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Au cours du deuxième tiers du xixe siècle s’ouvre le vaste chantier qui a enfanté notre historiographie [1]. Aux côtés des grandes synthèses historiques commence l’édition des récits des explorateurs de la Nouvelle-France annotés par des religieux [2]. Le clergé s’emploie également à rédiger la biographie des fondateurs de la colonie [3]. Ainsi, les protagonistes des tout premiers moments de la Nouvelle-France trouvent leurs biographes [4], et les principales structures de la société canadienne-française, leurs historiens [5]. De façon concomitante à ces grands récits historiques qui célèbrent la nation se développe une littérature qui en explore les territoires intimes : la petite histoire. Les études généalogiques, les biographies et les monographies paroissiales se multiplient et peuplent, avec une intensité sans précédent, le domaine de Clio [6].

La monographie paroissiale – récit historique qui retiendra notre attention dans cet article – est majoritairement le fait de religieux qui découvrent les possibilités qu’offrent, à l’écriture d’une histoire, les archives des paroisses qu’ils desservent [7]. Elle apparaît en 1854, alors que l’abbé Jean-Baptiste-Antoine Ferland publie sous forme de volume ses écrits sur Notre-Dame de Québec [8] (voir à la page suivante, ill. 1). Il s’agit d’une littérature du détail, à caractère essentiellement local. En même temps que progresse l’écriture d’une grande histoire qui cherche à donner des origines et une destinée historiques aux Canadiens français, la monographie paroissiale essaime et occupe, presque littéralement, chaque parcelle du territoire :

Bientôt nous posséderons une bibliothèque qui représentera, par une longue suite de volumes, toute la province de Québec. Voyez ce que nous avons déjà amassé : St-Eustache, l’île Dupas, Rivière-du-Loup, Yamachiche, St-Maurice, Cap-Santé, Beauport, Charlesbourg, l’île d’Orléans, l’île-aux-Coudres, le lac Saint-Jean, Rivière-Ouelle, Lévis, Levrard, Gentilly, Saint-François-du-Lac, Boucherville, et Longueuil que je vous présente aujourd’hui. En préparation, il y a des travaux sur Ottawa, Terrebonne, Joliette, Maskinongé, Trois-Rivières, Champlain, Bécancour, Sorel et Chambly. C’est bien là un mouvement national, qui s’accomplit dans le silence de l’étude et auquel nous sommes tous invités à contribuer d’une manière ou d’une autre [9].

(ill. 1)

Jean-Baptiste-Antoine Ferland, carte postale, Saint-Jean, Pinsonneault frères, 1905. BAnQ, Collection patrimoniale (CP 3565 CON). Num.

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Sous une plume enthousiaste, ces monographies renferment dans leurs pages un récit qui s’aventure au-delà de l’histoire et qui cherche à tracer les traits caractéristiques de la communauté : « […] dans une étude des éléments de la vie intime d’une paroisse, on ne saurait, sans être incomplet, passer sous silence ces moindres faits dont la multiplicité, prise dans son ensemble, sert à former la physionomie de tout un peuple [10]. »

Au fil des ans, la monographie paroissiale se développe sous diverses formes [11] et ce n’est qu’en 1926 – lorsque l’abbé Ivanhoë Caron publie Les monographies, leur rôle, leur caractère – qu’elle semble avoir trouvé une stabilité structurelle [12].

Phénomène particulièrement intéressant, les monographies de paroisse allouent un espace important à la présence de l’art dans la communauté. En effet, la plupart de ces monographies consacrent un chapitre à la construction et au décor peint et sculpté des églises (ill. 2). Avant le travail d’inventaire et d’interprétation réalisé notamment par Gérard Morisset, c’est principalement dans les monographies paroissiales que prend forme un discours concernant l’art religieux au Québec.

En première partie de cet article, nous traiterons brièvement du corpus qui sert de source aux auteurs. Nous verrons comment il opère dans l’énonciation et fait se croiser dans le récit trois temporalités distinctes. En étudiant ces temporalités, nous verrons comment l’objet d’art mis en récit acquiert une fonction énonciative différente selon qu’il est considéré comme objet de ou dans l’histoire de la paroisse. Enfin, la troisième partie abordera ces pages consacrées aux églises et à leur décor, dans la double perspective d’un sentiment de perte éprouvé et d’un héritage proposé.

