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Près de 130 ans après l’invention du cinématographe par les frères Lumière, les industries filmiques majoritaires dans le monde (notamment celles de Bollywood et d’Hollywood) sont encore largement dominées par des voix et des regards masculins qui laissent peu de place à la production artistique de réalisatrices et à leurs imaginaires. La situation des femmes dans l’univers hollywoodien, par exemple, présente un état des lieux inchangé au cours des 20 dernières années avec uniquement 9 % de réalisatrices travaillant sur les 250 films nationaux à plus gros revenus en 2012, un pourcentage identique à celui qui a été obtenu dans une recherche similaire datant de 1998 (Lauzen 2013). Ces chiffres trouvent écho à l’échelle canadienne dans une étude de Women in View, portant sur les films produits par Téléfilm Canada et montrant un tableau toutefois plus encourageant qu’à Hollywood (bien que le taux soit encore trop faible) avec 22 % de réalisatrices de films de fiction en 2012 (Fraticelli 2013 : 2). L’intérêt universitaire récent pour le fossé persistant entre réalisatrices et réalisateurs dans l’industrie est marqué par la nécessité de prendre en considération le travail artistique des réalisatrices afin qu’il soit davantage reconnu, financé et visible sur les écrans, petits et grands. Les imaginaires, les protagonistes et les univers que les femmes cinéastes mettent en scène demeurent ainsi marginalisés, renvoyant à un « problème systémique » (Lupien et Descarries 2011 : 15) qui nécessite un examen plus large et plus précis des rapports sociaux de sexe. Le regroupement Réalisatrices équitables, fondé en 2007, apporte des précisions quant à la situation des femmes cinéastes au Québec, notamment en ce qui a trait aux difficultés liées à la production de leurs films de fiction. Le rapport produit par ce regroupement établit également une relation entre la présence de femmes derrière la caméra et l’accroissement d’héroïnes ayant le premier rôle dans leur film[2] (Lupien et Descarries 2011 : 15; Lupien 2013 : 7). Cette visibilité des femmes à l’écran invite à s’interroger sur les modèles héroïques que donnent à voir les réalisatrices, dimension peu explorée jusqu’à présent, en particulier lorsqu’il est question des réalisatrices dites « minoritaires », en marge de l’industrie filmique. Dans son étude canadienne, par exemple, Women in View note que la représentation des femmes issues de « minorités racialisées » dans des rôles créatifs d’importance (et financés par Téléfilm Canada) était encore très faible en 2012 avec seulement deux réalisatrices pour la catégorie des films de fiction et aucune pour celle des documentaires (Fraticelli 2013 : 2). Au Québec, les données sur la production artistique de ces réalisatrices « multiculturelles nord-américaines » (Kaplan 2002 : 21), davantage présentes derrière la caméra depuis les années 90, sont quasi inexistantes. Quels sont les univers et les protagonistes que ces artistes mettent en scène? Et lorsqu’elles adoptent ou revendiquent une perspective féministe dans leur oeuvre, comment celle-ci s’exprime-t-elle? Il convient d’examiner de plus près les imaginaires que les réalisatrices immigrantes proposent, en particulier lorsqu’ils mettent en tension des rapports entre pays d’origine et société hôte, dans le cas d’une installation au Québec remontant parfois à plusieurs générations pour être consolidée en diaspora. Notre objectif est de saisir et de comprendre les mécanismes discursifs et esthétiques de production et de réalisation employés par ces cinéastes afin de rendre compte de leurs univers sémantiques. Comment les réalisatrices en diaspora imaginent-elles les rapports sociaux, dans leur intersection de sexe et de race notamment, en et horsdiaspora, tels qu’ils sont représentés dans les sociétés hôtes au sein desquelles ils s’expriment? De plus, comment la mise en scène d’héroïnes en diaspora contribue-t-elle à produire des récits alternatifs constitutifs d’un imaginaire en partage? Ces questions ont guidé notre analyse de l’oeuvre filmographique d’une réalisatrice montréalaise, Eisha Marjara, dont la production artistique est marquée par l’expérience de vivre en diaspora et au Québec, dans une société francophone majoritaire (mais minoritaire dans l’ensemble canadien), alors que ses films sont en langue anglaise. Nous préciserons tout d’abord l’appareillage théorique qui nous a permis d’analyser ce cas, en mobilisant le concept « d’imagination comme pratique sociale » (Appadurai 1990 : 4) dans une perspective intégrant les travaux sur l’imbrication des systèmes d’oppression (Hill Collins 1990) et la « consubstantialité des rapports sociaux » (Kergoat 2009). Nous analyserons ensuite les pratiques esthétiques et les thématiques féministes privilégiées par Marjara, en particulier dans son film Desperately Seeking Helen (1999), mis en lumière par le témoignage de la réalisatrice dans une entrevue de recherche[3]. Nous aborderons alors deux axes principaux de l’oeuvre de Marjara : en premier lieu, la question du genre filmique et sa manipulation; en second lieu, l’émergence de figures héroïques à l’intersection des rapports sociaux.

