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L’ouvrage intitulé Gendered News. Media Coverage and Electoral Politics s’inscrit dans la problématique féconde de la sous-représentation des femmes en politique canadienne, notamment de la myriade de travaux qui portent sur les causes de cet effacement. De manière plus précise, Elizabeth Goodyear-Grant, professeure agrégée au Département des études politiques à la Queen’s University, se demande si les médias contribuent au déficit de représentation persistant des femmes au sein des institutions politiques canadiennes et, le cas échéant, de quelles façons. Pour sa part, elle défend l’hypothèse suivant laquelle les médias présentent les politiciennes et la politique canadienne à l’aune de rôles de genre qui élèvent des barrières significatives aux femmes désireuses d’assumer un mandat de représentation politique. En d’autres mots, une telle couverture médiatique peut expliquer en partie le faible taux de féminisation de la politique canadienne, que ce soit en amenant les femmes à ne pas donner suite à leurs ambitions politiques, en incitant les partis à ne porter qu’un intérêt mitigé aux femmes qui aspirent porter leurs couleurs ou encore en encourageant l’électorat à douter des candidates. Une couverture médiatique genrée (gendered news) peut aussi donner du fil à retordre aux femmes qui ont relevé le défi de se faire élire en politique.

Pour mener son analyse, Goodyear-Grant fabrique un cadre théorique qui emprunte aux sciences politiques et aux sciences des communications. Des premières, elle récupère le modèle d’inspiration économique de l’offre de candidates et de la demande des partis pour celles-ci, modèle maintenant incontournable pour l’étude du processus de recrutement et de sélection des candidatures. Elle enrichit et dynamise ce modèle grâce à la thèse de la médiatisation genrée (gendered mediation thesis), laquelle cherche à établir comment et pourquoi une présentation médiatique dite « neutre » au regard du genre peut se traduire par des effets négatifs pour les femmes. En effet, considérer les femmes et les hommes de la même façon signifie traiter ces premières selon des critères établis par et pour ces derniers, avec pour conséquences ou bien d’assimiler les femmes aux hommes (elles deviennent alors des « hommes politiques » comme eux), ou bien de les déclarer différentes d’eux (généralement de manière négative). Semblables ou distinctes, les femmes sont toujours comparées et évaluées par rapport aux hommes – la norme, l’étalon de mesure, la référence.

L’ouvrage de Goodyear-Grant repose sur une démarche méthodologique riche, diversifiée et complémentaire, qui allie les approches qualitative et quantitative. De manière plus précise, la chercheuse recourt à une analyse de contenu de données collectées par l’Étude électorale canadienne de 2000 et le Media Observatory de l’Université McGill relativement à la couverture médiatique lors des élections fédérales de 2000 et de 2006. Le matériel analysé englobe ainsi des reportages journalistiques en langue française et anglaise, écrits et télévisuels, publiés dans les quotidiens The Globe and Mail, La Presse, Le Devoir, National Post et The Vancouver Sun ou encore diffusés par l’une des chaînes suivantes : CBC, CTV, SRC ou TVA. Goodyear-Grant exploite aussi des entrevues qu’elle a réalisées avec des femmes et des hommes en politique fédérale canadienne, dont plusieurs leaders (Ed Broadbent, Kim Campbell, Stockwell Day et Alexa McDonough). Finalement, la chercheuse utilise une source plutôt négligée par les politologues mais pourtant riche d’informations, soit les autobiographies de femmes politiques canadiennes, notamment ce qu’elles pensent de leurs relations avec les médias et des reportages qu’ils ont réalisés sur elles. Goodyear-Grant dissèque ces données à l’aune de trois questions :

  1. Quelles formes la couverture médiatique genrée adopte-t-elle (questionnement auquel l’auteure apporte des éléments de réponse dans les deux premiers chapitres)?

  2. Pourquoi ces diverses manifestations sont-elles possibles (chapitre 3)?

  3. Quelles sont les conséquences d’une couverture médiatique genrée (chapitres 4 et 5)?

Pour répondre à ces questions, la chercheuse s’appuie sur des analyses qualitatives et quantitatives (surtout descriptives comme le khi carré). L’intelligibilité de son analyse doit beaucoup à une pléthore de tableaux et de figures, alors que ses interprétations restent prudentes et crédibles.