L’objectif poursuivi ici est de rendre compte de la manière dont ces pages consacrées à l’art dans l’église participent de la représentation d’un legs culturel à visée collective construit dans un des territoires les plus riches de la petite histoire : la monographie paroissiale (ill. 3).

(ill. 2)

« Intérieur de l’église actuelle – Saint-Laurent, I. O. », dans David Gosselin, Pages d’histoire ancienne et contemporaine de ma paroisse natale, Saint-Laurent, Île d’Orléans, Québec, Dussault & Proulx, 1904, p. 24. BAnQ, Collection patrimoniale (282.71448 G679p 1904). Num.

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(ill. 3)

Henri-Raymond Casgrain, Une paroisse canadienne au xviie siècle – La Rivière-Ouelle suivi de Éclaircissements sur la pêche aux marsoins, Montréal, Librairie Beauchemin limitée, 1917, 144 p. BAnQ, Collection patrimoniale (971.475014 C3387p 1917).

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Sources et fonctionnement du récit : l’« archive » paroissiale [13]

Dans la préface des Notes sur les regîtres de Notre-Dame de Québec de l’abbé Ferland, nous lisons :

Depuis plusieurs années, des accidents déplorables, se succédant avec rapidité, ont détruit beaucoup de documents très précieux pour l’histoire du Canada. Encore quelques pertes semblables, et les sources aujourd’hui ouvertes à l’historien auront complètement disparu. Pour prévenir un tel malheur, il serait important de multiplier les copies des manuscrits historiques qui ont été préservés […]. Dans l’espérance que le bon exemple ne sera pas donné en vain, je me suis déterminé à publier des notes, que j’ai recueillies en parcourant les registres de Notre-Dame de Québec [14].

Devant la menace de la perte matérielle de documents jugés précieux pour l’écriture de l’histoire, l’auteur lance un appel à leur retranscription, à un premier travail de conservation. Jean Langevin répondra à cet appel en 1860 et 1863 en publiant ses Notes sur les archives de Notre-Dame de Beauport, paroisse qu’il a desservie de 1854 à 1858. Devenu évêque, Jean Langevin renchérit et, dans une circulaire qu’il publie en 1872, il demande expressément aux paroisses de compiler les informations pertinentes à l’écriture de leur histoire :

En faisant la visite du diocèse, j’ai constaté combien il est regrettable que l’on n’ait pas conservé dans chaque paroisse au moins une note de tout ce qui peut l’intéresser. Plus le temps s’écoule, plus le souvenir menace de s’en effacer. Dans certains endroits, il est vrai, on trouve quelques-uns de ces documents, mais épars dans les registres de délibération de la fabrique, même dans les registres de baptêmes, mariages et sépultures, ou sur des feuilles volantes. À l’avenir donc, dans chaque paroisse et mission à partir du 1er janvier, on aura un cahier spécialement destiné à cette fin [15].

Essentiel à la légitimité de tout récit historique, le document est ici rare, puis peu bavard. Les registres de baptêmes, de mariages et de sépultures, les procès-verbaux de réunions entre les marguilliers, les inventaires de biens et les livres de comptes de la fabrique proposent des « miettes » à l’historien [16]. En effet, comme le fait remarquer Mgr Langevin, il s’agit bien de documents incomplets et dispersés. Parler d’« archives » pour désigner cet ensemble de documents que les auteurs consultent pour écrire est une commodité de discours. Aussi, à l’heure de le mettre en récit, le document paraît n’offrir à l’histoire de la paroisse qu’une trame dépouillée et discontinue.

Pour développer et emplir cette trame, les auteurs diversifient leurs sources et puisent aux articles de journaux locaux et aux documents familiaux, mais, par-dessus tout, ils ont recours aux témoignages qui leur sont propres [17] ou à ceux que les anciens de la paroisse enrichissent d’anecdotes.

Après le document et l’intégration du souvenir dans le récit, un troisième élément s’ajoute aux sources que l’auteur utilise pour écrire l’histoire de la paroisse. Il s’agit de ses propres observations sur ce qui l’entoure. L’auteur s’engage dans de minutieuses descriptions et se fait quelquefois le cicérone de son église [18]. Dès lors, la monographie s’enrichit de réflexions contemporaines à l’écriture du récit.

