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Monseigneur de Saint-Vallier, deuxième évêque de Québec de 1688 à 1727 (ill. 1), publia, à l’usage des prêtres, des curés et des missionnaires de son diocèse, un Rituel qui connut deux éditions successives à quelques années d’intervalle, bien qu’elles soient toutes deux datées de 1703 [1]. Ce Rituel bilingue donne d’une part des instructions en français à l’usage des ecclésiastiques sur la manière d’administrer les sacrements et de célébrer la messe, tout en précisant d’autre part les formules, les prières et les bénédictions que les prêtres devaient prononcer en latin, seule langue officielle de l’Église catholique jusqu’au concile Vatican II (1962-1965).

(ill. 1)

Jean-Baptiste de la Croix de Chevrières, Mgr de Saint-Vallier, s. d. BAnQ, Centre d’archives de Québec, fonds J. E. Livernois Ltée (P560, S2, D1, P1183).

Photo : Livernois. Num.

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Les deux éditions imprimées à Paris par Simon Langlois présentent des variantes substantielles. Alors qu’elles sont de format identique (in-8o), elles comptent respectivement 604 et 671 pages. Les deux éditions peuvent être distinguées du premier coup d’oeil par le libellé de leur page de titre respective (voir à la page suivante, ill. 2). Alors que la première édition a pour titre Rituel du diocèse de Québec, publié par l’ordre de Monseigneur de Saint-Valier, évêque de Québec et qu’elle est suivie du recueil Statuts, ordonnances, et lettres pastorales, la seconde édition omet le patronyme de l’évêque et ne comporte pas de recueil à sa suite : Rituel du diocèse de Québec, publié par l’ordre de Monseigneur l’évêque de Québec.

Or, la première édition est aujourd’hui rarissime et la collection Saint-Sulpice de Bibliothèque et Archives nationales du Québec est l’un des seuls fonds à posséder un tel exemplaire [2]. Pour expliquer la rareté de cette première édition, on a longtemps avancé l’hypothèse selon laquelle la majeure partie des exemplaires aurait disparu lors du naufrage du navire à bord duquel ils étaient transportés. C’est une note manuscrite en italien dans l’exemplaire conservé au Musée de la civilisation de Québec qui est à l’origine de cette hypothèse erronée : « Livre très rare en raison du naufrage du navire qui en transportait les exemplaires au Canada [3]. » Dans les faits, la plupart des exemplaires avaient été chargés sur La Seine, vaisseau qui fut arraisonné par les Anglais le 26 juillet 1704. La cargaison confisquée fut vendue pour la somme de 13 000 livres [4]. Il est toutefois improbable que les exemplaires du Rituel aient pu avoir la moindre valeur marchande en raison de leur contenu.

(ill. 2)

Dans l’ordre habituel :

Page de titre de la première édition du Rituel du diocèse de Québec […], Paris, Simon Langlois, 1703, 8 p.-604 p.-5 p. BAnQ, Collection patrimoniale (223 S155 ri BMRA).

Page de titre de Statuts, ordonnances et lettres pastorales de Monseigneur de Saint-Valier évêque de Québec pour le reglement de son diocése, dans la première édition du Rituel du diocèse de Québec […], Paris, Simon Langlois, 1703, 146 p.-4 p. BAnQ, Collection patrimoniale (223 S155 ri BMRA).

Page de titre de la deuxième édition du Rituel du diocèse de Québec […], Paris, Simon Langlois, 1703 [vers 1713], 8 p.-671 p.-2 p. BAnQ, Collection patrimoniale (RES/AE/18 ex. 2).

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Pour cette raison, il faut plutôt supposer que la première édition fut détruite à la demande de l’évêque de Québec. Mais pourquoi l’avoir mise au pilon ? Parce qu’elle témoignait sans doute trop clairement de l’influence marquée, non pas simplement du rigorisme, mais bien du jansénisme sur Mgr de Saint-Vallier. La seconde édition, publiée probablement vers 1713, bien qu’elle soit datée de 1703, et destinée à remplacer la première édition comme si celle-ci n’avait jamais existé, tentera de masquer cette influence au moment où le pouvoir pontifical condamnera le jansénisme. Après avoir présenté l’évêque et son Rituel, nous nous proposons d’étudier de plus près, d’abord, la critique que fit le jésuite Martin Bouvart de la première édition et, ensuite, certaines des variantes les plus significatives de la seconde édition.

