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La résurgence de l’économie sociale dans les années 70 fait problème, car son retour sur scène après plusieurs décennies d’éclipse interroge sur qui elle est. Son identité est trouble. D’ailleurs, sa définition évolue en même temps que son périmètre, qui a été sensiblement réduit depuis le début du siècle. Il n’est plus question d’y intégrer ni le patronage, ni les syndicats, ni les pouvoirs publics. L’économie sociale n’a plus la prétention d’être une discipline académique à côté de l’économie politique, qui a disparu elle aussi au profit de la science économique. Bref, le retour de l’économie sociale n’a rien d’évident. Si le mot conserve une charge historique susceptible de renforcer la légitimité de ceux qui cherchent à en capter l’héritage, sa théorisation, déjà fragile, est affaiblie par ces déplacements de frontières.

Cependant en 1970, lorsque se constitue le Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (Cnlamca), on n’évoque pas encore l’économie sociale. La chose précède le mot. La dénomination reste négative. On ne parle que de « secteur à but non lucratif » ; la périphrase l’emporte momentanément en mutilant la réalité d’une économie définie par plusieurs autres principes. Curieusement, les associations ne sont pas dans la boucle. Seules les coopératives et les mutuelles entrent en dialogue et se reconnaissent une communauté d’esprit qui pourrait devenir une communauté de destin. Se pose déjà le problème de la représentation, entendue à la fois comme délégation et comme figuration, de ce nouveau champ. Ce dernier s’appuie sur des institutions parfois très récentes, sinon neuves. Si la Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF) a une longue histoire qui remonte à 1901, le Groupement des sociétés d’assurance à caractère mutuel (GSACM) n’est créé qu’en 1963, et le Groupement national de la coopération (GNC) en 1968. La structuration du secteur à but non lucratif autour du couple mutualité-coopération bénéficie certes de l’intégration des entreprises dans des grandes fédérations, mais son socle reste branlant, le GNC en particulier n’étant pas encore arrivé à maturité, comme en témoigne l’absence en son sein du secteur agricole.

Il y a donc, dès le début du processus de regroupement de l’économie sociale, un problème à résoudre : comment représenter ce nouvel ensemble ? La dynamique enclenchée, le travail de la démocratie doit suivre et le comité doit sans cesse ajuster ses réponses aux contextes successifs dans lesquels il se trouve. Autour de quels principes se rassembler ? Comment se nommer ? Qui représenter ? Avec quelle institution ? Quels équilibres politiques y maintenir ? Quelles missions lui assigner ? Autant de questions auxquelles nous répondrons en trois temps. Le premier sera consacré aux mutations qui affectent dans les années 60 les organismes de la mutualité et de la coopération, ainsi qu’à la convergence d’intérêts qui se dessine progressivement entre elles. Le deuxième s’intéressera aux conséquences de cette nouvelle configuration avec la création du Comité de liaison en 1970. Le troisième, enfin, s’attachera à observer l’entrée en son sein des associations et la dénomination de l’ensemble.

Un paysage en mutation

Des familles recomposées

D’importantes mutations affectent le champ de l’économie sociale tout au long des années 60, conduisant à la métamorphose de ses institutions.

Les rivalités entre l’assurance et la mutualité sont en partie dues à l’essor de cette dernière dans le secteur des biens, notamment de l’assurance automobile (Toucas-Truyen, 1998). La mutualité d’assurance fait florès dans les années 60, notamment avec la création en 1960 de la Macif et en 1961 de la Matmut. Cette expansion économique débouche très vite sur une structuration politique pour concurrencer la Fédération française des sociétés d’assurance. C’est ainsi qu’est créé dès le 19 décembre 1963 le GSACM, sous la forme juridique d’un syndicat professionnel (Cese, 1986). Il regroupe les trois mutuelles niortaises, à savoir la Maif, la Maaf et la Macif, ainsi que la GMF et la Matmut, et a deux missions : représenter les mutuelles d’assurance auprès des pouvoirs publics et des organismes professionnels (Conseil national des assurances, etc.) et réaliser des études d’intérêt collectif. Son premier président est Jean Lauroua, par ailleurs président de la Maif (Chaumet, 1998).

