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Depuis plusieurs décennies déjà, les critiques ont cessé de considérer la relation texte/image en termes d’émulation (la fameuse formule « Ut Pictura Poesis » d’Horace) ou de rivalité (le non moins célèbre « Paragone » de Léonard de Vinci) pour la repenser en termes d’interaction dynamique, de dialogue fertile, de translation ou de traduction. Si la romancière et critique britannique contemporaine A.S. Byatt ne cesse d’explorer cette interaction, tant dans ses récits de fiction que dans ses écrits théoriques, c’est dans son recueil de nouvelles datant de 1993, The Matisse Stories, que sa fascination pour les rapports entre le verbal et le visuel s’exprime avec le plus d’éloquence. Plus qu’un simple hommage au grand maître du modernisme, le recueil dans son ensemble peut se lire comme une tentative pour questionner les distinctions établies traditionnellement entre les arts soeurs en produisant un objet hybride ou « iconotexte » relevant des deux modes d’expression. Dans chacune des trois nouvelles, un concept central, le cadrage, par exemple, pour la première nouvelle, « Medusa’s Ankles », ou la couleur pour la seconde nouvelle, « Art Work », peut servir à éclairer ces variations radicales et à envisager des questions plus larges d’esthétique ou de représentation littéraire.

Cet essai se propose d’examiner la façon dont la troisième et dernière nouvelle du recueil, « The Chinese Lobster », s’articule autour du concept central de « distorsion », au double sens de « déformation physique produite par une torsion » et de « déformation langagière », « interprétation abusive » ou « représentation faussée » (Dictionnaire Robert de la langue française). En analysant les nombreuses distorsions verbales, picturales et corporelles présentes dans le texte, je me propose de montrer comment ce récit non seulement énonce, pour mieux s’en moquer, des questions de genre très en vogue, mais également nous aide à repenser la relation texte/image en termes de transgression ou plutôt de « distorsion », celle, délibérée, de deux codes sémiotiques pré-existants – le verbal et le visuel – afin de produire une nouvelle forme intermédiale ou iconotextuelle. Plus généralement, cette nouvelle nous permet de reconsidérer la représentation littéraire en termes d’une inévitable « distorsion » ou « représentation faussée », toute représentation contenant par essence son propre échec.

Cette incursion, le temps de la nouvelle, dans l’univers du difforme, du grotesque et du monstrueux, ou encore de ce que Bataille qualifie d’«informe» (voir Bataille, « Conversations on the Informe and the Abject », 1993), va nous conduire à examiner ce que Kristeva, dans Les Pouvoirs de l’horreur, nomme le royaume de « l’abjection », et tout particulièrement l’abjection dans la relation qu’elle entretient avec son contraire, le sublime, tel que celui-ci a été théorisé par Pseudo-Longin (c. 250), Burke (1757) ou Kant (1892) et, plus récemment, par Lyotard (1988). En effet, en se présentant comme une traversée symbolique et cathartique de l’abjection et de la mort avant une renaissance à caractère épiphanique au miracle de la vie grâce à l’art de Matisse, la nouvelle « The Chinese Lobster » peut se lire comme une célébration non seulement de Matisse mais aussi de ce que l’on peut appeler «le sublime de l’art» en général. Comme l’explique Kristeva dans Soleil noir, ce qui fait la spécificité de l’art, c’est sa capacité à exprimer l’irreprésentable de la mort à travers une dissociation – ou « distorsion » – de la forme (Kristeva 1987 : 38). Ce qui fait également la spécificité et le sublime de l’art, comme le souligne Lyotard dans La Condition postmoderne, c’est sa capacité à « faire voir qu’il y a quelque chose qui ne peut pas être vu » (Lyotard 1979 : 78). Cette lecture permet ainsi une ré-interprétation possible de l’ensemble du recueil des Matisse Stories comme trois expérimentations dans le domaine de l’intermédialité visuelle et verbale qui posent précisément le problème de la tentation et de l’impossibilité de rendre compte de ce « sublime de l’art ».

