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L’Africain de Le Clézio apparaît comme une tentative de biographie de son père médecin de brousse au Cameroun (district de Banso) puis au Nigeria (district d’Ogoja) pendant vingt-deux ans[1]. Le texte prend la forme d’un hommage à cet homme secret et méconnu ; mais il peut tout aussi bien être lu comme un fragment d’autobiographie décousue, les photos prises par le père et les souvenirs personnels faisant remonter à la surface de la mémoire de l’écrivain non seulement l’enfance africaine, mais d’autres souvenirs, d’autres expériences bien postérieures. Les mots de Le Clézio disent par ailleurs explicitement le manque qu’aucune photographie ne pourrait appréhender :

Ce qui est définitivement absent de mon enfance : avoir eu un père, avoir grandi auprès de lui dans la douceur du foyer familial. Je sais que cela m’a manqué, sans regret, sans illusion extraordinaire. Quand un homme regarde jour après jour changer la lumière sur le visage de la femme qu’il aime, qu’il guette chaque éclat furtif dans le regard de son enfant. Tout cela qu’aucun portrait, aucune photo ne pourra jamais saisir

p. 103

Ce livre, tout en posant les limites de l’acte photographique, est toutefois illustré, ou plutôt accompagné, d’une sélection des clichés africains du père. Se pose alors clairement la question cruciale du rôle et de la signification de l’insertion de ces images dans un texte qui aurait pu s’en passer en les reléguant à un simple rôle de source d’inspiration et de remémoration préliminaire à l’acte d’écrire – ce que Le Clézio a d’ailleurs fait pour la rédaction d’Onitsha, le roman jumeau de L’Africain[2]. Cette biographie/autobiographie trace au fil des pages, par les mots et les images, les contours d’un indicible et d’un « inimageable » (Buignet : 2008).

L’insuffisance et même le mensonge de ces images sont notés dès les premières lignes : « Sur les photos, je détournais les yeux, comme si quelqu’un d’autre s’était substitué à moi », dit Le Clézio (p. 9). Il se définit ici comme parfaitement conscient de l’incapacité de l’image à donner à saisir autre chose que ce que Roland Barthes nomme le spectrum (1980 : 23). Chez Le Clézio, les images transforment effectivement les êtres, ou plutôt les remplacent par des fantômes. Il ne prétendra donc nullement atteindre l’être, l’essence de son père à travers les photographies que ce dernier a prises. En revanche, il exprime la nécessité de leur présence dans l’ouvrage, en tant qu’elles permettent une participation indirecte et posthume du père à ce dernier :

Je n’imagine pas ce livre sans les photos. Je n’aurais pas été porté de la même manière, j’aurais eu le sentiment de quelque chose d’abstrait. Les photos sont aussi un peu la participation du sujet au livre qui parle de lui. C’est presque un livre écrit à deux. Un dialogue qui se noue maintenant.

Cortanze, 2004 : ibid

Ce père, caractérisé par une forme de mutisme, s’exprime en effet préférentiellement par la photographie, si bien que Gérard de Cortanze peut dire que ses clichés « sont presque le journal intime d’un homme qui n’a jamais pu vraiment parler à ses enfants » (Cortanze 2004 : 70)[3]. En même temps, il est moins défini par son geste ou son statut de photographe que comme « collectionneur » de photos : « Avec son Leica à soufflet, il collectionne des clichés en noir et blanc qui représentent mieux que des mots son éloignement, son enthousiasme devant la beauté de ce nouveau monde » (p. 51), écrit Le Clézio dans son récit du séjour paternel en Guyane anglaise. Les photos présentées dans le livre sont à ce titre révélatrices à la fois de la sensibilité personnelle du médecin de brousse et de sa vision de l’Afrique, et du rapport de Le Clézio à ce père et à ce continent : deux subjectivités se superposent, celle du père évidemment, mais aussi celle du fils par le choix d’une sélection d’images, et par les recadrages qu’il donne peut-être de certaines, comme nous le verrons.

Au fil du livre sont donc insérées quinze photographies et une carte manuscrite du territoire évoqué dans le texte. Pour permettre au lecteur de mieux se faire une idée de ces images, de leur sujet et de leur emplacement, nous en donnons ci-dessous une rapide typologie, en nous contentant pour le moment de les décrire.

  1. Carte manuscrite, en première page de l’ouvrage (non numérotée), représentant la portion de brousse autour d’Ogoja dont le père médecin était responsable.

  2. Photographie en demi-page, encadrée de texte, représentant deux enfants noirs au bord d’un fleuve (p. 11).

  3. Cliché représentant des gravures rupestres qui occupent les deux-tiers supérieurs de la page : on observe des signes correspondant peut-être à des graphismes ou à une écriture primitive, et des formes ovales ressemblant curieusement à des dessins d’empreintes de souliers gravées dans la pierre (p. 14).

  4. Photographie représentant trois hommes, peut-être des sorciers en tenue de cérémonie, coiffés de couvre-chefs en plumes ou palmes, en train de danser (p. 18). D’après un récit figurant bien plus loin (p. 64), il pourrait en fait s’agir des guerriers du roi de Bamenda.

  5. Photographie d’un paysage, constitué de deux palmiers se détachant sur un fond de montagnes ou de collines, et de ciel (p.21). Ce pourrait être un détail d’une photographie évoquée dans le texte qui précède (p. 20).

  6. Photographie d’une grande case avec un toit en chaume (p. 36).

  7. Photographie de la montée à bord d’un bateau (ou du débarquement ?) d’hommes et femmes occidentaux en tenue typique (notamment le casque colonial), dans une nacelle soutenue par une grue (p. 44). Cette situation (mais pas le cliché lui-même) est évoquée un peu plus loin dans le texte (p. 57).

  8. Paysage, constitué d’une étendue d’eau au pied d’une falaise (p.48).

  9. Grande photographie de paysage en double page (p. 62-63) représentant l’embouchure de la rivière à Victoria. Cliché longuement commenté par Le Clézio (p. 60-61).