Au cours des années 60, la théorie coopérative s’étoffe grâce aux travaux de Claude Vienney, d’Henri Desroche et d’Albert Meister, le Crédit coopératif entame son expansion, la coopération s’étend à de nouveaux métiers (transporteurs routiers, médecins, architectes, etc.) et de nouvelles fédérations sectorielles sont créées (transporteurs, commerçants, agriculteurs), tandis que dans le même temps le Conseil supérieur de la coopération subit un déclin (Dreyfus, Toucas, 2005 ; Dreyfus, 2013). Le dynamisme coopératif engendrant un besoin de représentation auprès des pouvoirs publics, un regroupement des acteurs s’amorce en décembre 1968 avec la création sous forme associative du Groupement national de la coopération (GNC). Celui-ci ne fédère cependant pas la coopération agricole. S’y retrouvent ainsi les fédérations liées au Crédit coopératif : la Fédération nationale des coopératives de consomateurs (FNCC), la Confédération générale des Scop (CGScop), l’Union de Crédit coopératif, la Fédération nationale des coopératives d’HLM (FNSC HLM) et la Confédération des organismes de crédit mutuel maritime (COCMM). Le GNC, présidé par Roger Kérinec – par ailleurs président de la FNCC – a pour triple objectif de relever le défi régional, de réactiver le Conseil supérieur de la coopération et de se défendre contre les attaques visant le secteur coopératif (Vienney, 1994), la régionalisation étant sa première raison d’être, selon Bernard Belleville, secrétaire général du GNC à la fin des années 70, qui met en avant la création dès 1969 de groupements régionaux. Il a pour mission à la fois de défendre et de promouvoir les principes coopératifs, d’être une plateforme de dialogue, d’actions et, parfois, de représentation des acteurs de la coopération (Belleville, 1979).

La mutualité de santé, quant à elle, est structurée depuis le début du siècle au sein de la FNMF. Cependant, elle vit en 1967 un tournant. Une bifurcation la sort de son apolitisme revendiqué. Elle subit des attaques de plus en plus fréquentes tant de la part du marché que de l’Etat. En 1964, le ministre du Travail, Gilbert Grandval, veut limiter la surconsommation médicale à la fois par l’interdiction aux mutuelles de faire l’avance du ticket modérateur et par les obstacles aux pharmacies mutualistes et aux centres d’optique. Ces mesures sont toutefois rejetées, d’abord par le Conseil supérieur de la mutualité (CSM), puis par le Conseil d’Etat, donnant aux mutualistes l’occasion d’expérimenter de nouvelles formes d’actions revendicatives aux côtés des syndicats : tracts, affiches, manifestations, meeting, délégations auprès de parlementaires (Dreyfus, 2001 ; Gibaud, 2003). En parallèle de cet économisme de l’Etat, de nouvelles rivalités avec le monde des assurances se font jour, puisqu’en septembre 1965 la compagnie d’assurances obtient l’exclusivité d’un régime complet de prévoyance dans la branche professionnelle des fabricants de produits pharmaceutiques, en accord avec les organisations syndicales signataires de la convention collective (Gibaud, 2003). Ce n’est cependant qu’en 1967 qu’« un changement beaucoup plus profond » (Dreyfus, 2001) a lieu avec les ordonnances Jeanneney, qui réforment la Sécurité sociale pour en rééquilibrer les comptes : augmentation des cotisations et diminution des prestations, démantèlement du régime général et autonomisation des caisses, institution du paritarisme entre syndicats et Conseil national du patronat français (CNPF) et suppression des élections à la Sécurité sociale (Dreyfus, 2001). A travers la remise en cause de la démocratie sociale, c’est une réforme technocratique qui est mise en oeuvre, dont Colette Bec donne l’analyse : « Se dessine une marginalisation, voire un effondrement des critères non strictement économiques. Désormais, il est moins question de débattre de la place de la Sécurité sociale dans la société démocratique que de définir sa place dans l’économie nationale » (Bec, 2014). Il en résulte pour la Mutualité un changement d’orientation dès le mois de mai 1967 au congrès de Saint-Malo, où les mutualistes refusent de pallier systématiquement au désengagement de l’Etat, mettent en garde contre les attaques des assurances et font le choix d’abandonner la « neutralité » au profit de l’« indépendance », concept qui reconnaît le rôle de la mutualité d’entreprise et ouvre à de possibles alliances avec le monde syndical.

