analyse démographique. À ce titre, les travaux en démographie africaine ne font pas exception. À partir des années 1990, en effet, la multiplication des initiatives en santé reproductive et en promotion de « l’équité de genre », l’augmentation du financement international dans ces domaines de recherche et l’introduction de nouveaux indicateurs dans les grandes enquêtes démographiques favorisent l’intégration du genre dans les recherches sur la population en Afrique.

Cet intérêt croissant pour le genre se manifeste notamment par les nouvelles orientations des institutions de recherche et de formation en démographie et une plus grande visibilité de la dimension du genre dans la production scientifique des démographes africanistes. Comme ailleurs, si l’introduction du genre dans les études démographiques en Afrique ne s’est pas faite sans obstacles ni critiques et reste encore trop parcellaire aux yeux de nombreuses féministes, elle a grandement contribué à la compréhension des phénomènes démographiques, au renouvellement des problématiques et à l’ouverture à d’autres disciplines et d’autres méthodologies. Sur la base d’articles de démographes, mais aussi d’anthropologues, de sociologues et de géographes, l’objectif de ce numéro est précisément d’illustrer la richesse du prisme du genre pour appréhender les changements démographiques à l’oeuvre sur le continent africain dans des domaines comme la famille, la nuptialité ou les migrations.

L’irrésistible montée du genre dans les études sur la démographie africaine

La conférence du Caire : un tournant

En Afrique comme dans le reste du monde en développement, l’origine de l’engouement pour la question du genre dans les études démographiques est indissociable de la 3e conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) qui s’est tenue au Caire en 1994. Comme la plupart des conférences onusiennes sur le développement qui ont jalonné la décennie 1990, cette dernière a en effet fortement contribué à l’institutionnalisation de l’approche « genre et développement » et à l’émergence au sein des institutions de coopération internationale d’une nouvelle rhétorique qui fait de « l’autonomisation » (empowerment) des femmes et de la transformation des rapports de genre inégalitaires deux objectifs centraux du développement (Calvès, 2014). Bien que la conférence du Caire ne porte pas spécifiquement sur les femmes, elle marque indubitablement « une féminisation des enjeux de population et de développement » et a été décrite par plusieurs comme une véritable « révolution » dans la manière d’aborder ces enjeux (Cleland, 1996 ; Finkle et MacIntosh, 1996). La nouvelle approche qui y est adoptée, celle de la « santé reproductive », place en effet les droits sexuels et génésiques et l’autonomisation des femmes au coeur des problématiques de population et met un accent inédit sur les rapports de genre comme déterminants des comportements sexuels et procréateurs (Bonnet et Guillaume, 2004 ; DeJong, 2000). Les réseaux d’activistes féministes, comme la Coalition internationale pour la santé des femmes et le réseau DAWN (Development Alternatives with Women for a New Era), très présents lors de la conférence mais aussi lors des débats et réunions préparatoires, ont fortement contribué à orienter ces débats dans cette direction. Deux chapitres du programme d’action adopté à l’issue de la conférence, fait unique dans une conférence internationale sur la population, abordent spécifiquement les questions de l’égalité entre hommes et femmes et du manque de pouvoir des femmes à travers le monde (Calvès, 2014). En matière de renforcement des pouvoirs, outre la santé reproductive et sexuelle, un nombre important de sujets tels que la représentation politique, l’éducation, l’emploi, la violence et le viol, l’égalité face à la justice, les droits de propriété, l’iniquité des revenus et la charge de travail y sont discutés (Halfon, 2007, p. 71).