1. Distorsions verbales, picturales et corporelles

Le récit a pour point de départ un cas supposé de harcèlement sexuel où une étudiante suicidaire et anoréxique, Peggi Nollett, porte plainte auprès de la doyenne des études féminines, le docteur Himmelblau, contre son directeur de thèse, Perry Diss, professeur invité renommé spécialisé en histoire de l’art. Comme l’étudiante l’explique dans sa lettre à la doyenne, sa thèse, qui porte sur « Matisse et le corps féminin[1] » a pour objet de « dé-tordre » («undistort», Byatt : 103) ce qu’elle ressent comme des « distorsions » (Byatt : 102) sexistes du corps féminin. Ces distorsions, selon elle, prennent la forme d’une « accumulation » de chair sur « certaines Parties[2] » du corps de la femme « qui plaisent particulièrement aux Hommes », distorsions ayant pour conséquence des « Cuisses gonflées de façon grotesque et de gros Ventres » (Byatt : 102). Cette lecture de Matisse radicalement féministe représente, pour son directeur de thèse, un amalgame de tous les tableaux de Matisse qui se réduirait à un « monstrueux cadavre féminin sauvagement agressé par la gent masculine » (Byatt : 113). Ce viol du corps féminin par les ciseaux de l’artiste misogyne – en référence aux découpages en papier de Matisse dans la dernière partie de sa vie – est présenté par Peggi comme une forme de torture similaire à celle que la Gestapo infligea pendant la Seconde Guerre mondiale à « Madame Matisse » et à sa fille, les tortionnaires ayant utilisé des « ciseaux identiques » (Byatt : 104). Ce viol est aussi, selon elle, la conséquence de la volonté de l’ordre phallocratique de réduire au silence le corps féminin, comme en attestent à la fois sa façon d’écrire l’adjectif « MUET » en lettres majuscules et ses dessins au crayon de « lèvres buccales ou vaginales, nul ne saurait le dire », « parfois entrouvertes, parfois fermées hermétiquement » (Byatt : 100-101). Cette violence monstrueuse faite au corps féminin par des mâles lubriques et tout puissants fait écho à l’épigraphe picturale qui ouvre le récit, un dessin de Matisse intitulé Nymphe et Faune, 1931-2, représentant une créature bestiale en train de violer une jeune femme, ce qui place ainsi d’emblée le récit sous le signe du viol et de la violence. Elle fait également écho au prétendu commentaire qu’aurait adressé à Peggi Perry Diss à propos de « la chaleur et de la sensualité humaines[3] » que ressentaient mutuellement les peintres et leurs modèles dans l’atelier de l’artiste « au bon vieux temps » (Byatt: 104), après avoir, d’après elle, tenté de la molester, comportement que semble suggérer le nom même du professeur, « Diss », abréviation communément utilisée en argot afro-américain pour signifier « to disrespect », « manquer de respect ». Dans cette perspective, Matisse et, par extension, tous les artistes de sexe masculin, sont décrits comme des monstres pervers dont il est, selon Peggi, nécessaire de « reprendre », « revoir » ou « ré-arranger » (Byatt: 103) les oeuvres afin de restaurer un ordre originel pré-lapsarien qui coïnciderait avec la forme « non encore déformée », c’est-à-dire « non encore violée », du corps féminin. La description que fera par la suite Diss de l’atelier de Peggi révèle de quelle manière les oeuvres de celle-ci, selon elle « une série de travaux multimédias intitulés “Effacements et Dé-distorsions” » (« Erasures and Undistorsions »), et selon lui des affiches « profanées » des oeuvres de Matisse (Byatt : 111), mettent littéralement en application ce projet politique en effaçant ou en altérant le travail de Matisse.