Ces bouleversements du paysage de l’économie sociale tiennent aux transformations du rapport triangulaire entre l’Etat, le marché et la société civile. Le durcissement de la concurrence entre assurances et Mutualité, la régionalisation et les prémisses de l’Etat néolibéral poussent les mutualistes et les coopérateurs à s’organiser pour défendre leurs intérêts.

Des intérêts convergents

Et de l’organisation de leurs intérêts respectifs, ils basculent vers leurs intérêts communs. Des rapprochements ont lieu tout au long de la décennie 1960. Au point de départ, on trouve la volonté du Crédit coopératif de diversifier ses ressources. Jusqu’aux années 60, l’activité du Crédit coopératif dépend beaucoup du Fonds de développement économique et social (FDES). Cet outil, mis en place après la guerre par l’Etat pour intervenir dans la reconstruction économique, octroie des prêts aux entreprises par le truchement d’institutions financières – ici, le Crédit coopératif – à des conditions avantageuses, mais l’adoption du Traité de Rome, qui prévoit une réduction de l’intervention de l’Etat dans le financement des investissements, conduit dès la fin des années 50 le Crédit coopératif à diversifier ses sources de financement. Les crédits réalisés sur des fonds autres que le FDES passent ainsi de 5,4 millions de francs en 1961 à 28,1 millions en 1964, soit 37 % du total des crédits des coopératives. Les rigidités du FDES, qui ne répond pas aux besoins émergents des nouvelles formes de coopération (Chomel, 1965), ainsi que la réforme Debré-Haberer de 1966-1967, qui amorce la déspécialisation des banques (Thiveaud, 1997), accentuent cette orientation. L’un des responsables du Crédit coopératif, Jean-Bernard Gins, témoigne dans ses mémoires de la bifurcation : « J’ai créé la Direction financière du Crédit coopératif en 1965, avec pour objectif principal de permettre au Crédit coopératif de se débudgétiser dans l’expansion. C’est-à-dire de se dégager des fonds de l’Etat, en remplaçant ces ressources publiques par des ressources privées. Or, il fallait le faire, non à activités égales – ce qui était déjà très difficile –, mais dans l’expansion rapide. […] Nous avions en effet besoin de nous procurer des ressources hors FDES pour financer des crédits qui n’étaient pas éligibles dans son cadre, pour ainsi, tout doucement, installer le Crédit coopératif dans une démarche de privatisation » (Gins, 2011).

Il poursuit son récit et fait état des convergences, souvent manquées, qui préfigurent la structuration d’une économie sociale encore en soi, tant auprès des mutuelles d’assurance que du Comité de coordination des oeuvres mutualistes et coopératives de l’Education nationale (Ccomcen) ou des associations (Gins, 2011).

La Mutualité aussi fait preuve d’ouverture. En 1967, le congrès de Saint-Malo de la FNMF la fait sortir de sa neutralité pour l’inscrire dans le mouvement social. C’est ainsi que, outre le rapprochement avec les syndicats, des liens sont noués avec des institutions partageant une même communauté d’esprit, comme la coopération – autour des oeuvres de loisirs vacances et des investissements sociaux – et l’Union nationale interfédérale des oeuvres privées sanitaires et sociales (Uniopss ; Dechirot, 1967).

Peu à peu, ces premiers rapprochements à tâtons dessinent un nouvel espace de communication entre la coopération et la mutualité. Les contraintes extérieures poussent à la constitution d’un corps intermédiaire, en d’autres termes un lieu de médiation entre les acteurs coopératifs et mutualistes où construire un intérêt collectif. L’initiative est prise en décembre 1968 par Raymond Lasseron, directeur de la fédération mutualiste de Reims (Archives du Ceges [AdC], Cnlamca, 1980). S’il n’en reste pas de trace, on dispose encore dans les archives du Ceges d’une lettre de Raymond Lasseron du 17 juin 1969 qui éclaire sur les enjeux, les débats et les obstacles (AdC, Lasseron, 1969). Il s’agit de la convocation à une réunion programmée une semaine plus tard dans les locaux du GSACM (Vienney, 1994 ; AdC, RPC, 21 octobre 1969) pour discuter de la création d’un comité de liaison des activités mutualistes et coopératives.