(ill. 4)

État des dépenses effectuées pour la construction de l’église, signé par Guillaume Chambon, dans Charles-Philippe Beaubien, Le Sault-au-Récollet, ses rapports avec les premiers temps de la colonie – Mission-paroisse, Montréal, C.O. Beauchemin & fils, 1898, p. 307. BAnQ, Collection patrimoniale (971.428 B371s 1898).

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L’extrait suivant, tiré de la monographie que l’abbé Beaubien publie sur la paroisse de La Visitation du Sault-au-Récollet en 1898, illustre comment ces trois types de sources opèrent dans le récit. Au chapitre intitulé « Paroisse 1736-1775 », l’auteur amorce la section consacrée à la construction de l’église par une retranscription in extenso des dépenses engagées dans ce projet (ill. 4).

Le document d’archives lui sert ensuite de trame à partir de laquelle il organise ses souvenirs :

Quatre serrures y sont mentionnées. La première fut fixée à la grande et unique porte du devant de l’église. Cette porte était surmontée d’un cintre élégant, ornée d’une corniche avec un châssis rond dont les vitres rayonnaient avec symétrie pour aboutir au même point au-dessus du centre de la porte. Deux jolis pilastres corinthiens supportaient le cintre et la corniche et ornaient la porte sur toute sa longueur [19].

Il continue ainsi, de réminiscence en réminiscence, à restituer un décor qui n’existe plus. L’auteur prendra soin d’inscrire des souvenirs liés aux éléments architecturaux qu’il décrit. Au sujet des anciennes portes du temple, par exemple, l’abbé Beaubien se souvient : « Je voudrais décrire leur solidité à l’épreuve des mains robustes qui leur ont infligé tant de secousses retentissantes, sans oublier les fameuses clanches à demi-rotation, munies de poignées oblongues où la main des vieux pouvait trouver un consolant point d’appui [20]. »

(ill. 5)

Intérieur de l’église de la Visitation du Sault-au-Récollet, 2010.

Photo : Alain Pratte

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Un peu plus loin, l’auteur détaille le décor peint de l’église (ill. 5) :

Il [M. Chambon] se procura à Paris le tableau de la Visitation, copie de mérite réel d’un des deux peintres Mignard, car ils étaient deux frères, Nicolas et Pierre Mignard, vivant à peu près à la même époque, de 1608 à 1696. Je n’ai pu m’assurer sur quel modèle le copiste a travaillé. […] Sur la demande des principaux habitants de la côte Saint-Michel, [M. Chambon] se procura un tableau de leur patron. La toile est d’une valeur artistique bien inférieure à celle de la Visitation ; elle est, je présume, d’une main habituée à manier autre chose que le pinceau d’un artiste. Elle coûta quand même 153 frs 12 sols, d’après la reddition des comptes de 1755 [21].

Cet extrait est exemplaire de la manière dont les auteurs des monographies paroissiales arriment au document d’archives (ici une reddition de comptes) leurs propres observations (sur la valeur artistique du tableau, par exemple) pour mettre en récit des informations sur l’historicité de l’oeuvre : l’année et le contexte de son acquisition, ainsi que sa valeur à l’achat.

La réunion et l’enchevêtrement des trois matériaux indispensables au récit de la monographie de paroisse – le document, le souvenir et les observations de l’auteur – donnent une couleur et un contour particuliers à l’histoire racontée. Ils caractérisent cette histoire : ils la fondent et la constituent. Ces trois éléments essentiels, et surtout les opérations qu’ils permettent à l’auteur d’effectuer, établissent ce qu’on peut désigner comme l’« archive » paroissiale. Celle-ci peut être comprise comme un système qui régit l’énonciation et donne à ce qui peut être dit « ses modes d’apparition, ses formes d’existence et de coexistence, son système de cumul, d’historicité et de disparition [22] ».

