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La critique picturale ou intermédiale requiert une remise en question régulière qui tient à la nature de son sujet en évolution constante. L’ekphrasis fait partie des notions qui ne cessent d’être réexaminées et réactualisées. Voilà de quoi donner lieu à quelques idées de recherche et, pourquoi pas, à des prolongements fructueux. Le débat est ouvert, ce qui fait partie intégrante d’une recherche stimulante et qui « avance »... Ce travail proposera donc, à la suite de travaux antérieurs (Louvel 2002), de poursuivre la réflexion sur l’ekphrasis et sur ses modes particuliers de manifestation et de réalisation. «Ekphrasis» sera pris ici au sens restreint et « moderne » de la description d’objets d’art. On verra aussi que l’ekphrasis va chercher loin aux limites des genres et pourrait bien aborder aux rives de l’écrit sur l’art et de l’histoire de l’art. On trouvera donc ici quelques modestes propositions pour une critique intermédiale.

1. De l’ekphrasis maïeutique au « moment ekphrastique »

Je propose de commencer par interroger l’idée de James Heffernan pour qui l’ekphrasis peut être qualifiée d’« obstétrique » (Heffernan 1993) et que je préfère nommer moins agressivement « ekphrasis maïeutique », plus proche de la méthode douce de Platon et de Socrate. Pour Heffernan, l’une des fonctions de l’ekphrasis est de faire venir à la lumière ce qui semblait contenu et comme « gelé » dans le moment opportun ou fertile, « the pregnant moment ». Il s’agit donc d’accoucher le texte gravide de son sens, un peu au forceps quand même. Mais l’idée est intéressante qui consiste à voir dans l’ekphrasis et ses déclinaisons ou « nuances du pictural » (hypotypose, arrangement esthétique, effet-tableau, etc.[1]) des moments du texte où le régime change, où quelque chose vient au jour, qui n’aurait pu le faire autrement et que la description d’oeuvre d’art donne à (entre)voir.

Mais rien de moins « gelé » que ces moments qui sont comme un «grésillement» entre texte et image, grésillements de la résille du texte qui entremaille texte et image. Pour Heffernan, c’est dans l’agon que cela se passe, dans une lutte dont la critique ne sort pas depuis l’instauration du discours sur le paragone, qui vise à opposer (à hiérarchiser) texte et image (l’un vu comme masculin, l’autre comme féminin), alors que j’ai une vision beaucoup moins guerrière du rapport texte/image. Car il s’agit d’une relation, qui est une transaction, le « change » du texte par l’image, un entrejeu qui relève davantage de la fascination que d’une rivalité agonistique. Ma vision est donc plus irénique et maïeutique – au sens de la méthode de Socrate qui consiste, à la faveur d’un dialogue savamment mené, à faire accoucher l’autre de ses propres idées. L’image inscrite au creux du texte y fait surgir un sens, une vision, une révélation, que celui-ci ignore (ou fait mine d’ignorer). La fonction maïeutique n’est pas la seule, et Stephen Cheeke rappelle à ce propos que l’ekphrasis « may reveal, seduce, distract, spellbind an audience » (Cheeke 2002 : 19). Son rôle peut donc être dangereux et fascinant, à l’instar du pouvoir séducteur de la mise en texte de l’image. Mais il convient de retenir ici le verbe « révéler ».

2. L’ekphrasis maïeutique : dispositif et exemple (le tableau-vivant)

Le frêle rideau de chair dont Edith Wharton conte l’histoire dans House of Mirth (Wharton 1985) va permettre de suivre un « moment ekphrastique » qui est une révélation, le lever d’un voile, pour mieux ensuite le laisser retomber, en un retournement final paradoxal, au moment où qui croit voir s’aveugle. C’est à un double travail que je m’attelle, celui d’une interrogation sur l’une des fonctions de l’ekphrasis et sur son mode d’immanence. Moment où le lecteur (l’auditeur) rencontrera l’ekphrasis maïeutique, le moment ekphrastique et la « double exposure » – autant de modes pour l’image-en-texte.

House of Mirth est un roman fortement marqué par le pictural. On ne s’en étonnera pas, vu le goût d’Edith Wharton pour la peinture. Le roman s’ouvre et se clôt sur un effet-tableau, sur des pauses et poses théâtrales, sur la référence au masque. De nombreux moments-tableaux interviennent, à l’instar de celui qui figure à l’incipit de l’ouvrage ou au chapitre 1 du livre second, lorsque la vision de Selden sur les marches du Casino de Monte-Carlo est infusée de références au théâtre et au visuel. Ou encore la dernière scène près du lit de mort de Lily Bart à l’explicit et enfin et surtout le morceau de bravoure du tableau-vivant de la réception chez les Wellington Brys au chapitre 12. À noter que ces moments picturaux, également très marqués de théâtralité, sont tous relayés par le regard de Selden, l’amoureux éconduit de Lily Bart. L’héroïne du roman est une jeune fille dont la famille a perdu sa situation sociale à la suite d’une faillite financière. Elle tente désespérément de regagner une place de choix dans la « bonne » société new-yorkaise en faisant un mariage fortuné. Le passage du tableau-vivant fait l’objet d’une longue ekphrasis qui va m’occuper ici. Les autres tableaux viendront en contrepoints.