L’ironie du récit repose sur le fait que Peggi est l’incarnation même de ces distorsions, tant au sens figuré qu’au sens littéral. Son travail en tant qu’artiste, qu’elle considère comme une façon de rectifier les formes, de « dé-tordre » les distorsions, est décrit par Perry Diss comme « horrible », les affiches de Matisse ayant été « souillées » et « avilies » par « ce qui s’apparente à de la matière organique, sang, ragout de boeuf ou excréments » (Byatt : 111), au point d’en être réduites à des « croûtes » qui, en « ressemblant », voire en «étant» « des projections de tomates », « d’oeufs » ou de « merdes en forme d’énormes croix gammées » (Byatt : 111-112), sont l’équivalent du « caca » (Byatt : 112), des « détritus » ou des « flaques de merde » (Byatt : 114) emblématiques d’une idéologie ultra-féministe pour lui indubitablement «merdique». Ce qui est intéressant, c’est que la « monstruosité » de cet art coprophilique se reflète dans les nombreuses déformations ou distorsions textuelles que renferme la lettre adressée par Peggi à la Doyenne, lettre elle-même souillée par ce qui ressemble fort à des taches de graisse, de sang, d’eau et d’encre (Byatt : 99). En plus de son apparence souillée, la lettre contient d’innombrables erreurs d’orthographe, de grammaire et de ponctuation, ainsi que des effets visuels gênants et choquants avec, pour citer un exemple, le recours à des termes très polémiques écrits en italiques tels que « Con » ou «Moule» (« Cunt ») (Byatt : 102), ou à des abréviations, mots en gras et en majuscules entremêlés de minuscules dessins représentant quelque chose qui s’apparenterait à des lèvres vaginales couvertes de poils (Byatt : 100-104). Enfin, Peggi Nollett « incarne » littéralement ces distorsions textuelles et picturales en dissimulant son corps anorexique quasi « squelettique » (Byatt : 118) sous d’imposantes couches de vêtement au point de ressembler à ce que son directeur de thèse qualifie de « pomme de terre pourrie », ses bras et des jambes semblables à des « momies enveloppées de bandelettes », « rendues énormes par la quantité d’attaches et de cordelettes », ses cheveux pareils à «une vieille poêle à frire qu’on aurait conservée avec soin, sans jamais recouvrir d’eau la graisse qu’elle contenait» (Byatt : 115). Ce qui est en jeu ici, c’est une double distorsion aussi ironique que tragique du corps même de Peggi, distorsion due, dans un premier temps, à son refus de s’alimenter au nom d’une forme idyllique « sans distorsion » – cette forme pure à laquelle aspire l’anoréxique et qu’il ou elle ne peut atteindre que dans et à travers la mort – et, dans un second temps, à cet empilement de couches de vêtements qui tente de « dé-tordre » la distorsion anoréxique.

2. L’informe et le grotesque

Cette description de Peggi Nollett est intéressante dans la mesure où celle-ci incarne les trois aspects du grotesque décrits par Frances Connelly dans son ouvrage Modern Art and the Grotesque. L’aspect « ornemental » du grotesque, que Horace associe dans L’Art poétique à des images ornementales chaotiques et excessives, se retrouve dans l’image que projettent les multiples épaisseurs portées par Peggi. L’aspect « carnavalesque » de Bakhtine – par lequel le grotesque s’applique aux corps en plein exercice, engagés en des activités prosaïques où interviennent sang, sueur et matières fécales – est mis en évidence par la façon dont Peggi souille à la fois toile et papier. Enfin, l’aspect « emblématique » du grotesque, qui est le propre du langage imagiste – les fameux « monstres poétiques » de Giambattista Vico –, caractérise la lettre couverte de dessins que Peggi adresse à la Doyenne. Peggi devient ainsi l’incarnation littérale et métaphorique du grotesque dans le texte, en figurant l’absence de forme ou « l’informe », pour reprendre les termes de Bataille. Et pourtant, ce que suggère surtout cette description de Peggi Nollett, c’est ce que Kristeva dans Les Pouvoirs de l’horreur appelle l’abject, une catégorie de (non) être qu’elle définit comme étant « ni sujet, ni objet » (Kristeva 1980 : 9), par laquelle la qualité de sujet est menacée (« je suis en train de devenir un autre au prix de ma propre mort » (Kristeva 1980 : 11)), description qui correspond précisément au corps « squelettique » et « en déréliction » de Peggi. Cette façon qu’a Peggi de s’abandonner aux pouvoirs de l’abjection, comme en atteste sa fascination pour « l’abjection excrémentale » (Byatt : 108) dans son art ou son aversion pour la nourriture, « la forme d’abjection la plus élémentaire et la plus archaïque », selon Kristeva (Kristeva 1980 : 10), est renforcée par ce que nous apprenons dans la seconde lettre, plus personnelle cette fois, que Peggi adresse à la doyenne, et dans laquelle elle confesse sa fascination pour la mort en se percevant comme « un corps dans un sac noir » (Byatt : 106), l’exemple même, dans toute son horreur, de ce que Kristeva appellerait un « corps lépreux » ou « corps pourrissant » (Kristeva 1980 : 120). Le Docteur Himmelblau confirme un peu plus tard l’existence de cette pulsion de mort chez Peggi en informant Perry des deux « tentatives de suicide » (Byatt : 108) de son étudiante.

