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Au récent sommet États-Unis – Afrique, tenu du 4 au 6 août 2014, lorsque le président américain Obama a exhorté les chefs d’État africains à respecter la Constitution de leurs pays respectifs, des observateurs n’ont pas hésité à y voir un acte d’ingérence exceptionnelle[1]. En réalité, c’est à la fin des années 1980, à l’occasion d’une crise économique prononcée, que l’Afrique est entrée en contact avec les conditionnalités de l’aide formulées par les bailleurs de fonds internationaux. Devant le constat de la relative déconfiture économique des États africains, les institutions financières internationales et bien d’autres acteurs transnationaux semblent trouver dans la « bonne gouvernance », notamment démocratique (indépendance de la justice, respect des droits de l’homme, transparence, administration efficace, etc.), le nouveau moyen d’assurer le développement du continent (World Bank 1992 et 1994 ; Odedokun 1993). Bien plus, on note des affinités électives entre les événements de l’Est de l’Europe, manifestations de la fin de la guerre froide, et l’affaiblissement des régimes autoritaires africains ainsi que la montée de revendications internes pour plus de démocratie (Hugon 1993 : 89). Les premiers codes et standards de bonne gouvernance politique et économique sont alors insérés dans des accords internationaux au titre de conditionnalités de l’aide aux États africains[2]. Près de trente ans plus tard, l’interventionnisme « démocratique », en tant que catégorie de l’action publique internationale, s’est affermi au point où il n’est pas outrancier de parler de l’institutionnalisation de l’« ingérence démocratique » en direction de l’Afrique. L’« ingérence démocratique » est entendue ici comme une intervention tendant, directement ou indirectement, à imposer un régime démocratique à une entité souveraine par des pressions multiformes (conditionnalités, menaces ou recours à la force).

Si l’on a fait le constat de ce que l’« ingérence démocratique » s’est ritualisée en Afrique (Battistella 2011 : 818 ; Battistella 1996 ; Santiso 1998 : 229-233), on ne peut manquer de remarquer qu’on n’a pas suffisamment percé le mystère des pratiques de négociation et de production des normes de l’État qui l’entourent et la façonnent. On peut de ce fait admettre que la compréhension des politiques internationales de « normalisation » de l’État en Afrique reste un énorme chantier, surtout la compréhension de la manière dont les idées et les valeurs y relatives traversent, agitent, dépassent, subvertissent le national et, inversement, la manière dont celui-ci reconfigure celles-là. On est ici intéressé par le pouvoir structurant de la circulation des idées relatives à l’État idéal, par la mise en place de cadres de pensées, de réseaux d’acteurs, de schèmes d’organisation ou des lieux de production du savoir qui le concerne. La réflexion ainsi engagée s’inscrit dans la perspective de la circulation des idées qui font depuis longtemps partie intégrante de l’agenda de deux disciplines : l’histoire et la sociologie de l’action publique.

L’histoire a balisé le phénomène de la circulation des idées et des normes institutionnelles entre espaces nationaux (Saunier 2004 : 110-126). De façon non exhaustive, on signalera que plusieurs historiens et sociohistoriens se sont intéressés à la production et à la reproduction des pratiques politiques et culturelles à l’échelle mondiale : circulations des réformistes et des politiques sociales entre l’Europe et les États-Unis dans la première moitié du 20e siècle (Rodgers 1998), transferts institutionnels entre les États-Unis et l’Allemagne de l’Ouest et entre les États-Unis et le Japon pendant l’Occupation qui suit la Seconde Guerre mondiale (Jacoby 2000), fabrique transnationale de sciences de gouvernement (Mény 1993 : 7- 39 ; Badie 1992), etc.

Dans la catégorie de perspectives à plus-values heuristiques, on se doit aussi de signaler la sédimentation des savoirs qui s’opère depuis plusieurs décennies autour de la sociologie de l’action publique, notamment autour des analyses de la construction européenne et de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les Policy Transfer Studies[3]. Les analyses de la construction européenne font observer la transnationalisation des politiques internes impulsée par l’émergence de politiques publiques européennes (Schwok et Mérand 2009 ; Petiteville 2006 ; Tonra 2001 ; Surel 2000). Celle-ci se fait voir d’abord à partir de l’adaptation ou de la transformation des politiques publiques nationales, ensuite à travers la convergence progressive desdites politiques du fait de l’édiction de normes européennes d’action publique : Bruxelles est dès lors envisagée comme un « puissant levier de modernisation » de l’Europe et d’autres espaces politiques. En pointant les influences externes, les études portant sur l’européanisation montrent, in fine, que les actions publiques internes cessent de relever simplement du principe du « libre choix du système ».

Bien que s’inscrivant dans des filiations et des débats théoriques différents, les travaux désignés comme étant des « Policy Transfer Studies » présentent un programme de recherche complémentaire de ceux portant sur l’européanisation des politiques publiques (Dolowitz, Humphreys et Padgett 2007 ; Dolowitz et Marsh 2000). Disséquant les processus de circulation des savoirs, des modèles institutionnels ou des instruments d’action publique en contexte de globalisation, ces travaux permettent un retour et un enrichissement des études sur les processus d’apprentissage politique (Evans 2004). Ils ambitionnent précisément de savoir comment, et avec quels effets, des référentiels ou « recettes » de politiques publiques usités dans un contexte sociopolitique précis sont déplacés et mis en oeuvre dans un terrain totalement autre. Même s’ils sont élaborés dans un contexte géographique et culturel différent, les outils conceptuels mobilisés dans les études sur l’européanisation et sur les « policy transfers » ne nous semblent pas moins pertinents dans l’abord de l’« interventionnisme démocratique » en Afrique. Ainsi en est-il des jeux et entrecroisements d’« entrepreneurs d’interventions » aux profils hétérogènes, de la dynamique de mise en réseaux de ces acteurs, du phénomène de lesson-drawing[4] ou d’émulation, de policy convergence, des effets de transfert qui, bien opérationnalisés, constituent autant de moyens auxquels on pourrait recourir pour entrer dans la boîte noire de cet interventionnisme.

Le présent article interroge le statut de l’« ingérence démocratique » en Afrique dans une ambiance internationale de formation d’un référentiel des rapports entre gouvernants et gouvernés, dans un contexte marqué par des régularités discursives autour de ce que l’État doit être. De prime abord, l’« ingérence démocratique » comme thème de réflexion n’est pas de nature à favoriser la tranquillité d’esprit dans la grande famille des analystes de la politique africaine. Elle charrie de nombreuses passions entre ceux, de plus en plus nombreux, qui sont portés à croiser le fer contre l’impérialisme occidental qu’ils y subodorent, et ceux, tout aussi importants sur le plan du nombre, qui sont moralement attachés à la « remise en ordre » des États africains qui s’écartent de l’orthodoxie démocratique. Dès lors, comment peut-on appréhender aujourd’hui la montée en puissance de l’« ingérence démocratique » en Afrique ? Notre étude est basée sur l’hypothèse suivante : l’ingérence est en même temps le produit du cadrage international de la cause démocratique (Sindjoun 2001 : 33-34), de manifestations opportunistes de puissance des « entrepreneurs de transfert » et celui de la remise en cause de l’axiologie fondatrice de l’autoritarisme dans la plupart des pays d’Afrique (Harrison 2002 : 62-64 ; Gazibo 1999 ; Eyoh 1998 ; Niandou-Souley 1992). Contrairement aux approches unilatérales de l’« imposition », idéologiquement connotées, on opte dans la présente réflexion pour la rencontre circonstancielle de logiques internationales et nationales pour mieux expliquer l’« ingérence démocratique » en Afrique.

