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Toute ma vie, je vais essayer de sortir de ce noir-là, de faire la lumière, de faire la relation entre le noir et la lumière.

Section possible d’un projet de recueil intitulé La batèche. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, fonds Gaston Miron (MSS410/001/013).

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Considéré par plusieurs comme l’une des grandes voix de la littérature francophone, Gaston Miron jouit d’une renommée internationale qui l’a rapidement élevé au rang de mythe[1]. Le poète québécois doit son exceptionnelle canonisation littéraire à l’important discours critique qui s’est constitué autour de L’homme rapaillé, son oeuvre principale. Les poèmes de ce recueil ont éveillé l’intérêt de nombreux critiques, mais ils sont encore peu étudiés sous l’angle de leur genèse puisque l’accès aux archives est relativement récent. Or, l’étude des manuscrits du poète se présente comme l’une des voies d’accès au renouvellement du regard porté sur l’oeuvre mironienne en offrant un terrain fertile à la découverte de perspectives de recherche inédites.

Inspiré de la critique génétique [2], notre travail sur la genèse de « La batèche » lève partiellement le voile sur les origines d’une des plus importantes suites poétiques de L’homme rapaillé (ill. 1). L’étude des avant-textes [3] nous a permis de constater que les transformations visibles dans la genèse du cycle de « La batèche » ont grandement été influencées par le premier séjour de Miron en France, entre le 18 septembre 1959 et le 13 février 1961, moment décisif au cours duquel il prend la pleine mesure de ses racines et de la condition canadienne-française (voir à la page suivante, ill. 2). Ce cycle poétique est cependant resté inachevé. En effet, selon les sources étudiées, Miron envisageait d’écrire un recueil autonome (voir l’illustration de la page 20). Intitulé La batèche, celui-ci aurait pu devenir son « grand oeuvre », mais l’intention ne s’est pas concrétisée. Les circonstances extérieures, notamment son engagement dans les domaines de l’animation culturelle et du militantisme, l’ont obligé à mettre plus d’une fois son projet en veilleuse. « La batèche », qui devait compter plusieurs parties, n’est donc qu’une suite de deux poèmes.

(ill. 1)

Définition du mot « batèche ». BAnQ, Centre d’archives de Montréal, fonds Gaston Miron (MSS410/001/013).

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(ill. 2)

Gaston Miron au début des années 1960. Archives de Gaston Miron (succession Gaston Miron : Marie-Andrée Beaudet et Emmanuelle Miron).

Photographe non identifié

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Malgré tout, cette suite regroupe un nombre impressionnant de témoins génétiques en raison des nombreuses modifications apportées aux textes. Pour analyser ces transformations, nous avons consulté non seulement les différents états publiés des poèmes [4] mais également l’ensemble des témoins génétiques associés au cycle, c’est-à-dire les notes personnelles de l’auteur, sa correspondance, ses entretiens, les fragments de poèmes ou les brouillons déposés à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Nous nous proposons de montrer comment le mouvement inscrit dans le cycle s’appuie sur une relation entre la pénombre et la lumière. Ces deux pôles constitutifs de « La batèche » sont respectivement illustrés, dans les poèmes, par l’aliénation (le noir analphabète) et par son dépassement grâce à la revendication (les lumières de la solidarité). Ces deux concepts se construisent dans une optique d’affirmation de soi qui débouche sur un projet de libération collective dont le poète prend véritablement conscience en sol français.

(ill. 3)

Transcription de la version définitive des poèmes du cycle de « La batèche » parue dans Gaston Miron, L’homme rapaillé, préface de Pierre Nepveu, Montréal, Typo, 1998, p. 75-79.