  10. Photographie d’un homme noir assis avec chasse-mouche, collier et coiffe devant un paysage de brousse (p. 68). D’après le texte, il s’agit sans doute du roi Memfoi, de Banso (p. 74).

  11. Photographie d’un troupeau de vaches devant des montagnes (p.72). Cliché évoqué p. 71.

  12. Photographie pleine page, représentant un homme blanc en tenue coloniale, sans doute le père, sur un pont de singe traversant une rivière, tourné vers nous (p. 75).

  13. Portrait d’un vieil homme en demi-page, devant une case ou un abri, le visage tourné vers le haut, les mains jointes. Un long bâton – peut-être une lance – est appuyé sur son épaule (p. 84).

  14. Portrait d’un enfant de trois-quarts, le bas du visage scarifié, nous fixant d’un air farouche, encadré de corps nus de femmes dont on ne voit pas le visage (p. 93).

  15. Photographie d’une femme africaine souriante, de profil, avec son bébé dans le dos, tourné vers nous (p. 101).

  16. Photographie du père (?), vu de dos, traversant une rivière, à cheval dans un paysage d’arbres (dernière page du livre, non numérotée).

Au total donc, une carte manuscrite, un gros plan sur des gravures rupestres, cinq photos de paysage (dont deux dans lesquelles un élément hétérogène constitue le premier plan : une case et un troupeau de vaches), neuf photos montrant des êtres humains dont six portraits d’indigènes et deux photos représentant probablement le père, mais qui ne sont pas à proprement parler des portraits car il est à peine visible dans le cadre naturel où il se trouve. La plupart des portraits dégagent un effet de spontanéité car les personnages semblent pris sur le vif : seul le roi Memfoi pose solennellement. À noter qu’il ne s’agit pas de photos en noir et blanc mais de photos sépia.

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Le Clézio ne le dit jamais explicitement, mais les photographies ont sans doute toutes été prises par le père, sauf probablement les deux clichés où figure un homme blanc, peut-être lui-même. On remarquera aussi qu’il a choisi de préférence les images qui ne lui parlent pas de façon évidente de sa propre expérience de l’Afrique, mais celles qui lui permettent de mener une véritable enquête sur la personne de son père. L’importance de ces illustrations dans la mise en page du livre n’est pas négligeable : outre la carte liminaire reproduite sur une page entière, toutes les photographies occupent une demi-page voire une page complète, s’insérant parfois au milieu de phrases sans lien avec elles[4]. Une seule photographie, située au coeur du livre, occupe deux pleines pages : elle revêt en effet une importance particulière aux yeux de Le Clézio, car son père la trouvait particulièrement belle et significative au point de l’avoir agrandie au format d’un tableau : l’écrivain accompagne d’ailleurs ce cliché d’un commentaire exceptionnellement long, sur une page entière.

Certains clichés présentent un aspect que l’on pourrait qualifier de documentaire, voire de pittoresque (même si Le Clézio récuserait le terme), comme celui des trois danseurs coiffés de plume et de palme, celui du roi Memfoi ou encore celui représentant le système assez rustique de débarquement d’un bateau en nacelle. Toutefois, la plupart des photos frappent par le peu d’émotion, de pathos, et même de couleur locale qu’elles véhiculent : peut-être faut-il y voir une forme de pudeur amenant Le Clézio à mettre en place une sorte de distance par le biais d’images impénétrables. En ce qui concerne le père lui-même, entre images et mots, c’est même paradoxalement un portrait en creux qui nous est donné. Les journalistes et les critiques ont d’ailleurs souvent souligné le fait que l’écrivain ne lui donne ni prénom ni visage[5]. Certes, les deux photographies où on voit le père de loin – ou du moins on suppose que c’est lui – dans un paysage de jungle font de lui un portrait physique et psychologique indirect, mais on peut trouver significatif le refus du gros plan qui donnerait trop de personnalité à ce personnage, dont l’apparence reste floue. Le Clézio avoue d’ailleurs l’avoir longtemps imaginé avec des lorgnons :

La première fois que j’ai vu mon père, à Ogoja, il m’a semblé qu’il portait des lorgnons. D’où me vient cette idée ? Les lorgnons n’étaient déjà plus très courants à cette époque. […] En réalité, mon père devait porter des lunettes à la mode des années trente, fine monture d’acier et verres ronds qui reflétaient la lumière. Les mêmes que je vois sur les portraits des hommes de sa génération, Louis Jouvet ou James Joyce (avec qui il avait du reste une certaine ressemblance). Mais une simple paire de lunettes ne suffisait pas à l’image que j’ai gardée de cette première rencontre, l’étrangeté, la dureté de son regard, accentuée par les deux rides verticales entre ses sourcils. Son côté anglais, ou pour mieux dire, britannique, la raideur de sa tenue, la sorte d’armature rigide qu’il avait revêtue une fois pour toutes.

Je crois que dans les premières heures qui ont suivi mon arrivée au Nigéria – la longue piste de Port Harcourt à Ogoja, sous la pluie battante, dans la Ford V8 gigantesque et futuriste, qui ne ressemblait à aucun autre véhicule connu – ce n’est pas l’Afrique qui m’a causé un choc, mais la découverte de ce père inconnu, étrange, possiblement dangereux. En l’affublant de lorgnons, je justifiais mon sentiment. Mon père, mon vrai père pouvait-il porter des lorgnons ?