Mgr de Saint-Vallier, un évêque « qui a plus causé de ravages dans le domaine spirituel qu’une armée ennemie »

Le moins que l’on puisse dire de Mgr de Saint-Vallier, c’est qu’il aura su faire l’unanimité contre lui. Né en 1653 à Grenoble d’une famille de la noblesse du Dauphiné, Jean-Baptiste de La Croix de Chevrières de Saint-Vallier obtint en 1672 une licence de théologie de la Sorbonne et fut nommé aumônier ordinaire de Louis XIV en 1676, avant même d’être ordonné prêtre en 1681 [5]. Alors qu’il était pressenti pour le siège épiscopal de Tours ou de Marseille, le jeune aumônier fut nommé, à sa demande, évêque de Québec par le roi, lorsque Mgr de Laval remit sa démission en 1685, nomination qui ne sera entérinée par le Saint-Siège qu’en 1688 (ill. 3). En 1693 et 1694, il se mit à dos, tour à tour, le gouverneur de la Nouvelle-France, le gouverneur de Montréal, certains officiers de l’armée, le chapitre de la cathédrale, les Récollets, les Jésuites, les soeurs de l’Hôtel-Dieu de Québec et les soeurs de la congrégation de Notre-Dame, si bien qu’il fut convoqué en France par le roi en 1694. Bien que le roi le pressât de remettre sa démission, l’évêque refusa et finit par rentrer à Québec en 1697.

(ill. 3)

Représentation de la ville de Québec au début du xviiie siècle.

Nouvelle-France – Québec, 1700, carte postale, Saint-Jean, Pinsonneault frères, 1905. BAnQ, Collection patrimoniale (CP 019440 CON). Num.

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Dès l’année suivante éclata un nouveau conflit avec les Jésuites auxquels il retira leurs missions au Mississippi. Même s’il dut une fois de plus, pour obtenir gain de cause dans cette affaire, séjourner en France de 1701 à 1704, il s’aliéna la Compagnie de Jésus, au point qu’un jésuite le qualifiera de « terrible fléau, qui a plus causé de ravages dans le domaine spirituel qu’une armée ennemie n’en peut causer dans le domaine temporel [6] ». Pendant le voyage de retour vers la Nouvelle-France, son navire, à bord duquel étaient chargés les exemplaires de la première édition du Rituel, fut intercepté par les Anglais. Mgr de Saint-Vallier resta prisonnier en Angleterre jusqu’en 1709. Une fois libéré, l’évêque fut retenu en France pendant quatre autres années par Louis XIV, qui craignait que son retour dans son diocèse ne ranimât les vieilles querelles. L’évêque finit par obtenir la permission de partir en 1713 et resta dans son diocèse jusqu’à sa mort en 1727.

Mgr de Saint-Vallier fit beaucoup pour assurer la pérennité de l’Église catholique en Nouvelle-France. À ce titre, sa contribution la plus durable est assurément l’ensemble de ses écrits. Si l’on s’en tient aux imprimés, outre les deux éditions du Rituel et le recueil des Statuts publiés avec la date de 1703, il faut évoquer l’Estat présent de l’Église et de la colonie françoise dans la Nouvelle-France qu’il fit paraître à Paris, en 1688, chez Robert Pepie (ill. 4). Il s’agit du compte rendu du premier voyage qu’il fit dans son immense diocèse comprenant toute la Nouvelle-France, rédigé sous forme de lettre adressée à un ami. La première impression qu’eut Mgr de Saint-Vallier fut extrêmement favorable :

Le peuple communément parlant est aussi dévot que le clergé m’a paru saint. On y remarque je ne sçay quoi des dispositions qu’on admiroit autrefois dans les chrétiens des premiers siècles ; la simplicité, la dévotion et la charité s’y montrent avec éclat, on aide avec plaisir ceux qui commencent à s’établir, chacun leur donne ou leur prête quelque chose, et tout le monde les console et les encourage dans leurs peines [7].