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Les 18 mois que Gaston Miron a passés en France à l’aube de la trentaine ont laissé une trace indélébile sur son parcours de militant et de poète. Dans une conférence sur le sujet, Marie-Andrée Beaudet, dont l’important travail de défrichage a ouvert la voie à nos recherches, suggère que les variantes apportées à « La batèche » ont subi l’influence de ce qu’elle qualifie à juste titre de « séisme » dans le cheminement intellectuel de Miron. L’expérience que vit le poète dans l’Hexagone radicalise sa relation à la littérature tout autant que ses idées politiques. En septembre 1959, il quitte une province étriquée sous sa chape duplessiste pour retrouver, en février 1961, une contrée beaucoup plus émancipée. Au fil des mois suivant son retour au Québec, Miron s’imprègne des avancées identitaires de ses compatriotes tout en y prenant une part de plus en plus active, comme le laisse entendre sa correspondance de l’époque. Si les changements induits par les soubresauts de la Révolution tranquille ont permis aux Québécois d’affirmer une identité qu’ils avaient longtemps cherché à circonscrire, les questionnements qui ont été les leurs avaient déjà trouvé un terrain où germer chez Miron. Effectivement, durant son séjour européen, la distance offre au jeune homme l’occasion de jeter un oeil différent non seulement sur sa propre identité mais également sur celle de sa collectivité. De Paris, il écrit peu de nouveaux poèmes, mais il consigne en revanche plusieurs réflexions identitaires (ill. 4). Dans les carnets noircis en sol français, une même question revient inlassablement sous différentes formes : « Qu’est-ce qu’un Canadien [5] ? » Les dossiers d’archives contiennent eux aussi de nombreuses interrogations identitaires, comme en témoignent les « qui sommes-nous ? » et le « que suis-je dans ce grêlement [6] ? ». Ces interrogations mises en relief par le recul se présentent un peu comme l’écho de celles qui accompagnent toute l’évolution du peuple québécois. Chez Miron cependant, elles se développent, comme le rappelle Marie-Andrée Beaudet, sous les traits du « Canuck », terme péjoratif attribué aux Canadiens français par les anglophones. Dans les notes écrites à Paris, le poète s’interroge sur les caractéristiques et l’identité du « Canuck », figure à laquelle il finit par s’identifier puisque tous deux partagent une souffrance similaire.

(ill. 4)

Note parisienne sur l’aliénation et la révolte. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, fonds Gaston Miron (MSS410/003/035).

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Premier versant du cycle : plongée dans le noir analphabète

Thème central de « La batèche », la souffrance fait partie intégrante de la destinée du poète, tout comme elle accompagne celle de son peuple. Miron l’évoque dans une lettre lorsqu’il parle de la double « déchéance ethnique canadienne-française [7] », qui se joue à la fois sur le plan de l’identité collective et sur le plan linguistique. En d’autres termes, la souffrance est, d’une part, celle d’un peuple sclérosé par son état de colonisé et, d’autre part, celle de la difficulté à exprimer cette misère. La thématique de la douleur teinte tout le cycle de « La batèche », mais plus particulièrement le poème « Le damned Canuck ». À lui seul, le dernier vers du poème réunit les deux types de souffrance dont parle Miron. Cette phrase isolée paraît autonome, comme si elle résumait les principaux thèmes du texte, comme la solitude et la difficulté à s’exprimer. Quant au premier vers, l’enfilade de quatre épithètes sans ponctuation après le verbe rend sa structure lourde, pour mieux traduire l’impuissance du « Canuck ». Ce vers inaugural a connu bon nombre de transformations avant que Miron ne saisisse le rythme propre à évoquer la misère des Canadiens français, comme l’illustre une de ces tentatives trouvées dans les dossiers d’archives : « nous sommes rabotés-rabotés nombreux crachant [8] ». Dans l’ensemble du poème « Le damned Canuck », la syntaxe trafiquée devient en quelque sorte un miroir de l’état d’aliénation décrite dans le poème. L’homme incapable d’exprimer sa souffrance paraît représenté par ces phrases amputées de leur verbe. Pour ajouter à son malheur, celui-ci porte le surnom péjoratif et méprisant de « damned Canuck » (« maudit Canadien français »).