Jeter un pont original entre policy transfer studies et sociologie des relations internationales nous semble nécessaire (Petiteville et Smith 2006 : 357) dans l’exercice d’élucidation de l’« ingérence démocratique » en Afrique. Nous inspirant de la première perspective, nous scrutons la dynamique de réseaux transnationaux de défense de cause (transnational advocacy networks)[5] et rendons compte de l’investissement des acteurs du Nord et du Sud dans la construction des cadres normatifs et d’instruments de fonctionnement de l’État en Afrique. Ce faisant, nous constatons que l’insertion dans les réseaux transnationaux produit des contraintes de relativisation de l’autodétermination des « entrepreneurs de transfert » et des « importateurs » de modèles démocratiques (Sindjoun, 2001 : 34). Dans cette perspective, même les intérêts des acteurs dans l’« ingérence démocratique » ou dans l’« importation » de modèles ne sont plus considérés comme intangibles, mais comme historiquement et sociologiquement construits par des représentations collectives de ce que l’État africain doit être. La deuxième perspective (études des relations internationales), dans son tropisme constructiviste, est tout aussi décisive, car elle insiste sur le rôle des systèmes de croyance, des valeurs ou des idées dans la transformation d’un système international qui devient plus sensible aux normes démocratiques et à la protection des droits de l’homme en Afrique (Vennesson 1995 : 857-866 ; Onuf 1993 ; Wendt 1992 : 391-425). L’enjeu épistémologique du recours précis à la théorie de la reconnaissance dans les relations internationales est d’introduire une dose de psychologie des « entrepreneurs de transferts » et des « importateurs » de modèles institutionnels ; il s’agit d’indiquer que ceux-ci sont mus par un souci profond d’assertion d’une identité ou d’accumulation d’un capital symbolique (Lindemann et Saada 2012). L’idée de recherche de la reconnaissance n’est pas exclusive de la dimension utilitaire de l’interventionnisme occidental ou de la « conversion » démocratique des États africains.

Ce qui précède nous amène à prendre simultanément en compte dans l’analyse qui va suivre l’institutionnalisation, la représentation et l’instrumentation de l’interventionnisme démocratique en Afrique. Il s’agit de tenir compte de ce que la décision d’intervention et de réception de transfert est le produit d’effets de situation (Boudon 1986 : 106). On aborde ainsi l’« ingérence démocratique » comme un fait social en phase d’institutionnalisation à la suite de l’expansion planétaire d’un ordre démocratique (i). On analyse cette ingérence en acte comme ballottée entre logiques de puissance et de représentation (ii).

I – Entre épanouissement d’un ordre planétaire démocratique et institutionnalisation de l’« ingérence démocratique » en Afrique

Il existe un lien intrinsèque entre la montée en puissance de la démocratie comme sujet de préoccupation internationale, d’une part, et la réduction de l’autonomie constitutionnelle des États africains, d’autre part. On peut appréhender ce phénomène à travers la mise en évidence des instruments de l’ingérence dans les politiques de ces États.

A — L’autonomie constitutionnelle des États africains à l’épreuve de la démocratisation des moeurs étatiques

Depuis la « troisième vague de démocratisation » décrite par Huntington, le monde a connu une évolution considérable avec l’assomption d’assauts répétitifs contre la souveraineté étatique au nom de la démocratie. À l’origine, l’ordre international issu de la Charte des Nations Unies était aligné sur l’interdiction de l’ingérence dans les affaires intérieures des États. Les ingérences idéologiques armées qui marquèrent les relations internationales durant toute la période bipolaire étaient alors abordées sous le prisme de l’anomie ou de la pathologie sociale. Longtemps dominées par le principe de la liberté des États dans l’organisation de leur système politique interne, les relations internationales en viennent maintenant à être marquées par l’adoubement progressif de l’« ingérence démocratique ». Du fait de son insertion dans la société mondiale, l’Afrique n’échappe pas au mouvement, elle est constamment en interaction avec les « faiseurs de démocratie » d’origines diverses (Guilhot 2005). Alors que jusque-là presque toutes les interventions directes ou indirectes visant à influencer les grammaires institutionnelles internes y étaient accueillies par des mouvements de protestation, les situations d’« ingérence démocratique » sont de moins en moins décriées.

L’« ingérence démocratique » en Afrique tend donc à s’inscrire dans la routine. Les exemples sont nombreux. On peut évoquer les résolutions de l’Assemblée générale et les déclarations du président du Conseil de sécurité condamnant le coup d’État de 1993 contre le président burundais Melchior Ndadaye[6]. De même, le renversement par un putsch, le 25 mai 1997, du président élu de Sierra Leone, Ahmad Tejan Kabbah, est suivi par de vives condamnations par le Conseil de sécurité des Nations Unies et même par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (cedeao). Le président nigérian Sani Abacha, alors président en exercice de la cedeao, décide d’envoyer à Freetown des troupes de l’Ecomog pour rétablir Ahmad Tejan Kabbah au pouvoir. Dans le même sillage, il convient de mentionner qu’à la suite de la tentative de coup d’État du 19 septembre 2002 en Côte d’Ivoire qui s’est muée en rébellion, le Conseil de sécurité a pris position pour « condamner avec fermeté l’usage de la force en vue de peser sur la situation politique en Côte d’Ivoire et de renverser son gouvernement élu. Il appelle au plein respect de l’ordre constitutionnel de la Côte d’Ivoire et souligne son plein appui au gouvernement légitime de ce pays[7] ». De fait, la promotion de la loyauté démocratique rime avec la coercition ou la routinisation de la mise en quarantaine de régimes qui portent atteinte au libre droit d’expression démocratique des peuples. À l’occasion du coup d’État en Mauritanie en août 2008, le Conseil de sécurité des Nations Unies s’est une nouvelle fois manifesté par des déclarations visant à frapper d’ostracisme les nouveaux dirigeants mauritaniens. Les ingérences s’institutionnalisent de plus en plus du fait de leur régularité et de leurs effets de structuration sur les comportements des acteurs collectifs, tels que les États, les organisations non gouvernementales et les organisations internationales.