(ill. 4)

Page de titre de l’Estat présent de l’Église et de la colonie françoise dans la Nouvelle-France, par M. l’évêque de Québec, Paris, Robert Pepie, 1688, 267 p. BAnQ, Collection patrimoniale (277.1 S155es BMRA).

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L’autre publication d’importance est le Catéchisme que l’évêque publia en 1702, à Paris, chez Urbain Coustelier (ill. 5). Inspiré du Catéchisme des festes (1687) de Bossuet et du Catéchisme historique (1679) de Claude Fleury [8], cet ouvrage était destiné à l’enseignement de la doctrine chrétienne sous forme de questions et de réponses. Comme le fait remarquer à juste titre Alfred Rambaud, le Catéchisme de 1702 révèle le « jansénisme moral [9] » de son auteur, perceptible dans la conception que ce dernier a du salut :

Le nombre des réprouvez sera-t-il bien plus grand que celui des bienheureux ?

Oui, le chemin de la perdition est large, au lieu que le chemin qui conduit à la vie éternelle est étroit [10].

(ill. 5)

Page de titre du Catéchisme du diocèse de Québec […], Paris, Urbain Coustelier, 1702, 10 p.-522 p.-15 p. BAnQ, Collection patrimoniale (RES/AF/36).

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Par ailleurs, la dévotion à certains saints prend une résonance particulière en Nouvelle-France. C’est le cas de saint Joachim et surtout de sainte Anne, dont le culte se répandit avec la construction de l’église de Sainte-Anne-de-Beaupré et fut encouragé activement par Mgr de Saint-Vallier [11]. À la question de savoir s’il y a des raisons particulières d’honorer les parents de la Vierge, le Catéchisme répond : « Oui, puisque cette colonie leur est redevable d’une infinité de faveurs et de grâces, qu’elle a reçue par leur intercession [12]. » Du reste, le culte de saint Louis revêt aussi une signification particulière, le Catéchisme rappelant :

Que par l’intercession de ce grand saint, nous devons souvent demander à Dieu la conservation de la famille royale, et de cette colonie, qui se glorifie de l’avoir pour patron, et qu’à son exemple un chacun doit avoir soin de sa famille, et mortifier ses passions [13].

Le Rituel du diocèse de Québec (1703) : une somme sur la vie quotidienne en Nouvelle-France

Le Rituel demeure de loin la publication la plus intéressante de Mgr de Saint-Vallier, car il a l’avantage de documenter et de donner à voir la vie quotidienne des colons de la Nouvelle-France, depuis leur naissance jusqu’à leur mort. Par définition, un rituel est un ouvrage qui cherche à définir et à encadrer l’administration des sacrements. Le Rituel de 1703, de type « néogallican », est cependant, comme l’a bien montré Ollivier Hubert [14], un ouvrage de nature encyclopédique, qui se veut un véritable « manuel du curé canadien » plutôt qu’un simple livre des sacrements. Il inclut, entre autres, de nombreux documents à portée administrative. Divisé en trois parties (les sacrements, la messe, les bénédictions), ce Rituel est dans une large mesure une compilation d’autres rituels, notamment des diocèses de Reims, de Paris, de Chartres, de Châlons-sur-Marne, mais surtout d’Alet (ill. 6), un ouvrage condamné en 1668 par le pape Clément IX [15]. Le Rituel de 1703 est également intéressant par son exceptionnelle longévité puisqu’il sera utilisé, au Québec, jusqu’en 1851 [16].

(ill. 6)

Nicolas Pavillon, Rituel romain du pape Paul V, à l’usage du diocèse d’Alet, Paris, Charles Savreux, 1667, xii-479 p.-318 p. Collection de l’auteur.

