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Introduction

La crise économique et le taux alarmant de chômage ont largement contribué à relancer en Europe le débat sur l’implantation d’un revenu minimum (Chollet et al., 2013). Au Québec, la mesure, à la hauteur du seuil de faible revenu, est défendue par l’Organisation populaire des droits sociaux (OPDS), et le parti politique Québec solidaire a inclus une formule de revenu de citoyenneté dans son programme. Au regard de cette remobilisation en faveur du revenu minimum garanti dans un contexte de pauvreté au travail, de croissance des inégalités et de récession économique, il nous apparaît opportun de rappeler que cette formule a fait l’objet de nombreuses réflexions, tant au Canada qu’au Québec, au cours des années 1970. Il nous faudra d’abord comprendre l’émergence de ces réflexions alors que la Loi sur l’aide sociale venait tout juste d’être adoptée (1969). Puis nous commenterons l’échec de l’implantation du revenu minimum garanti en le situant par rapport aux orientations qui allaient prévaloir ensuite, lesquelles allaient impliquer son introduction à la pièce par le biais de la fiscalisation de plusieurs mesures de soutien du revenu, à l’exception notable de l’aide sociale. En nous attardant sur les réformes néolibérales apportées au programme d’aide sociale et en rappelant les préoccupations pour la lutte contre la pauvreté, nous interrogerons son articulation au rôle de gestion de la main-d’oeuvre de la politique sociale. Devant les défis classiques de l’assistance sociale, tels que la lutte contre la pauvreté et la participation salariale, le revenu minimum garanti serait-il plus efficace que l’aide sociale actuelle, surtout si l’on considère la pauvreté des travailleuses et des travailleurs et la flexibilisation de l’emploi?

Commençons par définir le revenu minimum garanti. Un revenu minimum garanti vise à assurer un revenu de base inconditionnel à tous les membres d’une communauté politique. Selon les formules, ce montant peut être modulé en fonction de l’âge, de la situation familiale, des handicaps ou du statut (personne emprisonnée, récemment immigrée, etc.). Comme le souligne Vanderborght (2006), il est fréquent qu’au Québec on aborde cette proposition en utilisant indifféremment les termes « allocation universelle », « revenu de citoyenneté », « revenu minimum garanti » et même « impôt négatif[2] ». Quelle qu’en soit l’appellation, ces variantes impliquent les mêmes modalités pratiques de mise en oeuvre du soutien du revenu et en particulier son intégration complète ou partielle à la fiscalité – elle est complète lorsque la mesure est aussi administrée par le ministère du Revenu (Campeau, 1999). Ces modalités pratiques impliquent 1) un montant minimum ; 2) un seuil de récupération de l’allocation ; 3) un taux d’imposition des revenus supplémentaires. Pour ce qui est du montant minimum, il peut être fixé en tenant compte des besoins particuliers (enfants à charge, handicap), d’un seuil de faible revenu ou d’autres rationalités. S’il est bas, il pourrait ne pas être suffisant pour régler le problème de la pauvreté ou pour permettre de vivre sans travailler. Cependant, une formule de revenu minimum garanti procure à une personne sans autres revenus un montant de base inconditionnel, montant qui permet surtout le cumul des revenus de toutes autres sources[3] : salaires, bénéfices financiers, héritages, etc.[4]. Ces montants sont alors soumis au taux d’imposition en vigueur, ce qui permet de ne pas décourager l’activité de travail. C’est ainsi que cette continuité entre revenu de base et salaire règle l’un des problèmes les plus pervers de l’assistance, celui de maintenir les bénéficiaires dans la « trappe de l’assistance ». En somme, à plusieurs égards, le revenu minimum garanti correspond à une mesure qui permettrait une meilleure lutte contre l’appauvrissement des plus démunis, tout en assurant un filet de sécurité à toutes personnes en situation de travail précaire. De même, il corrige l’iniquité qui grève les revenus de travail d’une personne bénéficiant actuellement de l’assistance sociale puisque, au-delà d’un montant autorisé, tout revenu supplémentaire est imposé à 100 %[5], un taux d’imposition auquel peu d’autres contribuables sont astreints. Un autre avantage pourrait consister à abolir les programmes d’employabilité pour les assistés sociaux, lesquels sont administrativement lourds à gérer et arbitraires. Enfin, la formule du revenu minimum garanti simplifie la gestion de programme, car elle ne départage plus les catégories d’ayants droit et n’oblige plus à des tests de ressources fastidieux ou à des évaluations comportementales douteuses.

Dans le cadre de cet article, nous voulons interroger l’impact que pourrait avoir l’introduction de cette réforme sur l’emploi et les travailleurs. Nous présenterons d’abord brièvement les rationalités à l’oeuvre lors de la mise en place du système de protection sociale canadien. Nous nous attarderons sur l’institutionnalisation de l’assistance sociale (l’aide sociale de 1969) afin de saisir comment l’introduction d’un revenu minimum garanti visait à consolider ce système, puis nous chercherons à comprendre les résultats de l’abandon de cette réforme d’ensemble. Nous viserons alors à approfondir le sens de l’exclusion de l’assistance sociale du procès de fiscalisation des politiques sociales. D’une part, cette exclusion met en évidence l’objectif d’employabilité, plutôt que de soutien du revenu, instauré aussi bien dans les programmes d’aide sociale que d’assurance-chômage depuis 1984. D’autre part, elle révèle les craintes associées au revenu minimum inconditionnel à l’égard du développement de cette employabilité. En d’autres termes, nous examinerons les raisons qui semblent expliquer que le revenu minimum garanti n’ait pas été adopté lors des réformes de la Loi sur l’aide sociale québécoise au cours des trente dernières années. En contrepoint, nous exposerons brièvement les résultats de l’expérimentation américaine menée au New Jersey relativement à l’instauration d’un revenu minimum garanti (Anspach, 1996), même s’ils sont faiblement significatifs. Cette démarche permettra d’évoquer les défis que pose la gestion de la main-d’oeuvre associée à la politique sociale dans un contexte d’accroissement du chômage, d’augmentation des coûts de la protection sociale pour l’État ainsi que de mondialisation des échanges. Appuyée sur un rappel historique de l’implantation institutionnelle de l’assistance sociale, notre interrogation porte sur la capacité d’un revenu minimum garanti à infléchir la tendance contemporaine de la fonction de gestion de la main-d’oeuvre de l’aide sociale. Si cette dernière tendait à encourager la participation en emploi, un revenu minimum garanti favorisant le même objectif pourrait-il aussi atténuer la pauvreté des personnes assistées de même que des travailleuses et travailleurs au bas de l’échelle, tout en assurant de bonnes conditions de travail et d’emploi ?

