Corps de l’article

Introduction

L’étude du travail atypique et l’intérêt social pour la question se sont fortement développés au Québec et au Canada depuis plusieurs années. D’une part, cela s’explique par la croissance de l’emploi atypique, surtout au tournant des années 1990 (Economic Council of Canada, 1990 ; Vosko, Zukewich et Cranford, 2003), une croissance qui est toutefois demeurée relativement stable au cours des années 2000. Le taux de présence de l’emploi atypique au Canada, tel que défini par Statistique Canada, c’est-à-dire comprenant les emplois temporaires ou à temps partiel ainsi que le travail autonome, était de 38,3 % en 2010, ce qui représente une légère hausse par rapport à 2000 (37,3 %). Au Québec, ce taux de présence est passé de 36,5 % en 2000 à 38,1 % en 2010[2]. Il faut également noter que l’emploi atypique n’est pas nouveau : il était répandu dans les années 1940 et a ensuite décliné pendant les années d’après-guerre. L’intérêt renouvelé pour cette question tient surtout au fait que la proportion de l’emploi atypique, sur le plan international, ne cesse de croître parmi les nouveaux emplois créés (Nollen, 1999). Il s’explique aussi du fait que la phase d’insertion initiale des hommes et des femmes sur le marché du travail s’effectue de plus en plus souvent par le biais d’un emploi atypique (Paucaut, Bourdais et Huot, 2006).

D’autre part, les préoccupations sociales au regard du travail atypique viennent en grande partie du fait que maints emplois atypiques sont associés à un niveau élevé de précarité (Bourhis et Wils, 2001 ; Bernier, Vallée et Jobin, 2003a ; Vosko, 2006) ou encore exposent les travailleurs atypiques à une grande vulnérabilité socioéconomique (Chaykowski, 2005 ; Ulysse, 2009). De plus, plusieurs auteurs affirment que les lois protectrices du travail actuelles, tant au niveau provincial que fédéral, peinent à offrir aux travailleurs atypiques un encadrement ainsi qu’une protection sociale équivalents à ceux dont bénéficie le reste de la main-d’oeuvre salariée (Fudge, 1991 ; HRDC, 1997 ; Fudge et Vosko, 2001 ; Bernier et al., 2003a).

Dans la section « Recommandation » de son document, le comité mandaté pour produire le rapport Les besoins de protection sociale des personnes en situation de travail non traditionnelle (communément nommé rapport Bernier) affirme qu’en tout « plus du tiers de la population active n’accède pas pleinement à des normes d’un niveau équivalent à celles dont bénéficient leurs collègues exécutant un travail similaire pour le même employeur » (Bernier et al., 2003a : 413). En guise d’exemple, on évoque le cas de taux de salaire différents accordés à des salariés exécutant une tâche équivalente dans un même établissement sous le prétexte que l’un travaille à temps plein et l’autre à temps partiel ou, encore, l’accès limité des travailleurs occasionnels à un régime d’assurance pourtant offert à l’ensemble des travailleurs de l’entreprise. Selon le comité, cette situation porte atteinte directement aux principes qui guident le droit du travail québécois depuis le milieu du vingtième siècle et elle constitue une entorse à la quête d’égalité qui caractérise certains instruments législatifs, tels que la Charte des droits et libertés de la personne et la Loi sur l’équité salariale. De plus, un des constats qui se dégagent du rapport est que les travailleurs atypiques non syndiqués sont parmi les plus nombreux à juger insuffisant le niveau de protection dont ils jouissent. Par conséquent, les auteurs du rapport font de l’absence de discriminations fondées sur le statut d’emploi le principe directeur de l’ensemble de leurs recommandations.