3. Le « moment ekphrastique »

Dans The House of Mirth, le lever de rideau sur le « tableau vivant » et le personnage pictural que Lily Bart choisit d’incarner au cours d’une soirée mondaine se donne comme un moment de révélation au moment même où la compréhension du personnage est mise à l’épreuve par des couches d'interprétation erronée. L’auto-présentation de Lily relayée par le texte, ce que je nommerai « la condition ekphrastique » du personnage, vient troubler la vision de Selden et l’induit dans l'erreur de croire au faux-semblant (contraire de ce que l’on appelle peindre au « vif-semblant »). Car le personnage que Lily choisit d’incarner est Le portrait de Mrs Lloyd de Reynolds. Choix judicieux car ce n’est pas Lily qui disparaît dans le sujet mais bien l’original qui est comme remplacé par la copie. Dans ce tableau célèbre, juste avant de devenir Mrs Lloyd, Joanna Leigh inscrit (conformément à une longue tradition picturale et littéraire) le nom de son futur mari sur le tronc d’un arbre. Figure légère, drapée d’une souple robe blanche, elle est inclinée vers l’arbre, tout en élégance et discrétion. Or, ce que fait la figure est bien d’inscrire ce que cherche Lily : le nom de son futur époux, ce qui est tu par le texte mais révélé par le sujet du tableau. L’ekphrasis va le révéler à deux niveaux, celui du lecteur, et celui du spectateur privilégié, Selden, qui courtisait Lily en dilettante et qui va soudain se déclarer.

Lily, en son tableau-vivant, lieu du voilé/caché, de l’allusion et de la révélation, dans le clignotement entre tableau-origine et personnage vivant, révèle la jeune fille aux yeux de Selden et cause l’impalpable battement de l’effet et de l’affect poétique produit par sa présence, phénomène que jusqu’alors Selden n’avait pu clairement entrevoir. C’est grâce à l’ekphrasis, à la « condition » ekphrastique du personnage, que le lecteur suit le regard de Selden, emboîte son regard. Ce dernier relève du « gaze » (le regard), plus que du « glance » (le coup d’oeil – et il y aurait fort à dire sur ce « coup » reçu), différence étudiée par Norman Bryson (Bryson 1983) que je couple avec la théorie de « l’effet » de Martin Meisel, en me reportant à la référence donnée par Wendy Steiner (Steiner 1989 : 282). Pour Meisel, l’effet produit par un tableau repose sur l’impression, la sensation première, antérieure à toute compréhension. Je la considère comme relevant justement du « glance » premier (« at first glance »), qui livre l’oeuvre d’emblée et produit une réaction qui ensuite peut être relayée par l’interprétation, celle du « gaze » de la contemplation. Le narrateur ici livre le contenu de la révélation jusqu’alors impossible, l’interprétation de Selden pour qui l’aura poétique de Lily vient à la vue au moment même où elle verse dans le travers d’un autre de ses traits de caractère : sa vénalité conditionnée par sa position sociale. L’apparente transparence poétique du personnage (spontanée, pure et sans médiation) n’était qu’un moyen pour attraper un soupirant fortuné éventuel et se mettre à l’abri du besoin. L’après-« moment ekphrastique », la scène du baiser dans le jardin d’hiver et le rejet de Selden par Lily, conduit le lecteur à comprendre l’erreur commise par Lily : la poésie de son caractère ne suffit pas à dominer son côté vénal. Ce qui semblait être un moment de révélation (du texte, d’une scène et, pour le personnage, d’un sentiment dévoilé et enfin reconnu) est aussi un moment où le texte, dans et par son ekphrasis, en marque l’ambiguïté et la double nature. Car le moment ekphrastique du texte qui illumine Selden (et le lecteur) ne peut être dissocié complètement de son avant et de son après qui en découpent les facettes en diamantaires experts.

Je propose donc de nommer « moment ekphrastique » ce moment du texte occupé par l’ekphrasis et qui a des résonances dans un avant et un après du texte narratif en prose ou en poésie narrative (celle de Browning ou de Tennyson, par exemple). W. Steiner a utilisé le terme sans autre précision (Steiner 1989 : 288). Je souhaite lui donner un poids théorique plus lourd en le forgeant à partir du « moment fécond » (« pregnant moment », « kairos »), moment choisi comme sujet de l’ekphrasis mais défini comme justement court, figé et particulièrement représentatif d’une action plus longue. Or, entre le moment étendu de l’action entière et le (plus ou moins) court «moment» de l’ekphrasis, on peut déceler une autre modalité temporelle, comme un changement de régime ou de vitesse, celle-ci étant un rapport entre le temps et l’espace. Il s’agirait d’une « durée ekphrastique », préparée par le texte, et qui retentit encore après son arrêt, comme autant de ronds dans l’eau après la chute d’un caillou. Ce moment a un retentissement par ondes qui permet d’étendre l’effet de l’ekphrasis sans la réduire au(x) paragraphe(s) de description. Il s’agit de prendre en compte sa ou ses résonances. Le « moment ekphrastique » permet d’inscrire le visuel dans la tradition du choix pictural ou photographique. Il permet ensuite de situer l’ekphrasis sur l’axe du temps, ce que Lessing refusait, de montrer aussi l’ambiguité de ce genre entre-deux, à la limite de deux arts. Le « moment ekphrastique » est aussi un moment de risque, un moment où les deux arts se testent l’un par rapport à l’autre sans affrontement mais aux limites de leurs capacités. Leur friction ou grésillement est alors riche de potentialités.

Le tableau-vivant se prête bien au « moment ekphrastique » car il tient en haleine les spectateurs dans la diégèse, tout comme sa description tient en haleine le lecteur. Il fait mine d’être transparent alors qu’une couche d’opacité (et d’incompréhension en plus) lui est superposée. Car sous couvert de montrer/exhiber (un tableau, une femme, une femme en son tableau), il recouvre sous des mots, il ensevelit la forme de cette femme, objet de convoitise. L’ekphrasis, parce qu’elle séduit et maintient sous son charme, entre en tension avec sa fonction maïeutique de révélation. Elle est donc un agent d’opacité sous couvert de transparence, comme les collants couleur chair (« fleshings »), accessoires très prisés dans ce type de spectacle. Frêle rideau de chair, diaphane de l’illusion… à cause justement de cet avant et après qui étirent et construisent ce « moment ekphrastique » du texte, à cause de cet « avènement » du tableau vivant dans l’histoire.