1940-1971 : L’État social

Conformément à l’énoncé des politiques keynésiennes dans une majorité d’économies développées, le rapport salarial occupe une place centrale en tant que pivot du bien-être, de la stabilité politique et de la prospérité économique au milieu du XXe siècle. Ainsi, dès lors que l’État s’engage à intervenir dans la société et dans l’économie pour des raisons d’efficacité et de justice, le plein emploi doit former le coeur de cette intervention, tandis qu’un système de sécurité sociale doit protéger les revenus des personnes inactives ou temporairement sans emploi afin d’assurer des débouchés aux biens et services produits en soutenant la consommation. En outre, ces systèmes de protection sociale et d’emploi sont construits autour des figures de la femme ménagère et de l’homme pourvoyeur. Entérinée par des rapports officiels, tels que ceux de lord Beveridge en Grande-Bretagne (1944) et de Marsh au Canada – rapports commandés afin de préparer la transition économique et sociale après la fin de la Seconde Guerre mondiale –, cette perspective de développement de l’État canadien s’étend jusqu’en 1975. Conformément à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, les pouvoirs entre les provinces et le fédéral étaient partagés. Le fédéral s’était réservé la part la plus significative du pouvoir de taxation ainsi que plusieurs prérogatives touchant le développement économique. Les provinces disposaient quant à elles des pouvoirs touchant la justice civile et la gestion des populations, par exemple les domaines de la santé, de l’éducation et de la charité. Instaurer le keynésianisme social a donc impliqué un incessant dialogue entre les deux paliers de gouvernement, dialogue généralement semé d’embûches, ce qui peut expliquer le manque de cohérence entre les programmes de protection sociale et d’emploi.

Dans son rapport visant l’instauration d’un système de protection sociale, Marsh recommandait que le programme d’assurance-chômage soit complété par un programme d’assistance-chômage pour les chômeurs en fin de droit ou non admissibles. Dans la mesure où, au moment de l’instauration des grandes mesures de protection sociale (à partir de 1940 avec l’assurance-chômage), certains de ces besoins pouvaient encore être satisfaits par la famille et son mode de production non marchand, par la solidarité populaire, par les services sociaux diocésains, associatifs ou communautaires et par la Loi de l’assistance publique (ci-dessous) ou par les mesures universelles de la protection sociale récemment instaurées (pension de vieillesse – 1927, entériné par le Québec en 1936 – et allocation familiale – 1945), les gouvernements fédéral et provinciaux n’avaient pas jugé pertinent d’introduire cette ultime mesure d’assistance-chômage.

La Loi sur l’assistance publique (Québec, 1921) – en vigueur jusqu’en 1956 – avait permis d’instituer le financement tripartite (fédéral, provincial et municipal) des organismes de charité privée offrant gratuitement des services aux plus nécessiteux, c’est-à-dire les pauvres méritants et sans autre soutien. En 1937, la Loi sur l’assistance aux mères nécessiteuses représentait la première forme d’allocation versée directement à la personne dans le besoin. Bien que cette allocation fût présentée comme un droit reconnaissant la contribution maternelle à l’éducation des enfants, son octroi dépendait de plusieurs conditions, dont certaines à forte connotation morale.

En somme, pour ce qui est de l’assistance, l’intervention de l’État est demeurée catégorielle et résiduelle jusqu’au milieu des années 1950. Elle touche alors peu d’individus et, quoique la notion de droit commence à gagner en popularité (Guest, 1995 : 200 ; Williams, 1986), elle continue de viser les pauvres méritants, c’est-à-dire surtout les personnes pauvres incapables de travailler et qui ne peuvent être tenues responsables de leur situation.

Universaliser le droit à l’assistance

Selon Poulin, Simon et Carroll (1991), tout au cours de la période keynésienne, faute d’une véritable politique économique de plein emploi, les gouvernements fédéral et provinciaux ont préféré mettre en place des programmes de soutien du revenu pour atténuer l’exploitation des travailleurs. Mais il fallait parallèlement consolider le financement de ces programmes et des discussions s’engagent pour instaurer la dernière mesure recommandée par le rapport Marsh, l’assistance-chômage, ce qui va nécessiter des pourparlers sur le partage des pouvoirs et des revenus des États. Dès 1950, lors d’une conférence fédérale-provinciale, les provinces annoncent que la distinction entre l’assurance-chômage et l’assistance sociale leur déplaît, puisqu’elle ne rend pas compte de l’augmentation croissante des dépenses d’assistance, surtout dans un contexte où le taux de chômage commence à augmenter de manière préoccupante (Guest, 1995 : 204). En 1955, les gouvernements s’entendent sur un nouveau partage des revenus consacrés à l’assistance en redéfinissant les normes d’attribution de celle-ci. Bailleur de fonds des mesures d’assistance, le gouvernement fédéral biffe la distinction entre aptes et inaptes qui permet d’accorder aux provinces un financement (50 %) pour leurs dépenses dites d’assistance-chômage. Il s’agit d’une assistance à domicile visant à secourir les personnes dans le besoin, que ce soit à la suite d’un chômage prolongé ou non. Il s’agit donc d’une des premières mesures qui ne soient pas fondées sur la distinction des individus en fonction de leur rapport au travail ou de leur aptitude. Ce faisant, le Canada agit conformément à l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l’homme (ONU) – qu’il a ratifiée –, selon laquelle toute personne a droit à la sécurité sociale indépendamment des causes de sa pauvreté (article 22). Le Québec entérine la proposition fédérale visant la création de l’assistance-chômage en juillet 1959 (loi de 1956).

Le problème de ce programme est qu’il ne parvient pas à assurer un minimum vital et qu’il ne découle pas d’une vision suffisamment intégrée de la politique sociale. Quoi qu’il en soit, l’augmentation des dépenses du régime d’assistance-chômage provoque rapidement la création, au Québec en 1961, d’un comité d’étude sur l’assistance publique (commission Boucher) dont le rapport est déposé en 1963. Il va conduire à l’instauration quelques années plus tard (1969) de la loi québécoise sur l’aide sociale.

En même temps, les États-Unis, de même que la Grande-Bretagne et le Canada, se mobilisent en constatant l’ampleur de la pauvreté. En 1963, le président états-unien John F. Kennedy met en avant le thème de « la guerre à la pauvreté ». Au Canada, Lester B. Pearson reprend le flambeau à l’occasion de l’ouverture de la session parlementaire en 1965. Malgré la croissance et la progression spectaculaire des niveaux de vie dans les économies développées, une proportion importante des citoyens ne dispose toujours pas du minimum vital. Au Québec, le relais de ces préoccupations est d’abord assuré par la commission Boucher elle-même.