Les chapitres 1 et 2 analysent les couvertures médiatiques des campagnes électorales de 2000 et de 2006, et ce, d’un point de vue quantitatif et qualitatif. Côté quantitatif (chapitre 1), les analyses de Goodyear-Grant explorent deux pistes : le nombre de nouvelles sur les candidates et les candidats ainsi que leur visibilité dans les médias. Il ressort qu’il n’y a plus de différences entre les femmes et les hommes au regard de la quantité de nouvelles et de leur visibilité. En d’autres mots, les politiciennes sont autant, parfois plus, présentes et visibles (notamment pour ce qui est des photos) dans les nouvelles que les politiciens. Côté qualitatif (chapitre 2), la chercheuse articule son analyse autour de deux préoccupations : ce qui a été dit sur les femmes et les hommes politiques lors des campagnes électorales fédérales de 2000 et de 2006, et la manière dont cela a été fait. Ici, les preuves d’une couverture médiatique genrée sont plus probantes. Ainsi, lors de la campagne électorale de 2006, l’apparence physique des candidates de même que leur vie amoureuse et familiale ont alimenté les nouvelles à leur propos. Au demeurant, celles-ci rappellent que certains cadres utilisés pour dépeindre les femmes politiques ont manifestement la vie dure, dont celui de la « protégée d’un homme politique influent à qui elle doit son succès » et celui de la « dame de fer ».

L’ambition du chapitre 3 se révèle à son titre : « Who Is Responsible? Explaining Gendered News » (À qui la faute? Expliquer la couverture médiatique genrée). Trois facteurs expliquent que les nouvelles soient façonnées par le genre : 1) les normes sociales; 2) la mainmise des hommes sur les médias; et 3) le comportement même des femmes politiques. Les nouvelles sont sculptées au ciseau de la culture, des valeurs et des normes sociétales où elles prennent forme et se déploient; par ricochet, les nouvelles confortent et re/produisent la culture d’une société. Un argument fort en faveur de l’élection de femmes veut que celles-ci soient les mieux à même de représenter les femmes. Les recherches montrent aujourd’hui que cette affirmation relève davantage de l’espoir que de la réalité. Il en va de même avec les médias comme industrie : l’argument suivant lequel les reportages sur les femmes politiques seront moins sexistes lorsque plus de femmes seront journalistes semble au mieux précaire, notamment parce que la couverture médiatique genrée ne survient pas au niveau individuel (soit les femmes et les hommes journalistes) mais systémique (c’est-à-dire à l’échelle de la structure et du fonctionnement de l’industrie des médias). Le troisième facteur explicatif quant au fait que les nouvelles sont marquées au fer du genre réside dans les femmes politiques elles-mêmes : les reportages à leur propos sont « genrés » parce qu’elles parlent et agissent conformément à ce qu’exige d’elles le régime des genres. Les médias ne font alors que relayer ces paroles et gestes mis en forme conformément aux diktats du genre. Si les politiciennes confortent ainsi les genres (et notamment le féminin), c’est parce qu’elles en sont elles-mêmes les produits, certes, mais aussi parce qu’il peut s’agir là d’un choix stratégique sur le plan électoral. Cette observation est extrêmement stimulante, car elle oblige à reconnaître que les femmes ne sont pas des victimes passives des médias, mais qu’elles peuvent au contraire se les jouer pour servir leurs propres intérêts.