Les tensions apparaissent immédiatement à la lecture de cette lettre de deux pages. D’abord, Raymond Lasseron enregistre un recul, très volontariste, puisqu’il va jusqu’à proposer comme dénomination de ce comité de liaison : Fédération française du secteur « non profit ». Il qualifie de « trop ambitieuse » sa proposition initiale d’institutionnalisation du Comité de liaison dès la première réunion, signe des réserves qui existent chez plusieurs acteurs craignant une tutelle gênante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les invités le sont à titre personnel, et non à celui de leurs mouvements respectifs, Raymond Lasseron faisant appel aux « bonnes volontés », même s’il mentionne la mutualité (de santé et d’assurance), le Crédit mutuel [1] et la coopération. Le regroupement s’opère autour de la notion de non lucrativité qui signale une communauté d’esprit « entre le secteur public et le secteur “profit” ». Car – il faut y insister –, c’est sous la pression de cette polarisation entre l’Etat et le marché que se produit le rapprochement de la mutualité et de la coopération. Ce dont attestent les travaux de Claude Vienney : « Leurs activités ne sont plus délaissées par, mais en concurrence avec celle des entreprises de type capitaliste. Les pouvoirs publics les incitent à trouver sur le marché des ressources dont elles ont besoin plus qu’ils n’apportent d’aide à leur financement » (Vienney, 1994). C’est donc pour que cette communauté d’esprit devienne une communauté de destin qu’un accord se forme sur une « action de coordination ». Celle-ci soulève cependant aussitôt une série de questions chez Raymond Lasseron : « Comment faut-il l’entreprendre ? Avec quels moyens ? Sur quoi déboucherons-nous ? » (AdC, Lasseron, 1969).

La création du Comité de liaison

Des réunions préconstitutives

Pour y répondre, plusieurs réunions ont lieu de juin 1969 à juin 1970. Pendant cette année, le couple mutualité-coopération débat du format et des missions à confier au Comité de liaison. Lors de la première réunion du 25 juin (AdC, RPC, 25 juin 1969), coopérateurs et mutualistes présents à titre personnel – leurs noms ne sont malheureusement pas consignés sur le compte rendu – s’entendent sur leur commune identité fondée sur une même origine historique, distincte à la fois de l’Etat et des entreprises lucratives. C’est donc par le tracé de frontières, par la délimitation entre un extérieur et un intérieur que la convergence est rendue possible. La notion de non profit sert de trait d’union, tandis que les acteurs témoignent de leur « volonté d’éliminer toute exploitation de l’homme afin de restaurer sa dignité ». La construction d’une « image de marque commune » et sa publicité doivent favoriser la croissance de leur sociétariat. Des actions de mutualisation sont envisagées, mais leur hétérogénéité juridique, de taille ou de compétences, ainsi que leur trop longue séparation et les relations entretenues par certains avec les entreprises capitalistes apparaissent comme autant d’entraves à une convergence effective.

L’intérêt sert alors de moteur. Dès la réunion suivante, outre le travail sur l’image de marque, des projets dans les domaines des loisirs, de l’assurance-vie ou du statut de la coopération commencent à être discutés (AdC, RPC, 21 octobre 1969). L’idée du Comité de liaison fait son chemin, mais sa forme fait problème. Là où Raymond Lasseron souhaite la création d’une association loi 1901 équivalente à la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricoles (CNMCCA), les autres sont plus réservés. C’est ainsi que Michel Thiercelin, responsable du Crédit coopératif et du GNC, propose par exemple de s’appuyer sur l’existant en élargissant le GNC et les GRC au Crédit mutuel, déjà présent dans certains GRC, et à la Mutualité  [2], tandis que Roger Migraine, responsable de la FNMF, se montre certes favorable à « sortir de la clandestinité », mais « sans […] créer un organisme lourd », préférant une représentation ès-qualités des mouvements dans un simple comité de liaison ; solution, on le sait, finalement retenue (AdC, RPC, 3 février 1970).