Malgré les critiques de certains démographes sur le peu de place accordée à la croissance démographique dans les documents finaux et sur la vision trop simpliste de l’effet positif de l’égalité de genre sur les programmes de population (Cleland, 1996 ; Westoff, 1995 cité dans Presser, 1997) et malgré la dénonciation par certaines féministes de l’empreinte trop importante du féminisme libéral (Hartman, 2010), le Programme d’action du Caire, adopté à l’unanimité par 179 pays, demeure un moment charnière dans la reconnaissance de l’importance du genre dans les politiques de population. Cette reconnaissance politique et celle qui a suivi lors de la conférence internationale sur les femmes de Beijing de 1995 se sont traduites rapidement par une restructuration de l’aide internationale dans le domaine de la population (DeJong, 2000). Les bailleurs de fonds internationaux traditionnels en santé et en population comme l’OMS, l’UNFPA et International Planned Parenthood, les donateurs privés tels que les fondations Ford, Mac Arthur, Hewlett, Wellcome Trust ou Bill et Melinda Gates, tout comme les agences bilatérales de développement, adoptent tour à tour le « nouveau paradigme » du Caire et font de la santé sexuelle et reproductive et du genre des axes de financement prioritaires.

Outre leur appui à la mise en oeuvre de programmes et politiques en santé reproductive dans les pays du Sud, les bailleurs de fonds encouragent les initiatives de recherche et notamment la collecte de données permettant l’élaboration d’indicateurs statistiques de genre pouvant être mis en relation avec les comportements sexuels et procréateurs. L’exemple du programme des Enquêtes démographiques et de santé (EDS), financé par l’USAID, qui a produit depuis 1985 plus de 300 vastes enquêtes nationales dans 90 pays en développement et qui représente une source de données incontournable pour les démographes africanistes, est emblématique de cet effort. À l’origine, les EDS n’incluaient que des mesures indirectes du statut des femmes, comme l’âge au mariage, le niveau de scolarité et l’emploi. Dans la foulée de la conférence du Caire, et après consultation d’un panel d’experts en 1998, le programme décide en 1999 d’introduire dans les questionnaires des mesures directes des rapports de genre (Kishor, 2005). Des questions sur la participation des femmes aux prises de décision au sein des ménages, sur le contrôle qu’elles exercent sur leur propre revenu et celui du ménage, sur leur opinion quant à la justification des violences domestiques, sur les situations où une femme peut refuser un rapport sexuel et sur les obstacles auxquels font face les femmes pour obtenir des soins de santé sont alors ajoutées au questionnaire standard. Certaines de ces questions sont aussi posées aux hommes échantillonnés. D’autres modules ont également été introduits dans certaines enquêtes en plus du questionnaire principal pour collecter des données détaillées sur des enjeux liés aux rapports de genre tels que l’excision, la mortalité maternelle et l’expérience de la violence domestique (Schatz et Williams, 2012).

La disponibilité de ces nouveaux indicateurs, conjuguée à la reconnaissance politique de l’importance du genre dans les politiques de population et à l’appui financier des bailleurs internationaux, a contribué à un renouvellement important des recherches et de la formation démographiques dans les pays du Sud, et notamment en Afrique.

Visibilité croissante du genre dans la recherche et la formation démographiques en Afrique

Sur le continent africain, le Programme d’action du Caire a eu, en effet, une résonnance toute particulière. Région du monde la plus touchée par l’épidémie du VIH-sida, caractérisée par des taux de mortalité maternelle records, une pratique élevée de l’excision et de l’avortement clandestin, un accès limité à la contraception, une fécondité précoce et des inégalités de genre marquées en éducation, en emploi et en représentation politique, notamment, l’Afrique subsaharienne constituait au milieu des années 1990 un « laboratoire naturel » idéal pour mettre en oeuvre les recommandations du Caire et tester l’hypothèse centrale du bienfait de l’autonomisation des femmes pour les politiques de population (Okonofua, 2014).