La théorisation des héroïnes imaginées en diaspora

Afin d’examiner la production d’héroïnes mises en scène par une cinéaste de la diaspora indienne au Québec, nous exposons, dans un premier temps, les théories qui nous permettent de saisir l’imagination des rapports sociaux au sein même d’un « espace-diaspora » (Brah 1996 : 181). Nous empruntons la notion d’« imagination comme pratique sociale » à Appadurai (1990 : 4) dont les travaux mettent en lumière le rôle joué par les images dans la création de « communautés imaginées » (Anderson 1983), telles que celles qui se sont formées en diaspora. Alors que l’auteur ne s’applique pas nécessairement à marquer la manière dont cette imagination est structurée par des rapports sociaux, l’accent mis sur le prisme médiatique contemporain permet de lier images, imagination et imaginaire dans la formation de paysages collectifs que des individus et des groupes en diaspora auraient en partage, hors de leur pays d’origine. La perspective médiatique mise en avant par Appadurai est articulée par ailleurs à sa théorie des scapes, dont celui de mediascape qui concerne la circulation des images et leur médiation. Dans le cas de la production filmique en diaspora indienne, plusieurs référents agissent ainsi pour faciliter la visibilité et l’accès aux discours sur la diaspora, ce qui permet par la suite de la consolider comme communauté imaginée. Parmi ces référents, on trouve les imaginaires constitués à la fois par de nouvelles influences héritées de la société hôte, telle la filmographie québécoise (une dimension sur laquelle nous reviendrons ultérieurement), mais aussi par les repères imagés offerts par le pays d’origine, l’Inde. Première dans le monde pour la production filmique, l’industrie cinématographique indienne, prédominante dans le film hindi de Bollywood (industrie majoritaire située dans la métropole de Mumbai), cible non seulement le public indien national, grand consommateur de films en salle de cinéma, mais aussi la diaspora indienne à l’étranger qui maintient ainsi un lien privilégié sur les plans linguistique et culturel avec le pays d’origine. C’est cet imaginaire comme répertoire d’images produites à Bollywood et consommées en diaspora, au Québec, que représente la cinéaste Marjara dans Desperately Seeking Helen, à travers un dialogue constant entre les cultures populaires.

Concevoir l’imagination comme pratique sociale permet aussi d’examiner la matérialité des rapports sociaux, notamment de sexe, alors que le processus de « gendérisation » qui structure les appartenances en diaspora est souvent ignoré des chercheuses et des chercheurs spécialisés en études diasporiques. Helmreich (1992), Malkki (1992) et Wolff (1993) ont pu montrer en outre que la perspective de la mobilité prévue par la dispersion diasporique était intrinsèquement andro-centrique et qu’elle inscrivait les femmes dans la supposée stabilité des origines et du foyer (renvoyant aux discours sur la terre mère). Au-delà de l’acte physique de la traversée des frontières dans le contexte de la mondialisation et des liens transnationaux auxquels les récents écrits sur la diaspora sont étroitement associés, faire partie d’une diaspora impliquerait aussi de rester dans la sédentarité, l’immobilité, pendant des générations (Tölölyan 2005 : 148), tout en tendant en même temps vers l’idéal d’un point originel de départ (Safran 1991 : 94). Cette tension entre immobilité et mobilité en diaspora, ainsi qu’entre point de départ et d’arrivée, est mise en scène dans la représentation du retour aux origines en Inde par un membre de la diaspora dans le film de Marjara.

L’examen des imaginaires en diaspora proposés par cette réalisatrice invite donc à penser l’imagination, non plus comme la matrice constitutive d’une simple fiction – placée en opposition avec ce qui correspondrait à du réel – mais comme un ensemble de pratiques ayant pour objet d’imaginer, de penser, de mettre en scène et de jouer le monde social en (re)présentant des rapports sociaux de sexe, de race et de classe dont la dimension matérielle est tout ce qu’il y a de plus réelle et s’exprime dans des espaces de mise en scène spécifiques. L’examen des qualités fréquemment attribuées aux héroïnes et aux héros, qualités qui les positionnent, devra également se munir des outils conceptuels offerts par les théories sur l’imbrication des rapports sociaux, et ce, pour saisir avec plus de finesse les complexités, voire parfois les contradictions, qui marquent l’acte d’imagination comme pratique sociale constituant des personnes, des situations et des relations en diaspora.

En outre, l’approche adoptée par l’ensemble des réalisatrices en diaspora qui composent le corpus global de cette recherche prend sa source dans une contestation de la catégorie « femme » et des identités de genre, dont l’objectif est de déconstruire des représentations figées et homogénéisantes de la « femme indienne » tant dans la société d’origine (l’Inde) que dans ses manifestations exotisantes ou réductrices circulant dans la société hôte (le Québec, par exemple). Cette perspective critique s’inscrit dans la lignée des contributions du Black feminism, où l’on cherche à mettre l’accent sur une approche qui ne prenne pas pour axe référentiel l’expérience de femmes blanches hétérosexuelles de la classe moyenne, mais qui tienne compte plutôt de l’intersection des modes d’oppression (voir Crenshaw (1991)). Les représentations de la « féminité » dans la création d’héroïnes sont ainsi explorées à la lumière de ces intersections dans l’oeuvre de Marjara, dimension sur laquelle nous reviendrons en abordant les modèles héroïques proposés par la cinéaste.