Ce que le texte semble taire, l’image le montre, le suggère. Le «moment ekphrastique» joue bien un rôle maïeutique alors, celui de venue à la lumière. Ici, il joue double rôle : au niveau de la diégèse, l’art déchire le voile qui entourait encore l’amour de Selden pour Lily et vainc ses dernières réticences ; au niveau du texte et de la lecture, pour le lecteur donc, ce «moment ekphrastique» de triomphe pour Lily est aussi celui de son orgueil et de sa possible chute. La description de ce moment de triomphe « inquiète » et trouble le déroulement narratif du texte avec sa pause descriptive. Il révèle ainsi ce qui aurait demandé de plus longues analyses. Le texte le fait, en termes appropriés et adaptés, puisqu’il s’agit de la description artistique d’un moment artistique copié sur une oeuvre elle-même artistique. Il s’agit donc d’un art au troisième degré d’éloignement par rapport à son objet (ou au quatrième degré, si l’on compte le voile de mots du texte). L’art et sa description dévoilent l’artifice et le faux-semblant qui entourent forcément la quête de Lily : elle veut être ce qu’elle n’est pas, appartenir à une société dont elle ne fait pas et ne fera jamais partie. Tout cela n’est que de l’apparence, même si elle est séduisante, même si elle lui colle à la peau. Le jouisseur Van Aldyne ne s’y trompe pas et y voit de la chair, là où Selden voit de la poésie. C’est tout le drame de Lily qui renonce au gain possible de son triomphe (en acceptant une union avec Selden) lorsqu’elle désire un triomphe encore plus éblouissant et fatalement inaccessible. Le « moment ekphrastique » est scandé par le lever et la chute du rideau, comme le roman est cadré par le premier regard étonné de Selden, regard fondateur probablement, et le dernier regard face à Lily sur son lit de mort, qui se termine sur le désir de l’échange d’un dernier mot impossible, celui qui aurait du « rendre tout clair ». Restera un «événement de lecture», un battement entre opacité et transparence, entre vérité et illusion. Une empreinte aussi dans l’esprit du lecteur qui reste suspendu dans l’oscillation de l’apparition de celle que Selden nomme « la vraie Lily » : mais où est-elle ? Perdue dans quels limbes (ou «lisières franges», suivant l’étymologie), dans l’opacité de quelles couches de mousseline, si transparentes pourtant ? Disparue sous les couches de mots qui l’enfouissent encore plus sûrement tout en en faisant l’éloge. Ambiguïté du « monument » de mots, du moment ekphrastique.

C’est donc grâce au recours au pictural, à l’ekphrasis, que ceci trouve lieu et ne pourrait avoir lieu autrement avec autant d’acuité visuelle. Le détour par le pictural est chose nécessaire et témoigne, chez Wharton, d’une pensée à forte orientation picturale, c’est-à-dire qui s’origine et s’abolit dans la vision, dans la scène (re)construite à la manière du peintre de genre, d’histoire, de salon et qui y fonde son régime et sa force de convocation. Le texte s’y dys-pose et y transpose ses enjeux. Où l’on voit que l’artifice est bien l’une des modalités de l’opacité sous couvert de surface et le « moment ekphrastique », l’une de ses réalisations possibles, une durée aussi. J’y vois une confirmation dans le titre originellement choisi par Wharton pour de House of Mirth : « A Moment’s Ornament ». Lily, l’ornement d’un moment et son «moment ekphrastique» ont finalement porté l’ornement à sa puissance mortifère et l’opacité vers son comble inéluctable.

4. Double vision ou « double exposure »

La fugitive et mortifère coïncidence du modèle et de la femme renverse le dispositif et trouble le texte au moment même où il semblait s’éclairer de la double exposition ou « double exposure ». Vocable emprunté à la photographie, le « double exposure[2] » chez Carlos Baker est la superposition de deux moments, comme dans « Tintern Abbey[3] », où passé et présent, vision imaginaire et réelle, se superposent. Tamar Jacobi utilise aussi l’expression pour désigner ce que peut révéler la superposition de deux textes/images en termes de révélation. « By ‘double exposure’ I refer to texts which simultaneously evoke—montage fashion—a number of discrete visual sources » (Yacobi 2005). C’est le cas de « Teeth » de Blake Morrison (Adams 1985), qui utilise un tableau de Bacon couplé à la manière d’un montage avec le poème de Browning « My Last Duchess ». Le jeu entre les quatre formes artistiques (deux poèmes, deux tableaux) révèle sur le mode du palimpseste ce que le texte de « Teeth » essayait de cacher : le meurtre de la femme du possesseur du Bacon pour incompatibilité de goûts esthétiques[4].

Superposition de deux images, de deux moments, Lily entrant dans le tableau correspond aussi au phénomène de « seeing in/seeing as » repéré par Richard Wollheim :

However I now think that the representational seeing should be understood as involving, and therefore best elucidated through, not seeing-as, but another phenomenon closely related to it, which I call «seeing-in». Where previously I would have said that representational seeing is a matter of seeing x (= the medium or representation) as y (= the object, or what is represented), I now would say that it is, for the same values of the variables, a matter of seeing y in x

Wollheim 1980 : 209

Effet d’oscillation et de clignotement du texte entre deux images : celle de Lily en surimpression sur celle de Mrs Lloyd/Joanna Leigh avant son mariage. On voit Lily en Mrs Lloyd, Lily comme Mrs Lloyd, ou plutôt, coup de maîtresse de Lily : Mrs Lloyd en/comme Lily, inversement.