Bien que les démographes africanistes n’aient pas attendu la conférence internationale du Caire pour s’intéresser aux rapports sociaux de sexe, les efforts pour intégrer les questions du genre dans les recherches démographiques en Afrique deviennent de fait beaucoup plus visibles et systématiques après Le Caire. Plusieurs éléments en témoignent. Sur le plan institutionnel, tout d’abord, on assiste à la création de nouveaux centres et groupes de recherche dans le domaine de la population qui mettent l’accent sur les enjeux de santé sexuelle et reproductive et accordent une place de choix à la question du genre. C’est le cas du African Population and Health Research Center (APHRC), institution phare dans la recherche démographique en Afrique anglophone qui a été créée à Nairobi (Kenya) en 1995. En Afrique francophone, ce souci de prise en compte du genre dans l’analyse des phénomènes démographiques est également visible dans l’évolution du contenu de la formation offerte aux futures démographes. Aujourd’hui, les principales institutions de formation telles que l’Institut de recherche et de formation démographiques (IFORD) à Yaoundé (Cameroun), qui a formé depuis 1971 plusieurs centaines de démographes d’Afrique francophone, ou l’Institut supérieur des sciences de la population (ISSP) à Ouagadougou (Burkina Faso), qui joue également un rôle moteur dans la formation des démographes africains, intègrent dans leur formation de master des modules sur la question du genre.

Sur le plan de la production scientifique, les présentations à des conférences internationales et les publications dans les revues scientifiques témoignent elles aussi de l’intérêt croissant pour les questions de genre en démographie africaine. À l’instar des conférences internationales comme celles de la Population Association of America (PAA) ou de l’Union internationale pour l’étude scientifique de la population (UIESP), où les séances directement consacrées au genre occupent aujourd’hui considérablement plus de place qu’il y a 25 ans (Riley, 2005), le contenu des derniers programmes des conférences de l’Union pour l’étude de la population africaine (UEPA) ou des sommaires des numéros de revues consacrées spécifiquement à des enjeux de population en Afrique, comme le Journal de l’Étude de la Population Africaine ou le Journal of African Reproductive Health, suffisent à se convaincre de la place de choix qu’occupe aujourd’hui le genre dans les recherches sur la population africaine.

Comme pour les politiques et programmes de population, la santé sexuelle et reproductive, et notamment celles des adolescents et des jeunes adultes, a constitué la porte d’entrée privilégiée du genre dans la recherche des démographes africanistes. Dans un contexte d’augmentation alarmante de la prévalence du VIH-sida, les recherches sur la sexualité ont littéralement explosé à partir des années 1990 et ont largement contribué à la prise en compte des rapports de genre et du rôle des hommes dans les analyses démographiques. Longtemps « relégués » au second plan lorsqu’il s’agissait de fécondité, les hommes sont en effet pleinement concernés dès lors qu’il s’agit de sexualité. Face au risque de contamination, le recours à l’usage du préservatif implique une négociation entre les partenaires et la relation devient centrale dans le processus décisionnel (Andro et Desgrées du Loû, 2009). Avec le recul de l’âge au mariage et la déconnexion croissante du début de la vie sexuelle et de la mise en union, l’activité sexuelle des adolescents et jeunes célibataires africains, perçue comme « à risque », fait également l’objet d’une attention particulière à l’issue de la conférence du Caire, et de nombreuses recherches se penchent sur les différences de genre dans les comportements, les motivations et les stratégies sexuelles des jeunes, mais aussi sur les normes de genre et les doubles standards en matière de sexualité féminine et masculine (Bledsoe et Cohen 1993 ; Delaunay, 2001 ; Luke, 2003 ; Meekers et Calvès, 1997 ; Poulin, 2007 ; Varga, 2003).

