Corps de l’article

Introduction

En novembre 2008, à Bagdad, on aurait compté davantage de contractants privés que de membres en règle d’une institution publique étatsunienne (160 000 contractants pour 157 000 troupes sur le terrain (Avant & de Nevers, 2011 ; Belasco, 2009 ; Congress of the United States, 2008). En Libye, en 2011, avant même que l’OTAN ne décide de lancer des frappes contre le régime de Kadhafi, des journalistes faisaient état de la présence de nombreuses compagnies militaires privées sur le terrain, mise en oeuvre qui précédait donc celle des armées régulières (Soubrouillard, 2011). Ce recours grandissant au secteur privé dans la conduite d’opérations militaires a largement été documenté (Avant, 2005 ; Olsson, 2003 ; Singer, 2003). En partie motivée par la réduction radicale des effectifs militaires qui a suivi la fin de la guerre froide (et la supposée « fin de l’Histoire » qui aurait dû en découler – [Fukuyama, 1992]), la concurrente consolidation de l’idéologie néolibérale au sein des démocraties occidentales et la complexification des technologies de combat, l’industrie militaire privée est devenue aujourd’hui un incontournable dans le paysage des conflits armés et des opérations de maintien de la paix. Les États-Unis auraient ainsi dépensé 85 milliards de dollars entre 2003 et 2008 pour obtenir du soutien du secteur privé dans leurs opérations militaires en Irak (Congress of the United States, 2008). Sa présence est si importante, et elle touche à tellement de facettes que certains vont jusqu’à parler du plus récent conflit en Irak comme de la « première guerre partenariale » (Danet, 2009, p. 251[2]). Aujourd’hui, la plupart des observateurs s’entendent pour dire qu’il ne peut y avoir de guerre sans recours à ces formes nouvelles de « mercenariat » (Abrahamsen & Williams, 2008 ; Fontaine & Nagl, 2010 ; Singer, 2007).

Il va sans dire que la manière de conduire les guerres a été profondément marquée par cette présence grandissante du secteur privé. Pour Kaldor (2012), nous sommes aujourd’hui ni plus ni moins face à l’avènement de « nouvelles guerres », caractérisées par la présence d’une multiplicité d’acteurs autres que les membres réguliers d’armées étatiques (et dont bien entendu font partie les employés de l’industrie de la sécurité privée transnationale), par une logique sous-jacente qui n’est plus géopolitique ou idéologique mais identitaire, par des méthodes où le combat n’est plus aussi central et où les populations civiles sont largement plus ciblées qu’auparavant, et enfin par des formes de financement plus complexes et mondialisées que le financement par l’État qui était la norme dans les « anciennes guerres » (Kaldor, 2012). Cette évolution tendrait à dissoudre la frontière entre guerre et crime, entre les actions qui peuvent aisément être cataloguées comme relevant d’une logique militaire et celles qui s’apparentent à des infractions criminelles de basse intensité (Kaldor, 2013). L’auteur observe un affaiblissement, voire la disparition des frontières entre la guerre (considérée comme des violences entre États ou groupes politiques), le crime organisé (l’usage de violence par des organisations privées dans un but de profit personnel) et les violations graves des droits de la personne (Tanner & Mulone, 2013).

Dans ce bouillonnement caractéristique des nouvelles guerres, la présence grandissante des contractants privés serait perçue comme un ajout supplémentaire au chaos ambiant. L’omniprésence du recours au secteur privé dans la conduite de la guerre soulève en effet son lot de questionnements, notamment en ce qui a trait au caractère éthique de ce qui participe indubitablement d’une marchandisation des conflits armés, un domaine pourtant de compétence régalienne (Krahmann, 2009). Une autre inquiétude légitime concerne le caractère potentiellement criminogène du déploiement de ces « nouveaux » acteurs de la sécurité transnationale. En effet, bon nombre de préoccupations se rejoignent sur le fait qu’en accroissant le recours au secteur privé dans la conduite de la guerre, on risque d’augmenter du même coup le nombre d’abus des droits de la personne dans des contextes où ceux-ci peuvent déjà prendre des dimensions particulièrement dramatiques. Cette inquiétude semble se nourrir à deux sources. D’une part, parce que malgré les efforts de l’industrie pour se draper de nouvelles appellations, le spectre du mercenariat à la Bob Denard, des « affreux » et des « chiens de guerre », continue à planer sur leurs activités, les rendant par la même occasion intrinsèquement suspectes (Salzman, 2008). D’autre part, parce qu’il n’existe à l’heure actuelle aucun cadre légal précis qui entoure ces pratiques et les acteurs qui les constituent (Huskey, 2012 ; Renou, 2005 ; Singer, 2007 ). Dès lors, sans foi ni loi, les « néomercenaires » seraient perçus comme plus à risque d’être déviants qu’un soldat membre d’une armée régulière (Singer, 2003, 2007 ; Snell, 2011).