p. 43

Les deux photographies du livre montrant – peut-être – le père ne permettent pas de confirmer s’il porte des lunettes ou pas, encore moins de deviner sa physionomie, et le lecteur en est réduit à se contenter des mots pour imaginer ce visage (ou alors à aller lui-même chercher une photo de James Joyce). En ce sens les images elles-mêmes participent à la mise à distance de ce père, perçu comme étrange et étranger, aussi bien par l’enfant que Le Clézio était que par l’adulte qu’il est devenu au moment de l’écriture de son récit. Ce flottement de la description[6] ou du portrait photographique qui figerait les traits correspond d’ailleurs bien à la théorie selon laquelle l’Afrique donne un corps mais efface les visages : « Il me semble que c’est de l’entrée dans cette case, à Ogoja, que date l’effacement de mon visage, et des visages de tous ceux qui étaient autour de moi » (p. 10). Comme le note Mary B. Vogl, dans ces deux photographies représentant le père, « à peine un individu, il fait plutôt partie du paysage ». (Vogl 2005 : 82) On peut y voir une façon de signifier sans parole à quel point il fait partie intégrante de l’Afrique. Le choix d’un tel cliché pour représenter le père accentue la dimension de spectre du sujet, qui se dilue dans son environnement au point d’à peine se distinguer des cordages du pont de singe (p. 75), et de n’être plus qu’une fragile petite silhouette blanche sur un fond sombre dans la photo de la dernière page du livre. Dire et montrer le père relève de l’impossible ; on ne peut accéder qu’à une approximation du personnage. Mary B. Vogl interprète de façon intéressante ce refus du portrait « direct » comme une volonté de ne pas « enfermer » ce dernier :

[…] toute représentation – visuelle ou verbale – risque d’enfermer son sujet. Le fait de nommer le père par son prénom, de le décrire physiquement de façon trop détaillée, de le montrer de trop près sur une photographie, tout cela nierait le désir d’autodétermination qui a toujours poussé le père à l’errance, à l’exil. Ainsi le portrait du père en mots, offert par le fils, complété par les images prises par le père, doit forcément rester un portrait poétique. Les deux portraits – l’un visuel, l’autre verbal – se fondent dans des paysages et n’évoquent qu’indirectement les émotions et les attributs de cet homme. Ils ne ressemblent surtout pas à de banals clichés d’un Blanc quelconque en Afrique à l’époque coloniale.

Vogl 2005 : 82-83

De façon générale, les illustrations participent clairement à la mise en place d’une ambiance particulière, que les mots ne suffiraient pas à eux seuls à instaurer : dans le cas du paysage avec un lac ou un trou d’eau au pied de falaises, l’image prend une dimension esthétique plus que pittoresque, aucun indice (construction humaine, accident de terrain identifiable) ne permettant de localiser précisément l’endroit ; on n’y voit pas non plus d’animaux buvant ou se baignant, de femmes lavant leur linge, puisant l’eau dans leurs jarres, ou d’enfants jouant, autant d’éléments correspondant aux stéréotypes de l’imaginaire du trou d’eau en Afrique. Cette photographie pourrait presque avoir été prise n’importe où. Un tel mystère est entretenu par l’absence totale de légendes, d’où le caractère flottant de certains clichés de jungle équatoriale, qui pourraient aussi bien avoir été pris en Guyane anglaise qu’en Afrique (par exemple les deux clichés sur lesquels figure peut-être le père).

En revanche, si ambiguës que certaines puissent parfois sembler, les illustrations ont une dimension de spatialisation du texte tout à fait originale, en ce sens qu’elles ne sont pas équitablement réparties dans l’ouvrage et entretiennent, comme nous allons le voir, un rapport assez lâche avec les mots, et créent par conséquent un effet de scansion un peu heurtée, semblant presque intentionnellement aléatoire, comme si les images obéissaient le plus souvent à leur propre logique et à leur propre rythme, indépendamment de l’écriture.

Se met en effet en place au fil des pages un véritable jeu entre images et texte, le mot « jeu » étant à comprendre dans son acception ludique mais également dans son sens de défaut d’articulation dans un mécanisme. Dans son Avant-propos à l’ouvrage collectif Littérature et photographie, Jean-Pierre Montier analyse la réflexion à la fois critique et visionnaire que Baudelaire développe dans son article « Le public moderne et la photographie » sur la complexité du rapport entre les lettres et la photographie : « Accordons […] à Baudelaire d’avoir parfaitement compris que le rapport entre littérature et photographie ne pouvait, au moins dans un premier temps, s’établir que sur la base d’un réel et profond conflit. » (Montier 2008 : 8) Et Jean-Pierre Montier ajoute que la relation entre photographie et littérature est « tout le contraire d’une complémentarité naturelle, d’une complicité sans nuages. » Cette réflexion pourrait fort bien s’appliquer à ce livre de Le Clézio, où la relation texte / image s’avère d’emblée problématique, ou pour le moins énigmatique.

Le lecteur ne peut tout d’abord qu’être frappé par l’étrangeté de la présence de certaines images, qui ne sont nulle part mentionnées dans le texte, ne serait-ce que de façon indirecte ou allusive, et qui peuvent par conséquent se caractériser par une forme d’autonomie, voire de gratuité. Certaines semblent même presque incongrues, ou du moins énigmatiques, comme le cliché représentant des gravures rupestres (p. 14) qui vaut peut-être uniquement par sa dimension esthétique à moins qu’il ne faille y voir aussi une volonté de la part de Le Clézio de rendre visuellement manifeste le mystère du passé et de l’univers qu’il explore ; le lecteur-spectateur se sent un peu perdu devant cette image dont il n’a pas les codes qui lui permettraient de la déchiffrer[7].