Remarquons que l’expérience de la double vision ou « double exposure » consiste en un effet palimpseste qui n’est pas sans risque, ainsi que Jean Rousset l’a bien vu : lorsque l’ekphrasis fait naître l’image, le texte passe au second plan, comme effacé par l’image qui se forme. Rousset indique que ce point est sans doute difficilement théorisable : « Que se passe-t-il dans la tête de celui qui lit une description ? S’il transpose les mots écrits en choses (absentes), il les transforme en un simulacre mental, autrement dit : il visualise. Ce faisant, il substitue ce simulacre mental au texte, réduit au rôle de support, ce qui revient à l’effacer, et finalement à le détruire ; avouons que ce risque existe » (Rousset 1990 : 163).

Ce « moment ekphrastique » du texte, moment de risque et de révélation par l’image, a aussi à voir avec une autre forme d’ekphrasis qui, elle, irait plutôt dans le sens de figer les choses, d’ériger un monument à une mémoire. Le « moment ekphrastique » serait du côté du mouvement, du vivant. L’ekphrasis monumentale, elle, est du côté de la commémoration.

5. L’ekphrasis monumentale

Dans la quête du passé, la photographie est l’un des media les mieux adaptés et on lui donne la première place lorsqu’il s’agit d’interroger et de recouvrer le passé : instantanée, elle a un lien direct avec le « ça a été » de Barthes. C’est le moment privilégié de l’ekphrasis « monumentale », au sens d’une ekphrasis qui vise à ériger un monument, à commémorer un souvenir qui a disparu mais dont subsiste une trace. Souvent, il s’agit de celle d’un traumatisme profond. La photographie a des liens avec l’élégie, comme l’a rappelé Stephen Cheeke dans un ouvrage récent, en particulier lorsque à la suite de Susan Sontag et ce qu’elle nomme l’art crépusculaire, « the twilight art », il évoque « the elegiac nature of photographic art », en reconnaissant que « the photographic image has something to do with Death » (Cheeke 2008). Comme Sontag l’a remarqué : «first of all a photograph is not only an image (as a painting is an image), an interpretation of the real ; it is also a trace, something directly stenciled off the real, like a footprint or a deathmask» (Sontag 1977 : 154). Non sans humour, elle poursuit : «Having a photograph of Shakespeare would be like having a nail from the True Cross». Suivre des traces, fouiller pour retrouver le passé, examiner des indices – cela rappelle les travaux de Ginzburg dans un article célèbre (Ginzburg 1989) et ce que Thomas Huxley, dans un cycle de conférences sur Darwin en 1880, a défini comme la « méthode de Zadig » (Ginzburg 1989 : 276). T. Huxley avait ainsi appelé « le procédé qui réunissait l’histoire, l’archéologie, la géologie, l’astronomie physique et la paléontologie : c’est-à-dire la capacité de faire des prophéties rétrospectives », note Ginzburg (Ginzburg 1989 : 276). Torsion du temps ou boucle temporelle dont la littérature se souviendra.

C’est ce qu’a bien vu Timothy Findley dans son roman The Wars (Findley 2001), sorte de monument érigé à la mémoire d’un soldat de la Première Guerre mondiale qui semble y avoir joué un rôle ambigu. Héros pour certains, déserteur pour d’autres, il aurait sauvé la vie de plus d’une centaine de chevaux en les délivrant de wagons à bestiaux abandonnés sur une voie et menacés par un incendie. La vision apocalyptique de ce cavalier tout droit sorti de l’enfer au milieu des flammes n’est pas l’une des images les moins fortes du roman. C’est sur elle que s’ouvre le prologue ; il s’agit alors de reconstituer la vérité des faits grâce à un travail d’archives qui mènera à la découverte du rôle véritable de Robert Ros, soldat canadien, engagé dans la guerre qui devait être « la Der des Ders », « the war to end all wars ». Car «[s]ometime, someone will forget himself and say too much or else the corner of a picture will reveal the whole» (Findley 2001 : 3, je souligne).

You begin at the archives with photographs. […] boxes and boxes of snapshots and portraits ; maps and letters ; cablegrams and clippings from the papers. All you have to do is sign them out and carry them across the room. Spread over table tops, a whole age lies in fragments underneath the lamps. The war to end all wars. All you can hear is the wristwatch on your arm. Outside it snows. The dark comes early. The archivist is gazing from her desk. She coughs. The boxes smell of yellow dust. You hold your breath. As the past moves under your fingertips, part of it crumbles. Other parts, you know you’ll never find. This is what you have

Findley 2001 : 3-4

C’est dans la section suivante que la découverte des photographies conservées dans des boîtes a lieu. Une date, 1915, ouvre la section et on peut lire les ekphaseis de plusieurs photos « sepia et soiled » comme l’année «muddied like its pictures». Le temps est le présent et des déictiques abondants miment la decouverte des photographies successives au fur et à mesure de leur découverte : « Here is the boys’ brigade », « This is the image of motorized portation », « Here are families ». Le déictique « Here come » ouvre plusieurs paragraphes :

Then something happens. April. Ypres. Six thousand dead and wounded. The war that was meant to end by Christmas might not end till summer. Maybe even fall. This is where the pictures alter–fill up with soldiers–horses–wagons. […] more and more people want to be remembered. Hundreds–thousands crowd into the frame