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Donnons quelques exemples de l’intérêt de ce Rituel. Dès leur baptême, les colons de la Nouvelle-France voyaient leur existence marquée du sceau de l’Église. Bien que ces rites fussent communs à l’ensemble du monde catholique de l’époque, il reste que certaines modalités étaient plus difficiles à appliquer dans le diocèse de Québec qu’ailleurs. Ainsi, dans le choix des parrains et marraines, Mgr de Saint-Vallier insiste tout particulièrement sur l’âge minimal et sur l’obligation de confirmation :

Nous jugeons aussi nécessaire de régler dans ce diocèse, que […] les enfans qui n’ont point encore atteint l’âge de puberté, sçavoir quatorze ans pour les garçons, et douze ans pour les filles, qui n’auront point reçu le sacrement de confirmation, ne doivent point être admis pour être parains et marraines [17].

Le Rituel définit aussi le cadre à l’intérieur duquel doit intervenir le choix du prénom de l’enfant à baptiser :

L’Église défend aux curez de permettre qu’on donne des noms profanes ou ridicules à l’enfant, comme d’Apollon, de Diane, etc. Mais elle commande qu’on lui donne le nom d’un saint ou d’une sainte, selon son sexe, afin qu’il en puisse imiter les vertus et ressentir les effets de sa protection auprès de Dieu […]. Nous leur ordonnons d’empêcher la multiplicité des noms, et permettons seulement qu’ils en reçoivent deux tout au plus.

R1, p. 24-25

Si le Rituel encadre les premiers jours du fidèle, il n’en va pas autrement de la mort. De fait, sous l’Ancien Régime, ce sont les prêtres et les curés qui jouent le rôle de l’état civil moderne en enregistrant notamment les décès. Cette formalité administrative est régie par un formulaire strict (ill. 7).

(ill. 7)

Formulaire d’enregistrement des décès dans la première édition du Rituel du diocèse de Québec […], p. 559. BAnQ, Collection patrimoniale (223 S155 ri BMRA).

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Aussi tard qu’en 1767 et dans une mission aussi éloignée que Rimouski, la formule est respectée par le récollet Ambroise Rouillard dans l’acte de sépulture de Toussaint Cartier, l’ermite de l’île Saint-Barnabé :

L’an mille sept cent soixante-sept le trentième de janvier est décédé en cette paroisse de Saint-Germain à Rimouski le nommé Toussaint Cartier âgé d’environ soixante ans habitant de ladite paroisse après avoir reçu les sacrements de pénitence, d’eucharistie et d’extrême-onction. Son corps a été inhumé avec les cérémonies ordinaires dans l’église de cette paroisse le dernier jour dudit mois de janvier. En foi de quoi, j’ai signé le jour et an que dessus.

Père Ambroise [18]

La première édition du Rituel : une somme du jansénisme, selon le jésuite Martin Bouvart

Au moins un exemplaire de la première édition du Rituel parvint outre-Atlantique, ce qui permit à Martin Bouvart (1637-1705) [19], recteur du collège et supérieur général des Jésuites pour la mission de la Nouvelle-France, d’en faire la critique à sa parution, critique demeurée non publiée qui sera censurée par la Sorbonne en 1704. Même si, en son temps, Amédée Gosselin avait étudié ce document d’archives contenant les annotations de censure de la Sorbonne, l’importance et l’intérêt de la « Critique du p. Bouvart, religieux de la Compagnie de Jésus » ont été nettement sous-estimés à ce jour. Pour en minimiser l’importance, on a fait valoir la condamnation de la Sorbonne :

Les docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris soubsignez estiment que le Rituel de Québec est très orthodoxe […], que cette Critique [du père Bouvart] est téméraire, scandaleuze, tendante au schisme et à la révolte des ouailles contre le pasteur, est très injurieuse à monseigneur l’évêque de Québec qui y est indignement traitté, et très injustement rendu suspect, de pélagianisme, luthéranisme, calvinisme, jeansénisme, etc  [20].