Inversement, certaines images évoquées par le texte n’ont pas été reproduites dans le livre. Il en va ainsi des nombreuses photos que le père a prises de la Guyane anglaise, et que l’écrivain choisit de décrire sans les reproduire :

Sur ses photos paraissent la solitude, l’abandon, l’impression d’avoir touché la rive la plus lointaine du monde. […] Les photos que mon père a aimé prendre, ce sont celles qui montrent l’intérieur du continent, la force inouïe des rapides que sa pirogue doit remonter, halée sur des rondins, à côté des marches de pierre où l’eau cascade, avec sur chaque rive les murs sombres de la forêt

p. 51

Encore une fois c’est un portrait en creux de la psychologie paternelle qui nous est donné. L’absence des images laisse sans doute plus de liberté à Le Clézio pour interpréter les choix photographiques de son père, orientant notre propre lecture à la fois du côté du goût pour la solitude et pour la violence des éléments naturels – et bien sûr, le choix qu’il a lui même fait de ces photos de préférence à d’autres révèle au passage ses propres affinités. Il évoque ensuite un cliché particulier, pris depuis la pirogue, qui enrichit ce portrait par une référence à la sensualité de cet homme si secret. Mais une sensualité pudique qui ne pourrait s’exprimer que de façon indirecte par le biais de ses images, et que le lecteur est invité à s’imaginer d’après les mots de l’écrivain sur ces dernières : « Sur la photo apparaît l’étrave de la pirogue en train de descendre le fleuve, je la regarde et je sens le vent, l’odeur de l’eau, j’entends malgré le grondement du moteur le crissement des insectes dans la forêt, je perçois l’inquiétude qui naît à l’approche de la nuit. » (p. 53). La puissance évocatrice de l’image, par un effet de synesthésie, donne non seulement à voir mais aussi à entendre, à sentir, à toucher (par l’effleurement du vent sur la peau). Plus encore, c’est un sixième sens qui est convoqué, celui qui permet de percevoir intuitivement la tension dans l’atmosphère du crépuscule. La rêverie du fils rejoint son expérience propre puisqu’il ajoute quelques lignes plus loin qu’il est allé lui aussi sur les traces de son père – biographie et autobiographie se confondent ici :

Moi aussi j’ai acheté une pirogue, j’ai voyagé debout à la proue, les orteils écartés pour mieux agripper le bord […]. En examinant la photo prise par mon père à l’avant de la pirogue, j’ai reconnu la proue au museau un peu carré, la corde d’amarrage enroulée et, posée en travers de la coque pour servir occasionnellement de banquette, la canalete, la pagaie indienne à lame triangulaire. Et devant moi, au bout de la longue « rue » du fleuve, les deux murailles noires de la forêt qui se referment

p. 53

Grâce à l’utilisation du présent d’actualité, la scène se déroule à nouveau sous ses yeux (et par là-même sous les nôtres) : on a bien ici une superposition de deux époques et de deux scènes, le fils faisant un pèlerinage sur les lieux arpentés autrefois par son père ; et s’ajoute encore à cela une troisième situation, celle du fils examinant bien plus tard la photo du père : le livre affirme par là une sorte de circularité de la vie et de l’expérience, dont l’image est le vecteur, le révélateur, au sens photographique tout autant que symbolique. Mais Le Clézio choisit de ne pas reproduire le cliché, peut-être pour ne pas réduire la portée de l’imaginaire sollicité par l’hypotypose. La fonction des images est dans ce cas de se trouver à la source de la mémoire, permettant par exemple d’établir des hypothèses sur l’état d’esprit du père, sa psychologie, son cadre de vie (c’est le cas dans l’évocation de la photographie du salon très « colonial », p. 61) : une fois que ces images ont rempli leur fonction informative et testimoniale – et probablement aussi de tremplin pour l’imagination de l’écrivain, ce dernier ne juge pas utile de les proposer à voir à son lecteur[8].

Mais dans plusieurs cas, Le Clézio met aussi en relation directe image et texte, soit que l’image apparaisse comme une illustration certifiant la véracité du récit, soit que ce dernier en soit un commentaire voire un décryptage. Le texte est parfois fidèle à ce qui est visible sur le cliché, comme dans le cas du débarquement des colons blancs :

L’Afrique, pour mon père, a commencé en touchant la Gold Coast, à Accra. Image caractéristique de la Colonie : des voyageurs européens, vêtus de blanc et coiffés du casque Cawnpore, sont débarqués dans une nacelle et transportés jusqu’à terre à bord d’une pirogue montée par des Noirs. […] C’est cette image que mon père a détestée.

p. 57-58

Ici Le Clézio décrit exactement la situation représentée par la photographie reproduite quelques pages plus tôt, p. 44 : l’image inspire clairement le texte, en est la source première ; et pour le lecteur, cette concordance entre images et mots apparaît clairement comme une garantie de vérité. On notera que le commentaire se termine par un jugement condamnant sans appel ces voyageurs européens, le discours venant ici enrichir le message relativement neutre du cliché.

Le plus souvent toutefois, texte et image semblent entrer dans un rapport de complémentarité beaucoup plus complexe. Mary B. Vogl souligne à juste titre le rôle de preuve des photographies : « […] ceci a existé, l’Afrique fut ainsi au temps du bonheur de mon père. Comme les descriptions réalistes, les photos accentuent l’effet de réalité dans un récit. » (Vogl 2005 : 84) Toutefois, plutôt qu’un effet de réel, l’écrivain, mettant en scène les photos de son père dans ce livre, semble avoir parfois recherché un effet de décontextualisation (spatiale autant que temporelle). Il a aussi écarté tout élément trop personnel, privilégiant la dimension universelle des images, alors que le texte situe au contraire le cliché dans une histoire individuelle, certaines illustrations semblant même entrer en conflit avec le récit qui les évoque. Ainsi, il fait allusion dans son récit au bonheur visible de ses parents posant à côté du roi Memfoi de Banso (p. 74), alors que la photo choisie montre ce dernier posant seul (p.68). Un tel décalage suscite une certaine perplexité chez le lecteur qui se demande alors si ce cliché est bien celui évoqué dans le texte : diverses hypothèses sont possibles, soit qu’il y ait effectivement plusieurs photographies, avec ou sans les parents, soit que ce cliché ait été recadré pour les faire disparaître du champ, par le père lui-même, ou par l’écrivain au moment de la publication… Dans tous les cas, un hiatus, voire une contradiction, se met en place entre texte et photo ; et cette ambiguïté non résolue soulève la question de la fidélité et de la trahison par rapport à l’image et/ou à l’intention originelle. Certains éléments de l’image coïncident ici parfaitement mais d’autres entrent de toute évidence en contradiction avec les mots :

Quand ils arrivent dans un village, ils sont accueillis par les émissaires du roi, conviés aux palabres, et photographiés avec la cour. Sur un de ces portraits, mon père et ma mère posent autour du roi Memfoi, de Banso. Selon la tradition, le roi est nu jusqu’à la ceinture, assis sur son trône, son chasse-mouches à la main. À ses côtés, mon père et ma mère sont debout, vêtus d’habits fatigués et empoussiérés par la route, ma mère avec sa longue jupe et ses souliers de marche, mon père avec une chemise aux manches roulées et son pantalon kaki trop large, trop court, serré par une ceinture qui ressemble à une ficelle. Ils sourient, ils sont heureux, libres dans cette aventure. Derrière le roi, on aperçoit le mur du palais, une simple case de briques de boue séchée où brillent des brins de paille.