Au Canada, la législation sur les normes d’emploi diffère selon les provinces et les territoires. Les normes d’emploi sont des lois qui régissent les conditions minimales de travail, telles que les jours fériés, les vacances annuelles, les heures de travail et le salaire minimum. Depuis 1980, la Loi sur les normes du travail (LNT) et les règlements qui y sont associés s’appliquent aux salariés québécois, à l’exclusion des cadres supérieurs, des travailleurs autonomes et des salariés travaillant pour une entreprise de compétence fédérale. Les normes du travail que cette loi édicte sont d’ordre public (art. 93 LNT), c’est-à-dire que tous doivent s’y conformer. Une convention collective, par exemple, ne pourrait déterminer des conditions de travail inférieures à celles prévues par la loi. La LNT constitue donc un point de départ pour les négociations collectives, de sorte que les salariés syndiqués obtiennent généralement des conditions de travail supérieures à celles contenues dans la loi. C’est pour cette raison que cet article s’intéressera aux salariés non syndiqués, qui ne disposent que de la LNT pour encadrer leurs conditions de travail.

La LNT est aujourd’hui mise à l’épreuve par les nouvelles réalités du travail. De son adaptation et adéquation à ces réalités découlent sa pertinence et son respect par les salariés et employeurs. Certains auteurs ont interrogé la capacité (Mercure, 2001) ou mis en lumière l’incapacité des normes minimales du travail québécoises à offrir une protection équivalente aux travailleurs typiques et atypiques (Bernier et al., 2003 ; De Tonnancour et Vallée, 2009). En vue de compléter adéquatement l’état de la recherche sur la question du travail atypique et de la LNT, le présent article a pour objectif d’évaluer la mise en oeuvre de certaines dispositions de la LNT en fonction de différentes formes d’emploi auprès des salariés non syndiqués québécois.

Cadre conceptuel

Un des problèmes posés par la conceptualisation du travail atypique est qu’il n’existe pas de consensus clair sur la définition de celui-ci dans la littérature canadienne (Zeytinoglu et Muteshi, 2000). On retient néanmoins qu’il se décline sous plusieurs formes et que cette hétérogénéité se manifeste dans les conditions de travail associées aux différents types d’emplois atypiques (Zeytinoglu et Weber, 2002 ; Marshall, 2003 ; Kapsalis et Tourigny, 2004 ; Zeytinoglu et Cooke, 2005). Dans le cadre de cet article, nous prenons en compte la distinction qu’opère Vosko entre le statut d’emploi (employment status) et la forme d’emploi (form of employment). Ainsi, le statut d’emploi renvoie au statut d’une personne participant au marché du travail à titre de salarié ou de travailleur autonome. Ce statut est central pour déterminer l’accès aux lois protectrices du travail ainsi qu’aux bénéfices sociaux. La forme d’emploi correspond plutôt aux différentes catégories d’emplois salariés ou de travail autonome, tels que l’emploi salarié temporaire à temps partiel ou le travail autonome solo à temps plein, par exemple[3]. C’est aux formes d’emploi que cet article s’intéresse en premier lieu[4].

Nous retenons également la typologie de Zeytinoglu (1999) qui catégorise tous les types de travail en tenant compte de deux dimensions : la durée de la relation d’emploi telle qu’elle est établie par le contrat de travail (continuity of the work relationship) et le temps de travail (customary work hours). Cette définition permet de tenir compte de la diversité des situations en termes de temps de travail qui peut être associée à l’emploi permanent ou temporaire et de mettre en lumière l’incidence de ces situations différenciées sur la mise en oeuvre des dispositions de la LNT. L’emploi typique correspond à l’emploi permanent à temps plein, tandis que l’emploi atypique correspond aux emplois permanents à temps partiel ou temporaires (à temps plein ou à temps partiel). Cette définition s’accorde avec la définition de l’emploi typique de Bernier et al. (2003), « l’emploi typique étant celui qui (1) s’exerce à temps complet (2) dans l’établissement de l’employeur (3) en vertu d’un contrat à durée indéterminée » (p. 31). Elle s’accorde également avec les travaux de Bourhis et Wils (2001) qui définissent un emploi atypique comme un emploi caractérisé par l’absence de quatre éléments : un lien d’emploi durable, un travail à temps plein, un horaire régulier et un travail réalisé chez l’employeur. Ainsi, dans le cadre de cet article, seuls les employés permanents à temps plein sont nécessairement considérés comme typiques.