L’« archive » paroissiale commande au moins trois modalités d’écriture qui se condensent dans la monographie. La première renvoie à un récit historique fondé sur la retranscription et l’annotation du document d’archives. La deuxième se rapporte à un récit constitué d’évocations d’un quotidien paroissial révolu. Enfin, la troisième modalité d’écriture est d’ordre synchronique, c’est-à-dire qu’elle réunit, dans une même temporalité, et le récit et son auteur. Ainsi, et surtout à partir du dernier quart du xixe siècle, la monographie de paroisse fait se croiser sur ses pages un temps documentaire (figé dans l’encre et sur le vieux papier), un temps vécu (qui vogue dans la mémoire) et un temps présent (qui s’inscrit dans l’observation de l’immédiat).

Les opérations énonciatives qui lient l’« archive » paroissiale à ces ordres temporels visent apparemment à construire une représentation de la communauté fondée sur la continuité et sur la pérennité des choses qui la démarquent : une histoire, une manière d’être au monde et l’affirmation de son existence au temps présent.

L’art : objet de l’histoire, objet dans l’histoire

Le propos particulier de la monographie de paroisse nous autorise à aborder l’église comme un lieu d’expression artistique. La construction et l’ornementation du temple sont de grandes étapes de la vie de la communauté paroissiale. Le choix du tableau du maître-autel, la mobilisation pour acquérir de nouveaux ornements, la donation de sculptures et la restauration des oeuvres sont autant d’activités, rapportées dans la monographie, qui lient intimement l’objet d’art à la collectivité et, qui plus est, une collectivité qui se recueille devant celui-ci. La description de l’architecture et des décors ainsi que l’appréciation que l’auteur en fait participent de la représentation de la communauté dans la reconnaissance de l’héritage commun.

Dans la monographie paroissiale, tant l’architecture que le décor de l’église sont appelés à refléter l’idée d’une spécificité collective :

Ces murs modestement élevés sous le long toit aigu qu’ils supportent, ce portail presque tout entier en face pyramidale, surmonté de son clocher, svelte, unique comme le Dieu du temple et la foi des fidèles qui s’y rassemblent pour prier, tout cet ensemble a quelque chose de religieux et de national, précieux pour nous comme de vieux monuments, cher comme nos anciens souvenirs. La Bretagne, dit-on, nous en a fourni les modèles ; […]. Nous serions tentés de dire qu’elles [les églises] ne sont pas seulement plus champêtres, plus bretonnes, plus canadiennes que les autres, mais qu’elles ont un air plus catholique. Sans beaucoup d’imagination on pourrait peut-être ajouter que, pour cette raison, le protestantisme, si souvent notre imitateur en architecture, n’a jamais imité ce genre. Personne ne peut s’y tromper, en effet, et même sans la croix qu’elles portent fièrement sur leur pinacle, le voyageur le plus étranger y reconnaîtrait des églises de notre culte [23].

Manifestation d’un savoir, d’une sensibilité et d’une pratique, l’art concourt ici à la reconnaissance de la communauté par l’aspect spécifiquement formel de l’architecture : « personne ne peut s’y tromper » ; « même sans la croix qu’elles portent […], le voyageur le plus étranger y reconnaîtrait des églises de notre culte » (ill. 6). Remarquons également comment la valeur accordée à l’église passe par une sémantique du temps : « précieux pour nous comme de vieux monuments, cher comme nos anciens souvenirs ». Ainsi l’auteur conjugue-t-il le passé et le présent dans la description et l’appréciation d’une oeuvre dont la forme se voit objectivée en une esthétique distinctive.

Le discours ajoute ainsi à l’oeuvre une fonction représentative autre que celle qui occupe son iconographie. Tel que l’illustre l’extrait suivant, bien que l’on doive voir dans tel tableau la représentation de saint Charles, on doit aussi y voir la dévotion que les ancêtres et leurs descendants avaient pour cette oeuvre :

Ce tableau, écrit l’abbé Trudelle, passe pour une bien bonne copie du tableau original qui est regardé comme un chef-d’oeuvre. C’est une belle relique du temps passé, vieille aujourd’hui [c’est-à-dire en 1887] de 187 ans et qui mérite d’être conservée avec soin. Plusieurs générations dans la paroisse se sont agenouillées devant ce tableau et ont aimé à le contempler [24].