Les chapitres 4 et 5 évaluent les conséquences pour les femmes de la couverture médiatique genrée – et ces répercussions sont négatives. Le chapitre 4 explore la question de savoir si la couverture médiatique genrée, notamment le cadrage médiatique qui consiste à présenter les leaders politiques en mode d’attaque, a des retombées négatives sur les femmes. Après avoir formulé quelques précautions d’usage, Goodyear-Grant répond par l’affirmative : le cadrage d’attaque, qui tend à exagérer les comportements agressifs des politiciennes, se traduit par des conséquences électorales négatives pour elles. Pourtant, il est possible aussi que les femmes tirent profit d’une couverture médiatique genrée selon le contexte politique en général et les problématiques à l’ordre du jour électoral en particulier. Par exemple, si le contexte politique global est orienté vers un réinvestissement de l’État dans les programmes sociaux ou si l’avenir du régime public de santé sont inscrits à l’ordre du jour électoral, les urnes pourraient sourire aux femmes. Se basant sur des entrevues et des analyses d’autobiographies, au chapitre 6, Goodyear-Grant révèle que, si les politiciennes bien plus souvent que les politiciens s’autocensurent dans leurs relations avec les médias, par ailleurs ces décisions relèvent aussi de choix stratégiques. En cela, les femmes politiques ne sont pas des proies sans défense de médias bêtement sexistes et misogynes, mais des actrices stratégiques.

En conclusion, l’auteure soupèse ses résultats et aboutit au constat qu’il existe bel et bien une couverture médiatique genrée des politiciennes (et des politiciens) au Canada et que ce traitement journalistique est en partie responsable de la sous-représentation des femmes en politique. En revanche, les conséquences de cette couverture ne sont pas unilatéralement négatives et doivent être nuancées. D’un côté, une telle couverture médiatique se révèle souvent dommageable pour les femmes : elle peut en inciter certaines à ne pas mettre en avant leur candidature, amener des partis à éviter de sélectionner des femmes (ou à en retenir moins) ou encore faire en sorte que des électeurs (et des électrices) ne votent pas pour des femmes. D’un autre côté, une couverture médiatique genrée peut servir les politiciennes, qui peuvent exploiter de manière calculée leur genre pour gagner des votes. En fait de solutions, outre qu’elle plaide pour une transformation des rôles de genre (scénario qui relève d’une réalisation à très long terme, voire de la science-fiction …), l’auteure offre diverses pistes mettant à contribution autant l’électorat, l’industrie des médias et les journalistes, les partis, les politiciennes que la société civile, mais qui, en bout de piste, ressemblent à une liste d’épicerie de voeux pieux…

L’ouvrage Gendered News. Media Coverage and Electoral Politics in Canada est donc porteur de bonnes et de mauvaises nouvelles pour les femmes en politique – ou que la politique attire. Pour ce qui est des mauvaises nouvelles, la couverture médiatique que les médias font des politiciennes n’est toujours pas neutre – j’entends, par là, aussi favorable aux femmes qu’aux hommes. De fait, selon les conclusions de Goodyear-Grant, cette couverture est telle qu’elle peut dissuader plusieurs femmes de briguer les suffrages, alimentant ainsi le problème de l’offre de candidates et, ultimement, entretenant le déficit de femmes en politique canadienne. Une autre mauvaise nouvelle concerne l’ampleur du problème : le fait que plus de femmes sont journalistes semble offrir malheureusement peu d’espoirs de changement puisque ce sont les logiques mêmes de fonctionnement de l’industrie médiatique et, comme si ce n’était pas suffisant, de la société hétérosexiste (c’est là mon interprétation, pas celle de l’auteure) qui sont en cause. La traversée du désert sera longue…

Heureusement, l’ouvrage compte quelques oasis. La plus importante, il me semble, tient au ton même de l’analyse élaborée par Goodyear-Grant, –analyse qui, personnellement, m’a beaucoup séduite : bien que les femmes fassent les frais de couvertures médiatiques genrées, elles ne sont pas pour autant des victimes. En effet, l’auteure convainc son lectorat que les politiciennes ne sont pas des proies passives qui se laissent dévorer par les « méchants-loups-médiatiques »; elles réagissent de manière stratégique aux médias et entretiennent avec eux des relations qui en sont de force. Cette lecture s’avère rafraîchissante, non seulement parce que Goodyear-Grant s’éloigne de cette interprétation, ô encore trop présente dans plusieurs travaux sur les femmes en politique, qui pose les femmes ou bien comme des « mère Teresa » ou d’éternelles victimes (des partis, du mode de scrutin, de l’électorat…) de la politique, mais aussi parce que l’auteure les appréhende pour ce qu’elles sont : des actrices stratégiques qui font de la politique parce qu’elles aiment cela, voire qu’elles se délectent du pouvoir.