Or, un tel certificat d’orthodoxie délivré par la Sorbonne apparaît paradoxalement fort hétérodoxe. Comme l’a montré Jacques M. Grès-Gayer [21], les théologiens de la Sorbonne de cette époque sont majoritairement réformistes, c’est-à-dire influencés par le gallicanisme et le jansénisme. Entre 1683 et 1705, 140 des 174 théologiens qu’il a étudiés (81 %) s’inscrivent dans cette tendance. Entre 1705 et 1714, ils seront 105 sur 114 (92 %). Loin d’être le temple de l’orthodoxie que l’on pourrait croire, la Sorbonne est alors un foyer du jansénisme [22].

Si la censure cherche à montrer la conformité du Rituel avec l’orthodoxie, la Sorbonne donne cependant raison à Martin Bouvart sur deux points. Le premier concerne la possibilité pour un prêtre de célébrer la messe même en état de péché mortel :

Page 319 : « Les prestres qui se sentent coupables de quelque peché mortel, ne doivent jamais célébrer sans s’estre auparavant confessez. » Ce mot « jamais » est là directement contre la décision du saint Concile de Trente qui dans la session 13 ch. 7 ne les oblige à la confession avant que de célébrer […]. Or s’il y a diocèse où cette permission du Concile doit avoir lieu, c’est dans le diocèse de Québec, où les missionnaires sont souvent des années entières sans avoir de prestre plus proche que de 100 ou 200 lieues.

C, fol. 15, vo et 16, vo

Devant l’autorité du concile de Trente, dont les décrets furent adoptés par le Parlement de Paris en 1615, la Sorbonne n’a d’autre choix que de proposer de corriger ce passage du Rituel : « On avoue que ce mot doit estre osté et qu’on doit ajouter ceux-cy : hors le cas de nécessité de célébrer lorsqu’il ne se trouve point de confesseur, car pour lors estant parfaitement contrit il peut célébrer, après quoy il sera obligé de se confesser au plus tost » (C, fol. 16, ro). Et de fait, dans la seconde édition, Mgr de Saint-Vallier récrira le passage (tableau 1).

L’autre point concerne la posture des fidèles lors du Kyrie Eleison et du Gloria in Excelsis. La Sorbonne donne raison au jésuite en évoquant une erreur du typographe. Et de nouveau la seconde édition du Rituel prendra acte de cette recommandation en corrigeant le passage [23].

Tableau 1

Comparaison d’un passage sur la confession des prêtres dans la 1re et la 2e édition du Rituel

Comparaison d’un passage sur la confession des prêtres dans la 1re et la 2e édition du Rituel
*

Désormais, les références à cette édition seront indiquées par le sigle R2, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

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C’est sans surprise que l’on voit l’évêque de Québec se conformer aux recommandations de la Sorbonne dans les rares cas où elle approuve la critique de Bouvart. En revanche, il est beaucoup plus étonnant de constater que Mgr de Saint-Vallier a également entériné les modifications suggérées par le supérieur général des Jésuites, même lorsqu’elles étaient rejetées par la Faculté de théologie de Paris. C’est sans doute sous la menace de la bulle Unigenitus en 1713 [24] et peut-être sous la pression du roi, qui avait fait raser l’abbaye de Port-Royal des Champs en 1711 et demandé la condamnation du jansénisme par le Saint-Siège, ou dans le but de lui plaire et d’obtenir son congé de la cour, que l’évêque de Québec fut contraint de remanier son Rituel à ce point.

Prenons deux exemples. À propos de la grâce, Bouvart relève l’emploi de l’adverbe « ordinairement » dans un passage, à ses yeux, révélateur du jansénisme de l’évêque : « Plus bas, il dit que Dieu donne “ordinairement” ses grâces actuelles aux personnes disposez [sic] à la réception d’un sacrement, il faut dire “toujours”, si l’on ne veut tomber dans l’erreur des jansénistes, en accordant cette grâce aux uns et la refusant aux autres » (C, fol. 4, vo). Or, la Sorbonne réfute cette critique (C, fol. 5, ro). Malgré tout, Mgr de Saint-Vallier supprimera l’adverbe dans sa seconde édition (tableau 2).