Findley 2001 : 5

Les images s’altèrent, elles deviennent autres, et portent les traces de la mémoire, qui est elle-même la trace d’un événement : tout a changé avec Ypres[5]. Le texte va encore plus loin dans sa tentative d’imiter l’objet et le sujet des archives et des photographies, car des italiques tout à coup viennent perturber le texte et décrire la photographie de Robert Ross :

Robert Ross comes riding straight towards the camera. His hat has fallen off. His hands are knotted to the reins. They bleed. The horse is black and wet and falling. He leans along the horse’s neck. His eyes are blank. There is mud on his cheeks and forehead and his uniform is burning–long bright tails of flame are streaming out behind him. He leaps through memory without a sound. The archivist sighs. Here eyes are lowered above some book. […] You lay the fiery image back in your mind and let it rest. You know it will obtrude again and again until you find its meaning–here

Findley 2001 : 5-6

Robert, dans sa photo, est décrit comme un cavalier de l’enfer surgi tout droit de l’Apocalypse. Une fois de plus, le narrateur ancre son ekphrasis dans la réalité en faisant retour à la présence de l’archiviste qui renvoie en miroir à la propre présence du narrateur, mais d’une manière négative, puisque l’archiviste s’ennuie et ne s’intéresse pas le moins du monde à ce qui repose dans les boîtes et les boîtes de documents. La mémoire est récupérée grâce aux images, en particulier celle-ci qui représente le début et la fin de tout. Il lui faudra être déchiffrée pour que le spectateur puisse trouver le repos. Le monument sera entièrement érigé à la fin du roman, mais ce sont les ekphraseis photographiques qui permettent de voir et de commémorer. Ensuite, il n’y a plus qu’à refermer les couvercles des boîtes sur les photographies qui y sont contenues.

« L’ekphrasis monumentale » décrit pour conserver les traces d’une mémoire, pour figer le vivant perdu en monument, pour construire l’espace d’un musée avec les objets, les souvenirs, les images d’un centre disparu, autour du centre laissé vide par un être, un événement sans retour. Elle célèbre un personnage par la mémoire, elle-même étant le résultat d’une reconstruction des faits de mémoire. Il y a là quelque chose de l’ordre de la révérence, de l’élégie et parfois aussi de l’effroi. S’il s’agit là d’ekphraseis qui se réfèrent à des oeuvres existant dans notre monde, il est aussi un autre genre d’ekphraseis qui décrivent des oeuvres imaginaires que l’on a pu appeler ekphraseis imaginaires ou encore « notional ekhraseis ».

6. L’ekphrasis imaginaire ou « notional ekphrasis » : un cas complexe

« Notional » signifie abstrait, imaginaire et se réfère à un monde d’idées[6]. L’ekphrasis qui signifie dire en détail, mettre sous les yeux, comme le rappelle Jacqueline Lichtenstein : pour Quintilien, en rhétorique, l’ekphrasis signifiait mettre sous les yeux du lecteur ce que l’on décrivait et non pas simplement décrire ce que l’on voit (Desmas 2004 : 298) ; elle reposait sur l’effet. Ceci s’applique à un tableau (réel) absent. Mais Philostrate, Colonna Poliphile décrivant des ruines ont aussi utilisé l’ekphrasis pour décrire des tableaux imaginaires dans un but pédagogique. On pourrait également envisager la relation texte/image en termes de transaction, de processus d’échange entre peinture et poésie. Pour David Kennedy, il s’agit plutôt d’une rencontre (Kennedy 2012), pour Michel Foucault d’un dialogue (Foucault 1990). On peut aussi la voir comme une transaction, une conversation, une relation en tout cas. Elle ressortit souvent à une esthétique de la surprise et fonctionne donc, ainsi que nous l’avons vu, sur un mode maïeutique.

Quelques questions peuvent se poser :

Comment savons nous que l’oeuvre décrite est « imaginaire » («notional») ? Dans un texte, y a-t-il une différence entre décrire un vrai tableau et un tableau imaginaire (ou une photographie ou tout autre document visuel) en termes de « texture » ? Y a-t-il une manière différente d’écrire, une différence de forme ? Est-ce seulement une question de référence extra- textuelle ? Y a-t-il alors des limites à la description d’une véritable oeuvre d’art, et à celle d’une oeuvre d’art imaginaire ? À cette dernière question nous pouvons déjà répondre que l’une des limites possibles à la description d’une oeuvre d’art réelle est sa ressemblance à l’original. La contrainte, dans ce cas, est celle de la référence, du déjà-là du monde, qui trace une limite entre le réel et l’imaginaire. Ce qui aussi limite les capacités d’invention, tandis que l’ekphrasis imaginaire est libre d’inventer à sa guise. « Art and Lies » dont Jeanette Winterson parle lorsqu’elle change le sexe de Picasso et en fait une femme, ce qui dans ce cas précis est une gageure. C’est là toute la question des cas limites et des limites entre des types d’ekprhaseis : réelles ou imaginaires ; c’est aussi, par voie de conséquence, la question de l’écrit sur l’art en tant que cousin de l’écriture de l’histoire de l’art, comme on le verra plus loin.

7. Enjeux

Y a-t-il une spécificité propre à la description de tableaux imaginaires ? Dans quelle mesure différent-ils, une fois en texte, des tableaux « réels » de notre monde ? Pourquoi choisir de décrire un tableau bien connu (La jeune fille à la perle, les portraits de Rossetti…) ou d’être à l’origine d’une oeuvre fictive ?

À ces questions, plusieurs réponses peuvent être données :

— D’un point de vue paragonal (qui n’est pas le mien), on pourrait argumenter que l’écrivain est en train de se mesurer à l’art rival, de l’assimiler, prouvant ainsi qu’il est le plus fort des deux puisqu’il peut même inventer de toutes pièces une image. On pourrait peut-être voir sous cet angle la « critique d’art » de Jeanette Winterson dans Art Objects ou Art and Lies (Winterson 1996), quand elle écrit une critique d’art marquée par des questions de genre.