Pourtant, l’analyse de la pauvreté s’en tient aux explications courantes. Par rapport à la famille, elle découle du manque de travail du pourvoyeur ou de l’absence du chef de famille ; elle résulte de la décomposition de la famille élargie, puisque la pauvreté des personnes âgées est préoccupante. Par rapport au travail, il est surtout question de la faiblesse des salaires dans l’industrie implantée au Québec, du recyclage des aptitudes de la main-d’oeuvre et, dans certains cas, de son alphabétisation (Beaupré, 1967). Le rapport de la commission Boucher souligne justement l’ampleur des problèmes économiques, sociaux, sanitaires et comportementaux auxquels il faudrait répondre en s’attaquant à leur racine, c’est-à-dire à la faiblesse de l’économie québécoise et à l’insuffisance des qualifications des travailleurs. Il affirme par conséquent la nécessité de favoriser une véritable politique économique et sociale qui permette de développer les conditions du bien-être des citoyens. Bref, il faudrait enfin mettre sur les rails une véritable économie politique québécoise qui favorise la prospérité[6]. Parallèlement, un nouveau discours qui articule clairement pauvreté, besoins non satisfaits et revenu minimum nécessaire pour les satisfaire commence à devenir prépondérant.

Les données présentées au début des années 1960 font justement état de l’insuffisance des revenus. Alors que le taux de chômage dépasse légèrement les 5 %, les familles qui vivent avec 3000 $ par année (montant considéré comme seuil des besoins familiaux) représentent environ 25 % de la population non rurale, et ce chiffre grimpe à plus de 40 % si le seuil est établi à 4000 $ (Beaupré, 1967 : 26-27).

Si l’on s’attarde au rapport Boucher, véritable pierre d’assise du droit à l’aide sociale, il convient de souligner l’articulation entre pauvreté et citoyenneté. Au vu de l’approche insistant sur l’interdépendance des problèmes économiques et sociaux véhiculée par ce rapport, les personnes visées par le droit au revenu ne doivent plus être considérées comme indigentes, mais bien comme des citoyens économiquement fragilisés. C’est ainsi que le rapport pose surtout les fondements d’un droit fondamental à l’assistance sociale. En outre, selon lui, l’État doit cesser de jouer un rôle supplétif. Il doit se porter garant, au nom de la collectivité, de la satisfaction universelle des besoins des citoyens.

Parallèlement, le gouvernement fédéral envisage aussi d’établir une plus grande cohérence entre les divers programmes mis en place au fil des dernières années. C’est en 1966 qu’il instaure le Régime d’assistance publique du Canada (RAPC), lequel correspond en quelque sorte à l’extension de l’accord sur l’assistance-chômage survenue en 1956. Largement inspiré du rapport Boucher, ce régime établit que les dépenses d’assistance publique et de bien-être sont défrayées à 50 % par le gouvernement fédéral, à certaines conditions. Il oblige d’abord les provinces à instaurer un véritable programme d’assistance publique universel. En signant l’entente, les provinces s’engagent à apporter une aide aux personnes nécessiteuses, en tenant compte de leurs besoins, ressources et revenus, mais sans distinguer les populations suivant les raisons de leurs besoins (universalité), à ne pas lier cette aide à un délai de résidence et à mettre en place des procédures d’appel.

Le Régime des rentes du Québec en découle, en 1966, ainsi que la Loi sur l’aide sociale en 1969 (projet de loi 26). Cette dernière permet de faire la synthèse des différentes catégories de personnes nécessiteuses, en vertu de la Loi sur l’assistance publique de 1921 et des autres programmes qui avaient été implantés au fil des années (mères nécessiteuses, Québec, 1935 ; aveugles et invalides, fédéral et provinces, 1951 et 1954), tout en élargissant le droit à l’aide.

Pourquoi pas un revenu minimum garanti?

Dans les deux parties qui suivent, nous voulons montrer que dans les années 1970 les discussions entourant l’implantation d’un revenu minimum garanti se situent dans la continuité de l’intervention keynésienne de l’État social, tandis qu’à partir des années 1980 la fiscalisation à la pièce de la protection sociale, à l’exception notable de l’aide sociale, témoigne plutôt de la rationalisation et de l’activation des politiques, conformément à l’idéologie néolibérale. Nous interrogerons dans les deux parties subséquentes le lien entre cette activation et la segmentation flexible du système d’emploi contemporain pour montrer que cette politique a sciemment participé à la détérioration des conditions d’emploi au bas de l’échelle.

Les discussions autour du revenu minimum garanti découlent des mêmes préoccupations mentionnées précédemment concernant, aux États-Unis et au Canada, la persistance de la pauvreté, malgré la prospérité économique, et les craintes touchant l’avenir du plein emploi (Anspach, 1996). Confrontés à un système de protection sociale lacunaire et craignant une hausse continue du chômage structurel, John F. Kennedy puis Lyndon B. Johnson ont sérieusement réfléchi à la possibilité d’élargir le Aid for Families with Dependant Children (AFDC, mis en place en 1935). À son tour, Richard Nixon a défendu l’idée d’un impôt négatif, ce qui fait qu’entre 1968 et 1975 deux importantes expérimentations ont été déployées aux États-Unis, touchant une petite dizaine de villes, notamment dans l’État du New Jersey, afin de mesurer les effets qu’aurait un impôt négatif sur la pauvreté et l’emploi. Au même moment, une expérience semblable était menée au Manitoba.

Nous pensons que ce qui se passait aux États-Unis a certainement influencé les réflexions des gouvernements fédéral et provinciaux au Canada, quoique les défis qu’ils avaient à relever n’étaient pas de la même ampleur. Au Canada, il s’agissait encore et surtout de consolider et de simplifier le système de sécurité du revenu et de lutter plus efficacement contre la pauvreté. La lutte contre la pauvreté devait toutefois tendre à intégrer de nouveaux défis. Elle devait impliquer la rationalisation du système de protection sociale selon une double visée : 1) rationaliser les dépenses publiques qui ne cessent d’augmenter ; 2) agir plus efficacement à partir d’une meilleure connaissance des « besoins » des catégories visées par les différentes mesures (sélectivité), tout en réduisant la complexité du système. Enfin, il fallait favoriser l’emploi, car les signes d’une augmentation constante du chômage étaient inquiétants.

À partir de 1969, le gouvernement fédéral commande sept rapports[7] qui traitent directement ou indirectement de l’implantation d’un revenu minimum garanti, tandis que le gouvernement québécois discute de la même proposition dans quatre rapports[8]. Le gouvernement fédéral annonce la couleur avec un premier rapport sur Les politiques sociales pour le Canada (1969) :

Dans l’hypothèse de l’existence d’une politique énergique de main-d’oeuvre, particulièrement en ce qui concerne la création d’emplois et l’amélioration de la capacité productive des travailleurs, la première mesure préventive contre l’insuffisance de revenus est l’institution d’une forme de revenu annuel garanti

cité dans Bureau et al., 1986 : 108

Réalistes, les fonctionnaires québécois qui ont quant à eux planché sur cette proposition sont conscients que les problèmes auxquels ils s’attaquent ne nécessitent pas de bouleversements majeurs du système de protection sociale, puisqu’il suffit de permettre le cumul des revenus du travail, de l’aide sociale et des allocations familiales et de récupérer les « excédents » selon le seuil choisi en fixant un taux d’imposition qui rende compte des visées de la mesure, du système de protection sociale et de la politique économique. C’est ce que devait réaliser le programme de « suppléments au revenu familial de travail » dit aussi « revenu minimum garanti » (Québec, 1978a : 5).