L’attention accordée aux rapports sociaux dans la formation d’imaginaires en diaspora sur le grand écran convie à l’examen de divers systèmes de domination, caractérisés par l’émergence de groupes dits « majoritaires » et « minoritaires » (Guillaumin 1972) selon la configuration dans laquelle chacun et chacune se retrouvent. Si les réalisatrices issues de « minorités » sont davantage en marge de l’industrie filmique, il convient d’explorer cette position minoritaire et de théoriser son rapport au(x) majoritaire(s) qui la place(nt) à la périphérie : au sein des cinémas québécois, canadien, hollywoodien, bollywoodien, mais aussi à l’intérieur même de systèmes d’oppression renforçant une discrimination de sexe/sexualité et de race/ethnicité. Il incombe de marquer ici la pluralité du majoritaire, alors que celui-ci est souvent pensé au singulier en opposition avec des minoritaires, conçus dans leurs particularités au pluriel (Guillaumin 1972 : 123).

La théorisation du rapport entre majoritaire et minoritaire nous permet de nous pencher plus précisément dans le contexte filmique sur les voix et les regards qui adoptent un point de vue qualifié de minoritaire, notamment dans l’acte d’imaginer la diaspora. À cet égard, nous partageons l’avis de Jounin et autres (2008 : 9) :

Les voix des minoritaires interviennent dans un ordre symbolique qui les spécifie, les isole, les amoindrit. Y prêter attention, c’est donc aussi interroger cet ordre. Et c’est peut-être entrevoir par où s’insinuent les résistances, justement, à la domination, l’exploitation, l’oppression.

Pour sa part, Mohanty (1988 : 408) donne à voir le potentiel offert par l’examen des contradictions qui caractérisent la situation des femmes et la production de leur regard : « It is only by understanding the contradictions inherent in women’s location within various structures that effective political action and challenges can be devised ». Ce potentiel d’action et de reconnaissance du regard des minoritaires nous semble envisageable si les héroïnes mises en scène dans l’espace-diaspora sont saisies dans l’intersection des rapports sociaux dans lesquels elles sont imaginées.

De plus, en mettant l’accent sur l’« imbrication des systèmes d’oppression » (Hill Collins 1990 : 222), nous voulons rendre compte dans le récit filmique des dynamiques de relation de pouvoir en fonction de modes d’intersection constamment renégociés. La présence de modèles héroïques dans l’oeuvre de Marjara commande une analyse qui ne révèle pas simplement plusieurs identités en soi (par l’entremise du cumul, de l’isolement et de l’homogénéisation de catégories identitaires) comme l’ethnicité ou le genre, mais qui examine la manière dont les différentes divisions sociales se construisent les unes les autres en s’entremêlant (Yuval-Davis 2006 : 205).

Afin d’éviter de tomber dans une « intersectionnalité des identités » plutôt que dans celle des rapports sociaux (Juteau 2010 : 69), nous avons choisi d’adopter une perspective qui complète les thèses intersectionnelles avec le modèle sur la « consubstantialité des rapports sociaux » prôné par Kergoat (2009). Il s’agit d’une approche qui nous permet de dessiner un cadre féministe critique de l’intersectionnalité dans l’examen d’un espace-diaspora genré, où des héroïnes sont imaginées selon des qualités qui émergent en fonction des rapports sociaux dans lesquelles elles se trouvent. La définition de la consubstantialité offerte par Kergoat guide ainsi l’analyse de Desperately Seeking Helen, de même en est-il des données obtenues dans l’entrevue avec Marjara. Ici, les rapports sociaux consubstantiels sont pensés comme formant « un noeud qui ne peut être séquencé au niveau des pratiques sociales, sinon dans une perspective de sociologie analytique »; et ils sont coextensifs : « en se déployant, les rapports sociaux de classe, de genre, de “ race ”, se reproduisent et se co-produisent mutuellement » (Kergoat 2009 : 112).

Enfin, nous avons mobilisé le concept d’« espace-diaspora » élaboré par Brah (1996 : 181) pour examiner la production d’héroïnes dans un espace d’intersectionnalité des rapports sociaux. L’espace-diaspora met en exergue l’importance d’articuler les rapports sociaux entre individus et groupes en diaspora et ceux qui sont désignés comme des locaux (dans la société hôte québécoise, par exemple) à partir de leur entremêlement dans l’imaginaire social qui forme l’espace-diaspora selon plusieurs référents. En outre, l’intérêt porté à la notion de pouvoir, dans une perspective décrite par Brah (1996 : 189) comme « multiaxiale et performative » met en relief l’intersection des rapports d’oppression et des processus de différenciation à l’oeuvre dans les divers récits formant l’imaginaire social en diaspora comme ceux qui sont proposés par Marjara.