Toutes les mobilisations autour et pour les principes de la démocratie en Afrique sont consécutives ou concomitantes à un processus de « problématisation » de la situation politique de ce continent (Baumgartner et Jones 2002 ; Muller et Surel 1998 : 57). De fait, ce processus de problématisation est au coeur des transferts d’idées relatives aux « bonnes manières » de gouverner en direction du continent. Une masse critique d’acteurs s’attelle à construire la situation politique, économique et sociale dans les États africains comme anormale, c’est-à-dire comme un enjeu de débat public international et comme un sujet appelant l’intervention d’acteurs transnationaux légitimes. L’alignement sur l’« anormalité » comme cadre (frame) d’interprétation de l’action publique en Afrique s’opère à travers les actions d’« entrepreneurs » de la cause démocratique. À la fin des années 1980 et au cours des années 1990, ceux-ci mettent en avant la notion de failed states pour décrire les États de ce continent. La problématisation des failed states s’opère surtout à partir d’activités de production d’« évidences » au sujet du caractère singulièrement pathologique des économies africaines et de la pratique politique dans le continent (Zartman 1995). C’est alors l’occasion des monstration et démonstration médiatiques, notamment de la déliquescence politique du Tchad sous les régimes d’Hissène Habré et de son successeur Idriss Deby, des ravages de la violence politique au Libéria et en Sierra Leone, de l’effondrement de la Somalie sous les auspices successifs des présidents Mohamed Siyad Barre, Ali Mahdi Mohamed et Mohamed Farah Aïdid ; de la destruction de l’Éthiopie sous le président Mengistu Haïlé Mariam, du démantèlement progressif du Zimbabwe sous le régime du président Robert Mugabe ; du génocide du Rwanda (International Crisis Group 1998a ; 1998b ; 1998c ; 1998d ; 1999a et 1999b).

La presse occidentale, les think tanks[8] (International Crisis Group, Council on Foreign Relations, Aspen Institute, Brookings Institution, notamment) et quelques autres organisations non gouvernementales occidentales, comme le National Endowment for Democracy, Freedom House, Amnesty International, Human Rights Watch et la fondation Friedrich Ebert, sont alors à l’oeuvre dans la mise en mots des maux qui gravitent autour du manque de démocratie. Connectés à des « courtiers » en cause démocratique (democracy activists) ressortissants des États africains concernés[9], ils réussissent à faire passer dans l’opinion publique internationale l’idée du déficit de démocratie comme cause des « malheurs » des populations africaines. Certains observateurs mettent ainsi en avant des liens forts existant entre ces organisations et les opposants Morgan Tsvangirai au Zimbabwe, John Fru Ndi au Cameroun (Ebolo 1998), Wangari Maathai et Mwai Kibaki au Kenya (Remy 2004 ; « Wangari Maathai… » 1997) transformés pour l’occasion en relais des transferts des idées de démocratie. En gros, le traitement des problèmes multiformes des failedstates procède de la définition de « cadres » qui vont déterminer les actions à mettre en oeuvre (Snow et al. 1986) :

  • un diagnostic de la situation (diagnosis framing) : les maux (économiques et politiques) des États africains proviendraient d’un déficit démocratique ;

  • un moyen pour les surmonter (prognostic framing) : la démocratisation ;

  • la nécessité d’agir au plus vite, tant outre-mer que dans les États africains concernés (motivational framing).

Il est constant que les moments de montée en flèche d’interventions à vocation démocratique dans les États africains correspondent à des phases de publicisation par les « entrepreneurs de cause » du problème de violation des principes démocratiques dans ces États. On retrouve ainsi, principalement, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, le Canada, l’Allemagne et des organisations telles que Human Rights Watch, Amnesty International, International Crisis Group, l’Organisation des Nations Unies (onu), l’Union africaine (ua), associés aux structures locales, dans la transformation de problèmes nationaux en rapport avec la démocratie en problèmes publics internationaux nécessitant la mise sur agenda international des affaires des États africains concernés. Cela a récemment été le cas notamment en Côte d’Ivoire, en Libye, au Zimbabwe et au Kenya. Dans tous ces cas, la conscience que la situation décriée constitue un obstacle à l’épanouissement de certaines valeurs démocratiques défendues par ces « entrepreneurs de cause » constitue la variable indépendante de la convocation de la police du « bien faire ».

Les idées internationales relatives aux failed states jouent un rôle particulier dans la construction d’un système de sens autour de ce que les régimes politiques devraient être en Afrique. Le référentiel démocratique qui en découle constitue le terreau d’une civilisation des « moeurs étatiques », c’est-à-dire d’un « processus de codification du comportement des États, de formation et de réception des règles de savoir-vivre » (Sindjoun 1996 : 841) étatique en Afrique. À partir du travail de cadrage mené par des réseaux d’« entrepreneurs de cause » et les « courtiers » africains de la cause démocratique, la perception internationale des moeurs étatiques évolue rapidement vers le refoulement du caractère « animal » ou « pulsionnel » de la politique (Elias 1991 : 191-198). La restriction des droits des citoyens, la limitation des espaces de prise publique de la parole, l’usage immodéré de la force physique à des fins d’assujettissement et de répression, qui, autrefois, indifféraient les observateurs internationaux de l’Afrique, sont désormais perçus comme inconvenants et dangereux pour le développement des peuples. Si la violence recule, à l’orée des années 2000, la dictature acquiert pratiquement une dimension taboue dans les représentations de la politique en Afrique. Même les dirigeants africains dont les régimes sont qualifiés d’autoritaires du fait d’un faisceau d’indices convaincants s’en défendent et se réclament de la démocratie. Ainsi en est-il des protestations des présidents Mugabe, Obiang Nguema, Kagame et Deby chaque fois que des rapports internationaux classent leur régime dans la catégorie des autoritaires.

C’est le lieu de remarquer l’institutionnalisation de l’« ingérence démocratique » en Afrique. En tant qu’institution, cette ingérence équivaut à une composante désormais essentielle du corps social international, y compris africain. Elle est déterminée par une structure ou un système de relations sociales et dotée d’une certaine stabilité dans le temps ainsi que d’un caractère contraignant aussi bien pour les interventionnistes que pour les « récepteurs » de modèles démocratiques. Les interactions entre États dans le contexte de mondialisation expliquent la circulation rapide des idées et des pratiques de gouvernance démocratique qui touchent l’Afrique. L’« effet de familiarité » aux principes démocratiques que ce contexte crée s’accompagne d’une évolution de la sensibilité (en Occident et en Afrique) devant les manquements aux règles relatives à la bienséance ou à la civilité étatique. Cette sensibilité préside à l’émergence d’une police du « bien faire » en la matière, laquelle police est assurée par les partenaires bilatéraux et multilatéraux des États africains[10] et par des coalitions d’organisations non gouvernementales (ong) occidentales et d’origine africaine qui, au moyen d’instruments précis, n’hésitent pas à proposer des « modèles démocratiques » pour entrer ou rester dans l’orthodoxie politique internationale.