La grande part de la littérature associe principalement le risque de victimisation des populations civiles par des contractants privés au relatif vacuum légal au sein duquel ces entreprises évoluent (Chapleau, 2004, 2011 ; Singer, 2007 ; Snell, 2011). La faiblesse du cadre juridique est en effet souvent invoquée pour expliquer le péril du recours au secteur privé dans les opérations militaires. Il est vrai que le seul outil international de lutte au mercenariat (la Convention internationale contre le recrutement, le financement et l’instruction de mercenaires, adoptée par l’ONU en 1989, en vigueur depuis 2001) est pratiquement inutile et inutilisable. Non seulement la définition du mercenaire qui y est incluse ne correspond qu’à une infime partie des employés de compagnies militaires privées d’aujourd’hui (Renou, 2005 ; Singer, 2007), mais la majorité des États les plus enclins à y avoir recours – les États-Unis en tête – ne l’ont pas ratifiée. Dans le cas irakien, ce manque d’assises juridiques va encore plus loin, l’immunité des contractants privés ayant été formellement inscrite dans le Coalition Provisional Authority Order No. 17 (CPA 17) en juin 2003. Dès lors, évoluant dans une sorte de flou légal, le contractant privé serait-il libre de commettre toutes les infractions qu’il désire ? Et les victimes seraient-elles forcément impuissantes et sans recours possible ?

Faisant suite à ces réflexions, cet article a pour objectif de mieux comprendre les déviances privées en contexte de guerre en analysant les modes formels de régulation de ces violences ou, plus précisément, la réaction sociale formelle qui suit la commission d’infractions criminelles par les « mercenaires contemporains ». Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est de saisir, d’une part, la nature des actions déviantes qui mènent au dépôt d’une poursuite et, d’autre part, le cheminement que ces poursuites vont prendre, afin d’apporter une réflexion novatrice sur la régulation de cette industrie. Quels sont les moyens de se défendre contre les manquements commis par les contractants privés ? Comment aboutissent généralement les poursuites intentées ? Et quelles réformes pourraient être envisagées ? Cet article s’inscrit ainsi en partie dans le sillage des interrogations relatives à la régulation de l’industrie de la sécurité privée transnationale (de Nevers, 2009). L’originalité de notre approche réside toutefois dans son caractère inductif : au lieu de partir des régulations existantes pour en faire la critique ou en imaginer les contours futurs, notre démarche méthodologique s’appuie sur les poursuites effectives intentées contre des compagnies militaires privées (CMP) ou leurs employés. Plus précisément, pour chacune des poursuites identifiées, notre analyse s’est portée vers les éléments suivants : les infractions en cause, le type de victime(s), le type d’accusé(s), les lois et règlements invoqués, les institutions judiciaires qui furent mises à contribution et, finalement, la durée et l’issue des procédures. Ce faisant, nous avons cherché à répondre à deux sous-objectifs qui ont servi de fil conducteur à cet article. Tout d’abord, en décrivant l’ensemble des poursuites intentées, nous voulions saisir avec précision les énormes difficultés auxquelles font face les victimes d’infractions commises par des contractants privés, le cheminement que prennent les plaintes et leur aboutissement. Ensuite, en nous penchant sur la nature des crimes pour lesquels une poursuite est intentée (quelle infraction pour quelle victime ?), notre objectif était d’identifier les déviances privées qui, pour des raisons diverses, réussissaient à enclencher la machine judiciaire. Cela nous offre une lumière originale sur les infractions les plus à même d’engendrer une réaction formelle et, par la même occasion, apporte un éclairage nouveau sur le futur de la régulation des CMP.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, une courte note définitionnelle s’impose. L’utilisation des contractants privés par les gouvernements occidentaux (et tout particulièrement par le gouvernement des États-Unis qui fera l’objet de notre étude ici) dans le cadre de déploiements militaires à l’étranger touche à une très grande variété d’activités qu’il serait inopportun de regrouper sous l’unique chapeau de « mercenariat ». Tâches de protection des édifices ou de personnes, travail de formation, contrats de restauration, soutien logistique ou encore services médicaux, la diversité des activités entreprises par les contractants privés est très importante (Congress of the United States, 2008). Une frange significative de la littérature s’est d’ailleurs attelée à classer ces différents acteurs, à établir des typologies et à qualifier chaque groupe d’acteurs selon des terminologies plus ou moins précises (Danet, 2009 ; Kinsey, 2006 ; Olsson, 2003 ; Singer, 2003). Les qualificatifs « compagnies militaires privées », « entreprises de sécurité privée », « néomercenaires » ou encore « entreprises de coercition para-privées » ont par exemple été utilisés (Bigo, 2003 ; Olsson, 2003). La distinction entre « sociétés militaires privées » et « sociétés privées militarisées » a aussi été proposée (Danet, 2009) pour séparer les entreprises dont la force de frappe constitue le fond de commerce de celles pour qui la capacité militaire ne sert qu’à assurer la viabilité de ses opérations[3]. Bien que cet exercice de débroussaillage et de classification nous apparaisse tout à fait pertinent, il n’est pas dans notre objectif d’apporter ici de contribution à ce débat et nous utiliserons dans la suite de cet article les termes plutôt neutres de « contractant privé » ou d’« employé de compagnies militaires privées » de manière indifférenciée pour parler des individus qui travaillent pour des entreprises privées déployées sur le théâtre d’opérations guerrières. Pour éviter toute confusion avec le terme juridiquement chargé de mercenaire, nous avons utilisé des guillemets à chaque fois que ce qualificatif est utilisé.