Les caractéristiques physiques de l’homme décrit par Miron dans les deux poèmes du cycle, tout autant que ses occupations, traduisent la douleur inhérente à sa condition. Dans la deuxième strophe du « Damned Canuck », l’anaphore des vers 8, 9 et 12 reproduit les tâches routinières de l’homme résigné, « qui aime sa complainte » et dont l’existence même semble privée de sens : « la vie se consume dans la fatigue sans issue ». La routine aliénante est également abordée dans le poème « Séquences » avec « l’ennui perroquet ». Dans l’ensemble, la syntaxe de la dernière strophe du poème « Le damned Canuck » est simple, mais le rythme coulant paraît cassé au septième et dernier vers. Isolé ainsi des précédents, celui-ci est tout à fait représentatif de l’image de solitude qu’il contient, puisque l’homme dont il est question se trouve confiné à l’intérieur d’un lieu sans issue. Dans le poème « Séquences », ce thème du piège se trouve dans la série de mots évoquant les limites du cercle : « gagnages » (v. 45), « bord en bord » (v. 39), « noeud de bois » (v. 83), « ronde » des loups (v. 54), « cercle de l’ennui perroquet » (v. 10), « bulles du délire » (v. 19), « en chien de fusil » (v. 74) et « temps bêcheur » (v. 65), dans le sens de la même terre continuellement retournée. Selon Eugène Roberto, qui a pu suivre de près le travail du poète en résidence [9], cette référence au piège s’est accentuée au cours des phases de création : l’expression « piégé » s’est transformée en « piégé fou » pour finalement se muer en « piégé fou raide [10] ». Incapable de trouver les mots pour partager sa souffrance, l’homme décrit vit en silence, en « sourdine ». Les familles qui se « désâment », travaillant à se faire mourir, vivent en « dépossessio[n] ». Le locuteur de « Séquences », placé en état de déréliction, est un être solitaire, un « homme dépareillé ». Claude Filteau fait remarquer à ce propos que « l’adjectif “dépareillé” signifie […] “qui ne ressemble plus à rien” ou mieux “désapareillé” [11] ». Plus loin dans ce même poème, à la septième strophe, le poète se dit « raqué », épuisé, en morceaux. Dans le premier des deux poèmes du cycle, le « Canuck », entre singe et homme, est un homme de Cro-Magnon, plus animal qu’humain. Pourvu de tripes et non d’entrailles ou d’estomac, il se nourrit à même une mangeoire. Il est sans jambes, affublé « seulement [de] genoux », alors que, dans « Séquences », ses jambes sont impuissantes. À l’intérieur de ce même poème, tout son être est « raqué » et certaines des parties de son anatomie sont considérées comme des objets inertes : la tête est une fusée, les bras, des moulins, et les jambes, un tambour. De plus, ces parties sont pour la plupart privées de fonction. Ainsi, au lieu de lire comme il se devrait « fusée à tête chercheuse », on lit plutôt « tête à fusée chercheuse », puissant symbole du démembrement. Si la mémoire est « osseuse », la voix, quant à elle, n’est plus que « moignons ».

Dans les dossiers d’archives, le thème de la voix revient à maintes reprises et souvent pour évoquer son dépérissement. Miron parle notamment d’une « pauvre voix galeuse [12] », d’une « voix usée jusqu’à la corde [13] » ou encore de cette voix comme « une blessure [14] ». Dans « Le damned Canuck », l’homme est maintenu par le travail dans une position de soumission qui « force à piquer du nez ». Sa tête plonge vers « la souche des misères », représentation de lui en être agonique privé d’identité. L’abattement de l’homme québécois se devine également, dans « Le damned Canuck », par le truchement d’un réseau de termes liés à la prostration ou à l’immobilisme : « genoux », « pris de gel et d’extrême lassitude », « la vie se consume », « fatigue sans issue », « vie en sourdine » et « complainte ». Dans les archives, des adjectifs dévirilisants parsèment également certains feuillets : le Québécois est associé à des « larves sans avenir », à la « lèpre », quand il n’est pas qu’un simple « chicot d’arbre flambé [15] ». Les vers 12 et 13 du « Damned Canuck » semblent incarner parfaitement cette inconscience qui frappe Miron et dont il parle dans ses lettres. Plus tard, tout juste rentré de son premier séjour outre-mer, il note dans son journal : « C’est au-dessous de la ligne de flottaison humaine que se situe ma vie [16]. » En fait, c’est l’inertie amenée par l’ère duplessiste qui force à vivre dans un état second, dans l’irréalité, thème maintes fois abordé par le poète et qui se décline ailleurs sous différents tons. Placé dans un tel contexte, l’homme ressent une forme d’hébétude, comme le laisse également voir la correspondance du poète : « Quelle drôle de vie est la mienne, comme à demi-consciente. Il me semble parfois que je ne suis pas au monde […] [17]. »

(ill. 5)

[À gauche] Recherche de sonorités dans un réseau de jurons. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, fonds Gaston Miron (MSS410/001/013).

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(ill. 6)

[À droite] Autre recherche de sonorités dans un réseau de jurons. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, fonds Gaston Miron (MSS410/001/013).