B — La routinisation des instruments de l’« ingérence démocratique »

L’« ingérence démocratique » s’institutionnalise en Afrique à travers le déploiement d’un certain nombre d’instruments de l’action publique internationale. Ces instruments embrassent de larges secteurs de l’action publique au sein des États « importateurs » de modèles démocratiques au point où on les considère comme allant de soi. Pourtant, on peut envisager ici ces instruments, dans la logique de Pierre Lascoumes (2007 : 75-76), comme de véritables « traceurs du changement » dans le régime international de perception prescriptive de l’État en Afrique. Dans la perspective internationaliste, l’analyse du transfert des instruments offre un laboratoire toujours renouvelé pour disséquer les phénomènes de circulation des idées et des modèles, mais aussi les mouvements de réception et de réinterprétation. Considérant que leur mise en place est le point d’aboutissement de longues controverses liées à la diversité et aux contradictions entre les agendas portés par chaque « entrepreneur de transfert », on pense qu’ils ouvrent d’infinies possibilités de saisir l’interventionnisme à vocation démocratique dans sa matérialité. Qui plus est, ces instruments sont créateurs d’effets d’agrégation entre acteurs « transféreurs » et « importateurs » de démocratie. Ils permettent précisément d’analyser les effets de réalité ou les dimensions concrètes du cadrage cognitif opéré par les coalitions d’acteurs.

Les conditionnalités politiques de l’aide économique (Sindzingre 1995 : 43), comme instrument de l’action publique internationale de promotion de la démocratie en l’Afrique, s’inscrivent désormais dans la routine du fonctionnement politique et économique de ces États. À partir des années 1990, les bailleurs de fonds occidentaux vont davantage lier l’allocation de leurs aides au respect par les pays bénéficiaires d’un ensemble de conditions dites de « bonne gouvernance ». À l’époque, cela est en partie lié à la fin de la guerre froide qui bouleverse l’ordre des choses en remettant en cause l’intérêt stratégique de certains régimes autoritaires africains dans la géopolitique mondiale. Ces derniers sont mis en demeure de se « refaire » et assistent dès lors à un dégrossissement de fait de leur droit à se gouverner à leur convenance. Washington, Londres, Berlin et Paris, dans la même logique que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (fmi), « conseillent » une mutation institutionnelle à travers la « bonne gouvernance » aux États africains en quête d’aide économique (World Bank 1992 : 8-17). Normative, érigée en « modèle à appliquer », cette « bonne gouvernance » évoque un dispositif de gouvernement qui respecte les droits civiques et les droits de l’Homme, et qui peut compter sur une administration efficace, compétente, responsable et non corrompue. Depuis le début des années 2000, il est difficile de trouver des programmes ou des projets d’action publique en Afrique qui ne soient pas structurés par ces conditionnalités de « bonne gouvernance ». Recentrée sur la participation politique, la bonne gouvernance se situe dans une tradition très précise : celle d’une position minimaliste et même de méfiance concernant l’intervention de l’État (Bratton et Van de Walle 1997 ; Mappa 1995 ; Wood 2000). Elle renvoie principalement à la promotion d’une nouvelle énonciation du politique. Cette énonciation a vocation à transformer l’ordre politique (political settlement) naguère en vigueur en Afrique [11] en ouvrant grandement la porte aux initiatives politiques populaires.

En réalité, la conditionnalité démocratique comme instrument d’ingérence induit des effets d’apprentissage chez les « faiseurs de démocratie ». Cet apprentissage les amène à un reformatage de leurs principes initiaux de coopération et à passer d’une ingérence « molle » marquée par une simple énonciation de principes démocratiques à appliquer en Afrique à une ingérence « dure » caractérisée par des sanctions économiques à la non-application de ces principes. En ce qui concerne en particulier l’Union européenne, on note dans ses relations avec les États de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (acp) une évolution de la typologie des clauses de conditionnalité. La quatrième convention acp-cee, dite convention de Lomé iv, signée le 15 décembre 1989, introduit pour la première fois dans la coopération avec ces États une conditionnalité démocratique qui prend, à l’article 5 de ladite convention, la forme d’une « clause droits de l’homme ». C’est dans cette perspective que le Togo, en 1993, voit l’aide économique européenne lui être retirée en raison du « déficit démocratique » caractérisant le pays. Au fil des années, de nombreux observateurs dénoncent le défaut ou la faiblesse de mise en oeuvre de cette clause. La révision de l’accord de Lomé iv en 1995 permet d’y inclure une suspension sans délai ni formalité préalable de l’aide économique dans des cas prédéterminés de violation des droits de la personne. C’est dans cette ligne de conduite que s’est inscrite la Grande-Bretagne lorsqu’elle a gelé, en 1996, son assistance économique au Kenya, « tant que ce pays n’aura pas mis en oeuvre des réformes politiques » déterminantes (Kpedu 2007 : 319). Dans un autre cadre, mais à la même période, la Grande-Bretagne et d’autres États membres du Commonwealth ont également suspendu leur aide au Zimbabwe et au Nigeria de Sani Abacha pour des motifs similaires.

Les conditionnalités de l’aide, comme instruments de l’action publique, apparaissent comme des traceurs du déploiement d’une société internationale de surveillance démocratique ou, du moins, de l’épanouissement de nouvelles modalités de contrôle et de normalisation du « faire étatique » en Afrique. Les relations de l’Union européenne[12], de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international (fmi), du Programme des Nations Unies pour le développement (pnud), de l’Organisation internationale de la Francophonie (oif)[13], du Commonwealth of Nations[14], des États-Unis, du Canada, de l’Allemagne, de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, des pays nordiques avec les États africains sont désormais systématiquement régies par une politique de conditionnalité démocratique (Topanou 2004 ; Bolle 2001 : 1). Depuis la fin des années 1980, cet instrument permet à ces acteurs interventionnistes de se retrouver autour d’une question (le développement de l’Afrique) qu’ils acceptent de « travailler » en commun dans des réseaux. Si les acteurs ainsi en interaction constituent des réseaux autour des conditionnalités démocratiques de l’aide aux États africains, ces réseaux ont des effets en retour sur ces acteurs. Ils sont aussi jugés à l’aune de l’application dans leur déploiement en Afrique, des préceptes de la « bonne gouvernance ». Se fait ainsi jour une institutionnalisation de facto de croyances, de valeurs, de cultures et de formes particulières de comportements relatifs à l’« ingérence démocratique ». La conditionnalité démocratique devient ainsi un principe de travail incontournable avec de puissants effets de structuration sur les acteurs.

À partir de ce que Richard Rose (1993) appelle « lesson-drawing », les « faiseurs de démocratie » en sont venus à l’idée de la multiplication des instruments d’« ingérence démocratique ». Depuis les années 1990, en effet, les États-Unis se sont investis dans la conception et la mise en oeuvre d’un autre instrument d’ingérence : le renforcement des capacités des oppositions et sociétés civiles africaines à des fins déclarées de promotion de la démocratie. Dans chacune des ambassades américaines en Afrique, on peut observer l’existence d’un Fonds pour la démocratie et les droits humains qui permet l’« ingérence démocratique » par d’autres moyens (ruse ?). Par un phénomène de transfert de politique (Dolowitz et Marsh 2000), cette forme d’ingérence « molle » est aujourd’hui fortement mobilisée par des organisations non gouvernementales occidentales, le pnud et l’Union européenne (ue). Depuis le début des années 2000, le National Endowment for Democracy (ned) est engagé dans la « capacitation » politique des communautés de base du Zimbabwe (notamment les femmes et les jeunes), des syndicats et de la société civile au Swaziland, des activistes des droits de l’homme en Guinée-Conakry et en Sierra Leone. Dans la même foulée, le Programme d’appui à la société civile (pasc) est aujourd’hui conjointement financé par le pnud et l’ue dans la plupart de pays africains où ils interviennent[15]. Il sert de prétexte aux demandes d’ouverture de la participation politique aux populations de base, d’enseignement de techniques de plaidoyer, de revendication aux organisations de la société civile. Il s’agit pour les acteurs internationaux, à travers ces formations, de s’insinuer dans les demandes internes de démocratie, dans la défense des droits civils et politiques. Il s’agit surtout de constituer des réseaux africains de sous-traitance de l’entreprise de « civilisation de moeurs étatiques » en Afrique.