Outre la recherche sur la sexualité, les études sur la fécondité s’attachent elles aussi à prendre en compte la dimension relationnelle au sein du couple et soulignent le rôle prépondérant des hommes dans les décisions relatives au recours à la contraception et même à l’avortement dans le couple (Bankole, 1995 ; Calvès, 2002 ; DeRose et Ezeh, 2005 ; Dodoo, 1998 ; Ezeh, 1993 ; Omondi-Odhiambo, 1997). D’autres mettent en évidence les particularités de la reproduction masculine, de son évolution et de ses déterminants ou s’intéressent aux enjeux liés à la paternité des jeunes célibataires et explorent les déterminants de la reconnaissance et du soutien des enfants par leur père (Calvès, 2000 ; Kaufman, Wet et Stadler, 2001). Les nouvelles questions et nouveaux modules des enquêtes EDS, très populaires auprès des démographes africanistes, ont joué un rôle important dans ce renouvellement de perspective et dans la prise en compte du point de vue des hommes et du couple dans l’analyse de la fécondité sur le continent. Ces nouvelles données ont également permis l’élaboration d’un index d’autonomisation économique et sociale des femmes et l’analyse de leur effet sur l’utilisation des contraceptifs (Do et Kurimoto, 2012 ; Hogan, Berhanu et Hailemariam, 1999) ou les aspirations en matière de descendance (Upadhyay et Karasek, 2012). Elles ont, en outre, ouvert la démographie africaniste à de nouvelles thématiques de recherche, comme celles de l’excision (Yoder, Wang et Johansen, 2013) ou des violences domestiques (Gastineau et Gathier, 2012 ; Watts et Mayhew, 2004).

Au-delà des indicateurs des enquêtes EDS, les démographes africanistes ont aussi su développer des méthodologies originales qui se sont avérées fort utiles pour rendre compte des différences de genre. L’approche biographique, qui s’est développée au cours des années 1990 chez les démographes africanistes francophones notamment, en est un très bon exemple (Calvès et Marcoux, 2004). Grâce à cette approche, on peut rendre compte des différences de genre de manière dynamique en montrant par exemple comment les trajectoires scolaires et professionnelles des hommes et des femmes varient avec l’âge (Diagne, 2005). Elle s’avère particulièrement intéressante également pour comparer les différences de genre entre générations et entre les milieux (urbains et ruraux) (Adjamagbo, Antoine et Delaunay, 2004 ; Calvès et Schoumaker, 2004) ou dans les interrelations des trajectoires individuelles les unes avec les autres. Ces analyses permettent par exemple d’analyser la trajectoire génésique des femmes et des hommes dans leurs interrelations avec l’activité professionnelle (Adjamagbo, Antoine, Béguy et Dial, 2009).

Aujourd’hui, on le voit, l’adoption du prisme du genre dans l’analyse des enjeux démographiques en Afrique va au-delà des domaines de la santé sexuelle et reproductive et de la fécondité, et contribue au renouvellement de la recherche dans d’autres champs de la discipline comme la mortalité maternelle et infantile, la famille, l’activité professionnelle, la nuptialité ou encore les migrations, ce qu’illustrent bien les textes réunis dans ce numéro des Cahiers québécois de démographie.

La nécessaire ouverture à d’autres disciplines

Comme ailleurs, pourtant, l’introduction du genre dans les études démographiques en Afrique ne s’est pas faite sans obstacles ni critiques. Pour plusieurs chercheurs, en effet, malgré le tournant paradigmatique du Caire, la démographie se contente encore trop souvent d’approcher le genre comme une simple comparaison des différences entre les hommes et les femmes plutôt que de se pencher sur les facteurs structurels, les normes et les attentes culturelles et sociales qui construisent les inégalités de genre et sont, en retour, nourris par elles (Dodoo et Frost, 2008 ; Riley, 2005 ; Williams, 2010). Les démographes féministes expliquent cette impossibilité de la démographie à approcher le genre comme un construit social par le manque historique d’engagement de la discipline envers les théories féministes, jugées incompatibles avec l’orientation positiviste, résolument quantitativiste et « apolitique » de la démographie (Presser, 1997 ; Riley, 2005 ; Watkins, 1993 ; Williams, 2010). Comme le souligne Presser (1997), la levée de boucliers qu’a suscitée l’adoption de « l’agenda du Caire » parmi la vieille garde de démographes reflète plus des différences idéologiques avec le courant féministe qu’elle ne relève du débat scientifique.