Pendant que les gouvernements discutent de ces propositions[9], le gouvernement fédéral maintient une politique expansionniste axée sur la participation maximale au marché du travail afin de maintenir le triple objectif de promotion du marché du travail, de lutte contre la pauvreté et de soutien du revenu. Face à la stagflation (augmentation parallèle des taux de chômage et d’inflation) en 1968 et 1969, il décide de lutter contre l’inflation en augmentant les impôts pour réduire la croissance tout en bonifiant la sécurité sociale. Le programme d’assurance-chômage devient plus accessible (1971) notamment parce que les personnes plus éloignées du marché du travail sont désormais prises en charge par un véritable régime d’aide sociale et de soutien du revenu. Le nombre de semaines de travail exigible diminue ; le régime profite ainsi aux femmes ainsi qu’aux jeunes, lesquels ont un rapport moins typique à l’emploi et sont par conséquent obligés de se reporter au régime d’assistance sociale en cas d’interruption de revenu. Malgré l’augmentation des coûts de l’assurance-chômage et l’importante diminution du fonds de la Caisse, cette réforme plus généreuse, selon l’interprétation de Bureau, Lippel et Lamarche, vise précisément à réaliser les objectifs du revenu minimum garanti sans pour autant bouleverser tout le système de protection sociale :

Ce choix politique permettait à l’État de capitaliser sur la popularité d’un régime relativement généreux d’assurance-chômage, tout en lui épargnant la nécessité d’adopter des mesures réelles de revenu minimum garanti. Ainsi, la Loi avait pour effet d’inciter des gens ne faisant pas partie du bassin des travailleurs traditionnels à travailler un nombre minimal de semaines, souvent à n’importe quelles conditions, pour avoir accès à un revenu minimum.

Bureau et al., 1986 : 105

En étant moins onéreuse pour le gouvernement, notamment parce que la Caisse de l’assurance-chômage était alimentée par les travailleurs et les employeurs, et tout en évitant la hausse des impôts, la formule permettait aussi d’accroître l’offre de travail précaire et à faible coût dans le système d’emploi.

Entre 1970 et 1975, le flou sur d’éventuelles propositions d’implantation d’un revenu minimum garanti favorise leur popularité parmi les diverses tendances politiques, les conservateurs y voyant une occasion de rationaliser les dépenses tout en favorisant l’emploi, les libéraux considérant pour leur part que le revenu minimum garanti pourrait réellement abolir la pauvreté. Au milieu des années 1970, le ralentissement économique ainsi que les difficultés de négociation avec les provinces ont toutefois refroidi les élans favorables à l’instauration d’une mesure générale et généreuse de droit au revenu[10]. Dès 1978, la croissance du chômage et de l’inflation, de même que l’augmentation des dépenses publiques, poussent le gouvernement fédéral à sabrer les dépenses, notamment celles de la sécurité sociale, et à abandonner la politique économique expansionniste axée sur le soutien de la consommation. En 1979, le projet de revenu minimum garanti disparaît également des orientations québécoises en matière de politique sociale.

La proposition de revenu minimum garanti réapparaît pourtant en 1985 sous la plume de la Commission royale d’enquête sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada (Commission Macdonald), laquelle était entre autres appelée à réfléchir aux transformations du système de protection sociale canadien dans le contexte du libre-échange nord-américain et de la globalisation (Guest, 1995 ; Blais et al., 2001). Elle nous fournit l’occasion de comprendre comment les réformes apportées au système de protection sociale canadien et québécois ont été inspirées du revenu minimum garanti (la fiscalisation des programmes), tout en continuant d’être effectuées à la pièce, et selon une visée d’activation des politiques sociales.

Fiscalisation des politiques sociales

La fiscalisation implique une application particulière de la fonction gouvernementale de gestion des populations, fonction notamment exercée par le système de protection sociale. Lorsque ce dernier est touché par le processus de fiscalisation, les politiques et programmes sociaux s’arriment à la déclaration d’impôt individuelle et dépendent du revenu du ménage. Pratiquement, cet arrimage à la fiscalité renvoie aux modalités suivantes : 1) une strate de revenu pour accéder au bénéfice – correspondant généralement à la classe moyenne inférieure, celle pour qui les conditions d’emploi et les salaires se dégradent ; 2) une variation du bénéfice selon la hauteur du revenu ; 3) des taux d’imposition, pour chacune de ces mesures qui divergent, parfois considérablement, du taux général appliqué aux particuliers. En somme, la fiscalisation implique le remplacement de l’universalité par la sélectivité. Notons aussi que les bénéficiaires ne connaissent pas bien les montants auxquels ils ont droit, car les calculs peuvent changer de six mois en six mois lorsqu’un changement de situation survient. Idéologiquement, le processus de fiscalisation repose sur un discours affirmant que les réformes apportées au système de protection sociale visent les personnes qui en ont réellement besoin, tout en dissimulant que ces orientations politiques découlent surtout d’une diminution et d’une rationalisation des budgets de la protection sociale. Politiquement, imposer l’austérité est une entreprise politique difficile étant donné la popularité de la plupart des programmes sociaux. L’intégration des mesures sociales à la fiscalité permet justement de limiter l’impopularité des compressions : administrées par le biais de la fiscalité et présentées de manière technique, ces réformes sont souvent obscures aux yeux du public (Myles et Pierson, 1997). Grâce à l’apathie politique qu’elles induisent, les gouvernements adoptent certains objectifs moins obscurs qui auraient pu faire l’objet de débats publics. C’est le cas de la réduction des politiques de redistribution et de la diminution des inégalités en faveur des mesures de maintien du filet de sécurité. Si ce nouvel objectif permet de limiter l’appauvrissement des ménages les moins favorisés, il s’accorde toutefois à la politique de gestion de la main-d’oeuvre.