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Selon Pierre Nepveu, Gaston Miron s’associe parfois dans son oeuvre au Christ souffrant en faisant sienne la douleur du « Canuck », une figure qui serait la « sécularisation » de celle du Christ, d’après Mariloue Sainte-Marie. Dans « La batèche », les références christiques sont nombreuses, à commencer par ces allusions au pain et au vin. Selon lui, le thème de la marche abordé dans « Séquences » coïncide avec le trajet de la Passion. Après avoir déambulé dans un décor de Vendredi saint (strophe 1), le marcheur emprunte le chemin du calvaire (strophe 2) jusqu’à ce que, souffrant et peinant dans les strophes 5 et 6, il rende finalement l’âme, comme le prouve cet état antérieur du poème : « je meurs jusqu’au moment de l’éboulement [18] ». Roberto précise aussi que la marche évoquée à la cinquième strophe est en fait une catabase, une descente aux enfers. Ce leitmotiv des épopées grecques représente l’épreuve décisive au cours de laquelle le héros visite le monde souterrain des enfers. Dans certaines versions préliminaires des poèmes de « La batèche », la portée plus lyrique des vers permettait d’illustrer cette douleur de l’homme à l’agonie, comme le montre cet état en particulier :

Tressé de voûtes à chagrin, ô Canuck

bâti à même cette base

venteuse ô ma terre et calcaire de neige

ô terre du Canuck […] [19]

Dans la version définitive de « La batèche », le septième vers du « Damned Canuck » et le vers 53 de « Séquences » sont les seuls à conserver l’interjection vocative, comme si, au lieu d’opter pour la plainte, le poète avait choisi une autre voie, celle de la revendication. Unique arme de résistance possible dans les conditions décrites par les poèmes de « La batèche », la révolte s’incarne d’abord dans le cri de rage et d’impuissance du « Canuck » soudainement confronté à son propre enlisement. Dans les manuscrits relatifs à « La batèche », le thème du cri revient fréquemment, mais il n’apparaît plus de façon aussi explicite dans les versions définitives du cycle.

Toute la colère du « Damned Canuck » est en fait canalisée dans les jurons [20], autant de cris d’alarme pour dénoncer l’aliénation d’un peuple incapable de dominer une situation avilissante. Pour le linguiste Émile Benveniste, le juron sert à se décharger émotivement plutôt qu’à communiquer un message et, selon lui, on l’emploie souvent pour suppléer à un manque de vocabulaire. Le recours au juron par carence lexicale semble illustrer le second type de souffrance évoqué par Miron, c’est-à-dire ce mal issu d’une misère langagière. Cependant, si le juron se fait l’écho de carences linguistiques, il montre aussi le désir de prendre enfin la parole. Par exemple, les réseaux de jurons présents dans « Séquences » semblent permettre d’exorciser le mal par le truchement d’un discours libérateur (ill. 5 et 6). D’ailleurs, même si certains vers du « Damned Canuck » se sont déjà trouvés dans un poème en chantier dont le titre, « Quand se lève une salve », évoque manifestement l’insoumission, c’est dans « Séquences » que les allusions à la révolte sont les plus évidentes alors que la colère sourde cède la place à une véritable insurrection. Les relents de violence se décèlent uniquement dans la dernière strophe du poème alors que des versions antérieures présentaient des allusions plus directes à la révolte :

– « haine ! haine ! en fleuve de feu sur ma langue »

– « à voix répétition de syllabes mitraillette »

– « mots jactés mots crachés en rougies de balles et de [mot illisible] [21] »

Quant à l’imprécation que contient la dernière strophe du poème « Séquences », dont le début rappelle le passage biblique de Matthieu 23, dans lequel Jésus répète à maintes reprises « Malheur à vous », elle apparaissait sous une forme moins atténuée dans une version plus ancienne du texte :

Malheur à vous hypocrites

Car la colère de ce peuple sera grande et générale

Soyez maudits exploiteurs, complices, lécheurs,

au nom de la misère qui écorche […] [22]

Résolument tournée vers l’avenir, la fin du poème « Séquences » est porteuse d’espoir et de changements, évitant ainsi que le soulèvement ne tourne à vide.