Les analyses comparatives des mesures d’autonomisation (empowerment) des femmes introduites dans les enquêtes standardisées comme les EDS ont confirmé que l’effet de cette autonomisation économique et sociale des femmes sur la santé ou les comportements procréateurs est loin d’être homogène et dépend fortement des systèmes mis en place dans chaque société pour définir les rôles et les places respectifs des hommes et des femmes (Kishor et Neitzel, 1996 ; Kishor et Subaiya, 2008). Ainsi, plusieurs de ces indicateurs (comme la liberté de se déplacer seule par exemple) développés sur la base de la recherche effectuée en Asie ont peu de sens dans le contexte africain (Schatz et Williams, 2012). Pour comprendre les relations complexes entre le genre et les comportements sociaux, les indicateurs standardisés ne suffisent pas et la prise en compte du contexte et des relations de pouvoir s’impose, comme l’ont fait, argumente Riley (2005), des disciplines connexes telles que la sociologie ou l’anthropologie.

De fait, en Afrique comme ailleurs, l’ouverture à d’autres disciplines des sciences sociales s’est avérée décisive dans la prise en compte du genre en démographie (Adjamagbo et Locoh, 2014). L’intérêt accru des démographes africanistes pour des questions comme la sexualité, le sida et les rapports sociaux de sexe s’est accompagné d’un recours plus fréquent aux méthodes mixtes permettant à l’aide de données qualitatives de valider, d’expliquer et de contextualiser des résultats statistiques (Obermeyer, 1997 ; Schatz et Williams, 2012). Les données issues d’entretiens collectifs et individuels et les observations de terrain notamment ont permis d’appréhender les mécanismes et les logiques sous-jacents aux différences de genre, et d’aller au-delà des analyses des comportements individuels pour prendre en compte l’influence des facteurs contextuels comme les normes et les attentes « sexuées », mais aussi l’organisation sociale et les relations de pouvoir qui structurent les rapports hommes/femmes propres à chaque société. Pour de nombreux démographes, féministes ou non, l’avancement des connaissances sur le genre et les phénomènes démographiques passe inévitablement par le croisement d’enquêtes statistiques avec des enquêtes anthropologiques ou sociologiques et par l’ouverture sur des travaux hors des frontières disciplinaires (Dodoo et Frost, 2008 ; Riley, 2005 ; Williams, 2010).

C’est le parti que nous avons pris dans ce numéro des Cahiers québécois de démographie sur le genre et la démographie africaine. Sous le regard croisé de démographes, mais aussi de sociologues et d’anthropologues, et sur la base de méthodologies propres à chaque discipline, l’objectif commun des textes rassemblés ici est de cerner les différentes facettes des liens entre le genre et les transformations démographiques à l’oeuvre dans les sociétés africaines.

Présentation du numéro

La migration, un vecteur de changement ?

La migration entraîne-t-elle une redéfinition des rôles conjugaux au sein des ménages ? Ce sont des facettes différentes de cette même question de recherche qu’abordent, chacun à sa manière, les textes de Sorana Toma, d’Hamidou Dia et de Véronique Hertrich. Les deux premiers s’attachent à y répondre sur la base de l’exemple du Sénégal, pays africain où l’émigration internationale, notamment vers l’Europe, a historiquement toujours été forte. Dans les deux cas, les résultats de la recherche déconstruisent l’idée souvent tenace de la passivité des femmes africaines dans les processus migratoires. À partir de données collectées dans le cadre d’un terrain de recherche minutieux s’étalant sur près d’une décennie, Hamidou Dia nous dresse des tableaux de couples très éloquents construits sur la base d’histoires familiales recueillies auprès d’émigrés sénégalais et de leurs parents rencontrés à Dakar et dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal. L’auteur analyse les processus qui amènent des femmes au sein de familles transnationales et de « maisonnées multi-situées » à créer, sur deux rives de l’Atlantique, les conditions de leur autonomisation progressive. Poursuite des études ou d’une formation professionnelle, insertion en emploi, contrôle de ses propres revenus, refus de concevoir un enfant ou d’accepter la polygamie, voire même renvoi du mari, divorce et remariage avec un conjoint de son choix : la place des épouses dans les familles migrantes sénégalaises en France que nous décrit Hamidou Dia est très loin du portrait misérabiliste que l’on en dresse souvent. Les bénéfices que les femmes sénégalaises tirent de la migration sont également visibles au Sénégal où « l’argent de la migration » des époux ou des frères permet à certaines, au-delà de la survie, de construire un réseau qui dépasse le strict cercle de parenté, d’acquérir une certaine influence au sein du village, et « d’endosser les habits de chef de lignage répondant de tous ».