De la même façon, Bouvart critique l’obligation faite aux parrains et marraines d’être confirmés et l’obligation de donner un nom de saint à l’enfant à baptiser :

Il dit que l’Église commande qu’on donne un nom de s[ain]t ou de s[ain]te à chacun selon son sexe, on peut conseiller cette pratique, mais où en est le commandement ? Surquoy aussi est fondé l’ordre qu’il donne de ne point admettre pour parains des garçons de 14 ans et pour marennes des filles de 12, si les uns et les autres n’ont esté confirmez ? Car s’il n’y a point de leur faute ou de leurs parens, pourquoy leur faire l’affront de les refuser veu que dans le diocèse de Québec il y a plusieurs paroisses comme à l’Acadie et à Plaisance où il y a plus de 14 ans que le prélat n’y a paru ?

C, fol. 4, vo

Tableau 2

Comparaison d’un passage sur les grâces dans la 1re et la 2e édition du Rituel

Comparaison d’un passage sur les grâces dans la 1re et la 2e édition du Rituel

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(ill. 8)

Liste des noms de saints de la première édition du Rituel du diocèse de Québec […], p. 573. BAnQ, Collection patrimoniale (223 S155 ri BMRA).

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La Sorbonne rejette les deux critiques en avançant que l’obligation du nom de saint se trouve dans d’autres rituels. Quant à l’obligation de confirmation, elle estime que c’est une loi « bonne et raisonnable » (C, fol. 5, ro), mais qui peut souffrir quelques exceptions. Une fois de plus, Mgr de Saint-Vallier se rangera à l’avis de Martin Bouvart dans sa seconde édition, non seulement en modifiant les passages évoqués (tableau 3), mais aussi en supprimant la liste des noms de saints qui figurait à la fin de la première édition [25](ill. 8).

Du rituel « parfait » au rituel « exact » : Mgr de Saint-Vallier, rigoriste ou janséniste ?

Les quelques exemples donnés jusqu’à maintenant suffisent à montrer l’ampleur des remaniements réalisés dans cette seconde édition. Nous nous limiterons ici à la préface, qui résume l’esprit ayant présidé à la refonte du Rituel en vue de la nouvelle édition.

Un certain nombre de retouches ont été motivées par des considérations de style, comme si l’évêque était attaché à donner une image moins austère et plus polie de lui-même que dans la première édition. Ainsi, dans le titre qui précise le destinataire visé par son Rituel, Mgr de Saint-Vallier avait d’abord écrit dans la première édition : « Aux Curez, Missionnaires et autres Prêtres séculiers ou réguliers, employez à la conduite des âmes de notre Diocèse » (R1, ãi, ro). Or, la formulation apparaît maladroite, comme si les âmes en question étaient la propriété du diocèse. Pour remédier à cette maladresse, la seconde édition proposera : « Aux Curez, Missionnaires, et autres Prêtres Séculiers et Réguliers, employez dans notre Diocèse à la conduite des âmes » (R2, ãi, ro).

C’est dans la description que l’évêque donne du Rituel qu’apparaît la différence la plus marquée entre les deux versions. Alors que la première édition n’hésite pas à qualifier ce Rituel de « parfait », la seconde édition, elle, se contente de dire qu’il est « exact », tout en mettant en avant sa conformité avec la « doctrine de l’Église » et en prenant soin de préciser qu’il s’agit de la compilation de nombreux autres rituels (tableau 4).

L’évêque cherche visiblement à se protéger d’accusations d’hétérodoxie en revendiquant la filiation avec les rituels néogallicans. De ce point de vue, son argumentation lui a été vraisemblablement inspirée par la censure de la Sorbonne qui met en avant cette parenté, sans toutefois jamais évoquer le rituel d’Alet (ill. 6) : « Le rituel de Québec est conforme en ce point aux autres rituels » (C, fol. 3, ro) ; « Le rituel de Québec est conforme en ce point à tous les autres rituels » (C, fol. 5, ro) ; « Le rituel de Québec s’explique comme tous les autres » (C, fol. 17, ro), etc. Or, c’est assurément sur ce plan que s’accuse le plus nettement le jansénisme de Mgr de Saint-Vallier.