Ce n’est que lors de la réunion du 19 mars 1970 que les mouvements sont invités pour la première fois. Sont ainsi représentés le GNC, l’Union du Crédit coopératif (UCC) [3], la FNMF, la Confédération nationale de Crédit mutuel et le GSACM. Les différents protagonistes prennent à leur tour la parole pour présenter leurs mouvements respectifs, deux d’entre eux – Georges Optat, trésorier de la FNMF, et Roger Kerinec, président du GNC – faisant campagne pour une « structure légère » (AdC, RPC, 19 mars 1970). Après un exposé de Raymond Lasseron et un long échange, il est décidé de réunir un groupe de travail pour rédiger des projets de statuts, de règlement intérieur et de budget à soumettre aux instances dirigeantes des mouvements. Le composent Jean-Bernard Gins, Raymond Lasseron, Roger Migraine, Michel Rémond, secrétaire général du GSACM, Michel Thiercelin et M. François [4].

La naissance du Comité de liaison

Le Comité de liaison naît le 11 juin 1970 sous la forme d’une association simple, la FNMF notamment posant comme condition de son accord l’absence de personnalité juridique (AdC, RPC, 20 avril 1970). Une convention est donc signée entre la FNMF, le GSACM, le GNC et l’UCC, dont la première phrase donne la profession de foi de la mutualité-coopération : « Apporter à l’homme le maximum de possibilités d’épanouissement » (AdC, CNLAMC, 1970). Les quatre principes qui fondent leur convergence sont aussitôt après rappelés : liberté d’adhésion, gestion démocratique, absence de but lucratif, indépendance vis-à-vis de l’Etat. C’est sur cette base qu’est créé le Comité national de liaison des activités mutualistes et coopératives (CNLAMC), auquel sont assignés trois objectifs : une liaison permanente des mouvements, l’étude de leurs problèmes communs et la mise en oeuvre d’actions. Pour son fonctionnement, le comité se dote d’une commission permanente désignant son exécutif, qui est composé d’un président, d’un ou de deux vice-présidents et d’un secrétaire. Son budget est arrêté annuellement sur proposition de la commission permanente, qui en confie la gestion à l’un des organismes signataires.

La première réunion du Comité de liaison, le 9 juillet, s’occupe d’entériner la nomination de trois représentants par organisme (AdC, CP, 9 juillet 1970). Il procède ensuite à la nomination de son bureau exécutif. Sur la suggestion de Pierre Lacour, président du Crédit coopératif, c’est Gilbert Magal, président de la GMF, qui est désigné au nom du GSACM premier président du CNLAMC à l’unanimité des signataires. Il est appuyé dans sa mission par deux vice-présidents : Georges Optat (FNMF) et Roger Kerinec (GNC), et un secrétaire, Jean-Bernard Gins (UCC). L’équilibre politique entre les quatre signataires est donc respecté. Trois groupes de travail ponctuels sont créés : l’image de marque, les loisirs et le tourisme, ainsi que l’assurance-vie. C’est sur ce dernier que la fragilité du tout nouveau CNLAMC se manifeste. La convergence entre la coopération et la mutualité n’est pas acquise, c’est un travail. Ainsi, le projet d’assurance-vie, l’une des principales motivations de la mutualité d’assurance à fonder le CNLAMC, se voit-il torpillé dès sa phase d’élaboration par un projet similaire des coopératives de consommation européennes dans lequel est engagé le GNC. L’échange se conclut par cette sentence : « Le Comité de liaison se doit de coordonner les activités des uns et des autres, et non de les paralyser, et une information réciproque est nécessaire afin que les projets soient connus. »

Produit d’un consensus mou, le CNLAMC est donc créé après un an de négociations entre les mouvements au prix de sa faiblesse politique. Les mouvements l’ont conçu comme un simple outil de liaison dépourvu de pouvoir, et non comme une supra-institution capable de fédérer les familles autour d’un projet partagé. L’intérêt collectif de la mutualité-coopération reste donc à construire, vu qu’il est encore réduit à l’état embryonnaire.

