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La littérature fait une entrée remarquée dans les pages de la Revue de BAnQ. Absente du sommaire des deux premiers numéros, elle ouvre celui-ci avec des textes portant sur les archives de deux écrivains, Yves Navarre et Gaston Miron, qui ont en commun d’avoir fait don de leurs archives à notre institution. Les auteures de ces deux articles, Sylvie Lannegrand et Karine Villeneuve, montrent, en maniant judicieusement les techniques de la génétique textuelle, que les archives d’écrivains permettent de poser des questions nouvelles à l’oeuvre publiée et d’en proposer une lecture nourrie par l’exploration du travail d’écriture qui l’a rendue possible. Mme Lannegrand s’est penchée sur ce qu’elle nomme un « régal pour les yeux » : le journal intime de Navarre, composé de 43 cahiers rédigés sur une période de 20 ans. Mme Villeneuve propose quant à elle une étude du cycle de « La batèche » de Miron, un texte qui occupe une place de choix au sein des travaux qui, depuis une dizaine d’années, puisent à même les manuscrits, avant-textes et pièces inédites conservés dans le fonds Miron pour éclairer le parcours intellectuel, identitaire et littéraire du poète.

Les sources documentaires conservées par BAnQ sont d’une telle richesse et d’une telle variété que l’ensemble des disciplines des sciences humaines sont ici convoquées à l’analyse. Cette ouverture disciplinaire lance au lecteur une invitation toute particulière : celle d’une lecture volontairement ouverte, décentrée, dotée d’autant de fils conducteurs que d’abonnés, comme le présent numéro de la revue en fait la démonstration. Tout d’abord, pour qui s’intéresse au patrimoine historique et culturel québécois, nous proposons un regard neuf sur de grandes et petites figures de notre histoire. Grandes, d’abord, avec Navarre et Miron, mais aussi avec Mgr de Saint-Vallier et le frère Untel. À la faveur d’une comparaison toute en finesse entre deux éditions d’un même livre, le Rituel du diocèse de Québec, Claude La Charité formule une hypothèse totalement inédite sur ce qu’il appelle « la tentation janséniste » de l’évêque de Québec, qui pourrait expliquer la rareté des exemplaires de la première édition. Pour sa part, Claude Hauser reconstruit l’exil de Jean-Paul Desbiens à Fribourg par l’entremise de sa correspondance et fait voir les répercussions qu’a eues ce séjour suisse sur la pensée de Desbiens à son retour au Québec.

Du côté de la « petite » histoire du Québec et de ses héros discrets, le texte signé par Catherine Bertho Lavenir propose au lecteur de faire la connaissance des Dubuc, famille industrielle bourgeoise du début du xxe siècle dont la mère, Anne-Marie Palardy, envoie force lettres à ses enfants lors de ses séjours en Europe et construit à distance, à même ces lettres, le tissu familial. À la lumière des étonnantes conclusions sur la possession d’oeuvres d’art en Nouvelle-France, c’est une plongée dans le quotidien des fonctionnaires et des commerçants que l’on effectue grâce à l’inventaire dressé par Pierre-Olivier Ouellet. Plus près encore du quotidien, la rubrique d’Evelyn Kolish met en lumière le récit manuscrit d’un cultivateur de 47 ans, Sigefroi Lavallée, qui témoigne du long mariage qui a existé, au Québec, entre l’État et la religion.

La relation texte-image ouvre un autre chemin de lecture : nous voulons une revue abondamment illustrée, dotée d’un volet iconographique important, voué à « faire voir » pour mieux « faire connaître ». D’une part, faire voir et faire connaître la variété des documents qui habitent nos rayonnages et nos réserves à Montréal, à Québec et dans sept autres régions. Pour qui n’a jamais vu un greffe (p. 100), un plumitif (p. 116), le célèbre rapport Parent (p. 55) ou une monographie paroissiale — un genre dont Nathalie Miglioli nous rappelle qu’il apparaît au milieu du xixe siècle (p. 89) —, le présent numéro est une invitation à aller consulter ces documents dans nos salles de lecture. Et que dire de l’article de Caroline Durand qui nous initie au graphisme de la première moitié du xxe siècle… et à des clichés sur le rôle de « reine de la cuisine » dont on se réjouit qu’ils soient révolus ! D’autre part, dans les archives personnelles, notamment, l’image se révèle sous une dimension qui dépasse largement l’illustration. La double graphie des lettres d’Anne-Marie Palardy, qui sont relayées, annotées, d’un premier destinataire à un autre (p. 39), l’« effet vertigineux d’emboîtement » créé par les cahiers qui forment le journal intime de Navarre (p. 13), les annotations au crayon de Miron sur un document tapuscrit dont on voit qu’il a été maintes fois manipulé (p. 27) : autant de preuves tangibles du fait que l’expression imagée de la pensée est dotée de son propre mode d’expression et qu’elle assume une fonction, non pas ancillaire, mais autonome par rapport à l’écrit.