La mise en évidence des maux de la démocratie en Afrique et de la volonté de les résorber s’opère également à travers les instruments juridiques. La multiplication des décisions internationales à caractère juridictionnel et non juridictionnel (notamment de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, de la Cour européenne des droits de l’homme, du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples) sur les questions de violation des droits de l’homme dans certains États africains participe à la sédimentation de l’obligation de respecter les droits de l’homme en Afrique et de se mettre en conformité avec les principes de la démocratie (Atangana Amougou 2003). Il en est de même de l’avènement au sein de l’Union africaine du Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (maep), un indicateur des effets de réalité produits en Afrique par la circulation internationale des idées et pratiques démocratiques (Sindjoun 2003). C’est un instrument d’auto-évaluation, mutuellement accepté par vingt-six États africains[16], qui a pour vocation de veiller à ce que les politiques et pratiques des États participants se conforment aux valeurs convenues dans les quatre domaines précis d’intervention suivants : démocratie et gouvernance politique, gouvernance économique, gouvernance des entreprises et développement socioéconomique. Moyennant cet instrument, des revues périodiques des pays participants sont prévues afin d’évaluer les progrès enregistrés dans l’atteinte des objectifs arrêtés d’un commun accord. Certes, c’est un dispositif en train de se faire avec toutes les incertitudes qui vont avec ce type de mécanique, mais dispositif qui est significatif de l’enracinement du référentiel démocratique en Afrique. Inscrites dans la même logique instrumentale, les observations internationales d’élections en Afrique deviennent banales. Elles visent à contrôler la conformité de ces élections aux principes qui sous-tendent la démocratie. Ainsi a-t-on pu notamment relever la forte présence d’observateurs de l’Union européenne, du National Democratic Institute (ndi), de la Division de l’assistance électorale des Nations Unies, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (osce) et l’Union africaine lors des élections présidentielles à Madagascar (2013), au Cameroun (2004 et 2011), au Gabon (2009) ou lors des élections générales au Kenya (2013).

Il convient toutefois de mentionner que certains des « entrepreneurs » de la cause démocratique en Afrique et de « récepteurs » de modèles sont dotés d’une « perception stratégique » de leurs situations (Crozier et Friedberg 1977 : 474), ce qui signifie que la prise de décision d’intervention dans ce continent ou de « réception » de pratiques venues d’ailleurs ne renvoie pas exclusivement à leur socialisation à la vulgate de la démocratie, mais également à la perception qu’ils ont de leur position, des opportunités et des contraintes qui y sont liées, de même qu’à leurs préférences respectives.

II – L’« ingérence démocratique » en Afrique sur scène, entre logiques de puissance et de représentation

La métaphore de la scène semble pertinente pour rendre compte de l’interventionnisme à vocation démocratique en Afrique. Elle permet de l’envisager comme le lieu de manifestation de l’identité et de la puissance de certains acteurs. Elle permet tout autant d’envisager la « réception » des modèles institutionnels en Afrique comme étant des « rites d’interaction » au sens où Goffman (2003) l’entend.

A — L’ingérence : entre manifestation de puissance et expression d’identité

Du fait de leur prégnance dans l’actualité africaine, deux sites d’observation nous permettent d’illustrer l’idée de l’« ingérence démocratique » comme produit de la recherche de puissance par les acteurs interventionnistes : il s’agit des cas précis de la Côte d’Ivoire et de la région du golfe de Guinée en Afrique centrale. Dans le premier cas, on a pu voir une intervention massive de la France dans l’histoire ivoirienne des deux dernières décennies, histoire marquée par des controverses autour de la « loyauté démocratique[17] » de cet État. Au-delà de la socialisation des « entrepreneurs de transferts » à un ordre planétaire démocratique, deux variables peuvent expliquer cette intervention. D’abord, sur le plan symbolique, on peut difficilement construire la grammaire de l’intervention française en Côte d’Ivoire sans prendre en compte la structure cognitive faite d’idées, de croyances, de valeurs, de normes partagées intersubjectivement par les acteurs de la diplomatie française – notamment les fonctionnaires du Quai d’Orsay, les hommes politiques et les journalistes – autour de ce qu’est la France. Cette structure cognitive se déploie autour de l’idée gratifiante, parfois chauvine et longtemps admise, de la France comme « patrie des droits de l’homme » et de la démocratie. Cette structure idéelle contraint les comportements des acteurs de la diplomatie française, tout en contribuant à les constituer, et les incite à se lancer dans des actions de reconnaissance (Lindemann et Saada 2012 : 7-10 ; Lindemann 2004), par le biais des « ingérences démocratiques ».

L’ingérence en Côte d’Ivoire est ainsi structurée par le désir de (re)valorisation du soi étatique dans un contexte de dégradation de l’image de la France sur le continent africain[18]. Les appels de la France pour le « retour à la démocratie » après le coup d’État du général Robert Guéi en décembre 1999 (Talbot et Farmer 1999), de même que l’engagement de cet État dans les négociations ayant abouti aux accords de Marcoussis de janvier 2003, s’inscrivent dans une logique de recherche de la distinction dans le monde général et en Afrique en particulier. Il s’agit pour la France de « garder la tête haute » dans les interactions internationales autour de la thématique de la démocratie. C’est dans la même logique qu’il convient de lire son intervention, de même que celle d’un réseau d’ong françaises, dans la crise ivoirienne consécutive à l’élection présidentielle du 28 novembre 2009.

Il faudrait cependant se garder d’envisager cette manière constructiviste de convoquer le souci du soi étatique comme antinomique des approches stratégiques ou utilitaristes de recherche de la puissance. En réalité, la conservation ou la fructification des prérogatives politiques et économiques de la France en Côte d’Ivoire est fortement liée à son capital symbolique dans cet État africain. Ainsi que l’ont récemment montré deux rapports commandités respectivement par le Sénat (Lorgeoux et Bockel 2013) et par le gouvernement français (Védrine et al. 2013), la revalorisation du soi étatique ou de l’image de la France en Afrique s’inscrit en droite ligne de la recherche ou de la conservation de prérogatives politiques et économiques dans un contexte de concurrence internationale. Comme l’indiquent si bien ces études, la dépréciation des actions de la France en Afrique constitue l’un des défis de cet État qui entend tenir sa place dans la « compétition économique mondiale [qui] se joue [désormais] en Afrique subsaharienne[19] ».