Des exemples abondent où l’oeuvre d’art fait le relais entre le présent de l’auteur et un passé partagé [25]. Si certaines formes architecturales sont présentées comme un symbole d’identification immédiate de la communauté, par exemple le cas de l’église que nous venons d’évoquer, le vieux tableau de l’église rend compte, lui, du long trajet continu qui unit l’ancêtre à sa descendance. Là aussi, l’art objective – c’est-à-dire qu’il rend concrète, tangible et analysable – une représentation de la collectivité, mais dans l’étendue du temps. La réminiscence unit l’objet d’art que l’auteur a sous les yeux à l’épaisseur historique qui l’en sépare.

(ill. 6)

Église Saint-Laurent-de-l’Île-d’Orléans, vers 1925. BAnQ, Centre d’archives de Québec, Collection initiale (P600, S6, D5, P789).

Photographe non identifié. Num.

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Ainsi, comme objet de l’histoire, l’art a valeur de témoignage du passage de la collectivité dans le temps. L’objet d’art sert à la fois de jalon permettant de rendre compte d’une épaisseur historique et de pont entre le présent et le passé.

Or, comme objet dans l’histoire, l’art participe à la construction d’un récit programmatique. L’objet d’art, par sa teneur iconographique et symbolique, a aussi pour fonction de représenter des valeurs à transmettre. Discourir sur les oeuvres amène certains auteurs à plonger dans l’iconographie et à y puiser des réflexions liées aux préoccupations du présent :

N’avons-nous pas, dans tout cet ensemble [la représentation de la création dans la grande peinture du dôme de l’église de Yamachiche], une image fidèle à la création ?

Vienne après cela nous ne savons quel esprit détraqué nous dire : Toute cette histoire de la création n’est qu’une pure fiction. Tous les phénomènes de la nature ne sont dus qu’au déplacement des atomes. Mais comment ! Le déplacement des atomes aurait inspiré l’idée de ce tableau ? […] Ô athée ! Ô matérialiste ! Nous ne comprenons rien à votre langage […] [26].

Dans cet extrait, l’abbé historien situe un visiteur imaginé à l’intérieur de l’église et projette sur lui sa propre expérience de l’oeuvre peinte. C’est l’occasion pour l’auteur d’émettre – dans un discours emphatique et prescriptif – ses opinions, ainsi que celles de l’Église, sur une idéologie – le « matérialisme » – qui gagne du terrain à l’époque.

Ainsi, comme objets de et dans l’histoire racontée, les oeuvres d’art permettent d’objectiver tant l’histoire de la communauté que ses valeurs. Les auteurs voient dans les oeuvres une part de ce qui constitue la communauté et, dans leur exégèse, ils énoncent ce qu’ils veulent la voir devenir. Au travers du discours sur l’objet d’art, les auteurs construisent dans la trame historique à la fois un lien social (c’est-à-dire ce que la communauté partage) et une conscience d’elle-même (c’est-à-dire ce qui la démarque).

L’art, entre la disparition et le legs

À la toute fin du xixe siècle, les auteurs s’attardent à commenter la perte ou la mauvaise restauration des oeuvres [27].

Combien est-il regrettable qu’on ait dépouillé quelques-unes de nos églises de leurs vieux missels, vieux tableaux, anciennes statues et antiques ornements […] N’est-il pas temps d’arrêter ces déprédations, qui ne font pas plus honneur à nos connaissances historiques qu’à nos goûts artistiques ?

Nous avons peut-être trop insisté sur l’idée de conserver, avec plus de soin, tout ce qui se rattache à l’art religieux et rappelle notre passé ; mais il suffit de constater l’avidité avec laquelle nos riches voisins américains cherchent à s’emparer de tous nos souvenirs, pour nous engager à ne pas nous en déposséder si aisément, mais à les garder précieusement, pour les transmettre aux générations futures, ainsi que font les grandes maisons à l’égard des biens et des bijoux de famille [28].

(ill. 7)

« Abside de l’église de l’Ange-Gardien, construite en 1676 », dans René-Édouard Casgrain, Histoire de la paroisse de l’Ange-Gardien, Québec, Dussault & Proulx, 1902, p. 2. BAnQ, Collection patrimoniale (282.71453 C3387h 1902). Num.