— Pour des raisons techniques, quand le narrateur a besoin d’un type de tableau qui n’existe pas dans notre monde, il doit l’inventer. Ainsi, comme pour la statue de l’antique Beauté, il peut le créer à partir d’éléments (le sujet, la couleur, la lumière, la composition, le genre, le clair-obscur…) empruntés à telle ou telle oeuvre. C’est le cas par exemple du portrait de Harry Peake dans Martha Peake de Patrick McGrath, qui offre une image idéale du sujet en en faisant une allégorie du peuple américain. Alors que Harry était affligé d’une bosse, le héros/narrateur réalise alors que la bosse ne figure pas sur ce portrait là :

The man in the picture had a straight back […]. This was how Harry saw himself […]. Still there was a certain poetic beauty in the depiction of that tragic figure in his self-made identity with the American people. So much of what they suffered, he suffered. So much of what they aspired to, he aspired to. And his broad back, with its ridge of peaks down the spine was it not the very image, in miniature, of the land itself? Was he not himself a living map of America?

McGrath 2001 : 216-217

Et le tableau est intitulé The American Within, ce qui indique la manière dont se voyait Harry s’identifiant au pays. Cependant, plus secrètement, le titre du tableau révéle aussi comment Martha, sa fille, doit échapper à son emprise et émigrer vers l’Amérique en portant en elle l’enfant de son père (à l’insu de ce dernier), enfant qui naîtra américain. Cette seconde ekphrasis arrive 200 pages après la première, assez longue, lorsque le narrateur découvre le portrait chez son oncle avant d’avoir vu l’original : « It was the portrait of a robust, broad-shouldered man of between thirty and forty years. He stood against a wild moorland scene, a pine flattening in the gale […] he wore neither hat nor wig, and his long hair was tied at the back with a blue ribbon… » (McGrath 2001 : 4). Nous comprenons alors la nécessité pour l’écrivain d’inventer un tel portrait, celui d’un homme sévère et au visage mélancolique (en accord avec les règles de la peinture de portrait : couleur, fond, éléments atmosphériques, style, attitude, regard), portrait dont le sens ne peut être compris qu’une fois l’histoire révélée.

— Un autre avantage de l’ekphrasis imaginaire réside dans le fait que le narrateur évite tout problème ou contestation avec un peintre ou plasticien vivant, ce qui pourrait être le cas avec les installations vidéo « inventées » par Will Self dans Dorian, sa réécriture du roman de Wilde.

— L’ekphrasis imaginaire procure aussi au lecteur plus de liberté, car en face d’un tableau non identifiable, il se trouve dans la position du lecteur de Sterne face à la page blanche dans Tristram Shandy : les mots sont défaillants et donc c’est au lecteur de prendre la plume pour tracer les traits de la Veuve Wadman.

— Ainsi, le lecteur se trouve dans une zone floue : il doit être actif et inventer, dans son oeil intérieur, le tableau qu’on lui dépeint. Il lui faudra recourir à sa connaissance de la peinture (hollandaise, flamande, italienne, préraphaélite, cubiste…). Son imagination s’exercera à plein et il devra aller au-delà de la représentation, puisque celle-là ne sera pas bloquée par un tableau particulier (celui de Vermeer par exemple dans Girl with a Pearl Earring de Tracy Chevalier) qui la restreindrait. Pour parler comme Baxandall dans Patterns of Intentions, « it is the presence of an object which helps fix the meaning of words » (Desmas 2004 : 299), et c’est son absence qui fait dériver le sens. Le tableau imaginaire agit souvent comme un centre vide autour duquel tout tourne. Dans Martha Peake, le narrateur dissimule un détail révélateur : le dos droit de Harry dans le portrait n’est pas conforme à la «réalité». Si le portrait de cet homme bossu avait été un tableau bien connu, l’effet de surprise aurait été impossible.

— Inversement, l’effet de flou peut également perdre le lecteur dans un dédale fantomatique qui peut aussi servir le propos du roman. C’est le cas dans Ghosts de John Banville (Banville 1999), où le lecteur se trouve pris dans des zones limites brumeuses, reconnaissant des traits propres à certains tableaux bien connus de Watteau, comme Le Pèlerinage à Cythère ou Gilles, mais qui ne sont pas identifiés comme tels (aucune mention de titre n’est là pour l’aider). Ces références requièrent donc du lecteur une connaissance précise car elles ne sont approchées que de manière parcimonieuse et allusive. Parfois les tableaux sont même superposés et fondus en un seul et l’oeil intérieur du lecteur oscille entre les deux visions. Ce qui correspond au phénomène de « double exposition » ou « double vision » («double exposure», en anglais) déjà rencontré.

— Enfin, quand un tableau n’existe pas dans notre monde, il situe le roman dans les limbes de la fiction. Pas d’ancrage référentiel, pas d’illusion du même type, le roman joue alors sur la distance du réel et l’affirmation de la puissance de ses moyens et par extension de ceux de son narrateur.

— On peut terminer en notant qu’il existe ce que j’appellerai des «ekphraseis mixtes», c’est-à-dire relatifs à deux tableaux réels mêlés, donnant l’impression d’être fusionnés, comme dans Ghosts de Banville. Ou encore, lorsqu’une ekphrasis imaginaire est infiltrée de références à de véritables musées ou galeries de peinture, à des noms d’historiens de l’art connus et à des tableaux répertoriés. C’est une manière de jouer avec le lecteur en lui demandant de faire le tri, de séparer le tableau imaginaire des autres références à notre monde.