Dès 1966, la fiscalisation est introduite au Canada à l’occasion d’une réforme de la sécurité de la vieillesse (le Supplément de revenu garanti). Les allocations familiales le sont en 1978, l’assurance-chômage en 1979, ce qui implique une réduction des allocations pour les personnes ayant des revenus élevés. En 2012, chaque dollar gagné pendant que la personne reçoit des prestations de chômage ampute l’allocation de 50 % (Projet pilote no 18). Par ailleurs, l’échec de l’implantation du revenu minimum garanti canadien avait tout de même permis d’instaurer, en 1975 et à l’initiative du fédéral, une mesure de supplément du revenu pour les travailleurs pauvres. Le Québec a adhéré à la mesure et adopté la Loi sur le supplément au revenu du travail (SUPPRET, 1979), ancêtre du programme Aide aux parents pour leurs revenus de travail (APPORT) qui supplée les revenus des parents qui travaillent ou de ceux qui quittent l’aide sociale pour le marché du travail (Auclair et Issalys, 1991 : 676). Enfin, à partir des années 1980, le mécanisme de fiscalisation prend une ampleur telle qu’au Canada les transferts de revenu sélectifs représentent près de 51 % des dépenses de protection sociale en 2004 (Myles et Pierson, 1997). La principale raison évoquée pour expliquer cette tendance à la fiscalisation des politiques de soutien du revenu est qu’elle protège les personnes qui en ont véritablement besoin (la sélectivité). Selon Campeau (1999), cette fiscalisation implique un recul des droits sociaux, en raison de la perte de référence à l’universalité. Désormais, en effet, le système de protection sociale vise moins la satisfaction des besoins comme manifestation du droit et comme condition de la citoyenneté qu’il ne cherche à rendre ce système plus efficace. Cette efficacité implique, dans le cas des personnes âgées, des enfants et des personnes inaptes, de cibler les plus démunis en fonction d’un test de revenu, alors que pour les autres elle prend la forme de l’activation, laquelle implique l’articulation entre employabilité et soutien du revenu. Ainsi, le travail remplace la satisfaction des besoins comme expression de l’autonomie individuelle et de la citoyenneté, dans un contexte de flexibilisation de l’emploi.

Cette nouvelle conception affecte d’autant plus le régime d’assistance sociale que le profil des bénéficiaires bascule du côté des personnes aptes au travail, en raison de la croissance du chômage, en particulier depuis le début des années 1980 jusqu’à la fin des années 1990, puis avec le resserrement progressif des conditions d’admissibilité à l’assurance-chômage[11]. En 1995, par exemple, plus des deux tiers des personnes bénéficiant de l’aide sociale étaient aptes à l’emploi. Comment favoriser l’insertion salariale de ces personnes si la pauvreté des travailleurs continue d’être un fait préoccupant et alors que le barème de l’assistance sociale est conçu pour maintenir l’écart entre assistance et salaire minimum? Pourquoi ne pas introduire un revenu minimum garanti? Au Québec, les différents gouvernements ont toujours répondu que la mesure coûterait trop cher[12].

Les expérimentations menées sur l’introduction d’un revenu minimum garanti

Depuis l’échec des projets d’implantation du revenu minimum garanti, un seul élément échappe à cette tendance à l’assimilation de la protection sociale à la fiscalité, et c’est justement l’assistance sociale. L’un des principaux problèmes que soulève une mesure de revenu minimum garanti relève de son coût. L’État doit continuer à verser des prestations de base en plus de financer le supplément du revenu. Devant l’ampleur de ce coût, il peut envisager trois stratégies : diminuer le montant de la prestation de base ; maintenir des taux d’imposition élevés ou escompter que plus de gens travaillent et contribuent au financement de la mesure. Si l’augmentation de la charge fiscale est clairement exclue en raison de la doctrine de l’offre[13], les gouvernements peuvent adopter un revenu minimum garanti faible en escomptant qu’il encourage alors la participation au marché du travail, tout en réduisant le coût total de la mesure. Mais le revenu minimum garanti étant une prestation inconditionnelle, tous les gouvernements craignent qu’il n’induise plutôt une diminution de l’activité salariée, surtout s’ils n’envisagent pas d’instaurer un revenu minimum très faible.

La publication des résultats des expérimentations états-uniennes sur le revenu minimum garanti ne confirme pas ces craintes. Certes, ces résultats ne sont pas pleinement satisfaisants ni significatifs. Étonnamment, ils indiquent pourtant – contrairement aux préjugés tenaces pesant sur toutes formules de revenu versé sans contrepartie – que l’effet désincitatif sur le travail est extrêmement modeste. « On n’a jamais pu prouver vraiment une désincitation importante et inhérente au système d’aide financière même dans les diverses expérimentations de revenu minimum garanti aux États-Unis et au Canada » (Frappier, 1994 : 569). D’abord, le montant garanti était faible. Dans ce cadre, le principal pourvoyeur (l’homme) n’avait diminué ses heures de travail que d’un petit 5 %. Le résultat était plus important pour le second travailleur du ménage, c’est-à-dire que les femmes avaient eu tendance à diminuer leurs heures de travail d’environ 20 %[14]. En 1976, le gouvernement québécois était disposé à financer ce coût parce qu’il estimait qu’il serait minime au regard de l’effet redistributif et de la possibilité que la majorité des ménages soient proches ou au-delà des seuils de pauvreté. En outre, la mesure aurait pu servir de politique de refamilialisation (Esping-Andersen, 1999)[15]. Par contre, si le taux de chômage involontaire devenait trop élevé, le programme de revenu minimum garanti deviendrait beaucoup moins avantageux. Assurément, un taux élevé de chômage allait augmenter considérablement le coût de la mesure, puisque moins de travailleurs participeraient à son financement et que plus de personnes devraient en bénéficier, ce qui contribue à expliquer le choix fait par le gouvernement québécois, à la fin des années 1970, de ne plus évoquer l’instauration d’un revenu minimum garanti. Rétrospectivement, cet abandon indique par ailleurs le sens des réformes de la politique sociale en tant que politique de gestion de la main-d’oeuvre, lesquelles allaient accompagner la flexibilisation de l’emploi.

Protection sociale et gestion de la main-d’oeuvre : activation et flexibilité

Revenons sur les résultats de l’expérimentation du New Jersey. Selon Anspach, le 5 % de jeu que les hommes se sont accordé leur a permis d’augmenter leur pouvoir de négociation sur le marché du travail :

Autrement dit, la disponibilité d’une ceinture de sauvetage a permis à ces hommes de se montrer un peu plus difficiles avant d’accepter un nouveau poste. On peut estimer qu’il est bon de donner un peu plus d’atouts aux chercheurs d’emploi sur un marché du travail où les employeurs tiennent normalement toutes les cartes. Bien sûr, si l’on veut au contraire rendre encore plus inégal le rapport entre celui qui cherche et celui qui embauche, on imposera une obligation légale de travailler

Anspach, 1996 : 70

Dans un contexte d’ouverture des frontières et de mise en concurrence accrue des travailleurs, la marge de manoeuvre que procure le revenu minimum garanti aux travailleurs doit être évitée si l’État craint qu’elle ralentisse l’activité productive nationale. Dans un contexte de chômage élevé, la possibilité de ne pas travailler doit aussi être évitée afin de limiter les dépenses de l’État. S’il existe plus de chômeurs ou d’assistés sociaux aptes au travail, cela fait autant de travailleurs potentiels qui paient peu ou ne paient pas d’impôts et qui ne cotisent pas au fonds de l’assurance-emploi, tandis qu’il faudrait indemniser tous ces citoyens. Les contraintes de reproduction du système de soutien du revenu exigent le maintien de la ponction fiscale liée au salaire. En somme, l’État doit maintenir des taux relativement élevés d’activité, tout en s’assurant qu’ils ne produisent pas trop d’inflation.