Nommer, c’est créer : la résurgence de l’économie sociale

L’entrée des associations

Peu de comptes rendus sont disponibles pour les premières années d’activité du CNLAMC, soit qu’il ait des difficultés à fonctionner – comme l’attestent le peu de projets aboutis [5] –, soit que ceux-ci n’aient pas été conservés. Tout s’accélère avec l’entrée des associations. D’après Jean-Bernard Gins, la rencontre avec celles-ci remonte à la création en 1972 d’Uniformation, dont l’Union nationale interfédérale des oeuvres et organismes privés sanitaires et sociaux (Uniopss) – une association créée en 1947 pour moderniser le secteur sanitaire et social (Boursier, 2000) – est un membre fondateur. Ce fonds d’assurance formation (FAF) regroupe en effet des représentants des syndicats et des organismes employeurs issus des familles coopératives, mutualistes et associatives.

Cependant, le déclic se produit en 1974, quand Valéry Giscard d’Estaing crée le comité d’étude pour la réforme de l’entreprise, dont il confie la présidence au député Pierre Sudreau. C’est au sein de son douzième groupe de travail sur le thème « Statut des organismes à but non lucratif » que la convergence a lieu. Jean-Bernard Gins en rappelle l’histoire. Ce groupe de travail est installé à la demande d’Hubert Beuve-Méry, le fondateur du Monde qui envisage de créer une coopérative de ses lecteurs. L’ayant appris, le secrétaire du CNLAMC se rapproche de François Lagrange, chargé d’organiser les groupes de travail, et lui demande qu’y soient invitées les coopératives et les mutuelles. Ce qu’il obtient, tandis que François Lagrange ajoute à la liste des invités des représentants associatifs, dont François Bloch Lainé, vice-président de l’Uniopss. Si les travaux du groupe n’aboutissent pas, Jean-Bernard Gins constate, lors d’une réunion du CNLAMC, que « c’est une des premières fois qu’est employée d’une manière quasi-officielle l’expression "secteur des organismes à but non lucratif" » (AdC, CP, 18 novembre 1974). De cette expérience, il tire toutes les conclusions et propose d’organiser un colloque rassemblant toutes les organisations du groupe de travail et des invités extérieurs.

Le colloque se déroule en 1975 et réunit vingt-cinq participants, dont dix du CNLAMC. Trois associations sont représentées à cette occasion. Il y a d’abord Denis Forestier, président de la MGEN et vice-président de la FNMF, qui représente le CCOMCEN, un groupement d’intérêt économique créé en mars 1972 pour regrouper les moyens financiers des oeuvres sociales de l’Education nationale (Henry, 1987). Il y a ensuite Henri Théry, le président de l’Uniopss, une association déjà croisée par la coopération-mutualité lors de la création d’Uniformation et dans la commission Sudreau. Et, enfin, Paul Harvois, qui représente le Groupe de recherche et d’éducation pour la promotion (Grep), une association créée en 1964 appartenant au mouvement de l’éducation populaire et éditrice de la revue Pour. Il s’agit alors de débattre des statuts nouveaux des sociétés, de la spécificité des rapports sociaux dans les entreprises à but non lucratif et d’envisager la poursuite des réflexions du comité Sudreau. Les participants adoptent une position prudente vis-à-vis de toute modification de statut ou de création d’un « chapeau » juridique unique pour l’ensemble des organismes privés à but non lucratif et notent le problème posé par la représentation de fait du secteur privé à but non lucratif par le CNPF, qui signe les conventions collectives avec les syndicats.

Si la présence du Ccomcen s’explique par ses liens avec le mouvement mutualiste, celle de l’Uniopss et surtout celle du Grep tiennent aux prémices d’une structuration du mouvement associatif autour de François Bloch-Lainé. Ancien haut fonctionnaire reconverti en héraut de l’association plaidant pour la démocratisation de la société, ce dernier crée en mars 1975 l’association pour le Développement des associations de progrès (DAP), un club de réflexion, de promotion et de développement des associations, à la suite de propositions du Grep en 1973 et de travaux menés en 1974 dans la revue de Jacques Delors Echange et Projets (Andrieu, 2005). Issu du catholicisme social, il en est le président, et Paul Harvois, franc-maçon, le vice-président.