Méthodologie : les cas légaux

Pour atteindre nos objectifs, nous nous sommes appuyés essentiellement sur l’analyse des poursuites intentées contre des contractants privés américains sur le théâtre d’opérations irakien. Les informations recueillies proviennent du projet Private Security Monitor, une initiative conjointe du Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (DCAF) et du Sié Chéou-Kang Center for International Studies de l’Université de Denver dont l’objectif est de réunir et diffuser des données, études, rapports et autres documents pertinents sur l’usage de la sécurité privée dans les conflits armés (psm.du.edu). Nous avons plus particulièrement fait usage d’un rapport de Palou-Loverdos et Armendariz (2011) qui dresse en annexe une liste des poursuites judiciaires impliquant des CMP en Irak. Par l’entremise d’une analyse documentaire approfondie et de personnes-ressources sur le territoire irakien, ce rapport présente un tableau exhaustif de la présence des compagnies militaires privées en Irak et des violations des droits humains qui leur sont imputées. La liste de poursuites qui sert de socle à cet article apparaît comme la plus complète qu’il nous ait été donné de voir. Il n’y a donc eu aucun échantillonnage, les cas analysés dans le cadre de cet article représentant la totalité des poursuites que nous avons réussi à identifier. Toutefois, comme le rapport de Palou-Loverdos et Armendariz (2011) a été publié il y a déjà trois ans, nous nous sommes aussi tournés vers le site du Center for Constitutional Rights (ccrjustice.org) dans le but de mettre à jour les informations sur certaines poursuites dont la décision finale n’avait pas encore été rendue au moment de la rédaction du rapport susmentionné, mais aussi parce que les informations y sont largement plus détaillées. L’analyse de ces poursuites – de la nature des infractions qui y sont alléguées, de la procédure adoptée et de ses résultats – nous a permis d’observer en détail les circonvolutions judiciaires que doivent emprunter les victimes pour chercher à présenter leurs plaintes devant un tribunal.

Bien évidemment, d’un point de vue méthodologique, l’approche préconisée ici n’est pas sans soulever de problèmes, à commencer par le fait qu’il ne faut pas mettre sur un même pied d’égalité les violences commises par les compagnies militaires privées et les violences ayant donné lieu à une poursuite. Il va sans dire que ces dernières ne constituent fort probablement qu’une infime part du volume total des infractions imputables aux contractants privés et qu’il serait inopportun de penser que cette portion est forcément représentative de l’ensemble de leurs déviances. Cela étant dit, les cas ayant donné lieu à une poursuite ont l’immense avantage d’avoir été documentés et de constituer en ce sens une source plus solide d’informations que d’autres sources secondaires. Par ailleurs, ils permettent très précisément de répondre à notre objectif principal, en ce qu’ils représentent la totalité des réactions judiciaires aux déviances commises par les contractants privés en Irak, durant la période analysée.

Pour des raisons d’espace, il est impossible de détailler ici l’ensemble des règles qui s’appliquent dans le cadre du déploiement d’acteurs privés sur le terrain d’opérations militaires. Droit humanitaire, droit de la guerre, lois internationales et nationales, règles contractuelles ad hoc, ententes bilatérales, la liste est à la fois longue et complexe (pour de plus amples informations, voir Huskey & Sullivan, 2009 ; Palou-Loverdos & Armendariz, 2011). Si les compagnies militaires privées, comme nous l’avons dit, évoluent dans un contexte de relative impunité, il existe malgré tout un certain nombre de recours possibles. Durant la période analysée (2003-2008), le CPA-17 était en vigueur, n’ayant été révoqué qu’en 2008 lors de la négociation du nouvel accord entre les autorités irakiennes et américaines, et l’Uniform Code of Military Justice (UCMJ – le code de conduite de l’armée américaine) n’était pas encore véritablement appliqué à certaines CMP. En outre, les États-Unis n’ayant pas ratifié les accords entourant la création de la Cour pénale internationale, cet outil juridique ne pouvait pas être actionné. Par contre, les victimes d’actes criminels commis par des contractants privés travaillant pour le gouvernement américain ont pu s’appuyer sur d’autres lois américaines et internationales. Ainsi, plusieurs des poursuites intentées ont eu recours à l’Alien Tort Act, généralement utilisé pour des violations graves des droits de la personne et qui théoriquement permet à un étranger de déposer une plainte aux Etats-Unis pour un acte commis hors du territoire juridictionnel américain. D’autres ont invoqué le droit humanitaire international, et notamment les Conventions de Genève et les protections que celles-ci sont censées apporter aux prisonniers. Dans le cas des exactions d’Abu Ghraïb, on a aussi cherché à actionner le Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act (le RICO est une loi qui vise les activités du crime organisé ; dans ce cas, on a argué que les CMP impliquées dans les tortures pouvaient être considérées comme des organisations criminelles). La loi la plus importante demeure toutefois le Military Extraterritorial Justice Act (MEJA) en ce que cette dernière s’adresse directement aux contractants (exclusivement du ministère de la Défense jusqu’en 2004, date à partir de laquelle le MEJA a été élargi à tous les organismes fédéraux américains) qui permet en théorie de poursuivre les employés de CMP pour toute infraction punissable d’au moins une année de prison. Cela étant dit, à l’exception du MEJA, ces divers leviers légaux n’ont pas été crée spécifiquement pour juger les infractions commises par les employés de CMP et, comme on va le voir, ne semblent pas véritablement adaptés à ce type de poursuite, si on mesure leur efficacité au taux d’inculpation. Même le MEJA paraît bien loin d’être sans faille (Singer, 2003 ; Stein, 2005). C’est pourquoi on continue de parler dans la littérature d’une faiblesse du cadre juridique pour réguler le comportement des contractants privés.