Ensuite, il faut prendre au sérieux le poids de l’histoire coloniale dans l’investissement de la France pour permettre « au peuple ivoirien de reprendre le chemin de la démocratie[20] ». Cet investissement est aussi fortement structuré par des représentations sociales en France (dans les milieux militaires et d’affaires), par le dogme du pré carré, par des représentations articulées autour de l’idée de la Côte d’Ivoire comme chasse gardée de la France, celle-ci ayant été la puissance colonisatrice de celle-là et y ayant accumulé, comme mentionné plus haut, d’énormes prérogatives politiques et économiques. Aussi, la vocation démocratique affichée ne devrait pas faire perdre de vue que les interventions françaises en Côte d’Ivoire s’inscrivent dans des processus de routinisation des pratiques (path dependence) permettant à la France de poursuivre les rentes de l’investissement colonial. Mention doit être faite de ce que ces rentes de l’histoire tendent à s’effriter du fait de la présence in situ de redoutables concurrents, notamment les États-Unis, mais aussi et surtout la Chine. Que la France ait pesé de tout son poids diplomatique pour que les États-Unis, l’Union européenne et le Nigeria en particulier témoignent leur soutien à Alassane Ouattara lors de la crise postélectorale en Côte d’Ivoire, cela témoigne aussi de ce que Paris utilise l’« ingérence démocratique » en arrière guichet (back office) dans la concurrence avec la Chine pour l’attraction des actifs ivoiriens.

La question réaliste de la recherche de la puissance (Morgenthau 2006) apparaît ainsi comme indissociable de la problématique de la prescription de « bonnes méthodes » ou recettes institutionnelles ou de formes d’un « bon gouvernement » en Afrique (Kamto 2004 : 19-20). Mais, ici, on aurait tort de suivre le poncif de l’impérialisme planifié qui, à y voir de près, ne résiste pas à une analyse serrée. Si l’on peut remarquer des logiques de puissance dans la circulation des idées et des pratiques démocratiques dans ce continent, il y a lieu de prendre en compte le fait que l’« ingérence démocratique » qui paraît faire consensus ne relève pas forcément d’un accord clair entre tous les acteurs sur les buts assignés à ce dispositif de pouvoir (notamment entre les États-Unis et la France en Côte d’Ivoire). Contrairement à la perspective des tenants d’un complot planifié de l’Occident, les puissances engagées mobilisent des programmes différents qui, très souvent, se télescopent. Ces acteurs réussissent néanmoins à trouver un terrain d’entente sur certaines mesures, parce que subsiste une ambiguïté sur les buts que s’assigne chaque acteur. Cette ambiguïté permet finalement à chacun d’y trouver une interprétation acceptable. D’où la pertinence ici de la notion de « consensus ambigu » proposée par Bruno Palier (2008) dans le cadre de l’analyse du changement dans l’action publique.

Dans le golfe de Guinée, il n’en va pas autrement. On observe régulièrement que l’« ingérence démocratique » est engluée dans des stratégies contradictoires de puissance. Au prétexte de la volonté internationale de promotion de la démocratie et de construction d’États légitimes, intérêts américains et français s’y télescopent depuis l’orée des années 1990, c’est-à-dire depuis l’amorce de la mise en crise des régimes autoritaires en place. La démocratie promue par les États-Unis, son aide à peine voilée aux oppositions et son souci de voir une alternance démocratique s’effectuer au sommet d’un certain nombre d’États ont fortement embarrassé les intérêts français dans la sous-région[21]. Du Togo à l’Angola, en passant par le Bénin, le Cameroun, le Gabon et le Congo, la France s’est presque toujours vue en terre conquise du fait de son capital historique, de la masse et de la pérennité de ses intérêts politico-économiques, et elle a régulièrement appuyé les dirigeants en place. Une forte poussée du « syndrome de Fachoda », ce ressentiment virulent de la France contre les visées anglo-saxonnes (Bayart 1993 : 134), se manifeste ainsi chaque fois que celle-ci voit se préciser les manifestations locales de la puissance américaine à travers l’« ingérence démocratique ». On peut donc comprendre que dans les années 1990 la France ait systématiquement pris le parti des dirigeants congolais et gabonais au plus fort des récriminations des États-Unis contre ces régimes, indexés pour déficit de démocratie. On note ainsi, dans le cas de la France et des États-Unis[22], un interventionnisme discriminatoire qui amène à stigmatiser certains États indélicats et à tolérer d’autres. En réalité, il s’agit de faire cohabiter les valeurs sociales positives que ces puissances revendiquent avec des préoccupations plus instrumentales d’intérêts économiques ou stratégiques.

L’analyse des enjeux géostratégiques de l’« ingérence démocratique » dans le golfe de Guinée révèle que les puissances occidentales cherchent à combler leur retard ou à renforcer leurs positions et à acquérir des facteurs de construction, de perfectionnement ou de maintien de leur puissance dans cette zone. Dans le golfe de Guinée, la proclamation de la démocratie par les États-Unis est empreinte de stratégie. Mieux, l’imposition de la norme internationale de l’État devient ici le locus de la volonté de puissance dans un contexte de concurrence hégémonique entre puissances et de réorientation de la pétrostratégie américaine. Le pétrole arabe étant devenu difficilement quérable du fait du mouvement quasi généralisé d’indigestion de la politique arabe des États-Unis et du refoulement local de leur présence, cette puissance a, avec opportunisme, décidé d’étendre son influence dans le golfe de Guinée où des réserves pétrolières prometteuses ont depuis été découvertes. Emboucher les trompettes de la démocratie là où les intérêts pétroliers américains sont fortement concurrencés par ceux des autres puissances, notamment ceux de la Chine et de la France (Perret 2007 : 32-43), permet aux États-Unis de remettre les choses à plat par rapport aux autres puissances. Ils espèrent ainsi mettre à mal les transactions collusives entre ces puissances et les régimes en place et redistribuer les cartes qui permettront aux acteurs économiques américains de remonter sur scène. Par contre, là où les États-Unis semblent en pôle position dans la pétrostratégie (comme en Guinée équatoriale), leurs experts sont peu regardants quant au non-respect des normes démocratiques.

B — La « réception » des idées et modèles démocratiques entre idiosyncrasie et « rites d’interaction »

Il convient, ici, d’éviter le prisme de la virginité africaine consistant à ne faire remonter la dynamique de démocratisation dans le continent qu’aux moments des « ingérences démocratiques ». Les travaux sur les mouvements de décolonisation montrent bien l’historicité de cette dynamique en Afrique ; les revendications des indigènes « évolués » pour plus de droits, notamment le droit de vote, sont à ranger dans l’histoire du fait démocratique en Afrique (Gifford et Louis 1982 ; Chaffard 1965). Le recours à l’histoire mène à plus de prudence dans l’abord de la « réception » des idées et pratiques relatives aux « moeurs étatiques », car celles-ci ne tombent pas sur des sociétés vierges de tout référentiel démocratique. C’est dire à quel point les ingérences actuelles ne font que renforcer un substrat d’aspiration à la démocratie ancré dans l’histoire de l’Afrique. Elles sont au coeur de mécanismes d’apprentissage, l’apprentissage étant défini ici comme l’acquisition de nouvelles informations pertinentes qui permettent de mettre à jour les croyances sur les pratiques démocratiques (Braun et Gilardi 2006 : 298). C’est le lieu pour envisager la « réception » des idées et des pratiques charriées par ces ingérences à partir du prisme de l’interdépendance. En même temps que les dynamiques intérieures aux États africains sont renforcées par les « ingérences démocratiques », celles-ci sont nourries par celles-là. Cette perspective nous amène à ne pas sous-estimer les compétences cognitives et stratégiques des « récepteurs » de modèles importés.