Ils symbolisent la fin de l’affrontement entre le camp catholique et le camp laïc, l’alliance étant définitivement scellée quelques mois plus tard, le 19 novembre 1975, avec les adhésions au CNLAMC de la DAP, de l’Uniopss – bien qu’oecuménique, elle a pour origine les oeuvres catholiques – et du Ccomcen – qui regroupe les oeuvres laïques de l’Education nationale –, qui cosignent au même moment une lettre relative au rapport Sudreau. Le CNLAMC change alors de nom pour devenir le Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (Cnlamca ; AdC, CP, 19 novembre 1975). Appuyé sur le triptyque mutualité-coopération- association, celui-ci ouvre la voie à la résurgence du terme « économie sociale », c’est-à-dire au passage d’une économie sociale en soi à une économie sociale pour soi.

L’exhumation de l’économie sociale par Henri Desroche

Après l’entrée des associations, le Cnlamca se trouve à un tournant. L’enjeu est de penser ce qui unit les familles, tout en dépassant le rôle de liaison pour communiquer vers l’extérieur. C’est la raison pour laquelle il est décidé dès la première commission permanente (CP) post-élargissement de mars 1976 de préparer une « réunion de notoriété » pour la fin de l’année (AdC, CP, 12 mars 1976). Si au départ il est notamment prévu d’y discuter de questions conjoncturelles : formation des bénévoles, menaces pesant sur la presse sociale et problèmes posés par la création d’une société anonyme à but non lucratif (AdC, CP, 28 juin 1976), le report du colloque en raison d’un grand nombre d’absences conduit à le recentrer sur l’essence constitutive du Cnlamca. L’événement, construit autour d’une réflexion sur la place des organisations à but non lucratif dans le monde moderne, a donc une visée à la fois ad intra pour conscientiser les militants et ad extra pour mieux faire connaître le champ émergent de la mutualité, de la coopération et des associations. Il est prévu hors de Paris, à Gouvieux, pour obliger les parisiens à rester le soir et de la sorte renforcer la cohésion, en même temps que la cohérence, de ce nouvel ensemble (AdC, CP, 14 septembre 1976).

Il se tient finalement les 20 et 21 janvier 1977, en présence des responsables des trois familles, ainsi que de différentes personnalités, dont Jean Gardin, président du conseil économique et social de la région parisienne, Raymond Louis, du Bureau international du travail, et Gabriel Ventejol, président du Conseil économique et social (Cnlamca, 1977). Dès l’allocution d’ouverture, le président du Cnlamca, Georges Optat, peut ainsi affirmer que « ce colloque réunit publiquement, pour la première fois, les représentants de composantes de ce que l’on peut appeler l’économie sociale » (Optat, 1977). Le terme « économie sociale » lancé dans l’arène, il reste à poser les premiers jalons de sa théorisation. C’est l’affaire d’Henri Desroche, à qui a été confié le rapport de synthèse des deux journées d’étude.

Celui-ci est un ancien dominicain passé par Economie et Humanisme, où il a croisé le chemin de la communauté de Boimondeau pendant la guerre, avec le père Lebret, avant de devenir un compagnon de route des communautés de travail. Devenu sociologue de la coopération, il est directeur d’études à l’EHESS et directeur-fondateur du Collège coopératif. C’est donc un spécialiste de la coopération. En 1976, il achève d’ailleurs un travail d’une décennie pour proposer sa théorie de la coopération en publiant un ouvrage de synthèse : Le projet coopératif : son utopie et sa pratique, ses appareils et ses réseaux, ses espérances et ses déconvenues (Desroche, 1976).