Tableau 3

Comparaison de deux passages sur les parrains et les marraines ainsi que sur les noms donnés au baptême dans la 1re et la 2e édition du Rituel

Comparaison de deux passages sur les parrains et les marraines ainsi que sur les noms donnés au baptême dans la 1re et la 2e édition du Rituel

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Tableau 4

Comparaison des propos de Mgr de Saint-Vallier sur le Rituel dans la 1re et la 2e édition

Comparaison des propos de Mgr de Saint-Vallier sur le Rituel dans la 1re et la 2e édition

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Avant d’aller plus avant, il faut proposer une définition de cette notion complexe. À ce titre, on pourra regretter que, contrairement à Jean-Louis Quantin dans son livre publié en 2001, Guy Plante n’ait pas mieux défini le rigorisme, auquel il voulait rattacher Mgr de Saint-Vallier. À le lire, on a l’impression que le rigorisme est une sorte de mantra visant à transmuer en orthodoxie la forte imprégnation janséniste du deuxième évêque de Québec et à conforter la légende dorée d’un Régime français exempt de toute hérésie [26]. En réalité, il n’existe pas un corps de doctrine unique qui constituerait le jansénisme, à telle enseigne qu’il faut sans doute, à l’instar de Françoise Hildesheimer, parler de « jansénismes » au pluriel. À propos de cette notion complexe à distinguer de l’augustinisme, le Dictionnaire critique de théologie donne une définition très intéressante en proposant deux sens :

Au sens strict, le jansénisme est une hérésie délimitée par plusieurs condamnations du magistère posttridentin ; au sens plus large, on désigne ainsi un mouvement interne du catholicisme qui nie la nécessité de ces condamnations et limite leur portée, et qui cherche surtout à présenter du christianisme une image plus fidèle à ses origines et à ses objectifs [27].

Si Mgr de Saint-Vallier est janséniste, ce n’est assurément pas au sens restreint, puisque lui-même ou ses ouvrages n’ont jamais fait l’objet d’une condamnation. En revanche, on peut affirmer qu’il était janséniste dans le sens plus large, pour de multiples raisons, dont la plus évidente est qu’il n’a jamais accepté la condamnation du rituel d’Alet par Clément IX, au point de s’inspirer de ce rituel condamné notamment sur la question controversée de la pénitence et de l’absolution différée ou refusée. Or, Émile Poulat, dans son compte rendu du livre de Guy Plante, écrit avec raison :

[…] pour rédiger son Rituel de 1703, Saint-Vallier n’avait pas hésité à emprunter beaucoup au Rituel d’Alet (1667) de Pavillon, condamné en 1668. Preuve qu’il ne suffit pas d’établir l’orthodoxie d’un homme – sincère et indubitable en l’occurrence – pour saisir les replis de sa pensée et la manière dont se forment, se confondent et se distinguent les courants de pensée d’une époque […] [28].

La question peut paraître aujourd’hui anodine, mais elle ne l’était certes pas sous le règne de Louis XIV, si l’on en juge par la véhémence avec laquelle Dom Guéranger, le plus grand historien de la liturgie catholique, condamne l’hérésie du rituel d’Alet (ill. 6) :