Figure 1

Typologie des formes d’emploi. Différentes catégories d’emploi salarié

Typologie des formes d’emploi. Différentes catégories d’emploi salarié

-> Voir la liste des figures

Le travail à temps partiel

Le travail à temps partiel correspond à un travail, salarié ou autonome, qui ne s’effectue pas à temps plein et qui peut être permanent ou temporaire (Vosko, 2006 : 455). Depuis la publication du rapport Wallace (1983), le travail à temps partiel constitue une préoccupation pour les chercheurs et les pouvoirs publics. Ce rapport est le fruit de la Commission d’enquête sur le travail à temps partiel, laquelle fut mise en place afin de remplir un important mandat, en lien avec le fait que la croissance de ce type d’emploi inquiétait alors les décideurs : déterminer si oui ou non les travailleurs à temps partiel sont traités équitablement en matière de rémunération, d’avantages sociaux et de pensions de retraite, comparativement aux travailleurs à temps plein. Le rapport a révélé que le principal problème lié au travail à temps partiel était l’inexistence d’avantages sociaux lui étant associés et le fait qu’il était généralement lié à une rémunération plus faible que les emplois à temps plein. L’examen de données contemporaines indique que cette situation des travailleurs à temps partiel est toujours avérée aujourd’hui (Zeytinoglu et Cooke, 2005). De fait, les travailleurs à temps partiel sont proportionnellement plus nombreux que les travailleurs typiques à être faiblement rémunérés et ils sont moins susceptibles de retirer des avantages non pécuniaires de leur travail, des assurances, par exemple (Janz, 2004). On sait également que 75 % des travailleurs pauvres canadiens sont des travailleurs à temps partiel (Ulysse, 2009, s’appuyant sur des données de Statistique Canada).

Les femmes composent la grande majorité des atypiques (Towson, 2003), ce qui fait dire à certains que la précarité a un sexe au Canada (Cranford, Vosko et Zukewich, 2003). De fait, la discrimination fondée sur le sexe dans l’accès aux emplois typiques est identifiée depuis longtemps comme une caractéristique significative du marché du travail canadien (Chaykowski et Powell, 1999). Plusieurs auteurs affirment que les femmes choisissent le travail à temps partiel en raison de leurs exigences familiales (Marshall, 2001 ; Tomlinson, 2007). Or, malgré le fait qu’une proportion non négligeable des femmes choisissent le travail à temps partiel pour des raisons de conciliation travail-famille, plusieurs d’entre elles demeurent prisonnières de ce type d’emplois (Vosko, 2000, 2006). Cela est d’autant plus préoccupant que l’emploi à temps partiel est presque devenu un passage obligé pour les femmes, celles-ci intégrant le marché du travail de plus en plus régulièrement par le biais d’un emploi atypique (Paucaut, Bourdais et Huot, 2006). Les mères travaillant à temps partiel sont encore plus désavantagées : elles sont moins susceptibles que les femmes ou les hommes travaillant à temps plein de se faire offrir des programmes de soutien familial par leurs employeurs (Zeytinoglu, Cooke et Mann, 2010) et plus à risque de travailler les fins de semaine (Zeytinoglu et Cooke, 2006). Cela est sans compter le fait que l’organisation de la garde à horaires non usuels est loin d’être aisée au Québec, du moins en ce qui concerne les services de garde (Rochette, 2003).