L’ancrage théorique de Brah dans les études culturelles (cultural studies) pour élaborer le concept d’espace-diaspora indique aussi un attrait pour la notion d’agentivité (agency) puisque cette auteure considère que le pouvoir qui structure les rapports sociaux dans l’espace-diaspora n’est pas seulement la source d’une oppression et de hiérarchies de domination, mais qu’il peut paradoxalement offrir des occasions de plaisirs subversifs. Brah (1996 : 243) indique d’ailleurs ceci : « Yet on the other hand, power is also at the heart of cultural creativity, of pleasure and desire, of subversion and resistance. Power is the very means for challenging, contesting and dismantling the structures of injustice. » Cette agentivité prévue dans la conceptualisation même de l’espace-diaspora nous permet d’entrevoir la possibilité de récits alternatifs susceptibles d’émerger au sein de l’imaginaire social qui le constitue, récits qui peuvent d’ailleurs contester les modalités mêmes d’appartenance à la communauté diasporique, comme c’est le cas dans Desperately Seeking Helen.

La diaspora en autofiction, une question de genre(s)?

Qualifié d’autofiction par son auteure, le film Desperately Seeking Helen (1999) retrace l’histoire personnelle et le voyage en Inde d’Eisha en quête d’Helen, actrice ayant joué le rôle de vamp dans des centaines de productions à Bollywood. Ces images ont peuplé l’imaginaire d’Eisha, de l’enfance à adolescence, lui offrant un modèle d’héroïne auquel aspirer en résidant désormais au Québec avec sa famille. Adulte, alors qu’Eisha cherche « désespérément » Helen dans les rues de Mumbai, sa voix de narration nous guide dans les méandres d’une mémoire reconstituée de photos de famille et de séquences vidéo, réelles et fictives, au Canada et ailleurs, où la mère d’Eisha occupe une place centrale. Cette « héroïne de la vraie vie » (real life heroine, selon les termes mêmes de la réalisatrice) représente tout ce qu’Eisha rejette dans un premier temps (l’image de la mère au foyer, ses origines indiennes), mais elle incarne aussi ce déséquilibre qu’elle-même vit (à la fois dans son rapport au corps, à la féminité et à ses origines), et qu’elle traduit par un étourdissement entre là-bas et ici, sans savoir réellement où se situer et demeurant « en suspension ». Entre fantasme et réalité, les différentes héroïnes (Eisha, sa mère et Helen) se rencontrent, sont en contraste et se retrouvent dans le récit tragique de la perte, de l’absence et du deuil des autres, mais aussi de soi.

Ce récit à la forme non traditionnelle, désigné par la production de l’Office national du film (ONF) comme « documentaire » ou dans d’autres espaces de circulation (comme les festivals de films) comme un « docu-drame », donne à voir une polyvalence dans l’utilisation du médium filmique (et dans son format) qui participe à un acte d’imagination comme pratique sociale. Il s’agit ici d’imaginer des rapports sociaux en intersection dans un espace-diaspora où la fiction permet de penser le réel et où la manipulation du format de narration donne à repenser les normes majoritaire(s)/minoritaire(s) qui régissent la codification et la hiérarchisation des formats et des genres filmiques dans l’industrie.

Le choix d’un format fictif ou documentaire ne renvoie pas aux mêmes modes d’énonciation ni aux mêmes structures de récit. Si la fiction est plus clairement associée à l’imagination, ainsi qu'à des mondes et à des personnages fantasmés, le documentaire présente des « effets de réel[4] » permettant d’entrevoir l’histoire comme étant véridique et ancrée dans la réalité, souvent à partir d’une forme rhétorique[5]. Ce qui semble représenter une balise pour classer les récits en fonction de leur format et créer un « horizon d’attente » (Jauss 1978 : 201) chez les spectatrices et les spectateurs correspond à des normes associées aux genres filmiques qui sont ainsi renforcées par des codes de réalisation précis et des valeurs différenciées touchant à « la vérité » sur le réel documenté. La forme empruntée dans Desperately Seeking Helen nous convie à repenser ces catégorisations fermes que la cinéaste rejette en exposant le rapport genré qui sous-tend l’adhésion aux catégories « documentaire » et « fiction ».