Dans cette ultime strophe du poème, le « Canuck » semble prendre enfin la parole pour répondre à des surnoms injurieux comme « pea soup » ou « damned Canuck ». Le mot « mitraillette [23] » a peut-être disparu de la version finale du texte, mais ce dernier n’en est pas moins construit comme une salve qui ne laisse aucune chance de riposte à l’adversaire. Les verbes d’action paraissent littéralement expulsés de la bouche d’un canon : « je crache », « je recommence », « je vous garroche », « je vous magane », « je vous échappe ». Le « je » ouvre le feu sur un « vous » indéterminé mais incarnant une forme de pouvoir colonial. C’est un « je » qui dit « non » pour la première fois, qui ne cache plus ses « désirs homicides », qui, dans les vers 80 et 81, frappe sans ménagement parce qu’il n’a plus l’intention de céder aveuglément. Sa faiblesse et sa soumission se transforment, dans les vers 73 à 75, en une bravade que rien ne pourra plus assujettir, même pas le bâillon ou la séquestration. Au vers 78, le « Canuck » riposte par vengeance avec les mots du père, trop longtemps soumis à ces riches anglophones qu’il fallait servir avec une efficacité obséquieuse. La révolte du « Canuck » s’entête obstinément à tarauder l’ennemi avec « [sa] tête de tocson, de noeud de bois, de souche » (v. 83), à l’image de cette « vrille-tête [24] » dont parle Miron dans sa correspondance. L’homme naguère prostré est dorénavant fait d’« endurance », de « couenne » et de « peau de babiche » (v. 85).

Cette structure selon laquelle un élément sombre trouve son exact contraire dans un élément plus lumineux revient du reste partout dans le cycle de « La batèche ». Par exemple, le corps se conçoit comme une entité à la fois positive et négative. La tête est d’abord vue comme disloquée, faible, égarée, dans « Le damned Canuck » (v. 5 et 6). Elle est ensuite associée au réveil, à l’insurrection, dans « Séquences » (v. 83 et 84). Pour ce qui est des autres allusions à l’anatomie, la référence négative au « corps emmanché d’un mal de démanche » (v. 5) correspond, à l’inverse, à celle de cet autre vers pour sa part plus positif : « de toute ma force en bois debout » (v. 67). Par ailleurs, le « chicot d’arbre » auquel nous faisions allusion précédemment [25] est peut-être « flambé », mais il se dresse malgré tout « debout / dans les milles de feux de forêts ». Il en va de même pour le chiendent, évoqué au vers 21 de « Séquences », en référence à ces familles pauvres mais enracinées. Le chiendent est certes une mauvaise herbe, mais c’est une plante adventice dont on ne se débarrasse pas facilement, tout comme l’achigan, si difficile à pêcher. Pour Miron d’ailleurs, ce poisson est « à l’eau ce que le chiendent est à la terre [26] » : une force cachée sous une apparente faiblesse.

La description de la nature suit aussi cette courbe qui mène du négatif au positif. À première vue, le soleil ne représente pas la force de l’astre unique. En effet, il n’y a pas un soleil mais plusieurs soleils « emmêlés d’érosions » (v. 51). La description du paysage diurne est tout aussi négative. Dans l’état A1 du corpus de Roberto, on trouve le vers « je traverse des jours de mie de pain », qui évoque une absence de teinte, alors que, dans la version définitive du poème, la « mie » a fait place à des « miettes », signe manifeste d’une dégénérescence encore plus marquée. Quant à la terre, elle est en morceaux, au même titre que les soleils dans le vers évoquant les « montagnes en éclats » (v. 56). En plus d’être morcelée, cette terre est « maigre » et « s’espace », tournure plus forte, selon Roberto, que « la terre qui espace la fertilité », visible dans les états F4, F5 et F6. Dans « Séquences », la nuit, tour à tour inquiétante, peuplée de loups et signe de l’ignorance, du « noir analphabète », fait néanmoins place à l’aube et à ses « arquebuses ». Annonciatrice d’une renaissance, l’aube amène effectivement avec elle l’espoir. À ce titre, il semblerait bien que le cycle de « La batèche » se joue sur le mode de la veille fébrile avant une finale digne d’une résurrection. Dans le premier versant de la suite, marqué par les noirceurs de la souffrance, le « Canuck » constate peu à peu l’état d’aliénation dans lequel il se trouve. Dans un tel contexte, sa prise de conscience est en quelque sorte « un fleuve que l’homme aveugle doit franchir à gué afin d’atteindre les rives de l’aube nouvelle [27] ». L’autre versant du cycle, quant à lui, laisse poindre les thèmes de l’espoir et de la fraternité.