L’exigence d’insertion en emploi recèle un avantage supplémentaire. En adoptant une politique économique axée sur l’offre, l’État affirme que l’équilibre du système productif, de la consommation et de la protection sociale repose sur une pression à la baisse sur les conditions de travail et la rémunération. La pression exercée par tous les demandeurs de travail exerce une pression sur le marché du travail qui justifie la stagnation des salaires ou leur diminution, ainsi que la stagnation des montants de l’aide sociale ou de l’assurance-chômage. En effet, en raison du maintien du principe de moindre admissibilité[16], les prestations continuent d’être fixées à partir et en fonction des revenus gagnés au travail. La stagnation du salaire permet de limiter l’augmentation des dépenses sociales. Par ailleurs, l’État doit arbitrer l’effet de l’érosion des conditions de travail par rapport aux risques de désaffection de l’activité, d’autant plus qu’il est lui-même contraint d’assurer la satisfaction de certains besoins et de certains services à sa population nationale. C’est en ce sens que, par le moyen de stratégies technocratiques ou financières, il contraint ou stimule la participation au système d’emploi des bénéficiaires de l’assistance ou de l’assurance. Et, pour accueillir ces travailleurs, tout en assurant le maintien de certains services sociaux, il stimule le développement de l’économie sociale, c’est-à-dire la marchandisation des services personnels et sociaux. Ces objectifs concordent notamment avec les recommandations de l’OCDE. Depuis 1995, ce véritable producteur de normes de « gouvernementalité » propose aux États de supprimer les contraintes à la création d’emplois, d’accroître la flexibilité du travail et des salaires, en plus d’encourager la participation généralisée au marché du travail, en particulier comme stratégie de lutte contre la pauvreté[17]. Le maître mot de cette orientation de la politique sociale est l’activation.

Attardons-nous par conséquent sur les réformes apportées au programme d’assistance sociale. Elles ont été nombreuses, ont modifié les appellations. Elles ont toutes poursuivi l’objectif de réduire la pauvreté (surtout là où les groupes sont le plus à risque), de n’impliquer aucune hausse de budget et de s’arrimer à l’employabilité tout en légitimant et structurant la flexibilisation de l’emploi. Dans l’ensemble, ces réformes ont tendu à rescinder les catégories de bénéficiaires en fonction de leur aptitude au travail[18], ce qui a induit une approche plus coercitive pour les bénéficiaires aptes (Campeau, 1999 : 5), en particulier pour les jeunes, puisqu’il s’agit impérativement d’éviter qu’ils ne prennent goût à l’assistance. Pour activer ces assistés sociaux aptes au travail, le gouvernement a choisi d’attaquer frontalement leur niveau de vie. Dès 1974, il a fixé le plafond de l’aide sociale à un niveau inférieur à 50 % du salaire minimum. La faiblesse de celui-ci dans les années 1980 et 1990 a entraîné la faiblesse du montant du revenu d’assistance[19]. Par ailleurs, le fait qu’il n’ait pas été indexé pour les personnes aptes au travail[20] explique la baisse du nombre de personnes bénéficiant du programme depuis 1995 ; « la proportion [de personnes de 0 à 64 ans vivant dans un ménage dont les membres adultes sont prestataires de l’aide financière de dernier recours] a atteint un sommet de 12,5 % en 1995 et 1996 et n’a cessé de diminuer depuis, se fixant à 7,6 % en 2006 » (Bellavance et Morin, 2008 : 20). En contrepartie, le gouvernement a commencé à mettre en oeuvre des mesures d’employabilité.

Pour favoriser la participation salariale des personnes assistées sociales, diverses formules ont été essayées depuis 1985 : la réduction du barème pour les 18-30 ans (jusqu’en 1989), sauf pour ceux qui acceptaient de participer à des mesures d’insertion, des pénalités financières, le financement de divers programmes de formation ou d’insertion professionnelle[21], des subventions salariales pour les employeurs, ainsi que des programmes de supplément au revenu gagné pour les personnes en transition entre assistance ou assurance et travail ou pour les travailleurs pauvres, lesquels sont mus par l’esprit de la fiscalisation. Or, les critères d’admissibilité de ces programmes de supplément de revenu gagné, qu’il s’agisse du programme fédéral – prestations fiscales pour le revenu de travail (PFRT, 2007[22]) – ou provincial – Prime au travail, en remplacement du programme APPORT (1989), jusqu’alors réservé aux travailleurs pauvres avec enfant(s) –, n’ont pas véritablement été conçus pour favoriser la transition vers l’emploi à partir de l’assistance sociale[23], en raison du revenu minimum qui doit être gagné pour y avoir droit (3000 $ par année pour la mesure fédérale et 2400 $ pour la mesure provinciale). Rappelons que les assistés sociaux peuvent gagner un revenu de travail d’un maximum de 200 $ par mois avant que chaque dollar supplémentaire n’ampute d’autant leur revenu d’assistance. C’est ainsi que la trappe de l’assistance se maintient.

Pourtant, depuis 1996, le taux de faible revenu a diminué au Québec. Ces résultats découlent des programmes de lutte à la pauvreté qui ont successivement ciblé les personnes âgées et les familles monoparentales, puis les enfants, mais dans un contexte de croissance économique. Or, celle-ci n’a pas profité à tous. D’un côté, la surreprésentation du taux de pauvreté des personnes seules paraît extrêmement préoccupante. D’un autre côté, la diminution de la pauvreté est allée de pair avec la stagnation des salaires moyens, la pauvreté salariale et la croissance des inégalités[24].

Reprenons les termes du problème. En référence au rapport Boucher, nous avons souligné l’interprétation, présentée par la Commission, des causes de la pauvreté. Nous voulons insister sur le lien alors établi entre le travail, la pauvreté et une qualification insuffisante des travailleurs. Dans la mesure où travail et pauvreté restent des phénomènes criants d’actualité, il faut chercher au-delà du manque de qualifications[25] ce qui explique aujourd’hui la pauvreté au travail.