En ce qui a trait aux lois minimales du travail, le rapport Arthurs (2006) souligne que certains employeurs apparaissent recourir à l’emploi à temps partiel dans l’objectif de contourner les normes du travail protégeant les travailleurs à temps plein. Cette conclusion découle du constat que les travailleurs à temps partiel sont souvent moins bien rémunérés que les travailleurs à temps plein. Le commissaire ajoute que, si ces disparités salariales ne peuvent pas être justifiées par des différences dans les compétences, l’expérience ou la nature différentes des tâches, elles sont injustes pour les travailleurs à temps partiel et elles peuvent, à long terme, porter atteinte aux normes visant les travailleurs à temps plein. Enfin, concernant plus précisément les dispositions de la LNT, le comité d’experts chargé de se pencher sur les besoins de protection sociale des personnes vivant une situation de travail non traditionnelle a dressé un bilan, pas nécessairement exhaustif, des normes inadaptées à la situation des travailleurs à temps partiel. Le comité constate des situations problématiques dans le cas des normes suivantes : 1) les jours fériés, chômés et payés ; 2) la durée normale du travail ; 3) le droit du salarié de refuser de travailler au-delà de ses heures habituelles de travail ; 4) la décision de l’employeur de modifier la situation de travail du salarié ; 5) la décision de l’employeur de modifier la qualification juridique du lien d’emploi ; 6) le calcul de l’indemnité de remplacement du revenu à la suite d’une lésion professionnelle (Bernier et al., 2003).

Le travail temporaire

Les définitions du travail temporaire que l’on trouve dans la littérature canadienne sont assez variables et pas nécessairement consistantes (Fuller et Vosko, 2007). C’est qu’il existe plusieurs types de liens d’emploi pouvant être associés aux emplois temporaires. Non seulement certains travailleurs n’ont pas de contrats écrits, mais on recense également une grande hétérogénéité des conditions de travail liées à ce type d’emploi (Macphail et Bowles, 2007). Néanmoins, les définitions incluent généralement sous l’étiquette du travail temporaire le travail réalisé à forfait, le travail intérimaire, le travail saisonnier ainsi que le travail sur appel (Fuller et Vosko, 2007).

Au Canada, les emplois temporaires offrent généralement des conditions ainsi que des salaires inférieurs à ceux des emplois permanents. De fait, les travailleurs temporaires à temps plein effectuent moins d’heures sur une base annuelle, obtiennent un salaire horaire ainsi qu’un revenu annuel et familial inférieurs à ceux des employés permanents (Kapsalis et Tourigny, 2004). Par exemple, de 1997 à 2003, les employés temporaires (au sens large) gagnaient en moyenne 16 % de moins de l’heure que leurs collègues permanents (Galarneau, 2005). De plus, les employés temporaires ont moins de contrôle sur leur activité de travail que les employés permanents (Cranford, Vosko et Zukewich, 2003).

De surcroît, à ce cumul de désavantages, on doit ajouter l’incidence négative du travail temporaire sur le bien-être des travailleurs. En plus de l’insécurité financière qu’il provoque, le travail temporaire limite leur capacité à développer leur plein potentiel professionnel ainsi qu’à établir des contacts avec les autres travailleurs. Le degré de formation et le niveau de qualification professionnelle du travailleur peuvent toutefois limiter ces désavantages en protégeant les travailleurs temporaires plus qualifiés des conditions de vie difficiles souvent créées par les emplois temporaires (Malenfant, Larue et Vézina, 2007). Dans la même veine, une étude portant sur le lien entre le travail temporaire et la manifestation de symptômes dépressifs indique une présence accrue de tels symptômes chez les travailleurs temporaires américains (Quesnel-Vallée, Dehaney et El Clampi 2010). Considérant les similarités entre les deux marchés du travail, on peut penser que cette situation s’applique également aux travailleurs temporaires canadiens.

Sur le plan des lois minimales du travail, le commissaire Arthurs s’inquiète du fait qu’il lui a été rapporté à de nombreuses reprises que plusieurs travailleurs sont embauchés sur la base d’une série de contrats à court terme, devenant ainsi « officieusement » des travailleurs permanents de l’employeur sans pouvoir pour autant bénéficier des avantages sociaux, du salaire, de la sécurité d’emploi ainsi que des possibilités d’avancement auxquels ont droit les véritables travailleurs permanents (Arthurs, 2006). Pour sa part, le comité d’experts chargé de se pencher sur les besoins de protection sociale des personnes vivant une situation de travail non traditionnelle identifie quatre normes de la LNT qui, en plus de celles affectant l’ensemble des travailleurs atypiques, y compris les travailleurs temporaires, touchent directement cette dernière catégorie de travailleurs : 1) la notion de service continu ; 2) les jours fériés, chômés et payés ; 3) la protection de l’emploi et le remède de la réintégration ; 4) la détermination de l’indemnité de remplacement du salarié victime d’une lésion professionnelle (Bernier et al., 2003).