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Une telle stratégie d’écriture nous désarçonne en posant la question cruciale du rapport texte /image, d’autant plus que le commentaire précise d’une façon très réaliste des informations à peine visibles sur la photo, au sujet du «trône» (on le distingue à peine dans l’image, et ce trône ressemble même à un simple pliant de voyage) ou du palais qui se trouve à l’arrière-plan. L’image prend ainsi une valeur de «fausse preuve»[9]. Mais l’écrivain crée surtout un intense effet de frustration chez les lecteurs : nous aurions voulu voir nous aussi, de nos propres yeux dans l’image, ce couple fatigué et heureux, tout particulièrement ce père un peu ridicule dans son accoutrement de brousse, et en même temps roi lui aussi à sa façon ; Le Clézio nous le refuse, préférant nous donner accès à un cliché froidement informatif, tel qu’en prenaient au début du vingtième siècle les premiers photoreporters, au moment des balbutiements de ce qui deviendra l’ethnologie.

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Plus importante encore, la photographie représentant un troupeau de bêtes à cornes sur un horizon de ciel et de collines à la page 72 suscite toute une rêverie poétique sur cette liberté heureuse du père et de la mère en Afrique avant la naissance de leurs enfants, et avant la séparation de la guerre :

Ici, c’est un pays aux horizons lointains, au ciel plus vaste, aux étendues à perte de vue. Mon père et ma mère y ressentent une liberté qu’ils n’ont jamais connue ailleurs. Ils marchent tout le jour, tantôt à pied, tantôt à cheval, et s’arrêtent le soir pour dormir sous un arbre à la belle étoile, ou dans un campement sommaire […]. À Ntumbo, sur le plateau, ils croisent un troupeau, que mon père photographie avec ma mère au premier plan. Ils sont si haut que le ciel brumeux semble s’appuyer sur les cornes en demi-lune des vaches et voile le sommet des montagnes alentour.

Or, sur le cliché reproduit dans le livre, on ne voit pas la mère au premier plan. L’écrivain crée ainsi un lien perturbé et perturbant entre image et texte, sans doute justement du fait d’un recadrage a posteriori. Et sans l’imaginaire poétique suscité par la parole de Le Clézio, le cliché pourrait nous laisser indifférents : ce sont en quelque sorte les mots qui le rendent beau. Cette scène du « troupeau de bêtes à cornes de lune à accrocher les nuages » avançant lentement sur les hauts plateaux est d’ailleurs à nouveau mentionnée à la toute fin du livre comme un signe d’éternité (p. 104) : par la magie du souvenir paternel véhiculé via la photographie, elle se rejoue à chaque instant dans la mémoire de l’écrivain qui a hérité à la fois de ce cliché et d’un souvenir d’autrui qui est devenu sien. Biographie et autobiographie se frôlent une fois de plus.

Un sentiment de perplexité analogue – véracité de l’image et mensonge du texte ? Ou l’inverse ? Ou liberté de l’un par rapport à l’autre, sans qu’il faille chercher plus de « vérité » dans l’un ou l’autre ? – est provoqué par le cliché représentant une ligne de montagnes et deux palmiers se découpant sur le ciel (p. 21). Face à cette image, le lecteur-spectateur ne peut que se demander en effet si ce pourrait être un détail de l’unique photo de la maison d’Ogoja évoquée par Le Clézio à la page précédente, mais qui aurait été recadrée pour enlever la partie où figurait l’allée rectiligne avec la «monumentale Ford V 8» du père, et la maison (« Une maison ordinaire, avec un toit de tôle ondulée et, au fond, les premiers grands arbres de la forêt. »), et en changer l’atmosphère : « Il y a dans cette photo unique quelque chose de froid, presque austère, qui évoque l’empire, mélange de camp militaire, de pelouse anglaise et de puissance naturelle que je n’ai retrouvé, longtemps après, que dans la zone du canal de Panama » (ibid.). Le cliché figurant dans le livre, s’il s’agit bien du même lieu, ne suggère absolument pas cette impression de sévérité et de rectitude, comme si ne subsistait que la «puissance naturelle» dans l’image choisie.

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C’est cette force de la nature qui ressort aussi au final dans le commentaire – d’une longueur exceptionnelle – que Le Clézio donne de la photographie de paysage reproduite en double page, presque au centre du livre, photo choisie par lui de façon subjective, dit-il, pour l’émotion qu’elle lui inspire :