En tant que nouvelle expression du plein emploi, l’activation se moule d’abord à la segmentation du système d’emploi. Dans l’ensemble, l’activation favorise l’effacement des frontières entre travail et non-travail et la diversification des formes d’emploi de telle sorte que « chacun y trouve son compte ». Pour la clarté de l’analyse, nous déclinons cette segmentation entre trois modalités du rapport au travail : l’emploi – correspondant à la figure type de l’emploi du système fordien, à temps plein, permanent et s’accompagnant d’avantages sociaux –, le travail – correspondant à la figure en croissance de l’emploi atypique et souvent précaire – et la participation – correspondant aux emplois à statuts particuliers orchestrés par l’État et généralement dérogatoires au droit du travail. Pour le segment de la participation, l’activation est favorisée par des mesures facilitant un lien toujours au moins transitoire entre travail/activité et non-travail, sauf pour les personnes inaptes au travail. Pour ces dernières, la protection associée à l’assistance assure une rente d’invalidité, car elles ne peuvent ou ne doivent pas être intégrées au segment de la participation. Le montant alloué est relativement indépendant de la gestion de la main-d’oeuvre, il est donc presque décent, mais il prend incidemment l’allure d’une exclusion. Pour ce qui est des personnes aptes, qu’il soit question des transitions entre travail ou participation et non-travail par le biais de l’assurance/assistance-emploi ou des compléments salariaux, les mesures sont présentées comme étant favorables à ces transitions et à la qualification des travailleurs.

Or, selon Standing (1991), la politique d’activation de l’assistance sociale contribue à créer des distorsions dans les couches inférieures du système d’emploi, notamment du fait d’exercer une pression à la baisse sur les conditions d’emploi. Ainsi, une hausse des taux d’emploi n’accompagnerait pas une hausse de la qualification professionnelle ni une croissance de la qualité des emplois. Par conséquent, si, comme le croit Standing, les prestataires de l’assistance sociale n’ont pas une éthique du travail plus faible que n’importe quel autre citoyen, il faut s’interroger sur le véritable rôle des programmes d’activation relativement à la fonction de gestion de la main-d’oeuvre de la politique sociale. Ces programmes contribuent assurément à légitimer la segmentation flexible du système contemporain d’emploi et la stagnation des revenus moyens. Ulysse ne manque pas de souligner à cet égard que la politique d’activation, de concert avec la flexibilisation, concourt à entériner la pauvreté des travailleurs et des travailleuses :

Le phénomène du travailleur pauvre résulte d’un ensemble de décisions politiques, économiques et sociales prises au cours des 20 dernières années, avec le principal objectif de garantir au marché du travail une flexibilité lui permettant de répondre aux normes de la concurrence internationale (Bernier, Vallée et Jobin, 2003). […] Le bas salaire est de manière tout à fait paradoxale devenu un phénomène en pleine expansion (Chen, 2005) au moment même où les nouvelles politiques étatiques s’appliquent à forcer la réinsertion en emploi des gens dépendants de l’assistance publique

Ulysse, 2009 : 86-87

Les études canadiennes mettent justement en évidence l’accroissement des inégalités de revenu, notamment depuis la refonte du Régime d’assistance publique du Canada (RAPC) et la réforme de l’assurance-chômage devenue l’assurance-emploi en 1996, dans la foulée de la stagnation des salaires moyens (Statistique Canada, 2008) et de taux records de faible rémunération (Larochelle-Côté et Dionne, 2009).

De nouveau, pourquoi pas un revenu minimum garanti?

Dans cette section, nous voulons mettre en évidence les similitudes entre l’activation flexible des politiques sociales et du système d’emploi, d’une part, et les propositions d’implantation d’un revenu minimum garanti, d’autre part.

Plusieurs des défenseurs de la mesure de revenu minimum garanti soutiennent d’abord qu’elle permet de relancer la société de plein emploi. Selon Van Parijs, elle ne doit pas être considérée comme une alternative au plein emploi « mais bien comme un ingrédient essentiel de toute stratégie susceptible de nous y ramener » (Van Parijs, 1987 : 22). Le revenu minimum garanti est présenté comme une mesure visant à relancer l’efficacité productive, en particulier en assurant un revenu socle pour le partage ou la flexibilisation du temps de travail (Standing, 1992), comme une réponse aux taux élevés de chômage ou encore comme un moyen permettant le développement viable des emplois de proximité faiblement productifs (Ferry, 1995 ; Caillé et al., 2000 ; Bernard et Chartrand, 1999 ; Van Parijs).

L’important est de permettre et de faciliter une cohabitation plus large entre différentes formes d’activités, d’emplois et de rémunérations pour répondre aux exigences d’une économie en demande de diversification, tout en préservant les acquis sociaux qui nous sont les plus chers. […] Une plus grande variété dans la structure des emplois disponibles est devenue une nécessité économique et sociale. Elle permettrait tout d’abord d’augmenter la population active et de maintenir les qualifications. […] Ce qu’il manque aujourd’hui à notre économie, c’est une certaine souplesse, en particulier dans la fixation des salaires, pour permettre à des individus d’intégrer de manière différente le marché du travail et d’y évoluer aussi à des rythmes différents.

Blais, 1999 : 30

La mesure permet aux individus de bénéficier d’un coussin de sécurité pour passer d’un travail à un autre ou d’une formation à un emploi, etc. La proposition participe donc du réaménagement du plein emploi ; elle va dans le même sens que les politiques d’activation et confirme leur arrimage aux dynamiques de segmentation et de flexibilisation du système d’emploi.

Supposons quelques instants que l’extrême dénuement soit de moins en moins caractéristique des personnes nécessitant le recours au soutien du revenu. Pensons aux artistes et autres créateurs, aux travailleurs autonomes, bref à toutes ces personnes qui ont un rapport régulier au travail, mais de façon intermittente. Faudrait-il les obliger à être extrêmement pauvres pour bénéficier d’un pont financier pour combler les problèmes qu’implique cette intermittence? Cette question renvoie assurément à l’un des défis contemporains de la protection du revenu, aussi évoqués en terme de flexisécurité. Nous savons que le Québec, tout comme d’autres provinces, autorise les bénéficiaires de l’aide sociale à compléter leur prestation de base par des revenus de travail. Cependant, leur compte de banque doit être vide pour qu’ils soient autorisés à demander une aide financière. Par contre, s’ils sont capables d’économiser tout en étant à l’aide sociale, ou s’ils reçoivent des dons en argent, ils sont autorisés à garder cet argent s’il n’excède pas 3000 $. Dans tous les cas, les montants sont relativement peu élevés. Le projet du gouvernement québécois Lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale 2003-2008 annonce l’ajustement de ces montants autorisés. Désormais, les personnes inscrites à l’assistance-emploi pourront détenir des actifs financiers, sans que le montant de leurs épargnes interfère dans le calcul de leur prestation, si l’épargne est investie dans l’achat d’une formation, d’une maison ou dans le démarrage d’une petite entreprise (travail autonome, avec ou sans employés). Cependant, une formule de revenu minimum garanti maintiendrait tous ses avantages sans qu’il soit nécessaire d’exercer un contrôle excessif sur les revenus des particuliers.