Le Cameroun peut être convoqué pour illustrer cette coproduction externe/interne de la démocratisation en Afrique. Si l’on considère les pressions externes comme prégnantes dans ce pays, on se doit de prendre en compte les dynamiques internes dans le processus de démocratisation. Pour lire ce processus, on doit ainsi porter un regard attentif aux mobilisations multisectorielles contre le pouvoir de Yaoundé. Dans les années 1990, on a notamment relevé la mobilisation citadine en faveur du multipartisme au lendemain du procès Yondo Black de mars-avril 1990[23], les prises de position libérales de l’Église catholique face à la stratégie répressive du pouvoir en mai-juin 1990 (« Le cardinal Tumi… » 1990), les mouvements de foule lors de la création du Social Democratic Front (sdf) à Bamenda le 26 mai 1990, la mobilisation populaire que suscite à Douala le procès Monga-Njawe en janvier 1991 à la suite de la publication par le journal Le Messager d’une lettre ouverte de Célestin Monga au président Paul Biya (Kpatindé 1991). Plus récemment, on a eu le mouvement de l’« Offre orange pour l’alternance », les mouvements sociaux de février 2008 dans plusieurs villes du pays, les revendications médiatisées du SDF et de la Plate-forme de la société civile pour la démocratie en faveur de l’amélioration du processus électoral, les pétitions de la Dynamique citoyenne exigeant du président de la République qu’il montre l’exemple en appliquant l’article 66 de la Constitution sur la déclaration des biens (Wandji 2013). Il n’est pas outrancier de remarquer qu’en transportant à l’international la concurrence et les luttes politiques internes (Chouala 2004), ces acteurs du jeu politique camerounais informent les « ingérences démocratiques » en direction du Cameroun[24].

La « réinvention » des influences du « dehors » par le « dedans » est donc l’un des traits marquants du phénomène de mise en déroute de l’axiologie autoritaire au Cameroun. Parce que les sociétés africaines, comme celles d’ailleurs, ont leurs logiques propres. Les idées et les modèles institutionnels qui circulent sur la scène internationale n’y « atterrissent » pas tels quels ; ils subissent un phénomène de « traduction » (Lascoumes 1996 ; Callon 1986) au gré des configurations nationales des acteurs politiques. On peut voir à l’oeuvre au Cameroun une grande diversité des logiques d’acteurs et des valeurs intervenant dans la « réception » des idées et des modèles. Si la société civile et les partis politiques sont mus par les valeurs de l’alternance, l’élite dirigeante quant à elle est portée par celles du conservatisme. L’émulation dans le jeu politique interne guide cette dernière ; cette élite ne s’engage dans les réformes démocratiques qu’en raison des gains de légitimité qu’elles sont censées lui offrir. Luc Sindjoun (1994) a bien montré, dans le cas du Cameroun, qu’il ne faut pas, selon le mode avant/après, absolutiser la rupture entre la période autoritaire et la période post-autoritaire. Il a démontré la capacité d’« adaptation conservatrice » ou de « canalisation du flux » du changement politique dont l’élite dirigeante camerounaise fait ou a fait montre au plus fort des pressions internationales et des revendications internes pour une ouverture démocratique. Dans ce cas, la « réception » par l’élite dirigeante des idées de démocratie ne peut pas être lue comme un « rite d’interaction », ainsi que l’envisage Goffman (2003). La formation dirigeante véhicule une image d’elle, se bat pour « garder la face », et tente de la valoriser à travers des actes qui, très souvent, promettent plus qu’ils ne participent réellement à la mise en oeuvre des principes de la démocratie.

Il en va pareillement pour le Zimbabwe, qui a suivi une évolution tout à fait comparable à celle de la plupart des États postcoloniaux du continent. Il apparaît ainsi impossible de comprendre les mutations forcées du système politique zimbabwéen vers le jeu pluraliste en prenant seulement en compte les sanctions ciblées imposées par l’Union européenne (ue), le Commonwealth et les États-Unis comme des catalyseurs. Il y a également lieu de s’intéresser aux dynamiques proprement internes (International Crisis Group 2007). Mention peut notamment être faite de la dissidence à la fin des années 1980 du Zimbabwe Congress of Trade Unions (zctu), une confédération syndicale qui, pendant de longues années, a fait chambre commune avec le parti au pouvoir pour canaliser l’action sociale dans le sens des desiderata de l’élite dirigeante. Dans la même logique, il faut considérer la coalition entre les syndicats ouvriers, le mouvement étudiant et la presse indépendante comme comptable en grande partie de l’échec du projet d’instauration du parti unique au Zimbabwe dans les années 1990 (Compagnon 2002 : 265-266 ; Raftopoulos 2001 ; Nordlund 1996). De fait, la société civile joue un rôle de premier ordre dans l’émergence d’une opposition « démocratique » au Zimbabwe. Ici encore, le référentiel de l’alternance sous-tend ces dynamiques de la société civile et de l’opposition zimbabwéennes. À l’inverse, l’Union nationale africaine du Zimbabwe – Front patriotique (zanu-pf), le parti au pouvoir, « traduit » les idées et pratiques interventionnistes dans une forme d’adaptation conservatrice. En même temps que la zanu-pf accepte, pour se conformer aux pressions internationales, le « partage du pouvoir » à travers un gouvernement d’union nationale, elle vide de toute sa substance l’accord de partage du pouvoir qui fut signé le 15 septembre 2008. Toutes ces dynamiques internes influencent le sens de l’interventionnisme étranger dans ce pays, car celui-ci tend aujourd’hui à s’ajuster par rapport à celles-là et à prendre en référence les nouveaux griefs portés par les acteurs internes contre le régime d’Harare.