3. Traversée de l’abjection

Au fil du récit, nous nous retrouvons ainsi témoins d’une véritable traversée de l’abjection, dans un premier temps par la lecture des lettres souillées que Peggi envoie à la doyenne, puis par la description que fait Perry Diss de l’atelier « répugnant » de Peggi (Byatt : 111). Cette descente métaphorique dans l’univers de l’abject et du morbide se reflète structurellement par le cheminement des protagonistes pénétrant dans un monde où la mort est littéralement décrite comme « en train d’avoir lieu ». Ce phénomène s’observe lorsque le docteur Gerda Himmelblau pénètre dans le restaurant chinois où elle a rendez-vous avec Perry Diss afin d’évoquer avec lui la plainte de l’étudiante à l’égard de ce dernier. Tout comme son collègue quelques instants plus tôt, elle marque une pause à l’entrée devant un bassin contenant des Saint-Jacques, des crabes et une langouste luttant pour leur survie dans un univers « irrespirable » (Byatt : 96) où, par manque d’air et d’espace, ils en sont réduits à se tordre dans tous les sens avant de s’effondrer dans un sifflement silencieux semblable à un « cri » (Byatt : 96). Ce qui s’expose dans ce pseudo aquarium est sans aucun doute une mort en direct programmée dès le départ : « la langouste était, est, et ne sera bientôt plus, d’un bleu-noir brillant » (Byatt : 96). En effet, à la fin du récit, lorsque les deux protagonistes marquent une nouvelle pause devant le bassin à leur sortie du restaurant, les Saint-Jacques sont désormais « bel et bien mortes » (Byatt : 134), tandis que les crabes et la langouste poursuivent leur lente et longue agonie, « encore en vie, tous autant que les autres, mais plus lents, respirant avec difficulté en sifflant et en faisant des bulles, déplaçant leurs pattes et leurs pinces, l’oeil vitreux » (Byatt : 134). Le récit est ainsi encadré par la mort et l’agonie, la suffocation littérale des crustacés représentant une mise en abyme métaphorique de ce que les protagonistes eux-mêmes s’apprêtent à vivre, à savoir une traversée de la mort et de l’abjection incarnée par Peggi Nollett. D’ailleurs, telles des portes s’ouvrant en enfilade au cours de cette descente aux enfers symbolique, le monde abject de Peggi est à son tour, comme l’était le bassin à crustacés un peu plus tôt dans le récit, une clé qui permet au docteur Himmelblau d’explorer sa propre fascination pour la mort. Alors qu’elle évoque avec son collègue les pulsions suicidaires de Peggi, nous voyons Gerda aux prises avec sa propre attraction morbide, présentée comme une réaction en chaîne au récent suicide de son amie Kay, lui-même déclenché par celui de sa fille. Malgré l’affirmation de Gerda, du vivant de son amie Kay, selon laquelle « le suicide ne se transmet pas » (Byatt : 129), elle comprend maintenant que « cela est possible. Elle en est désormais convaincue. C’est à son tour maintenant » (Byatt : 129). Et cette première prise de conscience s’accompagne d’une seconde, la certitude que Perry Diss, lui aussi, a vécu une expérience similaire et pénétré dans « l’antichambre de la mort, nue et blanche » (« the white room of death ») (Byatt : 129) : les « cicatrices déjà anciennes qui se voyaient sur ses poignets, des cicatrices bien nettes qui attestaient de sa détermination sur le moment » (Byatt : 130) sont là pour témoigner de ce tête-à-tête désormais lointain avec l’abjection de la mort, qui est aussi, pour reprendre les termes de Kristeva, « une abjection de soi » (Kristeva 1980 : 13).