Second versant du cycle : remontée vers les lumières de la solidarité

Le cycle de « La batèche », véritable illustration de la cérémonie du baptême, est truffé d’évocations liées à la renaissance, à cette idée de la naissance nouvelle. Comme Pierre Popovic l’a noté à propos des poèmes du recueil Deux sangs, ceux de « La batèche », et plus particulièrement « Séquences », comptent de nombreux verbes précédés du préfixe « re » : « reprendre » (« Le damned Canuck », v. 6), « renaître », « recommence » et « retrouvé » (« Séquences », v. 61, 77 et 89). De plus, le poème « Séquences » se clôt sur une note d’espoir incarnée par l’utilisation du futur antérieur, qui rappelle le ton du poème liminaire de L’homme rapaillé. Autre signe de la renaissance, le vocabulaire de la prostration et de l’immobilisme que nous avons précédemment relevé dans « Le damned Canuck » fait place, dans « Séquences », à celui de l’ascension : « sortant des craques des fentes des soupiraux », « ma face de suaire quitte ses traits inertes », « je me dresse », « je vais plus loin que loin », « soudain, j’apparais », « toujours à renaître », « arquebuses de l’aube » et « ma force en bois debout ».

Pour Eugène Roberto, l’expression « Me voici » (« Séquences », v. 22) marque une naissance illustrée par la mise en relief que permet l’enjambement. L’idée de l’ascension culmine en une véritable apothéose célébrant la vie dans les dernières lignes du poème « Séquences ». Par exemple, à côté du vers « mon grand sexe claque » (v. 86), Miron a ajouté, dans un feuillet manuscrit, les mots « fouet de cuir [28] ». Cet objet, symbole du pouvoir de l’oppresseur sur sa victime, se trouve dorénavant entre les mains de cette dernière. La référence à l’érection, présente dans ce même vers, revient souvent dans la poésie mironienne. Pour l’auteur, « […] s’ériger correspond […] à la dynamique même du langage qui veut se fonder comme souverain. S’ériger, c’est d’abord faire voler en éclats une situation coloniale qui dévirilise l’homme, puis c’est fonder [29] ». À cet égard, Miron commente les changements apportés à la fin du poème dans l’édition française de son recueil. Selon lui, la nouvelle structure est plus appropriée. En effet, deux modifications importantes apparaissent. D’une part, le dernier vers est dorénavant en retrait, comme si on isolait cette clausule à la manière d’une promesse sur laquelle on souhaiterait insister. D’autre part, le vers « je vous désinvestis de moi » est déplacé à la fin et devient « je me désinvestis de vous ». Compte tenu du fait que le verbe « désinvestir » a le sens de « cesser d’investir (d’un pouvoir) », Miron considère que le vers était, à l’origine, « une mauvaise construction, une impossibilité [30] ». Quant à l’expression « les sommeils bougent » (v. 88), il est intéressant de souligner qu’elle remplace le vers « la rosée bouge », qu’on lisait dans l’édition inaugurale du recueil. Encore ici, le fait d’avoir remplacé « rosée » par « sommeils » renforce l’image de renaissance sur laquelle se termine le poème.

Dans le même esprit, la catabase, ou la descente vers les enfers que contient le poème « Séquences », trouve son exact contraire dans la marche porteuse d’espoir, ou l’anabase, comme le dit Eugène Roberto, dans la cinquième strophe, où se lisent les expressions « je marche », « je vais plus loin que loin », « j’apparais dans une rue » et « le chemin des hommes ». Chez Miron, la marche est un moteur créatif, « la mise en route par excellence de la geste créatrice [31] ». En ce sens, dans le poème « Séquences », la marche est intimement liée à une certaine forme de prosélytisme servant à libérer les siens de leur avilissement. Gaston Miron résume ainsi le contenu de « La batèche », qui semble annoncer « La vie agonique » dans L’homme rapaillé : « Si cette poésie n’échappe pas au désespoir en son individualité, elle n’est pas pour autant dénuée de tout espoir, un espoir qui se cherche du côté de l’engagement dans la fraternité [32]. » La présence de ce thème dans « La batèche » semble tributaire des interrogations que le premier séjour de Miron en territoire français a contribué à faire naître.

(ill. 7)

Réflexions du poète au sujet de son séjour en Europe. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, fonds Gaston Miron (MSS410/001/033).