Dans le cadre de cet article, nous allons procéder, comme il a déjà été indiqué, de manière plus inductive. Ainsi, au lieu de discuter de l’ensemble des recours potentiels qu’une victime d’un crime commis par un contractant privé pourrait en théorie utiliser, nous sommes partis des cas effectifs de poursuites judiciaires pour explorer les situations qui donnaient véritablement lieu à une activation de l’appareil judiciaire et ainsi établir les types d’infractions et de victimes qui sont capables de produire une réaction formelle sous cette forme. Malgré le caractère exploratoire de notre démarche, plusieurs dimensions ont guidé notre analyse, essentiellement les types d’infractions qui donnent lieu à une réaction formelle, la procédure et l’aboutissement des démarches, ainsi que la nature des victimes impliquées. Par ailleurs, nous nous sommes limités à la période allant de 2003 à 2008, soit du début de la guerre à la fin du CPA-17 et avant l’entrée en vigueur sélective de l’UCMJ pour certaines CMP. Le fait de s’arrêter en 2008 permet ainsi de conserver une relative homogénéité du cadre législatif durant l’ensemble de la période sélectionnée. Mais surtout, parce que les procédures sont généralement très longues, cela donne suffisamment de temps pour permettre au maximum de poursuites de connaître leur dénouement, nous éclairant ainsi mieux sur l’ensemble de leur cheminement et leur aboutissement (d’ailleurs, malgré cette précaution, plusieurs poursuites discutées ici sont toujours en cours). Ces démarches nous ont permis d’analyser 17 poursuites judiciaires, regroupant 14 incidents distincts, certains événements ayant donné lieu à plus d’une poursuite (une liste détaillée de ces poursuites se trouve en annexe – Tableau 1). Ces incidents sont essentiellement de deux sortes : d’un côté, on retrouve des événements impliquant la mort ou des blessures graves de civils conséquemment à une intervention armée d’employés de CMP (N = 6) ; de l’autre, se trouvent des plaintes de militaires et/ou d’employés de CMP (ou de leurs proches) à l’encontre d’une compagnie pour diverses formes de négligences ou de manquements (N = 8). Dans la partie qui suit, nous allons décrire certains de ces cas avant de nous intéresser plus précisément aux résultats de ces procédures judiciaires, pour terminer sur une réflexion concernant la régulation des acteurs de la sécurité privée transnationale.

Violences commises à l’ encontre de civils

La première catégorie – celle des violences commises par des contractants privés à l’encontre de civils – regroupe deux des événements les plus médiatisés : Abu Ghraïb et la place Nissour. En premier lieu, les exactions perpétrées dans la prison irakienne d’Abu Ghraïb ont donné lieu à pas moins de trois procédures : Saleh c. Titan Corporation, Al-Quraishi et al. c. Nakhala et al., Al Shimari c. Caci et al. Rappelons que Titan Corporation, aujourd’hui sous la coupole de L3 Services, et Caci International furent engagés par le département de la Défense étatsunien dans le but d’offrir des services de renseignement, d’interrogation et d’interprète. En 2004, lorsque les images montrant des abus de prisonniers irakiens filtrent dans les médias, les deux compagnies vont vite être liées aux tortures ainsi dévoilées. Il apparaît en effet que plusieurs contractants privés auraient directement participé aux exactions, donnant même des ordres en ce sens (Hersh, 2005 ; Taguba, 2004), même si un seul d’entre eux, Stefan Stefanowicz, a été poursuivi. Malgré la volumineuse documentation entourant le scandale d’Abu Ghraïb, le rôle exact des contractants privés à l’intérieur des murs de la prison demeure contesté. Cela étant dit, il ne fait aucun doute que des contractants privés ont participé aux actes de torture, de viols et de meurtres qui y ont été commis, et que leur implication se situait très clairement sur le plan des interrogatoires, soit dans une relative position de supériorité dans la chaîne de commandement par rapport aux soldats de l’armée américaine qui apparaissent sur les photographies.