4. Abjection et résurrection

Toutefois, comme l’explique Kristeva dans Les Pouvoirs de l’horreur, l’abjection ne saurait être vue simplement en terme d’exclusion, d’aliénation et de destruction. L’abjection peut être aussi régénératrice, à l’issue d’un processus qui s’apparente étroitement à une cure analytique aux effets cathartiques (Kristeva 1980 : 35). La renaissance à la vie est en effet possible «avec et contre l’abjection» (Kristeva 1980 : 39). Pour citer Kristeva, «l’abjection est une résurrection qui passe par la mort», une « alchimie qui transforme la pulsion de mort en un sursaut de vie, de nouvelle signifiance » (Kristeva 1980 : 22). Dans « The Chinese Lobster », l’art est l’agent de cette résurrection, sous la forme à la fois du peintre Matisse, qui se qualifiait lui-même de « ressuscité » après la « terrible opération » (Byatt : 131) qu’il avait subie, et de son tableau intitulé La Porte noire, que Perry mentionne à Gerda vers la fin du repas. Dans ce tableau inondé, voire saturé de lumière et de couleur, « citron », « cadmium », « blanc », « rouge cardinal », « jaune ocre » et « rouge écarlate » (Byatt : 131), il ne faut pas voir la porte noire, comparativement toute petite, située dans l’angle supérieur gauche de la toile et à l’arrière-plan de la scène dépeinte – une femme assise nonchalamment dans un fauteuil – comme un symbole négatif de mort ou de perte, la porte qui conduirait aux ténèbres et à l’anéantissement, mais précisément ce qui rend possible le triomphe de la lumière, de la vie et de la couleur, le noir représentant pour Matisse, comme le rappelle Gerda, « la couleur de la lumière » (Byatt : 131), c’est-à-dire la couleur qui absorbe complètement la lumière. Tandis que le texte met en scène une chaîne complexe d’associations liant Matisse le ressuscité à Jésus, la figure de la résurrection dans la tradition judéo-chrétienne, après leurs expériences respectives de la chirurgie et de la mort, le corps opéré de Matisse avec celui, torturé, de Jésus sur la croix, et les ténèbres de la mort avec celles de l’appartement de Matisse et de sa cécité imminente, la porte noire devient la métaphore de cette traversée de la mort nécessaire avant la résurrection et le retour à la vie. A cet égard, la mort peut être vue comme cette partie constitutive du soi avec laquelle il faut composer et qu’il faut accepter pour que la vie soit possible. De la même façon, du fait de l’influence cathartique qu’exerce la porte noire du tableau – qui n’est plus perçue comme la porte ouvrant sur les sombres pulsions de mort du docteur Himmelblau, comme la porte faisant « [disparaître] du monde la couleur[4] » (Byatt : 129), mais comme la porte menant à une possible régénérescence – Gerda peut faire l’expérience d’une véritable renaissance à la beauté de la vie par le biais d’une sorte de nouvel éveil épiphanique à la lumière, à la couleur et aux sens : « Oh, quelle licieuse matinée. Quelle licieuse journée », s’exclame-t-elle à la fin du récit, embrassant Perry Diss sur la joue « d’un geste qui ne lui était absolument pas coutumier » (Byatt : 134). Son émerveillement devant le miracle de la vie, rendu par la répétition de l’adjectif « délicieuse » et son accentuation appuyée, rappelle la recherche que menait Matisse, en quête de la «volupté silencieuse» de la peinture, ainsi que le désir de ce dernier de retrouver et d’exprimer à travers son oeuvre la « virginité du monde » ainsi qu’un sentiment de «volupté sublimée» (Néret 1999 : 166). Cette expérience quasi religieuse ou mystique, proche de celle qui, par le passé, avait conduit Perry Diss à considérer Matisse comme « sacré », et qui rappelle elle-même « l’émerveillement presque religieux de Matisse devant la vie » (Flam 1973 : 38), la «religion du bonheur» (Néret 1999 : 64) qui était la sienne, est l’expérience soudaine d’une double rencontre avec d’un côté, l’indicible de la vie – ce « terrible bleu du ciel » (Byatt : 123) évoqué par Perry Diss – et de l’autre, l’indicible de l’art. Et parce qu’ils sont tous deux ressentis simultanément comme des «événements» épiphaniques, comme quelque chose qui soudain « arrive » à Gerda, nous pouvons les qualifier, pour reprendre les termes de Lyotard, de « sublime de la vie » et de « sublime de l’art », Lyotard dans La Condition postmoderne définissant le sublime non pas seulement comme la combinaison du plaisir et de la douleur à la manière de Burke et de Kant, mais comme ce qui a « valeur d’événement » (Lyotard 1979 : 81). Comme l’explique Lyotard dans L’Inhumain, la capacité de l’art consiste à « faire voir ce qui fait voir, et non ce qui est visible » (Lyotard 1988 : 113), à « faire voir qu’il y a de l’invisible dans le visuel » (Lyotard 1988 : 138). Dans le cas qui nous occupe, ce que rend visible la « Porte noire » de Matisse à travers sa représentation et sa célébration de la vie, c’est précisément l’indicible de la mort, le « sublime de la mort », dont « la délicieuse horreur », pour reprendre l’expression de Burke, est soudain révélée à Gerda alors qu’elle est l’objet d’une épiphanie personnelle qui n’est pas sans rappeler la notion de « sublime personnalisé » utilisée par Burke. Grâce à une sorte de pacte qui rappelle celui qu’elle finit par conclure avec Perry Diss concernant le sort de Peggi Nollett (qui se contentera de changer de directeur de thèse), Gerda peut désormais, en toute sécurité, apprécier la terrible abjection ou le terrible sublime de la mort au sens kantien du terme, avec le recul de la vie retrouvée, sans courir le risque de s’y noyer. Ou peut-être a-t-elle tout simplement appris à accepter sa condition d’être humain, que l’on peut voir précisément comme un pacte que l’on scelle avec la mort, en acceptant la mort et l’abjection comme constitutives du soi, et ce de façon inhérente.