Cependant, tout ceci pourrait bien recouvrir une question de degrés séparant ekphraseis imaginaires et ekphraseis réelles, ainsi qu’une question de proximité avec l’histoire de l’art. Les limites de la représentation sont alors repoussées, comme celles qui séparent la fiction de l’histoire de l’art ou de l’écrit sur l’art. Car mettre en place la représentation d’un tableau fictif fait appel à l’expérience et à la connaissance d’un lecteur qui est un spectateur déjà-là et qui doit savoir ce qu’est un tableau, à quel genre il appartient, de quels tableaux réels il peut s’inspirer, bref qui doit avoir une culture picturale. Ce qui n’est pas sans poser les problèmes de l’allusion et de la construction d’un lecteur idéal. La célèbre anamorphose de Holbein dans Les Ambassadeurs (dont Georges Perec joue si brillamment (Perec 2002) en superposant sa description facétieuse au tableau, qui reste reconnaissable, et en dotant par exemple les ambassadeurs d’un équipement de plongée sous-marine) met en scène, de fait, la question du point de vue du spectateur, de sa culture et/ou de sa naïveté. À une anamorphose picturale, il superpose une anamorphose «visiotextuelle» qui témoigne de sa virtuosité et de son humour. L’irruption des ambassadeurs ainsi équipés au milieu de détails du tableau « respectés » comme le dallage de Westminste prend la force d’un événement, d’un «événement de lecture» comme l’évoque Louis Marin :

Il m’est arrivé parfois, il m’arrive – et je pense que la chose est plus fréquente qu’on ne pense – qu’en lisant, soudain survienne ce que l’on pourrait nommer un événement de lecture. […] un événement au sens très humble de ce qui advient, de ce qui arrive dans ce qu’on lit, sans s’annoncer, presque imprévisible.

Marin 1999 : 15

Cet événement de lecture repose sur ce que je nomme une « voyure », c’est-à-dire une expérience qui trouve lieu entre le « voir » et la lecture, une expérience qui est propre au texte/image et aux iconotextes[7].

On le constate : on peut repousser les limites de la représentation quand le texte romanesque choisit de passer outre les limites qui le séparent de l’écrit pour l’art, voire de l’histoire de l’art, lorsque le romancier adopte le langage du critique d’art ou de l’historien. Ce qui arrive très souvent. Sans parler, évidemment, des essais et de ce que l’on nomme « écrits sur l’art », genre particulier réservé aux non-spécialistes que sont les romanciers justement[8]. En effet, « l’écrit sur l’art » peut tout aussi bien être employé à (d)écrire (sur) des oeuvres fictives ou faussement réelles que des oeuvres réelles. Travailler aux limites peut nous aider à mieux comprendre comment la littérature invente ses oeuvres d’art, et ce qu’elle en fait.

8. Écrire pour/sur l’art : une écriture à la limite

En repoussant les limites de la représentation, les limites des limites entre les différents champs de création, ceux de la mimesis, de l’illusion de la fiction et ceux de l’étude, le roman met le feu aux idées reçues et prouve la plasticité de sa forme. La rivalité ente littérature, histoire de l’art ou esthétique (depuis le XVIIIe siècle) remonte à la séparation entre les trois disciplines. Vasari écrivit des ekphraseis sans le savoir et sans prétendre être strictement un historien de l’art (ce qui n’existait pas) ou un romancier (rien de tel non plus), mais en étant un biographe et en jouant à plein de la liberté de son art. Ruskin sur Turner, Pater sur Leonardo ont écrit sur l’art ou à propos de l’art dans un langage mixte, mélangeant réflexions, évaluations, philosophie, vies d’artistes et fiction. Le mot esthétique inventé par Baumgarten au XVIIIe siècle a d’abord aidé à séparer les champs du savoir. Puis, les historiens d’art (voire, à un moment, ceux qui se réclamaient dans les années soixante d’« une science de l’art », ce qui semblait faire encore plus sérieux qu’« histoire », se fondant sur les travaux de Panofsky, l’iconologie et un peu plus tard la sémiologie des images) devinrent jaloux de leur pratique et méprisèrent la critique d’art littéraire ou la littérature artistique. Mais « écrire pour l’art » («writing for art», selon la formule que Stephen Cheeke propose dans son ouvrage (Cheeke 2011), c’est-à-dire doter la peinture silencieuse d’une voix, «envoicing silent painting», prend valeur programmatique et valeur de manifeste. L’écrit sur l’art, tout comme l’histoire de l’art, repose largement (mais pas seulement) sur l’ekphrasis (d’oeuvres réelles évidemment), même si des reproductions accompagnent le livre, même si, bien sûr, le discours n’est pas restreint à la description. Ceci repousse les limites des genres et de la question de la représentation et montre ses points de tangence, voire de fusion ou de friction avec la littérature. Inversement, quand le romancier (ou le poète) est tenté par l’histoire de l’art (une question là encore de degrés, de liberté de création), il va l’approcher plus ou moins tangentiellement. De loin: il élaborera un tableau imaginaire bien qu’il doive emprunter à sa culture personnelle. De près, il empruntera aux musées ou aux collections dans les galeries des oeuvres qui peuvent être reconnaissables et donc il permettra au lecteur de vérifier, une fois de plus, leur exactitude, la vérité/ueritas (ou non) de l’ekphrasis. Dans de nombreux romans qui incluent des références à l’art et des ekphraseis, nous trouvons des passages entiers de réflexions sur le rôle de l’art, ou sur sa fonction, sur le goût, sur les questions de vérité ou de leurre… ce qui relève aussi de l’esthétique. Et bien sûr, cela sert de miroir tendu à l’art romanesque.