Dans le sens qu’il implique des activités de renseignement et d’interrogatoire – et qu’il touche ainsi à des fonctions qui peuvent être considérées comme inhérentes à l’État (Chesterman, 2008) –, le cas d’Abu Ghraïb est atypique en comparaison des autres violences documentées commises contre les civils en Irak. En effet, et la fusillade de la place Nissour en est probablement l’exemple le plus tragique, les autres poursuites étudiées ici mettent plutôt en scène des contractants privés armés engagés pour des missions de protection et dans le cadre desquelles des tirs sont dirigés contre des civils. Ainsi, le 16 septembre 2007 à Bagdad, cinq employés de Blackwater se mirent à tirer, sans raison apparente, sur la foule de la place Nissour, faisant 17 morts et 20 blessés. Blackwater – renommée, à la suite de cet événement et dans un souci de se refaire une réputation, Xé, puis Academi – n’en était pas à sa première fusillade, plusieurs incidents du même type, mais de moindre ampleur, ayant été révélés, notamment au travers des fuites provoquées par le soldat Bradley Manning (Glanz & Lehren, 2010). Blackwater n’est pas non plus la seule compagnie à avoir été mise sur la sellette pour ce type de crimes. Le 18 octobre 2007, un employé d’Erynis tira sur un taxi qui voyageait de Erbil à Sulaimaniya, laissant sans soin les passagers grièvement blessés (Mohamed et al. v. Erinys International Ltd et al.). Le 9 octobre de la même année, un membre de la compagnie Unity Resource Group aurait tué par balle Marani Awanis Mannook, une résidente de Bagdad au volant de sa voiture (Estate of Marani Manook v. Unity Resource Group). La même compagnie aurait été responsable de la mort de Genevia Jalal Antranick dans des conditions similaires (Jalal Alal Askander Antranick v. Research Traingle Institute & Unity Resource Group, LLC).

Cette liste d’incidents violents impliquant des « néomercenaires », à laquelle s’ajoutent de nombreuses autres allégations similaires (Huskey & Sullivan, 2009 ; Palou-Loverdos & Armendariz, 2011), se distingue des événements d’Abu Ghraïb par l’absence apparente de toute dimension stratégique. Alors que les employés de Caci et de Titan déployés au sein des murs de la prison irakienne participèrent activement – et criminellement – à une collecte d’information jugée si cruciale par les autorités gouvernementales américaines dans leur guerre contre le terrorisme que tous les moyens furent permis, voire approuvés, par les instances dirigeantes (Danner, 2004 ; Hersh, 2005), les employés de Blackwater, Erynis ou Unity Resource Group semblent plutôt s’inscrire quelque part entre la bavure et la prédation « gratuite », c’est-à-dire sans valeur ajoutée pour le commandement américain.

Des compagnies négligentes

La seconde catégorie d’incidents ayant donné lieu à des poursuites judiciaires englobe les situations où des soldats ou des contractants privés sont tués ou blessés des suites d’une présumée négligence commise par une compagnie militaire privée. Par exemple, dans Potts v. Dyncorp International LLC, le plaignant, employé lui aussi d’une CMP (Worldwide Network Service), fut gravement blessé dans un accident provoqué par la conduite dangereuse d’un employé de Dyncorp qui conduisait le véhicule à haute vitesse. C’est une situation quasiment identique qui se retrouve dans Carmichael c. Kellog Brown & Root Services, à la différence que le plaignant était cette fois-ci un soldat américain chargé d’escorter le convoi de camions gérés par des employés de KBR. Cette dernière a aussi été poursuivie à la suite de la mort par électrocution du Sergent Maseth de l’armée américaine dans sa douche à Bagdad, dont l’installation électrique n’aurait pas respecté les normes de sécurité. En Afghanistan, deux poursuites furent engagées contre des transporteurs aériens (Boeing et Presidential Airways) impliqués dans un écrasement d’avion. Les poursuites regroupées ici donnent lieu à une toute autre forme de déviance, moins dirigée contre des individus que contre l’organisation, cette dernière ayant failli, consciemment ou par négligence, à fournir le service qui aurait été promis. Dans l’affaire U.S. v. Kellogg Brown & Root, le gouvernement américain a porté plainte contre KBR et 33 entreprises sous-traitantes en violation d’une série d’ententes qui aurait mené KBR à surfacturer ses services (l’entreprise n’avait pas le droit d’engager des forces armées privées en Irak, mais non seulement l’aurait-elle fait, mais la facture a été transférée au gouvernement ; ce faisant, KBR a aussi violé l’entente contractuelle LOGCAP III qui oblige tous les contractants privés à passer par une autorisation préalable de l’armée).

Bien que cela ne touche qu’indirectement notre sujet, notons qu’une situation inverse peut exister, c’est-à-dire que des accusations sont portées par des contractants privés contre le gouvernement. C’est le cas notamment de la poursuite Donald Vance et Nathan Ertel v. Donald Rumsfeld et de John Doe v. U.S., deux cas où des employés de CMP ont été arrêtés, détenus et supposément torturés par l’armée américaine qui les aurait soupçonnés de collusion avec l’ennemi. Dans l’affaire Munns et al. v. Clinton et al., c’est le manque de protection offerte par le gouvernement américain à des contractants privés pris en embuscade par des insurgés irakiens – cinq contractants privés y perdirent la vie – qui est au coeur de la plainte.

En résumé, on observe deux grandes catégories de déviances productrices de poursuites judiciaires avec d’une part des déviances violentes commises envers des civils irakiens, et d’autre part des déviances organisationnelles qui s’apparentent à des négligences aux conséquences tragiques de la part des CMP. Ce sont aussi des déviances qui peuvent être qualifiées d’« homogènes », lorsque les victimes et les accusés travaillent tous les deux pour le gouvernement américain, ou d’« hétérogènes », lorsque les plaignants sont de simples civils.