Méthodologie

L’analyse repose sur des données issues d’un sondage téléphonique effectué par la Commission des normes du travail (CNT) en 2010 auprès de 4 003 salariés québécois non syndiqués et assujettis à la LNT, visant à déterminer les taux d’infraction à certaines dispositions de la LNT[5]. La CNT a ainsi établi une liste de normes et déterminé un certain nombre d’infractions qu’il était possible de vérifier au moyen d’un questionnaire. La collecte des données s’est déroulée entre le 24 août et le 8 décembre 2010. Au cours de cette période, 4 003 entrevues ont été réalisées à partir d’un échantillon aléatoire de 49 317 numéros de téléphone, générant un taux de réponse de 49,1 % et une marge d’erreur de 1,49 % (19 fois sur 20). L’admissibilité des répondants était vérifiée à partir de questions filtres au début du questionnaire[6]. Les salariés qui ont participé à l’enquête n’avaient ainsi que la LNT pour encadrer leurs conditions de travail. Étant donné la forte présence de l’emploi atypique chez les étudiants et l’absence d’information sur leur régime de fréquentation scolaire (temps plein ou temps partiel), ceux-ci ont été retirés de l’échantillon pour le présent article, ce qui donne un total de 3 413 répondants.

Les données ont été pondérées en fonction de la région de résidence, du sexe, de l’âge et du secteur d’activité des répondants à partir des données de l’Enquête sur la population active de Statistique Canada. Une fois pondérées, les données représentent un bassin de 1 028 208 répondants. Dans les pages suivantes, les expressions « répondants », « salariés » ou « salariés non syndiqués » renvoient chaque fois aux répondants du sondage, après l’application de la pondération.

La typologie proposée à la figure 1 distingue quatre formes d’emploi mutuellement exclusives. Le tableau 1 présente la répartition des répondants pour ces quatre formes d’emploi. La majorité des répondants (81,3 %) occupent un emploi permanent à temps plein, c’est-à-dire un emploi à durée indéterminée de 30 heures et plus par semaine. Cette forme d’emploi constitue la catégorie de référence, celle de l’emploi typique tel qu’il est généralement défini dans la littérature. À l’opposé, l’emploi atypique se compose des trois formes d’emploi suivantes : permanent à temps partiel (9,6 %), temporaire à temps plein (6,4 %) et temporaire à temps partiel (2,7 %). Les emplois temporaires renvoient aux emplois à durée déterminée, à contrat ou aux emplois saisonniers. Ces trois formes d’emploi regroupent près d’un salarié sur cinq (18,5 %).

Tableau 1

Répartition des répondants selon les formes d’emploi

Répartition des répondants selon les formes d’emploi

-> Voir la liste des tableaux

Différentes variables ont été croisées avec les formes d’emploi. D’abord, douze infractions ont été retenues afin de vérifier le respect de la LNT. Il importe de noter que le choix de ces infractions à vérifier à l’aide du sondage s’est fait selon les préoccupations de l’organisme et les résultats de son programme de surveillance et de prévention. Chaque infraction possède sa population de référence, c’est-à-dire le nombre de personnes visées par une disposition particulière de la LNT. Puis, à partir des renseignements fournis par les salariés sur leurs conditions de travail, une mesure du degré de non-respect de la loi, ou « taux d’infraction », a été effectuée. La CNT a calculé les taux d’infraction en tenant compte des renseignements fournis par les répondants sur leurs conditions « objectives » de travail, l’enquête ne visant pas à recueillir l’opinion ni les perceptions de ceux-ci par rapport à l’application de la loi.

Une mesure du cumul d’infractions à la LNT a été élaborée à partir des douze infractions. Les modalités de la nouvelle variable ont été regroupées en trois catégories : aucune infraction, une infraction et deux infractions ou plus. Enfin, neuf variables ont été sélectionnées afin de circonscrire le profil des répondants.