A.S. Byatt est coutumière du fait et aime introduire dans ses romans et ses nouvelles des passages de discussions entre experts. C’est le cas dans l’un de ses romans récents, The Children’s Book (Byatt 2010), dédié au V&A de Londres (autre manière d’ériger un monument à la mémoire de la mémoire nationale) et à l’art de conter. C’est aussi le cas dans ses nouvelles, comme celles du recueil, The Matisse Stories (Byatt 1993), qui annonce la couleur dès le titre, et dans celles de The Virgin in the Garden (Byatt 1978), avec son fameux prologue se passant dans la National Gallery de Londres en 1968.

Dans ce type d’oeuvres, au-delà des tableaux imaginaires « peints » par le narrateur, d’autres portraits apparaissent : ceux du narrateur, du deus ex machina et du lecteur/voyeur recontruits à partir du texte comme producteurs et récepteurs idéaux. Ainsi, dans le Portrait de Dorian Gray, le goût décadent pour le bizarre, les objets étranges et chargés d’ornements, les distorsions, les métamorphoses et les objets anamorphiques peuvent être attribués à l’origine du texte. À partir de L’Incendie par exemple, le lecteur peut contruire la figure d’un narrateur cultivé, d’un amateur d’art versé dans l’histoire de l’art et ses polémiques, ce qu’est le narrateur lui-même mais aussi, derrière lui, celui qui tire les ficelles.

9. Sur l’écran intérieur du lecteur : le « tiers pictural »

Devant ces images qui surgissent du texte comme autant d’événements de lecture, le lecteur ne voit pas seulement des mots, mais, au-delà de la limite typographique du texte, une image se lève et flotte au-dessus du texte, ni texte ni image mais un texte/image : ce que j’appelle un « tiers pictural » (Louvel 2010).

Le « tiers pictural » est un événement de lecture, un affect et un effet de texte. Il joue sur nos sens, il a besoin de notre corps pour se manifester. Il est cet événement, cet entre-deux, tiers nécessaire pour analyser un certain type de textes à fort coefficient pictural. Je le construis en m’inspirant du «tiers instruit» de Michel Serres et du « troisième livre » de Derrida parlant de Jabès (Derrida 1990), et du livre qui reste en suspens quelque part, entre celui que le lecteur tient entre les mains et celui que l’auteur a voulu, un supplément, une « invention » dans tous les sens du terme. Dans le cas de l’ekphrasis imaginaire, le tiers pictural sera plus flou que dans le cas de l’ekphrasis d’une oeuvre réelle, voire de l’ekphrasis d’une oeuvre présente physiquement dans le roman sous forme de reproduction. Mais elle sera aussi plus riche de l’ouverture de ses possibles. L’ekphrasis réelle restreindra l’image flottante. Le passage entre les deux media implique également une position intermédiaire du lecteur qui n’est ni complètement face au texte ni complètement face à l’image. Le tiers pictural est un événement phénoménologique, un mouvement visuel produit dans l’esprit du lecteur par le mouvement du passage entre les deux media. C’est une image virtuelle produite par le texte, une image ré-inventée (au sens de celui qui découvre un trésor) et réenchantée par le lecteur. Elle ne coïncidera donc jamais avec celle du narrateur.

Entre texte et image, sur l’écran intérieur du lecteur, le tiers pictural a d’autant plus de force que l’image figure dans le texte, et encore davantage lorsque c’est une photographie, car elle est aussitôt assimilée à une réalité extratextuelle, forte de son « écriture de la lumière ». Ceci déclenche un supplément de fiction, ce que je nomme la « double fiction », une sorte de fiction parallèle au texte et qui ajoute un tour critique de fiction au texte. La «double fiction» est d’abord de nature métatextuelle (et intermédiale). Elle appartient à un genre différent de celui que le lecteur tient entre les mains. Ensuite, elle crée un autre texte visuel qui surplombe le texte écrit. Dans ses clignotements, elle relie les apparitions de l’image en un réseau, véritable filet visuel jeté sur le texte. Cette « expérience de lecture visuelle » donne au texte un aspect hybride qui convient bien à des textes au statut générique incertain, ceux qui oscillent par exemple entre (auto)biographie, écrit de voyage, fiction, histoire de l’art, conte gothique, roman picaresque, etc. Entre ces genres, le statut générique du texte peut approcher celui de la fiction illustrée, du roman-photo ou du « graphic novel ». C’est alors véritablement un iconotexte. On peut donc avancer que l’inclusion d’une image dans un texte, que ce soit par le biais de l’ekphrasis ou celui d’une image intégrée au texte, en change le statut générique et que le recours à la critique intermédiale est nécessaire pour analyser ce type de fiction particulier.

Quand l’image survient dans un texte, elle le rompt, l’interrompt, le disjoint, « objecte » et provoque une bifurcation, un vacillement et un flottement, comme celui du crâne nacré de l’anamorphose. Du fait de son hétérogénéité, on ne peut l’ignorer. Cela peut provoquer un choc ou au moins faire obstacle entre le texte et l’oeil interne du lecteur. En tant qu’objet d’art, il s’inter-pose, subvertit, fait tressaillir. Il advient au texte, l’anime et le met en mouvement.

Et de ce mouvement, de ces affects, de ce « grésillement » dans la résille du texte, la critique intermédiale peut parler, en trouvant son lieu, en forgeant ses concepts. Échange de bons procédés entre critique et création. L’ekphrasis antique trouve toujours sa place dans la critique (post)postmoderne et, sous ses différents avatars, gageons qu’elle a encore de beaux jours devant elle.