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Notons de prime abord que, dans cet extrait, l’abbé Casgrain ne traite pas uniquement des oeuvres qui se trouvent dans l’église de L’Ange-Gardien (ill. 7). Son regret concerne aussi le dépouillement d’autres églises. L’auteur pointe aussi un manque de connaissances historiques et de goût artistique comme cause première de ces « déprédations ». Enfin, il lance un appel à la conservation des oeuvres d’art en ayant recours à la métaphore de l’héritage.

Le discours sur les oeuvres se fait aussi parfois critique des nouvelles formes de construction. Malgré une différence de ton, l’extrait suivant rejoint celui de l’abbé Casgrain, dans la mesure où tous deux déplorent une perte et que cette perte s’étend au-delà des frontières paroissiales :

On ne manquait nullement de goût en ce temps-là, mais on aimait donner à la maison de Dieu un air d’austérité simple et imposant, avec une solidité défiant les injures du temps. La pierre des champs, un peu disparate, mais peu chère, un mortier bien préparé, bien « mûr » comme on disait, ont assuré à nos chères vieilles églises une durée que probablement ne connaîtront pas les constructions pimpantes mais déjà lézardées et ruineuses de maintes paroisses récentes. Puis, si leurs formes extérieures étaient plutôt austères, comme les dogmes de la Foi, un peu aussi comme l’esprit de l’« ancien temps », légèrement teinté de jansénisme, l’intérieur en était tout gai de belle lumière […]. N’était-ce pas à l’image des saintes joies goûtées dans la pratique très simple du devoir journalier, dans la rude vie du défricheur ? On faisait donc solide et durable, simple et de bon goût, riche sans faux luxe, avec un légitime souci de donner ce qu’on pensait convenir à la grandeur et à la générosité du Maître, sans ménager peines et travail pour creuser dans le chêne de délicates et patientes sculptures, qu’on jugerait aujourd’hui trop coûteuses et qui, en vérité, le seraient trop, vu le besoin actuel d’avoir tout vite et pas cher [29].

De quelle nature est la perte décriée par les auteurs ? L’abbé Brosseau soulève clairement trois ruptures entre un ancien ordre des choses et son présent. La première rupture concerne l’adéquation entre construction et forme : aux manières de construire du passé (« solidité défiant les injures du temps », « mortier bien mûr ») correspondent des formes précises : un « air simple et imposant », une « austérité dans l’esprit de l’ancien temps ». Une deuxième rupture se situe dans l’analogie entre l’esthétique du temple et le travail du pionnier : à l’extérieur sévère correspond un intérieur gai et lumineux, comme au rude travail du défricheur correspondent les joies goûtées au jour le jour. Enfin, la troisième rupture a trait à la valeur du temps : la générosité du temps donné à sculpter les ornements dans le bois noble devient un remerciement à la générosité de Dieu. Pour l’abbé Brosseau, tant les nouvelles formes de construction que la manière dont celles-ci sont réalisées rompent quelque chose au sein de l’identité, de la permanence dans le temps.

Cette critique de la disparition d’une forme architecturale censée représenter la communauté ainsi que l’appel à la conservation au moyen de la métaphore de l’héritage nous autorisent, croyons-nous, à interpréter le propos des auteurs comme une première pensée sur le patrimoine. Leur sentiment de perte s’étend à l’ensemble du territoire et trouve sa source autant dans l’avènement de nouvelles manières de construire les lieux de culte que dans l’insouciance avec laquelle on traite l’héritage matériel du passé, cela en raison d’un déficit de connaissances historiques et artistiques.

À partir de l’« archive » paroissiale, les auteurs rendent compte de la trajectoire historique de la communauté, tracent les traits qui la caractérisent et examinent les biens qu’elle possède. Ils mettent ainsi en récit un héritage matériel et immatériel. En multipliant les ponts qui unissent la communauté à son passé et en commentant leur présent, ils fondent, dans la reconnaissance de l’héritage, les aspirations du devenir historique commun. Il nous semble dès lors voir dans la monographie de paroisse la construction d’un témoignage en même temps que celle d’un projet : la représentation, au moyen de l’écriture, d’un legs culturel.