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5. Distorsion ontologique et sublime de l’art

Par conséquent, tandis que Peggi incarnait la distorsion dans ses manifestations textuelles, picturales et corporelles, Gerda devient l’objet de ce que Lyotard dans L’Inhumain nomme « une dislocation ontologique » (Lyotard 1988 : 110), ou de ce que nous pourrions nommer une « distorsion ontologique », provoquant, selon lui, le « sentiment du sublime » (Lyotard 1988 : 111), sentiment qui se traduit par une « intensification des capacités d’émotion et de conception » (Lyotard 1988 : 112) du sujet. Cette renaissance de Gerda au miracle de la vie après sa traversée métaphorique de l’abjection et de la mort peut se lire comme la preuve directe de cette intensification, intensification elle-même provoquée par la distorsion de la réalité qu’opère Matisse dans son oeuvre. La distorsion devient alors un concept-clé pour rendre compte d’un texte qui, en faisant partie d’un recueil au titre ambigu, The Matisse Stories, «Histoires pour Matisse», « Histoires de Matisse », « Histoires autour de Matisse », et en débutant par une épigraphe picturale sous la forme d’un dessin à l’encre (Nymphe et Faune de Matisse), se présente d’emblée à la croisée du verbal et du visuel et, par là-même, comme opérant une distorsion par rapport à un texte plus conventionnel n’utilisant que des mots. Par ailleurs, l’épigraphe picturale elle-même suggère cette distorsion ou déformation, déformation de la représentation traditionnelle des faunes ou satyres violant des nymphes, telle qu’on peut la trouver dans d’autres tableaux ou dessins de Matisse, tels que Nymphe et Satyre ou L’Après-midi d’un faune, où la nymphe est représentée sous les traits d’une victime terrifiée qui oppose au faune toute sa résistance. Ici, par contraste, la relation sexuelle entre la nymphe et le faune suggère que le faune est en fait en train de donner du plaisir à la nymphe, laquelle est pleinement consentante, comme le suggèrent tant la position de son corps que le clin d’oeil qui se lit sur son visage. Plus qu’une déclaration ambiguë de la part de Byatt sur les succès, mais aussi les excès, des revendications féministes, cette épigraphe picturale nous invite à une lecture de la nouvelle comme souffrant de distorsion, tant dans sa forme que dans son contenu, suggérant par là même la possibilité de repenser l’interaction entre texte et image en ces termes. En effet, si la représentation artistique et esthétique – à travers un texte ou à travers une image – consiste en une distorsion de la réalité – cette « dissociation de la forme » dont parle Kristeva dans Soleil noir (Kristeva 1987 : 38) – dans le but, néanmoins, de rétablir l’ordre au sein du chaos, alors on est en droit de se demander ce que le dialogue infini, dans un texte, entre le verbal et le visuel peut produire en termes de forme si chaque catégorie se livre à une «distorsion» de l’autre tout en procédant dans le même temps, pour reprendre la formule de Peggi, à une « dé-distorsion » (« un-distorsion »). La question est donc de savoir si la forme existe en tant que, et à travers, une distorsion de « l’informe » ou du sans-forme, le présuppose et s’en nourrit de la même façon que le sublime, nous l’avons vu, existait en tant que, et à travers, une distorsion de l’abjection, l’abject étant, si l’on en croit Kristeva dans Les Pouvoirs de l’horreur, « bordé de sublime » (Kristeva 1980 : 19). En jouant avec les distorsions qui s’opèrent à plusieurs niveaux du texte, à travers les personnages de Peggi et de Gerda ou à travers les oeuvres de Matisse, et plus généralement en opérant une distorsion des modes de représentation traditionnels et, ce faisant, en repoussant les limites de la représentation, Byatt ne cherche peut-être pas tant à franchir les limites séparant le visible du lisible qu’à trouver une forme pour exprimer le sublime de l’art, cet «irreprésentable» qui est au coeur de la représentation, cette représentation faussée inhérente à toute représentation.

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