En effet, le dépassement de la question de simple « préférence » pour un genre filmique permet de circonscrire les conditions de possibilité attachées à un format plutôt qu’à un autre, comme l’atteste une présence plus marquée des femmes dans la réalisation documentaire que dans la fiction (Fraticelli 2013; Lauzen 2013). Il s’agit ici d’espaces de contraintes pour les cinéastes, comme Marjara, qui mettent en scène leurs récits à l’intérieur de barrières financières qui influent sur leur production (et, ultérieurement, sur leur circulation plus large[6]) provoquant un cantonnement de genre(s) (catégories genrée et filmique) et révélant la relation majoritaire/minoritaire qu’impose l’adoption d’un genre ou d’un format de narration. Marjara mentionne d’ailleurs les difficultés éprouvées à l’occasion de la soumission du scénario de Desperately Seeking Helen : elle est parvenue finalement à obtenir des fonds pour sa réalisation en acceptant d’en faire officiellement un « documentaire » et en entrant dans les critères du programme mis sur pied par l’ONF. Pourtant, son film n’appartient ni au documentaire ni tout à fait à la fiction. Il oscille constamment entre le jeu de la performance relevant d’actes fantasmés et « fictionnalisés », d’une part, et le réalisme d’images, de mots, de personnages qui font de ce récit un témoignage précieux sur l’imbrication des rapports sociaux, d’autre part.

Helen, personnage central dans la quête d’Eisha et héroïne phare dans le titre même du film, incarne un monde d’images de fiction où la théâtralité du jeu de l’actrice, les atouts de la vamp et de ses chorégraphies musicales ajoutent au fantasme du récit. Desperately Seeking Helen présente en ce sens une histoire qui partage très peu de similarité avec le simple documentaire habituel. Eisha rêve d’Helen qui devient son alter ego à travers la mise en scène de courses-poursuites dignes d’un film d’action ou d’intrigue, dans les rues de Mumbai ou sur des plateaux de tournage. Eisha se métamorphose en Helen en se costumant et en jouant la comédie par mimétisme de la vamp ou de la femme fatale. Les personnages sur les affiches de films de Bollywood prennent même la parole pour se moquer de cette étrangère qui peine à retrouver ses racines. Le film prend ainsi une allure onirique et métaphorique où la performance des actrices réelles et imaginées se confond dans le paysage bollywoodien de « Film City », industrie dont le but premier est, après tout, de vendre du rêve. La structure du récit lui donne les lettres de noblesse de la fiction, statut qui lui est pourtant officiellement refusé pour privilégier sa dimension « documentaire » lors du financement canadien.

C’est peut-être la dimension désespérée de la recherche d’Helen qui ramène toutefois le film à son réalisme le plus frappant, à l’issue tragique du deuil que vit l’héroïne narratrice. Entremêlés avec les séquences filmiques d’Helen et la performance d’Eisha à Mumbai, se trouvent des photos et des vidéos amateurs, des archives personnelles montrant le corps anorexique d’Eisha, des moments historiques, vécus, réels dans l’histoire de la famille, mais aussi dans celle de sa diaspora, comme celui de l’attentat terroriste contre le vol 182 lors duquel la mère et la soeur de la narratrice ont péri. L’histoire d’une héroïne de la « vraie vie », la mère d’Eisha, se trouve tissée à celle du fantasme d’Helen dans un film où la cinéaste fait fi des catégorisations de genres ou de formats, « fiction » ou « documentaire ». La tension entre réel et fantasme devient finalement un terrain de jeu pour renverser les représentations de la féminité à l’intérieur d’un espace-diaspora imaginé. C’est ce qu’explique Marjara : « Vous ne pouvez pas savoir quand l’un [le documentaire ou la fiction] termine et quand l’autre commence. Vous ne savez pas où je ne suis plus là et où mon personnage prend le relais[7]. » La cinéaste précise que son intention est de brouiller les pistes et de parodier le genre en se parodiant elle-même tout en mélangeant sans encombre fiction et documentaire, culture populaire avec vidéos personnelles. Pour la réalisatrice, l’usage de la forme documentaire ne poursuit pas la quête d’un réel (qui ne l’intéresse pas par ailleurs). Elle veut plutôt manipuler la forme, « manipuler la réalité pour en arriver à la vérité que le médium tort inéluctablement ». La vérité dont parle Marjara nous renvoie à la matérialité des rapports sociaux dans ce qu’ils ont de plus cru, alors que l’artifice de la fiction et de la performance permet de révéler des systèmes d’oppression imbriqués, là où l’identité de genre est inextricable de l’ethnicité dans les représentations du corps féminin en diaspora.