La représentation d’un legs culturel : un paradigme éthique

Il n’y a pas, ni dans la petite histoire en général ni dans la monographie de paroisse en particulier, d’auteur phare qui puisse à lui seul faire la synthèse d’une expérience commune au temps, à Dieu, aux hommes et aux choses. La petite histoire trouve son sens dans l’accumulation et dans la multiplication. C’est une littérature du foisonnement, écrite un morceau à la fois ; chaque auteur ajoute une page sur la parcelle dont il s’occupe. C’est en lisant beaucoup de monographies paroissiales que l’on saisit le cadre du projet historique, que l’on comprend que les auteurs se lisent les uns les autres, qu’ils se répondent, qu’ils s’inspirent mutuellement, qu’ils se reconnaissent et mènent de concert la mise en récit de ce qui marque l’identité collective dans le temps.

Ce projet relève d’une éthique. Non pas au sens seulement moral du terme mais au sens d’une « intention éthique [30] » et d’une « reconnaissance de valeurs discutables et partageables en commun par des personnes placées devant des choix à faire où l’existence est menacée [31] ».

En effet, bien que l’on ne puisse réduire l’apparition de la monographie paroissiale dans le paysage historiographique au seul contexte sociopolitique et économique duquel elle émerge, il est clair que l’engouement pour la petite histoire apparaît à un moment où les Canadiens français luttent sur plusieurs fronts pour conserver et faire s’épanouir leurs valeurs culturelles. L’élite, avant tout cléricale, est inquiète : certains effets de l’industrialisation ébranlent les assises de la société traditionnelle, paysanne, de langue française et de foi catholique :

[…] le clergé du début du xxe siècle n’était pas opposé à l’industrie dans l’absolu. Bien au contraire, celle-ci garde le troupeau au pays. […] Ce que le clergé redoute par contre, c’est la concentration industrielle des grandes agglomérations urbaines. Or, Montréal au début du siècle avait tout lieu d’inquiéter les clercs. C’est là que la fécondité des couples diminue sensiblement. C’est là que la famille comme entité sociale de base s’effrite au profit de nouvelles solidarités. L’anonymat rend difficile sinon impossible toute lutte des clercs contre des moeurs et des pratiques sociales jugées dangereuses. L’encadrement de la paroisse éclate, lui aussi menacé par de nouvelles formes de regroupement à l’usine ou dans le quartier. Le développement des moyens de communication de masse menace lui aussi l’ascendant du curé […] [32].

Le besoin de l’histoire se manifeste ainsi dans l’inquiétude. Écrit-on alors une histoire qui permet au présent jugé en dérive de jeter l’ancre dans le passé afin de retrouver sa direction ? Voilà peut-être qui autorise le jeu de temporalités que nous évoquions en première partie.

La nature du paradigme éthique qui soutient, croyons-nous, le projet historique de la monographie paroissiale comprend, dans un premier temps, la réponse au constat d’une menace. Cette réponse prend la forme d’une représentation qui cherche à faire le bilan de ce que la communauté a accompli, des valeurs et des traits culturels qui la caractérisent et des biens dont elle hérite.

Dans un deuxième temps, la nature de l’investissement des auteurs dans l’écriture relève également d’une éthique. Les auteurs – des clercs et, plus tard aussi, des notables – prennent en charge les représentations que la communauté véhicule et produit. Forts du pouvoir que leur confère l’écriture, ceux-ci, comme investis d’une mission, se donnent la responsabilité de transmettre ces représentations.

Enfin, comme représentation d’un legs culturel, la monographie de paroisse affirme, pour l’ensemble de la communauté, non seulement la possession mais aussi la perte d’un héritage. Cela relève également d’une éthique dans le sens, cette fois, d’une opération de reconnaissance de ce que la communauté perd peu à peu ou a déjà définitivement perdu et que les auteurs s’efforcent de restituer : son histoire, ses valeurs, ses coutumes et son art. Dans les oeuvres d’art, objets tangibles et aisément transmissibles dans le processus du legs, se condensent histoire et expression sensible. Dans cette perspective, nous comprenons bien pourquoi la monographie de paroisse, comprise comme la représentation d’un legs culturel, autorise un discours sur l’objet d’art, alors que le reste de la production à caractère historique contemporaine lui ferme ses pages.