J’imagine son exaltation à l’arrivée à Victoria, après vingt jours de voyage. Dans la collection de clichés pris par mon père en Afrique, il y a une photo qui m’émeut particulièrement, parce que c’est celle qu’il a choisi d’agrandir pour en faire un tableau. Elle traduit son impression d’alors, d’être au commencement, au seuil de l’Afrique, dans un endroit presque vierge. Elle montre l’embouchure de la rivière, à l’endroit où l’eau douce se mêle à la mer. La baie de Victoria dessine une courbe terminée par une pointe de terre où les palmiers sont inclinés dans le vent du large. Les embruns apportés par le vent recouvrent la forêt, se mêlent à la vapeur des marécages et de la rivière. Il y a du mystère et de la sauvagerie, malgré la plage, malgré les palmes. Au premier plan, tout près du rivage, on voit la case blanche dans laquelle mon père a logé en arrivant. Ce n’est pas par hasard que mon père, pour désigner ces maisons de passage africaines, utilise le mot très mauricien de «campement». Si ce paysage le requiert, s’il fait battre mon coeur aussi, c’est qu’il pourrait être à Maurice, à la baie du Tamarin, par exemple, ou bien au cap Malheureux, où mon père allait parfois en excursion dans son enfance. Peut-être a-t-il cru, au moment où il arrivait, qu’il allait retrouver quelque chose de l’innocence perdue, le souvenir de cette île que les circonstances avaient arrachée à son coeur ? Comment n’y aurait-il pas pensé ? C’était bien la même terre rouge, le même ciel, le même vent constant de la mer, et partout, sur les routes, dans les villages, les mêmes visages, les mêmes rires d’enfants, la même insouciance nonchalante. Une terre originelle, en quelque sorte, où le temps aurait fait marche arrière, aurait détricoté la trame d’erreurs et de trahisons.

p. 61

Le Clézio donne dans ce texte une description très exacte du lieu que le spectateur voit sur la photographie (les palmiers penchés, la courbe dessinée par la baie, les vagues qui viennent déferler sur les roches noires) – sauf que la case ne se trouve pas au premier plan de l’image mais un peu en retrait par rapport aux rochers et aux galets de la plage : on peut imaginer que cette description est donnée de mémoire, sans que l’écrivain ait le cliché sous les yeux, d’où l’inexactitude ; ou supposer au contraire que le décalage est volontaire ou assumé par l’écrivain qui revendiquerait ainsi une forme de liberté de l’écrit par rapport à l’image qui en est la source. Par ailleurs la photographie ne semble pas particulièrement touchante (pas de personnes visibles qui pourraient l’humaniser, pas de nostalgie ou de tristesse explicite) ni attirante en soi pour le spectateur (cette côte caillouteuse et visiblement battue par le vent n’a notamment rien de l’idéal touristique cocotiers-sable blanc) : elle ne peut en réalité le devenir que parce que Le Clézio y injecte de l’émotion par ses mots. Des informations sont données aussi dans le commentaire sans qu’elles soient perceptibles à la simple vue de la photographie, par exemple le fait que le lieu soit un estuaire. Inversement, une incertitude flotte aussi bien dans le texte que dans l’image sur le moment et la météorologie. Le Clézio parle seulement de vent constant et d’embruns, et le cliché, avec son ciel très clair, presque blanc, ne permet pas de percevoir précisément à quelle heure de la journée il a été pris, et si le temps était beau ou brumeux. Ce qui est toutefois le plus frappant dans ce jeu entre mots et images, c’est le côté universel que Le Clézio donne à la photographie : prise sur une terre africaine, elle pourrait tout aussi bien l’avoir été sur Maurice, qui selon lui – et il émet l’hypothèse que son père pensait de même – s’en rapproche non seulement par sa géographie, mais aussi par ses habitants, et par sa dimension de virginité sauvage. Il ne s’agit pas d’une idéalisation d’un utopique paradis sur terre, mais de la reconnaissance d’une réalité fondamentale, celle d’un lieu primordial où toute histoire humaine peut commencer, ou plutôt recommencer en retrouvant son « innocence perdue ».

Cette appréhension d’une « terre originelle », que Le Clézio donne à voir et à lire loin de tout effet de pathos et de couleur locale, se fait précisément jour dans l’interstice entre texte et image, par un effet de confusion spatio-temporelle et selon des parcours qui s’écartent de la logique linéaire de la lecture traditionnelle.

À la fin du livre, Le Clézio affirme son refus de la nostalgie d’une part et de l’exotisme d’autre part[10]. Il s’agit pour lui d’exprimer quelque chose de plus viscéral, de plus intuitif, et en ce sens le lecteur perçoit bien que les images viennent au secours des mots. L’écrivain joue évidemment de l’ambiguïté de toute image, qui par nature est polysémique. Ce qu’on voit simplement, sans qu’un commentaire nous aide à décrypter cette image, favorise en effet l’essor de l’imagination. Les photographies, en nous offrant de la « substance », une « connaissance charnelle de l’Afrique » pour reprendre les termes mêmes de Le Clézio (p. 103) tout en nous laissant libres dans notre interprétation et dans les rapprochements à faire entre texte et illustrations, nous invitent ainsi sans doute d’une certaine façon à écrire nous-mêmes ce que le livre ne dit pas.

Par leur inscription originale au fil des pages, les illustrations proposent en quelque sorte au lecteur une autre trajectoire que celle du texte, une cartographie imaginaire. La position des images dans le livre met en effet en place un parcours distinct de celui de la lecture, le redoublant, l’enrichissant, le croisant de temps à autre, depuis la carte liminaire, avant même le texte, à la photographie figurant après la dernière phrase du livre et représentant sans doute le père de dos, traversant une rivière sur son cheval. Faut-il y voir l’image de l’éloignement définitif de ce dernier dans le temps et la mort ? Ou plutôt simplement l’image d’un homme aux semelles de vent, se définissant plus par son mouvement que par sa parole[11] ? C’est en tout cas l’affirmation d’une forme de puissance des images qui encadrent littéralement les mots. Et de fait, si Le Clézio clôt son livre sur « [sa] mère africaine » (p.104), c’est bien sur le père africain qu’il revient discrètement par le biais de cet ultime cliché, sans doute le plus bel hommage possible à cet homme discret et mal compris.