Résultats

Profil des salariés non syndiqués selon les formes d’emploi

Le tableau 2 présente le profil des répondants selon les quatre formes d’emploi et permet de formuler quelques constats. D’abord, en ce qui a trait au profil sociodémographique des répondants, on note que :

  • Les emplois à temps partiel, qu’ils soient permanents ou temporaires, sont majoritairement occupés par des femmes, ce qui constitue une différence importante par rapport à la catégorie de référence, où elles représentent un peu moins de la moitié des salariés.

  • La moitié des emplois à temps partiel sont occupés par des salariés âgés de 50 ans et plus. Encore une fois, il s’agit d’une différence par rapport aux emplois permanents à temps plein, où les salariés âgés de 50 ans et plus ne représentent que 27,2 %. Il faut toutefois nuancer ce constat en rappelant que 590 étudiants (potentiellement de jeunes répondants) ont été retirés de l’échantillon.

  • Parmi les salariés occupant un emploi permanent à temps plein, 27,6 % possèdent un diplôme d’études universitaires, une proportion plus élevée que pour les trois formes d’emploi atypiques.

  • Sans surprise, les salariés occupant l’une des trois formes d’emploi atypiques sont plus nombreux à cumuler moins de deux années de service continu pour le même employeur. Ce repère de deux ans est important dans le cadre de l’application de la LNT, puisqu’un salarié qui cumule deux ans de service continu pour le même employeur peut exercer le recours prévu à l’article 124 de la loi, ce qui le protège d’un congédiement effectué sans raison ni justification.

  • Les travailleurs exerçant un emploi atypique sont également plus nombreux à occuper des emplois peu spécialisés et à avoir un horaire de travail irrégulier.

Sur le plan des caractéristiques de l’entreprise, on retient que :

  • Les salariés atypiques sont proportionnellement plus nombreux que les salariés typiques à travailler dans des entreprises de moins de 20 employés.

  • Les salariés à temps partiel, temporaires ou non, se retrouvent majoritairement dans le secteur tertiaire, ce qui n’est pas le cas des salariés occupant des emplois permanents à temps plein.

Tableau 2

Profil des répondants selon les formes d’emploi

Profil des répondants selon les formes d’emploi

Test du chi-deux < 95 %

** Selon le Système de classification des industries de l’Amérique du Nord (SCIAN 2002) : le secteur primaire (11, 21), le secteur secondaire (22, 23, 31-33) et le secteur tertiaire (41, 44, 45, 48, 49, 51-56, 61, 62, 71, 72, 81, 91).

-> Voir la liste des tableaux

Infractions à certaines dispositions de la LNT selon les formes d’emploi

Si l’on compare les taux pour chaque infraction entre les salariés typiques et les salariés atypiques, on note des différences pour sept infractions (voir le tableau 3).

  1. D’abord, trois infractions concernant le bulletin de paie ont été vérifiées. Premièrement, 5,5 % des salariés permanents à temps plein ne recevaient pas, ou recevaient seulement quelquefois, un bulletin de paie de l’employeur au moment du versement du salaire. C’est moins que pour les salariés occupant l’une des trois formes d’emploi atypiques.

  2. Deuxièmement, les retenues effectuées sur le salaire n’étaient pas indiquées sur le bulletin de paie pour 1,2 % des salariés typiques, alors que cette proportion augmente jusqu’à 7,1 % pour les salariés temporaires à temps partiel.

  3. Troisièmement, 27,6 % des salariés permanents à temps plein ne disposaient pas de toutes les informations sur leur bulletin de paie leur permettant de calculer leur salaire. À l’inverse des infractions précédentes, c’est chez les salariés atypiques qu’on trouve cette fois des taux d’infraction moins élevés.

  4. Ensuite, le quart des salariés occupant des emplois à temps plein (25,5 %) ont reçu en 2010 une indemnité compensatoire en remplacement du congé annuel, ce qui est interdit par la LNT. Cette proportion est plus élevée dans le cas des salariés permanents à temps partiel (61 %) et pour les salariés temporaires à temps plein (53,7 %).