Outre le rapport au référent majoritaire cinématographique bollywoodien, on trouve également dans le montage des images une intertextualité critique à l’égard de la société hôte nord-américaine en général. Desperately Seeking Helen aborde la représentation du corps des jeunes filles dans le contexte du Québec des années 70 et 80 dans la culture populaire télévisuelle. La narratrice qui nomme cet univers sa « réalité » nous ramène encore à la manipulation du médium et produit une autofiction naviguant entre mondes fantasmés et réels. Des scènes de fiction ré-imaginent Eisha enfant, délaissant peu à peu Helen pour jouer avec Barbie ou se rêver superhéroïne telle « Wonder Woman » ou la « femme bionique ». Ces images et idéaux de la féminité occidentale issus de la culture populaire états-unienne entrent en collision avec les canons de la beauté véhiculés par Bollywood, qui prônent les courbes et les formes voluptueuses des corps des femmes à l’écran[8] et que l’héroïne narratrice explore à travers sa quête d’Helen. Alors que la mère d’Eisha et Helen incarnent dans différents contextes (réels et imaginés) cette plastique physique en rondeurs, la narratrice ne correspond pas à ce modèle. Le récit met en scène un parallèle entre le rapport au corps et à la féminité (interrogé par l’expérience de l’anorexie d’Eisha) et le rapport à la diaspora (à travers la contestation des « origines » à l’adolescence par l’entremise du rejet de la nourriture indienne préparée à la maison[9]). La nostalgie et la perte, sentiments fréquemment mis en avant et réitérés dans les récits collectifs diasporiques, sont ici considérées à partir de la perspective d’Eisha pour qui « avoir le mal du pays » (to be homesick) n’est plus seulement avoir la nostalgie d’un territoire en référence, que ce soit l’Inde ou le Québec. La protagoniste indique en effet « avoir le mal du pays, même en étant chez elle au Québec » (to be homesick even at home). Ce « mal » établit plutôt des liens avec le traumatisme associé à l’interrelation de la fin de l’enfance (la nostalgie d’un paradis perdu, d’une innocence), une identité hybride (telle qu’elle est vécue par sa mère) et les débuts de l’anorexie d’Eisha (une nostalgie de soi et des représentations du corps de la femme). La réalisatrice replace ainsi au coeur du métarécit de la diaspora, les rapports sociaux de sexe qui produisent un déséquilibre à double face (exprimé aussi lors de l’entrevue de recherche[10]) : un déséquilibre métaphorique provoqué par une expérience diasporique en tension (with one foot here and one foot there) et le déséquilibre physique résultant de l’épuisement d’un corps genré qui ne parvient à entrer dans aucune norme sociale majoritaire de la féminité.

Le rapport au médium filmique choisi (le documentaire) et aux écrans (télévision, cinéma) est ici manipulé par la cinéaste qui confond réel et fiction lors de la juxtaposition de trois sources d’images : les vidéos et les photos de famille montrant sa mère dans la quotidienneté (et la place du corps de cette femme au sein d’un foyer dépeint comme étriqué); puis les films bollywoodiens avec Helen dont le corps s’empare de l’espace dans des chorégraphies envoûtantes du type cabaret; enfin, les vidéos personnelles d’Eisha dont le corps anorexique (lors de son séjour à l’hôpital au Québec) est exhibé sous l’oeil d’une caméra qui dit « ne pas mentir[11] ». Les confusions entre réalité/fantasme et vérité/mensonge, opérées à travers la manipulation du médium filmique, permettent à la réalisatrice de revisiter une histoire supposément personnelle et d’en montrer les implications politiques. Cette démarche féministe sort de la sphère privée du foyer des rapports sociaux de sexe s’exprimant ici dans l’interrogation de l’appartenance en diaspora et à ses multiples référents. Le passage à l’âge adulte marque une division dans la deuxième partie de Desperately Seeking Helen, entre un repère supposément stable (la vie au Québec et l’apprentissage ludique du français, tels qu’ils sont montrés dans les scènes fictives de l’enfance) et le bouleversement à la fois personnel et social qui accompagne la recherche identitaire diasporique (lors de la quête d’Eisha en Inde). Dans un renversement de l’expérience classique de la dispersion (depuis un point d’origine de la diaspora pour se rendre à la société hôte), la réalisatrice nous propose d’envisager l’Inde comme société hôte d’exploration et d’examiner la société hôte québécoise comme si elle était finalement le point d’ancrage originel[12]. Ici encore, sociétés d’origine et hôte sont entrelacées, fictives et réelles, de manière qu’aucune ne soit définitive. Si l’histoire semble se passer de prime abord en Inde (la recherche d’Helen dans un présent de narration, avec images en couleurs), le fréquent va-et-vient (au moyen de retours en arrière (flashback), parfois en noir et blanc) à la vie d’Eisha et de sa famille à Trois-Rivières permet d’entrevoir la façon dont le rapport au Québec est imaginé dans le film. La circulation de cette production artistique dans les festivals de Montréal (en étant montrée et primée à l’occasion des Rendez-vous du cinéma québécois et du festival Image + nation, par exemple) crée un dialogue avec le cinéma québécois en lui proposant grâce à ce film (et d’autres plus récents comme House for Sale, 2012) des images inédites de sa société. En outre, l’emploi d’une autre langue (l’anglais) renvoie encore à la relation majoritaire(s)/minoritaire(s) positionnant la production de réalisatrices en diaspora en marge de l’industrie filmique québécoise et canadienne en particulier, et nord-américaine en général. Marjara indique aussi lors de l’entrevue qu’elle est influencée par l’esthétique et l’humour du cinéma québécois (et de réalisatrices comme Léa Pool ou de réalisateurs comme Xavier Dolan), tout en se sentant parfois aliénée par cet univers filmique (histoires et langue) dans lequel elle ne se reconnaît pas toujours.