Par ailleurs, beaucoup d’illustrations, on l’a dit, ne sont pas évoquées directement dans le texte : faut-il pour autant les considérer comme des images sans lien aucun avec ce dernier ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une délégation auctoriale ? On a le sentiment que Le Clézio laisse son lecteur construire lui-même un lien librement et subjectivement et donne ainsi à chacun l’entière responsabilité des rapports qu’il tissera entre texte et images. Ainsi, certaines photographies ne sont pas explicitement décrites ni même évoquées mais peuvent pourtant être mises en rapport avec des passages du texte, éventuellement situés loin dans le livre. C’est le cas pour la photographie des trois Africains drapés dans des étoffes qu’on devine colorées, coiffés de plumes ou de palmes, dont la gestuelle semble correspondre à une danse (p.18) : sans explication accompagnant cette image, le lecteur suppose qu’ils pourraient être des sorciers… Mais, beaucoup plus loin, le texte contredit cette hypothèse sans toutefois l’infirmer de façon claire et nette. Le Clézio évoque en effet un épisode où le District Officer et les officiers de Sa Majesté sont venus décorer le roi de Bamenda :

Une photo prise par mon père, sans doute un peu satirique, montre ces messieurs du gouvernement britannique, raides dans leurs shorts et leurs chemises empesées, coiffés du casque, mollets moulés dans leurs bas de laine, en train de regarder le défilé des guerriers du roi, en pagne et la tête décorée de fourrure et de plumes, brandissant des sagaies.

p.64

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Si la photographie publiée est bien un détail de ce cliché, on pourrait interpréter ce recadrage comme une manifestation posthume d’hommage au père irrévérencieux, le fils faisant lui-même complètement disparaître de l’image ces officiels détestés. Toujours est-il que le texte est situé si loin de l’image, sans mise en rapport explicite, que le lecteur n’en peut rester qu’à une hypothèse.

Le rapprochement entre texte et image peut devenir toutefois beaucoup plus subjectif, le lecteur faisant lui-même le lien entre un récit et une photographie qui s’en trouve proche ou lointaine, mais toujours avec la conscience de la ténuité et peut-être du caractère fallacieux de ce lien. Par exemple, le cliché sur lequel figure un vieillard, visage levé, regard un peu perdu – peut-être est-il aveugle ? – se trouve matériellement proche du passage où Le Clézio évoque la souffrance et l’angoisse peut-être encore plus terrible des malades africains que son père tentait de soigner avec des moyens dérisoires, de plus en plus éloigné d’eux par excès de travail et par manque de temps pour dialoguer (p. 83). En même temps, l’expression de ce vieil homme peut sembler au contraire assez sereine, presque illuminée même, comme par une vision intérieure – les aveugles, les muets, les sourds sont souvent des voyants chez Le Clézio, on le sait bien… Ainsi, l’illustration et les mots s’enrichissent et se nuancent de connotations opposées.

De la même façon, la photographie en plan rapproché de l’enfant africain nu, le bas du visage marqué de scarifications, serré de près par des corps également nus, notamment une poitrine de femme (p. 93), nous frappe doublement, à la fois par l’intensité de ce regard d’enfant et par l’étrangeté du cadrage assez serré, qui prive tous les autres personnages de leur visage. Pourrait-il s’agir d’un recadrage par l’écrivain ? Ou bien s’agit-il d’un choix délibéré du photographe ? Le Clézio ne nous en dit rien. Un tel cliché est inhabituel, inattendu, perturbant même ; il accentue le côté insistant de ce regard juvénile et en même temps si mûr. Cette photographie est à interpréter en soi et pour soi dans toute sa dimension énigmatique - et on sait encore une fois l’importance, chez cet écrivain, des enfants, qui détiennent souvent la mémoire et les secrets du monde, oubliés par les adultes[12]. Mais à y bien réfléchir, elle entre aussi en rapport avec le début du récit qui affirme l’importance du corps et l’effacement des visages en Afrique[13]. L’image montrant précisément une tête d’enfant semble ainsi venir contredire les mots, mais ces derniers nous amènent peut-être inversement à être plus sensibles à la clôture mystérieuse de ce visage qui nous reste inaccessible[14]. La présence discontinue des images au fil du texte invite ainsi le lecteur devenu spectateur à un autre parcours, non linéaire.

De façon plus déconcertante encore, Le Clézio met aussi en scène des images et du texte qui se répondent sans se correspondre exactement : c’est le cas avec la photographie non commentée des deux enfants noirs au bord d’une rivière, tournés vers l’objectif (p. 11), photo prise vraisemblablement en Afrique : elle semble en effet un possible écho de l’évocation dans le texte un peu plus loin, de deux enfants indiens à l’embouchure de la rivière Demerara, en Guyane anglaise (p. 52) – ces deux enfants indiens figurent-ils eux-mêmes sur cette autre photographie évoquée quelques lignes plus tôt (mais non reproduite dans le livre), où apparaît l’étrave de la pirogue remontant la rivière ? Ou bien s’agit-il de la description d’un autre cliché du père ? Le texte ne le dit pas clairement. Toujours est-il que la description de la photographie est troublante, tant par les effets d’échos entre ces différentes situations et époques, que par sa dimension d’hypotypose :

Et sur une plage, où viennent mourir les vagues du sillage, deux enfants indiens me regardent, un petit garçon de six ans environ et sa soeur à peine plus âgée, tous deux ont le ventre distendu par la parasitose, leurs cheveux très noirs coupés « au bol » au ras des sourcils, comme moi à leur âge.

ibid.

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Comparée à cette description des petits Guyanais, la photographie des deux enfants noirs, assez sombre, ne permet pas de distinguer l’âge, l’état de santé ou le sexe des deux enfants, ni de discerner clairement leur expression. Mais le jeu entre mots et image crée un effet de proximité, comme une sorte de circularité du temps et de l’espace. Cet effet accentué par le recours dans le texte au présent de l’indicatif et à la première personne du singulier (« me regardent ») semble ainsi rapprocher les deux enfants de Guyane, les deux petits Africains, et le jeune Le Clézio lui-même.