Ce sont justement sur ces femmes de migrants sénégalais « qui restent derrière » que Sorana Toma focalise son analyse, en s’intéressant à leur engagement dans des activités économiques rémunératrices. Comme le rappelle très justement l’auteure, la littérature sur les retombées économiques et sociales de la migration masculine internationale est rare et les résultats sont souvent contradictoires. L’émigration masculine renforce-t-elle la domination masculine en augmentant la dépendance économique des épouses vis-à-vis de leur époux ou vient-elle, au contraire, ébranler la division sexuée des tâches, les femmes assumant des rôles et tâches traditionnellement tenus par des hommes ? Pour tenter de répondre à cette question, Sorana Toma mobilise des données qualitatives originales et variées collectées dans un village situé dans la vallée du fleuve Sénégal, un des premiers et des plus importants foyers d’émigration et où la migration internationale est devenue une véritable institution sociale. Les conclusions de l’étude de Toma vont dans le sens de celles de Dia. Si les femmes témoignent toutes d’une ferme volonté de s’engager dans des activités génératrices de revenus, celles ayant accès aux revenus de la migration masculine ont un avantage comparatif indéniable dans la réalisation de leurs projets. Toutefois, les nuances qu’apporte Sorana Toma à cet effet positif de la migration masculine sont particulièrement intéressantes. Outre le fait que l’indépendance économique des femmes reste un terrain socialement contesté, c’est aussi l’entourage féminin et notamment la présence de coépouses dans le ménage et l’autorité de la belle-mère qui, paradoxalement, peuvent venir mitiger les retombées positives de la migration masculine pour les femmes de migrants.

La migration influence positivement l’autonomie des femmes. C’est le constat que fait aussi Véronique Hertrich dans un tout autre contexte : celui du pays Bwa au Mali. L’auteure se penche, pour sa part, sur un autre phénomène de masse en Afrique de l’Ouest : celui des migrations de travail des jeunes rurales adolescentes vers la ville. Elle s’interroge tout particulièrement sur l’influence de l’expérience de la migration au cours de l’adolescence sur la construction de la vie conjugale et familiale, à l’âge adulte. Le désenclavement de l’espace de vie des femmes, la découverte de nouvelles pratiques et l’accès au travail rémunéré sont autant d’opportunités offertes par la migration qui, suggère Véronique Hertrich, confèrent aux femmes une plus grande autonomie dans la gestion de leurs affaires matrimoniales et la possibilité pour elles de mettre un terme à une union plus facilement. Si cela se vérifie, alors l’essor des migrations de travail devrait avoir entraîné une augmentation sensible du nombre de divorces. Pour vérifier ces assertions, l’auteure confronte une analyse des tendances longues des ruptures d’union dans la zone étudiée à celle d’entretiens approfondis réalisés auprès d’individus et de groupes de femmes. La démonstration aboutit à des résultats édifiants. L’auteure n’observe pas d’augmentation de la divortialité concomitante à celle des migrations de travail. S’il est vrai, nous dit Véronique Hertrich, que l’augmentation de ces migrations vers la ville a fortement contribué à modifier les procédures matrimoniales (perte de contrôle des aînés sur la formalisation des unions du fait de l’éloignement des jeunes, allègement et raccourcissement des procédures, etc.), en revanche, le fait d’avoir migré dans l’adolescence n’augmente pas le risque de divorcer. Bien au contraire, plus long a été le séjour en ville, plus stables sont les unions. Ce résultat statistique, en apparence contre-intuitif, est éclairé par les témoignages qui montrent à quel point la migration est devenue un élément central dans la gestion de la vie des couples dans la société bwa. Désormais, la possibilité de migrer pour travailler confère aux femmes un pouvoir de négociation qui ébranle l’autorité suprême des hommes, une sorte de joker qu’elles peuvent utiliser en cas de désaccord ou de conflit conjugal. Pourquoi dans ce cas les femmes bwa n’usent-elles pas davantage de ce pouvoir pour rompre ? L’auteure interprète ses résultats à la lueur d’un contexte social où le divorce est répandu et remet en question la pertinence de la relation habituellement faite entre divorce et autonomie. Ainsi, en pays Bwa, propose Véronique Hertrich, l’autonomie pour les femmes ne se traduirait pas par une plus grande liberté de mettre un terme à une union, mais plutôt par la possibilité de trouver des alternatives à cette pratique aujourd’hui banalisée.