Les conséquences de la déviance privée

L’une des premières remarques qu’il convient de soulever concerne bien entendu le nombre relativement faible de poursuites judiciaires enregistrées. En Irak, c’est donc 17 affaires recensées pour un total de 116 compagnies déployées sur le terrain (Palou-Loverdos & Armendariz, 2011), regroupant des dizaines de milliers d’employés sur une période de cinq ans (Congress of the United States, 2008). Si cette quantité presque négligeable pouvait servir de soutien à une campagne de communication en faveur du recours au secteur privé, ce serait faire preuve de paresse intellectuelle que de l’attribuer exclusivement à un soi-disant comportement irréprochable des contractants privés sur le terrain. En effet, ce petit nombre illustre plutôt l’absence d’un cadre de régulation clair qui permettrait de se tourner vers des instances judiciaires en cas d’infractions commises par des contractants privés. Cette interprétation est soutenue par au moins trois autres observations. Tout d’abord, parce que nombre d’autres exactions n’ont eu aucune suite judiciaire. C’est le cas notamment des exactions discutées plus haut où des employés de CMP auraient abattu sans raison des civils irakiens (Huskey & Sullivan, 2009). La faiblesse du cadre légal pour les employés de CMP a d’ailleurs, nous l’avons dit, été largement documentée (Huskey & Sullivan, 2009 ; Renou, 2005). Ensuite, parce que la plupart des poursuites ont finalement lieu sur le territoire même des États-Unis, faute d’instruments légaux locaux à même de répondre aux infractions commises par les contractants privés. Sur les 17 poursuites recensées impliquant le déploiement d’un contractant privé sur le théâtre d’opérations irakien, une seule a été déposée devant une cour irakienne (le cas Fitzsimons, sur lequel nous reviendrons sous peu), toutes les autres ayant été présentées devant une cour américaine. Enfin, et c’est probablement l’élément qui illustre le mieux la relative absence de cadre de régulation, les poursuites intentées ont dans l’ensemble énormément de difficulté à aboutir à un quelconque verdict de culpabilité.

Il convient d’examiner quelque peu ce dernier point, en reprenant plus en détail les 17 poursuites recensées. Sur l’ensemble des plaintes, une seule a donné lieu à une condamnation formelle, soit une sentence à vie pour Daniel Fitzsimons, un ancien militaire anglais, employé de British Armor Group, reconnu coupable du meurtre de Paul McGuigan et Darren Hoare dans ce qui semble être une querelle de personnes ivres. Fitzsimons est donc le seul contractant privé déployé en Irak à avoir été condamné et, fait notable, il est aussi le seul à avoir été jugé par une cour irakienne. Pour ce qui est des 16 affaires restantes, 5 sont en attente de décision finale, 1 a été fermée pour manque de preuves, 4 autres ont été rejetées parce qu’elles n’entraient pas dans la juridiction du tribunal, 1 autre semble se diriger vers le même destin, 4 affaires se sont terminées par un arrangement hors cour, et, enfin, une poursuite a été rejetée car une partie de la preuve avait été obtenue à la suite des pressions indues de la part des plaignants (et plus précisément, une menace de perdre son emploi). Le tableau 1, en annexe, résume la situation et synthétise quelques informations supplémentaires sur chacun des cas.

Ces observations illustrent l’indubitable climat d’impunité qui entoure l’usage d’employés de CMP. Non seulement les plaintes doivent être portées sur le territoire du gouvernement contractant, mais les chances qu’elles aboutissent à une décision favorable envers le plaignant demeurent excessivement faibles. Cela signifie-t-il pour autant, comme certains ont pu en faire l’hypothèse (Snell, 2011), que cette situation motiverait la commission d’abus de la part des contractants privés ? Sur le plan empirique, force est de constater que nous ne possédons pas à l’heure actuelle de base solide pour affirmer de manière définitive que les contractants sont plus délinquants que les soldats ordinaires, qui pourtant voient leurs actions encadrées par des lois (lois de la guerre et règles d’engagement) et un système pénal (police et justice militaire) propres[4]. Ce cadre légal ne semble d’ailleurs pas empêcher des militaires de participer à des abus graves des droits de la personne. Par contre, si l’on ne peut pas dire que l’absence de règle est forcément criminogène, ce qui est beaucoup plus clair, c’est qu’elle pose de réels problèmes quand il s’agit de réagir à un crime. Nous avons vu que les procédures en vue de porter plainte contre un contractant privé sont peu nombreuses et excessivement compliquées à mettre sur pied, considérant qu’elles demandent pour la plupart d’être entreprises à l’extérieur de son propre pays, ce qui implique, pour le plaignant, d’avoir accès à un savoir juridique a fortiori étranger. Cette transnationalisation de la justice ne peut se faire qu’au détriment des victimes qui se trouvent dans une position de pouvoir complètement déséquilibrée par rapport aux compagnies contre qui elles portent leurs accusations. Sans compter les difficultés techniques liées à la tenue d’un procès se déroulant à des milliers de kilomètres du lieu de l’infraction et des victimes (Bowling & Sheptycki, 2012). Ainsi, dans l’affaire Al Shimari et al. v. Caci, la défense a demandé à ce que la plainte soit rejetée, car les plaignants – trois citoyens irakiens – ne se sont pas présentés en cour le jour prévu[5].