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En effet, lors de son passage dans l’Hexagone, Miron paraît sortir des noirceurs duplessistes et prendre soudainement conscience de son identité canadienne-française. Au verso d’un feuillet tapuscrit non daté, retrouvé dans le dossier d’archives relatif au poème « Le damned Canuck », on peut lire les notes suivantes, inscrites à l’encre bleue (ill. 7) :

Séjour Europe

Confrontation — redéfinition

affirmation […]

apport

Au fil du temps, la portée au départ méprisante du mot « Canuck » a trouvé à se muer, sous la plume du poète, en une revendication salvatrice. Du reste, bien qu’il se trouve au coeur de « La batèche », plus particulièrement comme figure centrale du premier poème du cycle, le mot « Canuck » n’apparaît dans la suite poétique qu’après le retour de Miron au Québec. En effet, quand il se lance, au début des années 1950, dans la première phase d’écriture de « La batèche », la figure du « Canuck » ne s’y trouve pas encore. Tout porte à croire que le souvenir de l’humiliation subie par le jeune Miron, que les riches anglophones en vacances dans son village natal traitaient de « damned Canuck », ne refait surface que pendant son séjour à Paris, au moment où, comme l’indiquent ses notes, il prend vraiment conscience non seulement de sa condition canadienne mais aussi du rôle de l’écrivain, à qui revient la mission de dévoiler une réalité pour la faire changer. À ce sujet, la prise de conscience de Miron rejoint celle des poètes de la négritude, pour qui l’affirmation de soi passe d’abord par l’acceptation de sa différence, puis par l’engagement à rompre le silence : « En 1955, la lecture de René Depestre, d’André Frénaud, d’Aimé Césaire, me bouleversera en raison d’une parenté à mon insu très proche. Mais elle me confirmera dans mon écriture et m’incitera à faire davantage mon propre chemin dans le langage en accentuant ma différence [33]. »

Lors de son séjour à l’étranger, Miron entre en contact avec une culture séculaire dont la richesse semble au départ porter quelque ombrage à la sienne. Mais plutôt que de considérer sa différence comme un obstacle, le poète en découvre la valeur insoupçonnée pour finalement l’envisager sous un angle positif : « Moi aussi j’ai rencontré des géants, Breton, Frénaud, entre autres. Et je me disais, repoussant la tentation de la fascination, que j’avais quelque chose à leur donner, si humble que soit ce quelque chose, et qu’ils n’avaient pas ma qualité de Canuck, ma différence [34]. » Pour plusieurs poètes québécois, comme pour ceux de la négritude, le salut de l’homme longtemps humilié dans son identité passe par l’affirmation, comme Gaston Miron l’explique lui-même en 1967 :

C’en est fini de toutes les séquelles des valeurs-refuges, de la thématique dévalorisante, dépressive que nous avons connues. Je crois que l’un des principaux moyens pour nous, écrivains québécois, c’est justement de s’affirmer comme tels, […] de s’identifier devant le monde entier comme étant Québécois [35] […].

À propos de cette affirmation de soi qui débouche sur la fraternité, plusieurs commentateurs de l’oeuvre de Gaston Miron ont observé dans ses textes une fusion du « je » et du « nous ». Le poème « Le damned Canuck » s’ouvre d’ailleurs sur un « nous » collectif et se termine sur un « je », celui de la solitude. Le « je » sait qu’il fait partie d’une communauté, mais il lui faut se détacher de ses frères ataviques, presque morts de leur aliénation, pour justement les sauver, ce qui se produit dans « Séquences », où Gaston Miron adopte une position que l’on pourrait qualifier de didactique. Chez lui, la souffrance du « je », son état de manque, se vit de manière solidaire ; le sujet s’identifie au peuple et à sa douleur. À cet égard, les vers 71 et 72 de « Séquences » se font écho pour former un parallélisme tout à fait symétrique. Même le juron employé dans le cycle de « La batèche » devient une preuve de solidarité. Miron fait affectivement sienne la misère qu’il décrit, dans une profonde communion, sans distance ironique ou rejet. Comme son peuple, il est un homme en pièces qui se reconstruit. De ce fait, il souhaite, dans « Séquences », « que le poème soit le chemin des hommes / et du peu qu’il nous reste d’être fier ».