  5. On observe également une différence selon les formes d’emploi quant au non-paiement de l’indemnité afférente au congé annuel chez les salariés qui travaillent à temps plein. La proportion de salariés temporaires victimes de l’infraction (41,7 %) est plus du double de celle des salariés permanents (18,4 %).

  6. Les salariés atypiques sont aussi plus nombreux à avoir obtenu un nombre de jours de vacances inférieur à ce que prévoit la loi en tenant compte de leur durée de service continu. La durée du congé annuel n’a pas été respectée pour 15,2 % des salariés permanents à temps partiel, 49,9 % de salariés temporaires à temps plein et 47 % des salariés temporaires à temps partiel, comparativement à 8,7 % pour les salariés permanents à temps plein.

  7. Enfin, les dispositions sur les jours fériés n’ont pas été respectées pour le congé payé du 1er juillet 2010 (fête du Canada) pour 5,1 % des salariés typiques. Cette proportion augmente à 10,7 % pour les salariés permanents à temps partiel, puis à 9,5 % pour les salariés temporaires à temps plein et, enfin, à 31,3 % pour les salariés temporaires à temps partiel.

Tableau 3

Taux d’infraction à certaines dispositions de la LNT selon les formes d’emploi

Taux d’infraction à certaines dispositions de la LNT selon les formes d’emploi

-> Voir la liste des tableaux

Finalement, le tableau 4 montre que, d’une part, 44 % des salariés occupant des emplois permanents à temps plein ne sont pas victimes d’infractions à la LNT en 2010. Cette proportion diminue pour les deux catégories de salariés occupant des emplois temporaires : 31,5 % chez ceux qui travaillent à temps plein et 30,3 % chez ceux qui travaillent à temps partiel. D’autre part, alors que près d’un salarié typique sur trois est victime de deux infractions ou plus à la LNT (27,3 %), cette proportion augmente à 42,1 % du côté des emplois temporaires à temps plein et à 44,6 % pour les emplois temporaires à temps partiel.

Tableau 4

Nombre d’infractions à certaines dispositions de la LNT selon les formes d’emploi (n = 1 028 208)

Nombre d’infractions à certaines dispositions de la LNT selon les formes d’emploi (n = 1 028 208)

-> Voir la liste des tableaux

Discussion

D’emblée, notons que le profil des répondants occupant des emplois atypiques qui se dégage des analyses comporte l’une des catégories de salariés vulnérables reconnues dans la littérature sur le sujet : les femmes. De fait, ces salariés sont majoritairement des femmes, ce qui semble confirmer la féminisation de l’emploi atypique (Cranford, Vosko, Zukewich, 2003).

Un important constat qui se dégage de ces analyses est une forte polarisation entre, d’une part, les salariés typiques, c’est-à-dire ceux qui occupent des emplois permanents à temps plein, et, de l’autre, les salariés occupant l’une des trois formes d’emploi atypiques.

Les résultats montrent également que la durée de la relation d’emploi (permanent/temporaire) est associée à un plus grand risque d’infractions à la LNT. L’analyse a révélé des différences entre les salariés permanents et les salariés temporaires, confirmant en partie l’hypothèse d’un plus grand risque d’infractions à la LNT pour les salariés atypiques. En partie seulement, car les salariés permanents travaillant à temps partiel, qui constituent un des trois groupes de salariés atypiques, ne sont pas davantage victimes d’infractions à la loi.

Ces résultats montrent qu’un emploi à temps partiel, mais permanent, offrant ainsi une plus grande stabilité qu’un emploi temporaire, présente moins de risque d’infractions à la LNT. Donc, la durée de la relation d’emploi a une incidence plus forte que le temps de travail sur le risque d’infraction à la loi. Nous constatons de ce fait un problème de mise en oeuvre de la LNT en ce qui concerne les travailleurs temporaires.