Les logiques de situation sont également au coeur de l’activisme des ong locales dans la diffusion des idées et des pratiques relatives à la démocratie en Afrique. De fait, la « réception » de ces idées crée des effets d’apprentissage et d’adaptation au sein des ong africaines. À titre d’exemple, créée à Bafoussam au Cameroun en janvier 1993 dans un contexte d’ouverture démocratique incertaine, la Ligue des droits de l’Homme (ldl) prend rapidement parti pour des causes de droits de l’homme déjà identifiées, ce qui lui confère une certaine notoriété sur le plan national (Pommerolle 2005 : 289). Seulement, cette organisation évolue dans une situation de précarité, avec des difficultés d’accès à des financements étrangers qui s’amenuisent de plus en plus. L’incidence néfaste sur l’opérationnalité des structures de l’association est indéniable ; la prestation de services (assistance et représentation de victimes de la violation de leurs droits), qui constituait un élément important du travail de cette organisation, n’est plus qu’intermittente. La « réception » et la diffusion des idées internationales relatives à la démocratie se heurtent donc, dans ce cas, à la réalité de la rareté des moyens opérationnels (ressources humaines et financières). Cette organisation a finalement été amenée à substituer son principal objectif à la préoccupation de sa propre survie et de sa soumission aux thématiques à la mode chez les bailleurs de fonds. Au cours des années 2000, l’organisation a ainsi progressivement opéré une mutation de sa thématique de prédilection des « droits de l’homme » vers une thématique plus « porteuse » : le plaidoyer pour la gouvernance locale. C’est que l’acteur (ldl), en faisant chorus avec les « faiseurs de démocratie » qui adoubent la gouvernance locale au titre des principes de « bon gouvernement » en Afrique, aspire à la reconnaissance et à la confiance de ceux-ci. Il est entendu que cette confiance est génératrice de plus-value en termes de financements extérieurs, notamment de l’Union européenne.

La concurrence entre ong africaines « entrepreneurs de démocratie » sur le marché de la collecte des fonds est très forte. Ces ong doivent ainsi adopter des méthodes de marketing de plus en plus efficaces pour « attirer » l’argent des donateurs potentiels. Au rang de ces donateurs potentiels, on retrouve les États africains, qui tendent aujourd’hui à compenser stratégiquement la relative défection des donateurs étrangers. En offrant de leur argent et de leur « protection » aux ong nationales évoluant sur leur territoire, ces États ont trouvé le moyen de canaliser les idées et les pratiques issues de l’« ingérence démocratique ». Les relations de coopération comme d’advocacy qui se créent alors entre les ong financées et l’État s’orientent très souvent vers la collusion ou la compromission. Compagnon indique ainsi comment, par ce canal de la coopération avec la société civile, le gouvernement de Harare a réussi en 2000 à « retourner » des membres influents de la National Constitutional Assembly Task Force (nca), une coalition d’organisations civiques, d’églises, d’universitaires alors très active, dont l’objectif avoué était de forcer le parti au pouvoir à engager une réforme des institutions (Compagnon 2002 : 270). Nolens volens, les ong engagées dans la cause démocratique deviennent aujourd’hui des ressources politiques en Afrique ; dès lors, la « réception » des idées internationales relatives à la démocratie se transforme en tremplin politique de circonstance pour de nombreux acteurs de la société civile. Et dès lors également, dans la dynamique des ong locales, on assiste à un glissement de l’explicite « prendre la parole au nom des populations locales » vers un implicite « prendre la parole à la place des populations locales ». Cela amène logiquement à ne pas survaloriser le rôle actuel des ong dans les transferts de modèles institutionnels qui ont lieu à travers l’« ingérence démocratique » en Afrique.

En conclusion, l’« ingérence démocratique » se trouve au centre de nouveaux discours internationaux sur le rapport à l’État et elle a acquis en Afrique un fort potentiel institutionnel permettant la reconfiguration des politiques et des instruments de l’action publique. Pour comprendre le phénomène, on pourrait se focaliser sur l’international, en faisant la part belle à la question des transferts des idées et des modèles démocratiques d’origine occidentale, en privilégiant les dimensions exogènes de la fabrique de l’action publique dans les États africains. On pourrait aussi convoquer la métaphore de la scène pour envisager cette ingérence comme le lieu de construction de l’identité et de la puissance des acteurs interventionnistes. On ne serait pas loin de la réalité du phénomène. Pour autant, on ne la comprendrait que de manière partielle.

La figure de la bijection ou de l’interdépendance rend davantage justice à cette réalité. En orientant le regard vers les processus d’expérimentations locales et nationales, on voit que ceux-ci jouent un rôle tout aussi important dans la montée en puissance du phénomène de codification internationale du comportement de l’État en Afrique. Les retours d’expérience amènent les acteurs nationaux et internationaux à des renégociations permanentes des standards ou normes de fonctionnement de l’État dans le continent. Ils conduisent au renouvellement continu des manières d’appréhender la loyauté démocratique au sein des États. Les analyses qui précèdent invitent donc à la prudence ; elles incitent à ne pas envisager les échanges de type dehors/dedans dans une perspective balistique. Une telle perspective présente en effet la caractéristique de rester en extériorité vis-à-vis du processus d’innovation démocratique qui est supposé acquis tel quel par les sociétés africaines destinataires. Tout au contraire, les développements précédents se sont intéressés aux interactions dans la fabrique (making up) de l’ingérence et à la façon dont les acteurs négocient entre eux et avec leur environnement leur rapport à l’innovation. Ils ont montré que différents mécanismes (apprentissage, compétition, émulation et coercition) façonnent simultanément ou alternativement les processus d’« ingérence démocratique ».

Cette orientation conduit donc à tempérer l’idée de mimétisme institutionnel qui reste encore trop présente dans les analyses en termes de transferts des idées et des modèles institutionnels en direction de l’Afrique. À l’identité de principes démocratiques acquis de l’extérieur ne correspond pas nécessairement, à un moment donné, l’identité de l’organisation des institutions à l’intérieur des États africains (de Gaudusson 2009 : 50). La formule du « va-et-vient » ou de la bijection est plus pertinente, car elle permet de bien mettre en lumière les négociations entre acteurs dans les transferts internationaux et la « réception » africaine des règles du savoir-vivre étatique. Si les principes démocratiques consacrés par la société internationale sont ingérés par les acteurs politiques africains, ils sont indiscutablement adaptés à l’histoire, aux environnements politiques des États africains, et les institutions qui en découlent, fruits de processus de « traduction » locale, ne correspondent pas toujours mutatis mutandis aux modèles d’origine. Bien plus, l’existence de canaux, de plateformes, d’instruments et d’outils de transfert des politiques et de diffusion, tels que les conférences régionales, les réseaux des politiques publiques et les groupes d’experts, permettent un tant soit peu aux Africains d’influencer le jeu de l’« ingérence démocratique » et le contenu des modèles à exporter.

Cette orientation de l’analyse nous autorise donc à rompre avec le « modèle balistique » d’analyse de l’interventionnisme à vocation démocratique en direction de l’Afrique (Coyne 2006 : 343 ; Langford 1999 : 59). C’est que les instruments de cette ingérence sont coconstruits et institutionnalisés entre la circulation internationale des idées et leur « traduction » au niveau de chaque État africain. L’« ingérence démocratique » en Afrique n’est qu’un ajustement, plus ou moins stable, d’intérêts sociaux divergents. C’est un phénomène relevant du jeu de différents acteurs, un jeu qui mêle liberté et déterminisme. In fine, l’étude de l’« ingérence démocratique » en Afrique apparaît comme une autre entrée pertinente pour mettre en exergue l’« African way of politics », une manière de faire la politique faite d’extraversion et d’introversion, d’emprunts à la société internationale et de contribution à la sédimentation des normes régissant cette société.