Ceux qui savent l’histoire et la tactique du jansénisme, connaissent l’art avec lequel ses adeptes étaient parvenus à recouvrir leurs dogmes monstrueux du vernis menteur d’une morale plus sévère que celle de l’Église, dont ils proclamaient le relâchement. Ils voulaient, disaient-ils, ramener les institutions des premiers siècles, qui seuls avaient connu la vraie doctrine. Sans nier encore la vertu des sacrements, ils venaient à bout de les anéantir quant à l’usage, en enseignant que l’Eucharistie est la récompense d’une piété avancée et non d’une vertu commençante ; que les confessions fréquentes nuisent d’ordinaire plus qu’elles ne servent ; que l’absolution ne doit régulièrement être donnée qu’après l’accomplissement de la pénitence […]. Quant aux effets que produisit sur les catholiques de France ce rigorisme […], on peut dire qu’il porta un coup funeste aux moeurs chrétiennes, en rendant plus rare l’usage des sacrements devenus, pour ainsi dire, inabordables. […] Or les maximes que nous venons de citer se trouvaient professées et appliquées dans cent endroits du rituel d’Alet : quoiqu’on eût cherché avec un soin extrême à ne pas employer des termes trop forts, pour ne pas donner d’ombrage au Siège apostolique, qui déjà avait foudroyé le livre De la fréquente communion du docteur Arnauld […]. Clément IX, dès l’apparition du rituel d’Alet, signala son zèle apostolique par une condamnation solennelle de ce livre pernicieux […] : « […] Comme donc, ainsi que nous l’avons appris, il a paru l’année dernière, à Paris, un livre publié en langue française, sous ce titre : Rituel romain du pape Paul V, à l’usage du diocèse d’Alet […] ; dans lequel sont contenues non seulement plusieurs choses contraires au rituel romain […], mais encore certaines doctrines et propositions fausses, singulières, périlleuses dans la pratique, erronées, opposées et répugnantes à la coutume reçue communément dans l’Église et aux constitutions ecclésiastiques ; […] Nous condamnons par la teneur des présentes, le livre français intitulé Rituel ; nous le réprouvons et interdisons, voulons qu’il soit tenu pour condamné, réprouvé et interdit, et défendons sous peine d’excommunication […] encourue par le seul fait, la lecture, la rétention et l’usage d’icelui, à tous et chacun des fidèles […] » [29].

Il y aurait beaucoup à commenter dans cette citation, à commencer par le fait que, pour l’auteur, le rigorisme n’est pas la marque de la contre-réforme catholique, mais bien l’apanage du jansénisme. Par ailleurs, on a vu à quel point, dans la description de son diocèse en 1688, Mgr de Saint-Vallier partageait ce désir « jansénisant [30] » de retour à l’Église primitive, au point de voir dans les fidèles et le clergé de la Nouvelle-France des « chrétiens des premiers siècles ». Quant à la pratique de la pénitence et de l’eucharistie « en vérité », il faut citer la seconde des deux conclusions de Martin Bouvart : « quoy que dans la spéculation et en parlant en général il [Mgr de Saint-Vallier] authorise la confession fréquente et la fréquente communion, il les oste en effet par les difficultez qu’il y met dans la pratique » (C, fol. 22, vo). Déjà en 1694, un autre jésuite, Claude Chauchetière, écrivait à son frère que Mgr de Saint-Vallier voulait « qu’on refuse la communion sans aucune raison, si ce n’est que les communions sont trop fréquentes en Canada [31] ». C’est dire si les deux éditions du Rituel du diocèse de Québec mériteraient d’être étudiées en détail, à la lumière notamment d’un des traités fondateurs du jansénisme français, De la fréquente communion (1643) d’Antoine Arnauld (ill. 9).

(ill. 9)

Antoine Arnauld, De la fréquente communion ou les sentimens des pères, des papes, et des conciles […], 7e édition, Paris, Pierre le Petit, 1656, 848 p. BAnQ, Collection patrimoniale (247.3 Ar61f RES).

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Si l’on peut légitimement débattre de la frontière ténue qui sépare le rigorisme orthodoxe du jansénisme au sens large de mouvement interne au catholicisme qui refuse les condamnations des auteurs et des écrits jansénistes, Mgr de Saint-Vallier, en reprenant le rituel d’Alet condamné par Clément IX, a très certainement franchi cette limite intangible. Cela étant, il était loin d’être le seul, en France, à cette époque, à participer de ce jansénisme au sens large, et la meilleure preuve en est que la majorité des théologiens de la Sorbonne partageait ses idées. Il reste que la première édition du Rituel du diocèse de Québec, non seulement par sa rareté mais aussi par l’éclairage particulier qu’elle jette sur la tentation janséniste de Mgr de Saint-Vallier, constitue un document du premier intérêt, au même titre que le Rituel romain du pape Paul V, à l’usage du diocèse d’Alet dans l’édition originale de 1667.