Reconfiguration des rôles au sein des familles

Au-delà de la capacité qu’ont désormais certaines femmes de brandir la menace d’un départ, ce qui influe beaucoup sur les rapports entre les femmes et les hommes, en Afrique comme ailleurs, c’est indéniablement le fait pour elles d’accéder à des revenus en exerçant une activité. C’est ce que souligne dans ce numéro Bilampoa Gnoumou Thiombiano à partir d’une analyse des données nationales de l’EDS du Burkina Faso de 2010. De fait, les analyses menées par l’auteure confortent l’idée selon laquelle le fait pour une femme d’avoir une activité rémunérée compte parmi les facteurs qui favorisent une plus grande participation aux prises de décision dans le ménage. Qu’il s’agisse de leur santé, des achats importants dans le ménage, de la visite aux parents ou encore de la gestion de leurs propres revenus, celles qui travaillent ont davantage leur mot à dire que celles qui ne travaillent pas. Le fait d’avoir un niveau de scolarité élevé, de résider en milieu urbain ou d’avoir passé la quarantaine a également un effet positif sur la prise de décision des femmes. Mais ce que montre aussi la contribution de Bilampoa Gnoumou Thiombiano, c’est ce décalage important qu’il peut y avoir entre les pratiques et les manières de penser les rôles sexués dans la société burkinabè. L’auteure illustre ses propos par des données tirées d’entretiens qualitatifs qui soulignent bien la forte prégnance des normes sociales qui érigent la suprématie de l’homme sur la femme en valeur immuable. Les femmes elles-mêmes adhèrent à ces schémas et peinent à revendiquer quelque changement que ce soit. Dans ces conditions, certes l’éducation et l’accès à un revenu favorisent une plus grande égalité entre les femmes et les hommes dans le mariage, mais sont-elles pour autant suffisantes pour remettre en cause la domination masculine ? L’auteure répond indirectement à cette question en citant le cas du Mexique où, nous dit-elle, l’emploi rémunéré des femmes favorise leur statut seulement si celui-ci repose sur des modalités conformes aux règles de genre socialement admises. En définitive, la question se pose pour le Burkina Faso comme pour beaucoup de sociétés africaines : les retombées positives du fait de travailler pour une femme ne sont-elles pas entravées par la persistance de schémas normatifs braqués sur l’idée d’une « prédisposition naturelle » des hommes à exercer leur autorité sur les femmes ?