Le cas le plus frappant de cette incapacité à obtenir justice relativement aux agissements d’employés de CMP est probablement celui d’Abu Ghraïb. En effet, dans cette affaire, les faits sont suffisamment établis pour ne pas laisser beaucoup de doutes sur la culpabilité des personnes impliquées, qu’elles proviennent du secteur privé ou de l’armée (Morris, 2008 ; Taguba, 2004). Les agissements criminels de Steven Stefanowicz, employé de Caci International, ont été en particulier bien documentés (Hersh, 2005 ; Taguba, 2004). La gravité des infractions est elle aussi sans équivoque, les accusations portant sur pas moins de 15 meurtres, une cinquantaine de personnes poussées au suicide, des actes de torture, des crimes de guerre, des agressions sexuelles, des traitements inhumains, une liste d’allégations tristement longue. Pourtant, toutes les tentatives de poursuites judiciaires intentées contre des contractants privés ou leurs employeurs se sont soldées par de retentissants échecs. À l’inverse, une partie des soldats impliqués dans le scandale d’Abu Ghraïb ont pu être jugés et ont été pour la plupart reconnus coupables et condamnés. Il existe donc une véritable incapacité à poursuivre des employés de CMP, même lorsque les preuves sont à la fois très solides et médiatisées.

L’identification d’un régime de justice qui encadrerait l’usage de contractants privés dans les opérations militaires nous apparaît comme urgent et essentiel. Non pas, à nouveau, parce que cela permettrait forcément de limiter la commission d’infractions de la part des contractants privés, mais parce qu’à tout le moins, ils cesseraient d’évoluer dans un climat de relative impunité, laissant automatiquement l’ensemble de leurs crimes impunis. À ce titre, la publication du Document de Montreux, signé le 17 septembre 2008 par 17 pays, dont les États-Unis, et établi à l’initiative du gouvernement suisse et du Comité international de la Croix-Rouge dans le but de fournir un canevas à une future législation internationale en matière de recours aux CMP, nous donne quelques pistes de réflexion (Comité international de la Croix-Rouge et Confédération suisse, 2009). Selon ce document, trois types d’État devraient « [p]révoir dans leur législation nationale la compétence juridictionnelle en matière pénale pour les crimes au regard du droit international et de leur droit national commis par les EMSP[6], et les membres de leur personnel » (Comité international de la Croix-Rouge et Confédération suisse, 2009, p. 20), soit les États dits territoriaux (sur lesquels les CMP sont déployées), les États contractants (avec lesquels l’entente contractuelle est signée) et les États d’origine (où se situe le siège social de la compagnie). L’idée consiste donc à multiplier les cadres de régulation, en vue de permettre une capacité de poursuite des plus efficaces. De fait, si une telle stratégie devait être adoptée, les contractants privés pourraient potentiellement être soumis à un régime de régulation plus lourd que celui d’un militaire, ce dernier n’étant généralement soumis qu’à la loi militaire de son pays d’origine, alors que l’employé de CMP pourrait voir ses actions jugées par trois pays différents (nous excluons ici les moyens internationaux, tels que la Cour pénale internationale). Bien entendu, entre le Document de Montreux et l’adoption d’un véritable cadre juridique, la route semble encore bien longue, surtout si l’on considère la résistance naturelle des États à voir leur souveraineté limitée, en témoigne la Convention internationale contre le recrutement, le financement et l’instruction de mercenaires de 1989 qui, faute d’empressement et d’intérêt de la part des grandes puissances à la ratifier, n’a pratiquement jamais été d’une quelconque utilité ; et l’usage de « néomercenaires » n’a jamais cessé ni diminué, bien au contraire.

Conclusion : quelle(s) régulation(s) ?

En nous intéressant aux poursuites judiciaires liées au déploiement de contractants privés sur le territoire de guerre irakien, nous avons pu observer l’immense difficulté des victimes de crimes commis par des contractants privés à poursuivre les personnes responsables a été clairement démontrée. Cette absence de justice, d’autant plus dramatique que les infractions en jeu sont généralement très graves, requiert que des mesures de contrôle des déviances privées sur le théâtre de la guerre soient adoptées le plus rapidement possible. En guise de conclusion, et pour faire suite à ce qui vient d’être dit, nous aimerions explorer ce qu’il serait possible d’inférer relativement à l’avenir de la régulation des acteurs de la sécurité privée transnationale. Trois points méritent à notre avis d’être discutés ici. Tout d’abord, nous voudrions traiter de la nature des victimes (qui sont les victimes en mesure de mobiliser l’appareil judiciaire). Ensuite, nous aimerions nous intéresser aux cas de négligence et de manquement qui jettent à notre avis une lumière intéressante sur l’avenir de la régulation des compagnies militaires privées. Enfin, il nous apparaît opportun de proposer une brève réflexion sur la place potentielle de la justice pénale internationale dans la régulation des acteurs privés de la guerre.