Il est par ailleurs intéressant de remarquer que la note d’espoir annonciatrice d’un recommencement sur laquelle se termine le cycle de « La batèche », tel que nous le lisons aujourd’hui, n’a pas toujours été présente. En effet, le poète a modifié la structure de sa suite en ajoutant à son second poème une huitième et dernière strophe. En fait, à l’époque de la publication de « Séquences », dans le recueil Courtepointes, qui paraît en 1975, le poème se terminait, à la strophe 7, sur une révolte à peine amorcée. Cette dernière ne restait qu’à un stade embryonnaire, sans connaître son apogée de violence libératrice ni son ouverture à l’autre. En parcourant les archives, on découvre que les deux dernières strophes de « Séquences » étaient au départ deux poèmes autonomes. La strophe 7 portait le titre de « Raque » ou « Le raque [36] » alors que la huitième strophe s’est quant à elle intitulée « Non ». Antérieurement, elle a également porté le titre de « Non serviam », évocation explicite de l’affranchissement dont traite la fin de « Séquences [37] ». En 1979, quand il fait paraître son étude des poèmes de Courtepointes, recueil dans lequel est publié « Séquences » pour la première fois, mais sans la huitième strophe dont nous venons de parler, Eugène Roberto trouve dommage que ce poème ne soit pas aussi symétrique que dans ses premières versions. En effet, il constate que les trois strophes où apparaissent des jurons [38] se répètent pour former un trio dont la structure est presque régulière (en caractères gras dans les poèmes). En effet, le premier ensemble de jurons se trouve placé au début du poème, à la deuxième strophe, et sa structure anaphorique fait en sorte que chaque vers commence par le juron « batèche ». Le deuxième ensemble est situé à la quatrième strophe, soit au milieu du poème, tandis que le troisième est placé complètement à la fin, selon la version du poème publiée dans Courtepointes en 1975. Dans cette septième strophe, le juron « batèche » est placé à la fin de chaque vers, sauf dans le troisième qui ne se termine pas, quant à lui, par un juron.

Notons que cette structure inversée semble avoir été pensée non pas dès le début mais pendant l’élaboration du cycle. Par exemple, dans l’état G1, fourni par le corpus d’Eugène Roberto [39], la répétition du juron « batèche » n’apparaît pas en fin de vers ; elle viendra plus tard. Dans son analyse, Roberto précise que la structure aurait été plus symétrique si la strophe 2 avait ouvert le poème, comme c’était le cas dans les premières versions. En revanche, ce qui devient intéressant et qui n’était pas à la portée d’Eugène Roberto lorsqu’il a analysé le recueil en 1979, c’est que cette symétrie s’est réalisée en 1993, quand Miron a ajouté au poème sa huitième et dernière strophe dans la première édition de poche de L’homme rapaillé. En effet, l’encadrement est ainsi réalisé avec l’ajout de cette strophe qui devient, du point de vue non pas de la forme mais de la thématique, l’envers antithétique de la première : l’inertie et la misère contenues dans les strophes 1 et 2, qui évoquent respectivement le travail industriel difficile et la vie tout aussi éprouvante dans les campagnes, trouvent leur exact contraire dans l’insurrection et la libération finale qu’évoque la dernière strophe. De plus, le « vide de tambour » de la première strophe s’oppose, dans la dernière, à la poitrine qui dorénavant « résonne ».

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Le premier contact de Gaston Miron avec l’Europe a eu une incidence déterminante sur son développement identitaire. Nous avons également vu l’importance capitale que ce séjour revêt dans le parcours du poète. Comme Jean-Christian Pleau l’a montré, le début des années 1960 correspond pour lui à une pause entre deux périodes de création : une première phase assez prolifique au cours de sa jeunesse, entre 1953 et 1956 environ, puis une seconde se situant pour sa part entre 1962 et 1966. Entre les deux, le poète marque un temps d’arrêt. Et sa pause sera riche en questionnements et en découvertes. Son court passage sur le sol français n’a donc pas été vain, comme les répercussions sur le développement du cycle de « La batèche » l’ont montré. Cette suite poétique est peut-être demeurée à l’état de projet, mais elle n’en est pas moins devenue cohérente. En effet, les deux seuls fragments qui sont finalement parvenus jusqu’à nous, c’est-à-dire « Le damned Canuck » et « Séquences », sont liés entre eux par une logique interne. Dans le premier poème, Miron évoque l’aliénante condition canadienne-française dont il a surtout pris conscience en France. La seconde pièce du cycle, avec l’ajout d’une dernière strophe, montre quant à elle comment l’écrivain investi d’une responsabilité a le devoir de s’adresser à ses pairs pour renverser la situation en recourant, s’il le faut, à la révolte.