Si la cellule maritale est souvent le lieu d’expression de rapports inégalitaires entre les femmes et les hommes, le sort des femmes vivant seules et se déclarant chefs de ménages est-il plus enviable ? On trouve réponse à cette question dans la contribution de Madeleine Wayack-Pambè et de Soufianou Moussa, qui examine la situation des ménages dirigés par des femmes et analyse leur relation à la pauvreté. Les auteurs dressent dans un premier temps un large panorama de la question des ménages féminins en Afrique à partir de la littérature et aboutissent à une remise en question de l’association trop systématiquement faite, selon eux, entre féminisation des ménages et pauvreté. Ils se focalisent ensuite sur Ouagadougou (Burkina Faso) et proposent une analyse des données du Recensement général de la population et de l’habitat de 2006. Ils comparent les ménages dirigés par des femmes à ceux dirigés par des hommes afin de vérifier l’hypothèse de la spécificité d’une pauvreté féminine à Ouagadougou. Les résultats de cette comparaison sont particulièrement intéressants. Ils montrent qu’il existe au sein de l’ensemble des ménages dirigés par les femmes plus de disparités de niveau de vie que qu’entre les ménages des deux sexes. On observe bien une catégorie de femmes seules, chefs de ménages qui vivent dans une grande précarité. Celle-ci correspond tout particulièrement aux femmes veuves, relativement âgées, de faible niveau de scolarité et se déclarant sans activité. Mais à l’autre extrémité de l’ensemble des ménages féminins se situe une autre catégorie dominée par des femmes âgées de moins de 45 ans, ayant au moins le niveau d’études secondaires, qui travaillent et qui sont en majorité célibataires ou dont le mari ne vit pas avec elles. Pour cette catégorie de femmes, nous disent Madeleine Wayack-Pambè et Soufianou Moussa, la vulnérabilité est loin d’être la norme. Moins démunis financièrement, ces ménages recouvrent des situations où les femmes bénéficient de transferts monétaires de membres de la famille élargie ou d’un mari en migration, mais aussi des situations où les femmes s’assument de manière autonome. Ce type de ménage, non négligeable à Ouagadougou, annonce-t-il les prémices d’un changement dans les rôles féminins dans la capitale burkinabè ? Même si ces situations peuvent être transitoires dans le cycle de vie des femmes, on ne peut que se demander, pour compléter les interrogations des auteurs en conclusion, si cela ne traduit pas l’expression d’une catégorie de femmes qui aspire, au moins pour un temps de leur cycle de vie, à des formes de réalisation de soi qui sortent des cadres socialement reconnus du mariage.

À partir de la reconstitution de plusieurs trajectoires matrimoniales et familiales de femmes et d’hommes citadins dans trois capitales africaines (Cotonou, Ouagadougou et Lomé), Anne Attané porte un regard anthropologique sur la question des pratiques matrimoniales et des conjugalités contemporaines. Loin de toute visée représentative, ce travail nous révèle, grâce à un travail de terrain particulièrement riche et minutieux, les histoires singulières de citadins, les contraintes spécifiques et les opportunités auxquelles sont tout particulièrement confrontées les femmes et vient éclairer, ce faisant, toute la complexité du lien conjugal dans des contextes urbains ouest-africains. L’auteure s’intéresse à des thèmes chers à la démographie : les procédures de mise en union et la manière dont se défont les liens du mariage dans ces trois villes. Rejoignant un constat fait par les démographes, Anne Attané décrit en détail des formes officieuses de mariage et des procédures de formalisation disparates, allant du respect des règles coutumières, religieuses et civiles à des combinaisons partielles, voire inexistantes, de ces trois modes d’officialisation des unions. Elle analyse également les tensions et les conflits qui alimentent l’univers conjugal et révèlent les jeux de négociation qui se déroulent entre divers protagonistes et dépassent le cadre restreint du couple. Dans ces grandes villes, les individus gagnent en liberté de choix, mais les familles n’en demeurent pas moins actrices dans le processus matrimonial. Qu’ils s’agissent des oncles, des tantes ou des parents eux-mêmes, ces différentes personnes, nous dit Anne Attané, occupent des positions de régulation des conflits conjugaux et interviennent comme autant de médiateurs possibles et de pacificateurs. Parfois, ils se posent aussi, au contraire, comme les détracteurs d’une union qu’ils jugent non conforme à leurs attentes. Dans ce cas, ce sont souvent les femmes, nous rapporte l’auteure, qui seront malmenées par une belle-famille réticente.