Ces résultats peuvent également rendre compte, en excluant le cas des travailleurs permanents à temps partiel, de la position périphérique de l’emploi temporaire sur le marché du travail québécois, du moins en ce qui a trait au respect des exigences minimales de la LNT. En effet, les taux d’infraction plus élevés à la LNT des travailleurs temporaires non syndiqués (à temps plein comme à temps partiel) concordent avec la thèse voulant que certaines formes d’emploi atypique soient situées en périphérie du marché « primaire » du travail et qu’elles soient plutôt positionnées dans un marché du travail « secondaire » se démarquant du premier par des conditions de travail inférieures (Zeytinoglu et Weber, 2002).

Le modèle « coeur-périphérie » (Atkinson, 1987) fournit un modèle explicatif permettant de saisir la vulnérabilité de ces travailleurs vis-à-vis des infractions à la loi. En effet, tout se passe comme si les travailleurs temporaires, en raison de leur statut d’emploi plus « précaire » qui les situe en périphérie des activités de l’entreprise s’inscrivant dans la durée, constituent une catégorie à part. Les résultats de cette analyse nous invitent à formuler l’hypothèse qu’il s’agit d’une catégorie de travailleurs potentiellement sujette à une forme de disparité en ce qui concerne le respect de la LNT.

Conclusion

L’évolution récente du travail atypique ébranle le fond et la forme des lois protectrices du travail, ces dernières étant largement fondées sur l’emploi typique. À cet égard, de nombreuses recherches ont mis en lumière l’incapacité des normes minimales du travail québécoises à offrir une protection équivalente aux salariés typiques et atypiques. Le présent article visait à contribuer à la compréhension de ce phénomène en examinant la relation entre différentes formes d’emploi salarié atypiques et les infractions à la LNT. Il bonifie ainsi le corpus doctrinal portant sur le travail atypique et les conséquences de celui-ci sur les conditions de travail de cette main-d’oeuvre.

L’analyse repose sur des données inédites issues d’une enquête menée en 2010 par la Commission des normes du travail auprès de 4 003 salariés non syndiqués afin de vérifier l’application de la loi. Le principal constat qui se dégage de ces analyses est que le statut d’emploi temporaire est associé à un plus grand risque d’infractions à la LNT. De fait, en comparant les taux ou le nombre d’infractions à la LNT selon les formes d’emploi, nous avons constaté un risque plus élevé d’infractions parmi la catégorie des salariés temporaires (à temps plein comme à temps partiel). Les résultats exposés dans cet article suggèrent donc que les dispositifs de la LNT ne semblent pas s’appliquer de la même manière selon que l’on est un salarié permanent ou un salarié temporaire, ce qui met en évidence un problème de mise en oeuvre de la LNT à l’égard de la seconde catégorie de travailleurs.

De nouvelles recherches devraient permettre de comprendre pourquoi la loi est appliquée différemment et d’éclairer les moyens d’assurer un plus grand respect de la norme. Par exemple, qu’en est-il de l’inspectorat dans les milieux de travail non syndiqués où l’on trouve de nombreux travailleurs atypiques ? Est-ce que les mécanismes de formation existant pour les employeurs et les travailleurs sont suffisants ? De futures recherches devront aussi porter une attention spéciale aux facteurs organisationnels pouvant expliquer une telle situation. Une démarche qualitative impliquant des entretiens semi-dirigés auprès d’acteurs clés de l’entreprise apparaît ici parfaitement indiquée.

Pour conclure, rappelons les faiblesses inhérentes à notre démarche, c’est-à-dire ce qui limite la portée de ces résultats. D’abord, nous nous sommes limités à des analyses bivariées, alors que des analyses multivariées auraient pu permettre de mieux cerner l’effet de certaines variables de contrôles sur la relation entre le respect de la loi et les formes d’emploi. Notons par ailleurs que les données reposent sur les réponses fournies par les salariés eux-mêmes. Elles ne sont donc pas tributaires d’un examen objectif des conditions de travail en entreprise. Enfin, rappelons que deux catégories de travailleurs ont été volontairement exclues de l’analyse : les étudiants, puisqu’il était impossible de savoir s’ils étaient ou non-inscrits à temps plein ou à temps partiel, et les immigrants, du fait que le poids des données disponibles était trop faible.