Des héroïnes en diaspora

Tout comme les héroïnes mises en scène dans Desperately Seeking Helen, la réalisatrice dévoile le processus d’altérité qui la place comme une étrangère (outsider) au sein de la société québécoise dans laquelle elle réside et travaille, mais aussi dans son rapport à la diaspora indienne où la configuration du foyer (home/homeland) est constamment ré-imaginée. La confusion entre réalité et fantasme provoquée par la manipulation du médium filmique accompagne ainsi l’étrangeté des héroïnes dépeintes comme marginales ou inadaptées (misfits, selon les termes de la cinéaste). Le couple anorexie/diaspora participe à ce décalage qui interroge les normes d’identité de genre et son rapport à l’espace et à la mobilité, tant physique que sociale, dans le positionnement d’héroïnes à l’intérieur de l’imbrication des rapports sociaux. Ce qui semble unir les parcours les plus hétérogènes de ces héroïnes aux multiples visages réside dans le partage de cette étrangeté résultant de la migration diasporique, même si elle se trouve établie sur plusieurs générations, qu’Ahmed (1999 : 345-346) décrit en ces termes : « It is the uncommon estrangement of migration itself that allows migrant subjects to remake what it is they might yet have in common. »

La réalisatrice imagine ainsi des modèles héroïques qui, en apparence, ne semblent pas avoir beaucoup de caractéristiques communes dans la manière dont elles peuvent être représentées sur les écrans : la femme immigrante au foyer, l’actrice du type femme fatale et la jeune femme anorexique en quête de ses origines. Pourtant, toutes sont unies par leur rapport contestataire aux catégories normatives, produites à l’intérieur de rapports sociaux de sexe (représentations de la féminité au sein d’espaces de contrainte touchant à l’espace et à la visibilité dans des sociétés où le regard masculin est majoritaire) et de race/ethnicité (leurs origines réduites à des corps exotiques, sensuels ou immobiles, ramenés à la stabilité supposée des origines). Ces héroïnes doivent être considérées à la lumière de l’imbrication des systèmes de domination qui les produisent en marge, comme « inadaptées ».

Les rôles que ces héroïnes jouent au cinéma sont aussi des rôles correspondant à des scripts sociaux. Par exemple, l’hypermobilité de la narratrice Eisha dans l’espace urbain de Mumbai contraste avec les représentations inexistantes des femmes migrantes ou en diaspora, peu imaginées dans la culture populaire comme des personnes mobiles ou maîtresses de leurs corps dans l’espace. Son passage dans divers lieux, fictifs et réels, du foyer québécois aux plateaux de tournage de Bollywood, en passant par ses errances nocturnes dans la mégalopole indienne, propulse l’héroïne dans une sphère publique multiple, tout en mettant en exergue les implications plus larges d’un espace-diaspora genré et de la place des corps de femmes à l’intérieur de celui-ci.

Une autre apparente dichotomie, celle de la « bonne fille » en opposition avec la « mauvaise fille » (good girl versus bad girl) dans le portrait des héroïnes « mère » et « vamp », permet aussi d’interroger les rôles sociaux que ces protagonistes incarnent en fonction de qualités genrées qui leur sont attribuées. Alors qu’Helen la vamp est présentée comme une femme aguicheuse, joueuse, séductrice, voire dangereuse, la mère d’Helen rappelle les vertus de l’« héroïne », fidèle épouse et (future) mère, qui partage habituellement l’écran avec la vamp dans les productions bollywoodiennes. Helen personnifie un Occident débauché (la mauvaise fille), alors que l’« héroïne » traditionnelle (la bonne fille) possède des mérites que le héros doit défendre (et éviter qu’elle ne soit salie comme la vamp). Dans le film de Marjara, vies réelle et fictive sont encore enchevêtrées dans le montage des images et de la trame sonore à partir de deux types de mise en scène de la relation héroïne-vamp. Tout d’abord, la réalisatrice met en miroir des « héroïnes », protagonistes vertueuses dans le film mais aussi dans la vraie vie, comme la mère d’Eisha, qui connaissent toutes deux une « fin (supposément) heureuse » (happy ending) en se mariant avec le héros, contrairement à Helen qui demeure la femme fatale[13]. Puis, alors que la vamp, assassinée par d’autres hommes, disparaît toujours à l’entracte (le moment où le film semble se terminer du point de vue de la narratrice), le décès de la mère d’Eisha intervient de manière tout aussi abrupte et tragique, victime d’un attentat terroriste contre la communauté sud-asiatique, disparaissant à son tour en plein vol, à mi-chemin, sans être au Québec ni en Inde. Les héroïnes imaginées, fantasmées ou réelles, connaissent ainsi une même fin tragique dans un espace-diaspora genré. L’histoire de cette protagoniste mère qui n’est pas souvent racontée ou présentée comme personnage légitime héroïque sur l’écran et en dehors de celui-ci, en étant cloisonnée dans la trivialité et la quotidienneté de sa vie privée, est ici transposée dans l’espace public en rappelant son inscription dans des faits historiques et dramatiques touchant à l’ensemble de la communauté imaginée et aux rapports sociaux qui la constituent. Helen, figure stéréotypique de la « vamp », représente alors dans l’oeuvre de Marjara un point d’ancrage pour penser le rapport aux normes sociales puisqu’elle incarne, aux yeux de la réalisatrice, une figure féministe qui refuse de jouer selon les règles du jeu. Marjara considère ainsi le personnage d’Helen comme une « rebelle », « victimisée, sans être une victime » : « elle est féministe, qu’elle le réalise ou non[14] ».