En outre, présentée comme une mesure n’ayant plus à faire référence au droit à la satisfaction des besoins ou au seuil de faible revenu et en favorisant la flexibilité du système d’emploi, la formule de revenu minimum garanti reste en continuité avec la gestion néolibérale de la main-d’oeuvre dans l’espace national. Tout en favorisant l’activité de travail, le revenu minimum garanti a l’avantage sur les programmes d’employabilité de ne pas contraindre directement la participation au marché du travail ou l’activation bénévole. Il stimule plutôt la participation au marché du travail par le biais de sanctions financières positives ; il implique la levée des stratégies de participation en comptant que la faiblesse du revenu garanti sera suffisante pour pousser sur le marché du travail sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter une contrainte politico-administrative. À cet égard, l’argumentation en faveur du revenu minimum garanti s’accompagne généralement de la critique des programmes catégoriels de soutien du revenu, lesquels sont jugés trop complexes en raison de la multiplication des mesures et des situations d’ayant droit. La proposition libérale de revenu minimum garanti réduit toutefois la lutte contre le chômage ou les réflexions sur le sens du travail aux stratégies individuelles de choix de bien-être ou d’adaptation. La valorisation de la mesure en vertu de la liberté[26] délégitime alors l’intervention de l’État à l’égard de l’encadrement de l’activité économique.

Certains défenseurs de la mesure prétendent justement que c’est là l’une de ses vertus. Pour ces auteurs, la présence de ce coussin de sécurité permettrait enfin d’abroger les législations du travail. Sous le prétexte que les individus sont assurés d’un revenu minimum, il serait enfin possible de laisser jouer les règles du marché et les exigences de l’organisation globalisée de la production. Gorz écrit :

La garantie d’un minimum de subsistance est, dans la conception libérale, la condition grâce à laquelle le marché du travail peut fonctionner sans entraves. Elle permet, en effet, au prix du travail (au salaire) de tomber assez bas pour que de nombreux travaux qui ne seraient pas rentables s’il fallait les payer à un salaire normal, puissent être confiés à une main-d’oeuvre au rabais, qui n’attend du travail qu’un revenu de complément

Gorz, 1986 : 63

Par exemple, Roberts – qui défend l’idée d’un dividende national (1983) – légitime l’abrogation de la législation sur le salaire minimum, puisque le salaire n’aurait plus à permettre l’accession à un niveau élémentaire de bien-être. Il pourrait désormais n’être déterminé que par la seule loi de l’offre et de la demande. En d’autres termes, selon Roberts, il atteindrait enfin son niveau d’équilibre (market-clearing level) ; « le marché du travail, après une politique de déréglementation complète, deviendrait parfaitement concurrentiel » (cité dans Goujon, 1995 : 101). À cet égard, certains défenseurs du revenu minimum garanti postulent que la sécurité financière dont jouissent les individus leur permet d’exercer une pression à la hausse sur les salaires dans les domaines où les tâches sont les plus pénibles ou d’accepter de travailler pour un revenu moindre lorsque les activités sont intéressantes ou valorisantes en elles-mêmes. Ici l’argumentation met l’accent sur le pouvoir que procure le revenu minimum garanti au travailleur dans le rapport de force travailleur-employeur. Ferry écrit : « ce que les syndicats n’ont su faire de façon convaincante, dans de nombreux pays : assurer durablement aux salariés une force de négociation sur le contrat de travail, l’allocation universelle le ferait d’une façon structurelle, institutionnelle, automatique, en situant le travailleur potentiel en position toujours à peu près convenable de négociation avec son employé potentiel » (Ferry, 1995 : 97). Rappelons alors la faible marge de manoeuvre qu’ont révélée les expérimentations états-uniennes et soulignons qu’il n’est en rien évident que la flexibilité s’accompagne d’un véritable pouvoir d’expression des préférences en matière de bien-être si les travailleurs ne jouissent pas d’un pouvoir effectif de négociation. Ce point de vue dépolitise donc le rapport de force en substituant la négociation individuelle à la négociation collective. Enfin, ces positions n’induisent pas la hausse des qualifications des personnes, car l’occupation seule, sans souci de ses conditions d’exercice ne permet pas de générer cet effet. En somme, un revenu minimum garanti ne suffirait pas à renverser les tendances actuelles du système d’emploi.

Conclusion

Les besoins et la citoyenneté servent à l’encadrement de l’institutionnalisation de la protection sociale au Canada et au Québec, de 1940 jusqu’à la moitié des années 1970. Les mesures se traduisent dans le droit et visent à soutenir l’activité économique et le bien-être. En raison de l’intervention de deux paliers de gouvernement dans l’économie et le social, ce système ne parvient pas à atteindre tous ses buts, notamment pour ce qui est de combattre la pauvreté, en raison de son manque de cohérence et de sa complexité. Les réflexions ayant entouré l’instauration d’un revenu minimum garanti visaient à régler ces problèmes. Or, la croissance du chômage et des déficits publics, ainsi que le ralentissement économique et l’affirmation de l’idéologie néolibérale mettent un frein à l’implantation de cette réforme. Son esprit s’est néanmoins introduit par le biais du processus de fiscalisation des politiques sociales. Or, jusqu’à maintenant, ce processus n’a pas permis de favoriser la transition entre assistance sociale et travail, et a plutôt tendu à favoriser une redéfinition de l’emploi en accord avec les visées de segmentation et de flexibilité du système d’emploi, ce qui fait que les personnes assistées sociales et les travailleurs au bas de l’échelle continuent d’être affectés par la pauvreté, surtout pour ceux qui vivent seuls.

Mais nous osons poser cette question : un revenu minimum garanti pourrait-il renverser la tendance à la gestion néolibérale des politiques sociales et de la main-d’oeuvre, en articulant un nouveau compromis réformiste dont la flexisécurité serait l’une des pièces maîtresses? Assurément, en garantissant un revenu, toute personne bénéficierait d’une sécurité financière élémentaire à condition cependant que ce montant soit fixé à un niveau décent. Or, l’argent ne constitue pas le seul élément des droits sociaux et du travail. Le terme l’indique, l’idée de droit repose sur celle de communauté politique et la crainte pourrait consister à renvoyer chacun, sous prétexte d’un coussin de sécurité inconditionnel, à l’arbitrage de ses protections. Certes, un revenu minimum garanti aurait l’avantage de l’unité programmatique et chacun saurait d’emblée qu’il a droit à cette mesure pour couvrir l’ensemble de ses besoins de base. Mais pour éviter des fluctuations de revenu trop importantes pour le chômeur ou l’accidenté, pour niveler le rapport de force travail – système d’emploi, il faudrait mener une véritable réflexion sur la croissance des inégalités, ce que n’intègre pas en soi la proposition de revenu minimum garanti. Dans la mesure où les inégalités se manifestent notamment dans la sphère de l’emploi, il n’est nullement évident qu’une protection individuelle telle que le revenu minimum garanti favorise les travailleuses et les travailleurs et qu’elle atténue la segmentation du système d’emploi, laquelle est un facteur significatif de la pauvreté au travail et des inégalités d’emploi.