Il semble ainsi que les images tissent aussi les mots entre eux, même à plusieurs pages de distance, pont ambigu hors du langage, qui permet peut-être d’une certaine façon de dépasser l’indicible, d’exprimer le non-dit…

C’est enfin à partir d’une image très différente des autres illustrations – la carte manuscrite du territoire de brousse dont le père était responsable, que se met en place un autre parcours dans le livre, autour des noms de lieux[15]. Le Clézio a sans doute choisi de ne reproduire qu’une partie de la carte établie par son père, car cette dernière semble coupée sur la gauche. Elle occupe une position stratégique dans l’ouvrage, puisqu’elle figure juste après la première de couverture, avant même la page de titre, et donc avant que le texte ne commence. Peut-être faut-il y voir une manière pour Le Clézio de mettre son écriture sous le patronage de la seule trace graphique paternelle qui subsiste. En tout cas cette trace manuscrite présente une dimension émouvante, en tant qu’elle constitue l’inscription concrète du père dans le livre. On est en effet frappé par la présence physique du papier, légèrement chiffonné, qui porte des traces de pliure, qu’on imagine utile, manipulé, ouvert et refermé régulièrement, conservé peut-être dans une poche au contact même du corps – ce dernier, on l’a vu, s’affirmant de façon si forte chez Le Clézio, et dans ce livre en particulier. Il s’agit d’une carte inutile au lecteur si l’on en reste à une logique purement informative. L’écrivain mentionne à plusieurs reprises cette carte :

Les précisions indiquées sur la carte donnent la vraie dimension de ce pays, la raison pour laquelle il l’aime : les passages à gué, les rivières profondes ou tumultueuses, les côtés à gravir, les lacets du chemin, les descentes au fond des vallées qu’on ne peut faire à cheval, les falaises infranchissables. Sur les cartes qu’il dessine, les noms forment une litanie, ils parlent de marche sous le soleil, à travers les plaines d’herbes, ou l’escalade laborieuse des montagnes au milieu des nuages : Kangawmeri, Mbiami, Tanya, Ntim, Wapiri, Ntem, Wanté, Mbam, Mfo, Yang, Ngonkar, Ngom, Nbirka, Ngu, trente-deux heures de marche, c’est-à-dire cinq jours à raison de dix kilomètres par jour sur un terrain difficile.

p. 67-68 ; voir aussi p. 73

Même s’il s’agit des parcours réels de son père dans la brousse et de leurs étapes, ces noms énumérés de façon obsessionnelle au fil des pages sans renvoyer forcément à la carte (ou plutôt aux cartes, puisque visiblement celle qui est reproduite n’est pas unique), ne peuvent rien signifier pour nous, sauf à stimuler puissamment notre imaginaire par leur dimension musicale énigmatique[16] et par le commentaire qui les accompagne. Et à cet égard il est sans doute significatif que Le Clézio ait choisi de ne reproduire aucune photographie des ces lieux extraordinaires, ce qui aurait fixé et finalement éteint notre imagination. Cette carte frappe ainsi par son réalisme, et, en même temps, elle représente à nos yeux une sorte de pays onirique. Ce dernier étant rendu presque plus mystérieux par les lignes de pointillés qui joignent ces noms tracés soigneusement en petites majuscules, correspondant aux trajets du médecin de brousse (qui indique d’ailleurs le long de certaines lignes la durée du temps de parcours (« 3.H »), ou même sa difficulté (« very bad »). Elles constituent autant de trajectoires virtuelles, sans que nous soyons en mesure d’associer des images précises de paysages à cette présentation désincarnée d’un lieu pourtant si chargé dans le livre d’émotions, de sensations, de mémoire[17] : cette carte permet d’une certaine façon de signifier au seuil de l’oeuvre ce que sera au fil des pages cette paradoxale (et peut-être frustrante) présence-absence à la fois du père et de l’Afrique elle-même… La figure (le père) et le territoire (l’Afrique) se voient de la sorte cernés peut-être mieux par ces lignes pointillées que par des mots forcément insuffisants.

Tous les passages où sont évoqués la carte et les lieux parcourus entrent ainsi de façon émouvante en écho avec la découverte finale que fait Le Clézio au moment de clore son livre :

C’est en l’écrivant que je le comprends, maintenant. Cette mémoire n’est pas seulement la mienne. Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma naissance […]. La mémoire des instants de bonheur, lorsque mon père et ma mère sont unis par l’amour qu’ils croient éternel. Alors ils allaient dans la liberté des chemins, et les noms de lieux sont entrés en moi comme des noms de famille, Bali, Nkom, Bamenda, Banso, Nkongsamba, Revi, Kwaja. Et les noms de pays, Mbembé, Kaka, Nsungli, Bum, Fungom. Les hauts plateaux où avance lentement le troupeau de bêtes à cornes de lune à accrocher les nuages, entre Lassim et Ngonzin.

p. 104

S’il est possible d’identifier quelques noms sur le fragment de carte reproduit dans le livre, l’essentiel est surtout ici l’aveu de l’appropriation de cette «mémoire qui a précédé le temps de [sa] naissance» – et aussi de cette géographie du père médecin – par le fils écrivain. Les noms de lieux et de pays étant symboliquement « entrés en [lui] comme des noms de famille », il en devient alors le dépositaire, se fait lui-même carte géographique, et c’est ainsi que le « troupeau de bêtes à cornes de lune » peut marcher pour toujours dans sa mémoire et dans celle du lecteur, entre Lassim et Ngonzin[18].

En définitive, les images de ce livre – peut-être plus encore que les mots – se caractérisent par leur pouvoir évocateur et mystérieux du père mais aussi de l’Afrique qui est indissociable de ce dernier, et par une mise en relation complexe avec le texte, le lien qui se noue entre eux tenant plus souvent de l’implicite et de la subjectivité que du souci d’information documentaire ou simplement d’illustration proprement dite. Dans cette biographie qui fait remonter ses propres souvenirs au fil d’une enquête contemporaine de l’écriture, Le Clézio demande ainsi peut-être plus que dans ses autres ouvrages la participation du lecteur dans l’acte de création de l’oeuvre, chacun s’y frayant son propre parcours entre texte et images.