La structure de l’histoire de Desperately Seeking Helen est centrée principalement sur des personnages s’identifiant au genre féminin, ce qui en fait par ailleurs un récit centré sur les femmes, qualifié de female-centric par la réalisatrice. Cette configuration permet d’imaginer des héroïnes parce que d’autres les ont précédées, sans que seul un héros permette de les définir ou de leur donner une raison d’exister. C’est là une représentation encore marginale dans l’imagerie populaire. La possibilité d’une présence d’héroïnes sans un homme protagoniste central dans l’histoire est d’ailleurs presque inexistante jusqu’au xxe siècle (Lyons 1997) dans les univers autres que filmiques (tels que littéraires). En mettant en avant les représentations de la culture cinématographique indienne, la cinéaste montre un héros qui a besoin de l’existence à la fois de l’héroïne et de la vamp. Ces personnages n’auraient, dans ce scénario, de raison d’exister que pour faire valoir les qualités héroïques masculines (et hétérosexuées) d’un homme puissant venant à leur secours, situant alors le héros (et non les héroïnes) au centre du récit. Ces images sont placées en miroir avec celles de superhéroïnes de la culture populaire télévisuelle américaine (Wonder Woman, Super Jaimie, Charlie’s Angels, etc.) qui semblent occuper une place légitime sur les écrans nord-américains. Dans une perspective en diaspora qui intègre le dialogue constant entre les référents imaginaires majoritaires, Marjara mobilise ces modèles multiples de femmes héroïques et en crée de nouveaux en montrant la possibilité de leur existence sans un (ou des) héros pour les faire valoir. Si les protagonistes hommes paraissent être absents de l’écran dans Desperately Seeking Helen, il n’en demeure pas moins que ces héroïnes, anciennes et nouvelles, sont pensées et imaginées à la lumière des rapports sociaux de sexe/sexualité et de race/ethnicité qui les ont produites. Comme le rappelle à ce titre la réalisatrice, « il n’y aurait pas de “ bonne fille ” ou de “ mauvaise fille ” s’il n’y avait pas de patriarcat […] Une idéologie très patriarcale informe sur la manière dont le récit est structuré[15] ». Il convient également d’inclure dans l’examen des protagonistes en diaspora une approche qui tienne compte de représentations de genre façonnées par l’intersection d’autres modes d’oppression qui s’exprime à différents égards dans les productions subséquentes de Marjara et d’autres réalisatrices en diaspora.

L’oeuvre de Marjara analysée à partir de la mise en scène d’héroïnes en diaspora, dans un médium constamment interrogé et manipulé par la réalisatrice, permet d’entrevoir un récit alternatif sur une communauté imaginée constituée de référents majoritaires multiples. Le film constitue à cet égard un matériau privilégié pour penser la production et la circulation d’images et d’imaginaires qui replacent les rapports sociaux de sexe et les relations majoritaires/minoritaires au coeur des représentations des rôles et des scripts sociaux, et au sein d’un espace-diaspora qui remet en question les discours dominants sur les identités de genre ou d’ethnicité, ou des deux à la fois. Les qualités associées à l’expérience diasporique, comme la mobilité ou le discours sur les « origines » et la terremère, de même que les qualités associées à la féminité, comme le rapport au corps et à l’espace, sont renversées lors d’un processus artistique en vue de brouiller les pistes entre réel et fantasme. Dans une démarche qualifiée par son auteure de féministe, Desperately Seeking Helen convie ainsi ses publics, aussi divers soient-ils, au Québec ou ailleurs, à réfléchir à l’usage des catégories, non seulement cinématographiques (documentaire, fiction, cinéma de genre, etc.) mais aussi sociales, genrées et « racisées », dans leur inextricable entrelacement. Les productions subséquentes de Marjara continuent de s’inscrire dans une préoccupation pour cette imbrication catégorielle et matérielle. Son dernier film, House for Sale (2012), présente, par exemple, une nouvelle héroïne (Salim/Tracie) dans son rapport trans à l’identité de genre. Dans ce récit qui utilise encore le point de vue ou la focalisation interne de la protagoniste (à l’aide d’une voix de narration ou voix hors champ (voice off) et d’images de retours en arrière), les représentations de la féminité et de la masculinité sont remises en question à travers la recherche d’une « vérité » sur le social que seule la mise en scène de fiction semble permettre de dévoiler. Alors que 13 années séparent les deux films de la cinéaste, l’histoire se poursuit ainsi sur les écrans et en dehors de ces derniers, en dépit des barrières financières limitant la production et la circulation des récits de Marjara et d’autres réalisatrices québécoises.