Au moment de sa prise de parole, Henri Desroche annonce un changement d’intitulé de son exposé. De l’ambition initiale d’un rapport de synthèse, il passe aux plus réalistes « hypothèses pour une entreprise d’économie sociale » (Desroche, 1977). Ce choix de dénomination de l’ensemble des trois familles s’explique à la fois par le rejet de la périphrase « à but non lucratif », qui lui semble ne pas correspondre à des entreprises marchandes, et par l’attraction intellectuelle de ce nouveau mot-commun d’économie sociale (Desroche, 1977). Il l’emprunte à Charles Gide, professeur d’économie sociale et théoricien de la coopération de consommation, auteur d’un rapport sur le groupe XVI de l’Exposition universelle de Paris de 1900, qui accueille un Palais de l’économie sociale où se pressent 5 431 exposants (Desroche, 1991). La définition qu’en donne Charles Gide est très large, puisqu’il lui attribue trois sources : les pouvoirs publics (Etat et municipalités), l’association et le patronage (Gide, 2007). Ce qu’Henri Desroche reformule pour suggérer aux sociétaires présents d’étendre l’économie sociale aux syndicats se trouvant en position de gestionnaires d’organismes à but non lucratif et aux entreprises communales (Desroche, 1977). Moins connue, sa deuxième source d’inspiration est puisée dans la thèse de Georges Gurvitch sur le droit social (Gurvitch, 1931), différencié du droit privé et du droit public et entendu comme signe de la créativité autonome du social. Surtout, Henri Desroche reprend le quadrilatère coopératif, proposé dans le projet coopératif, pour penser la spécificité des entreprises d’économie sociale, prises dans une démocratie quatripartite entre les sociétaires, les administrateurs, les managers et les employés (Desroche, 1977). Ce faisant, il dérive la théorie de l’économie sociale de la théorie coopérative, reproduisant le schéma gidien du tournant du xxe siècle.

La filiation desrochienne de la résurgence du terme « économie sociale » est la plus sûre, car c’est le colloque de 1977 qui à la fois lui fournit un premier contenu théorique et le propulse dans l’espace public. Toutefois, son usage a des antécédents, comme l’a démontré Michel Dreyfus (Dreyfus, 2013), citant un article publié en 1975 dans la REC par les dirigeants du Crédit coopératif, Pierre Lacour et André Chomel, dans lequel apparaît l’expression de « secteur de l’économie sociale » dont la définition comprend déjà les coopératives, les mutuelles et les associations (Lacour et Chomel, 1975). Sa réinvention est également revendiquée par les rocardiens (Soulage, 2002). François Soulage explique en effet que le mot aurait émergé en juin 1977 d’une réunion de travail chez Lucien Pfeiffer, PDG de Prétabail. Une lecture attentive des actes du colloque de 1977, tenu au mois de janvier, permet d’établir que Lucien Pfeiffer y était présent (Cnlamca, 1977). Il est donc probable qu’il ait joué de sa position de marginal-sécant pour transférer le terme du mouvement social au champ politique, même si l’attestation de sa circulation antérieure oblige à envisager d’autres voies.

Conclusion

La construction du Cnlamca est à l’origine du passage à l’économie sociale. A travers sa fondation en 1970, on observe les mutations du capitalisme et leurs effets sur l’ES. La société civile de cette dernière, pour persister dans son être, résiste à la double pression de l’Etat articulé à l’Europe et au marché. La leçon de Claude Vienney reste pertinente pour saisir ce conatus de l’économie sociale : « C’est à partir des années 70, période au cours de laquelle l’expression économie socialedésigne leur rapprochement à la recherche de réponses communes aux tensions qui remettent en cause leurs particularités, que ces transformations sont manifestes. Pour en rendre compte, […] il faut donc revenir sur leur double caractère de structures autocentrées et ouvertes sur leur environnement marchand et capitaliste. De même que la présence de l’entreprise dans la combinaison qui les caractérise explique leur formation, sa dynamique explique leurs transformations. L’équilibre entre les caractères sociaux du groupement de personnes et l’activité économique de l’entreprise est donc instable à long terme » (Vienney, 1994).

La structuration politique de l’économie sociale vise ainsi à unir les familles dans un même mouvement pour déjouer le risque de banalisation et défendre la biodiversité économique face au déclin du welfare state. C’est tout un travail démocratique d’élaboration de la représentation de l’économie sociale qui est alors mis en oeuvre. Le Comité de liaison doit délimiter son périmètre de représentation et rechercher les équilibres politiques. Il étend progressivement son domaine. Circonscrit aux coopératives et aux mutuelles de santé et d’assurance en 1970, il s’ouvre aux associations en 1975. Ce nouvel agencement génère l’économie sociale, car celle-ci n’est pas la simple addition des coopératives, des mutuelles et des associations, c’est une émergence au sens où « le tout est supérieur à la somme des parties » (Morin, 2008).