Les victimes, comme nous l’avons vu, sont de plusieurs types. À l’exception de la poursuite intentée par le gouvernement contre la compagnie KBR, ce sont tous des individus que l’on peut grossièrement regrouper en trois catégories : les civils irakiens, les soldats de l’armée américaine et les employés de CMP. À partir de notre analyse des poursuites, il est possible d’inférer que deux éléments tendent à favoriser le recours au système pénal. D’une part, on retrouve des victimes occidentales (soldats, contractants privés, gouvernement) qui possèdent à la base suffisamment de ressources – financières certes, mais aussi relatives au savoir entourant les recours possibles – pour mettre en branle le système judiciaire. D’autre part, dans le cas où ces capitaux économique et culturel ne sont pas en quantité suffisante, certaines infractions font l’objet d’une médiatisation si importante que les victimes peuvent bénéficier de soutiens extérieurs qui possèdent lesdits capitaux. En effet, la large majorité des poursuites qui font suite à des incidents où les victimes sont des civils irakiens sont soutenues par des organismes sur le sol américain, tels que le Center for Constitutional Rights, dont nous avons déjà parlé (Palou-Loverdos & Armendariz, 2011). Au-delà de ces deux cas de figure, il semble bien difficile pour les victimes de se faire entendre, la distance abyssale qui existe entre les moyens des accusés et ceux des victimes étant pratiquement impossible à franchir. Bien que ce fait soit loin de représenter une quelconque surprise, il mérite toutefois d’être souligné, en ce qu’il met de l’avant l’un des points essentiels dont toute future régulation en matière de déploiements d’acteurs privés au sein d’opérations militaires devrait tenir compte, c’est-à-dire la capacité des victimes à avoir effectivement recours aux outils judiciaires instaurés par cette régulation. Sans cela, le seul bénéfice de l’établissement d’un cadre juridique clair serait de permettre aux rares plaignants en mesure d’y avoir recours d’obtenir plus facilement réparation.

Pour faire suite à ses réflexions, examinons maintenant les cas de négligence et de manquement qui jettent à notre avis une lumière intéressante sur l’avenir de la régulation des compagnies militaires privées. En effet, il apparaît, à la lecture des cas légaux rassemblés ici, que l’un des problèmes associés au recours au secteur privé dans le cadre d’opérations militaires pourrait concerner le respect des ententes contractuelles en matière de qualité des services rendus et les coûts associés à ces difficultés. La moitié des poursuites présentées ici concernent ce type d’écart aux normes. Dès lors, et de manière relativement inattendue, une partie des déviances privées ne se jouerait pas sur le terrain des droits de la personne ou du droit de la guerre, mais sur celui des ententes contractuelles et de la satisfaction de la clientèle (Carmola, 2006). Sans vouloir faire preuve de trop de cynisme, nous pouvons faire l’hypothèse que le gouvernement américain se sent largement plus interpellé par l’issue des poursuites intentées par lui-même contre KBR et ses nombreux bris de contrat, surfacturations et autres formes de fraude (où les enjeux se chiffrent en centaines de millions de dollars) que par les violations graves aux droits de la personne que ces mêmes compagnies commettent. Se pourrait-il que la régulation des compagnies militaires privées se matérialise en partie au travers de la relation exclusive entre client et fournisseur ? Si tel est le cas, nous pourrions voir émerger un système de rétributions alternatives à la sanction pénale, telles que des exclusions du marché, des interdictions temporaires d’offrir des services sur un territoire, ou encore la mise au pilori (shaming) d’entreprises délinquantes. Ce qui s’apparenterait à une sorte d’autorégulation de l’industrie semble de fait être la voie privilégiée par plusieurs (de Nevers, 2009). S’il demeure bien entendu difficile de déterminer jusqu’à quel point, et pour quelles situations, une telle logique de régulation pourrait se concrétiser, il y a lieu de s’inquiéter de l’éventuel développement d’une telle forme privée de régulation, considérant les enjeux éthiques et le potentiel de dommage des CMP pour les populations civiles. Ceci constituerait à tout le moins une transformation substantielle du mode de gestion des criminalités de guerre sur laquelle le regard des chercheurs devra continuer à porter. Une réflexion en termes de régulation des compagnies de sécurité privée pourrait également s’insérer dans le champ plus global des modes de justice transitionnelle ou post-conflit, et ainsi compléter ou problématiser sous un nouveau jour la question de la rétribution ou des formes alternatives de justice post-conflit.

Pour terminer, une autre voie de prise en charge judiciaire des déviances privées en temps de guerre pourrait se trouver dans les instruments du droit international. En effet, quand il s’est agi de juger des crimes graves commis en temps de guerre (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre), la justice pénale internationale (JPI) a souvent été mise à contribution, que l’on pense aux divers tribunaux pénaux internationaux, de Nuremberg au Rwanda, ou à la mise sur pied plus récente de la Cour pénale internationale. Le recours à ce type d’outils a l’avantage de réduire les risques de jugements de complaisance qui peuvent avoir lieu lorsqu’une cour de juridiction nationale juge ses propres ressortissants pour des crimes commis en temps de guerre. Le célèbre cas des procès de Leipzig en 1926, où des tribunaux allemands donnèrent des peines particulièrement clémentes relativement à des infractions perpétrées par des soldats allemands durant la Première Guerre mondiale, fut d’ailleurs souvent invoqué pour justifier la mise sur pied d’une JPI (Wievorka, 1996). À ce titre, il n’est point surprenant de voir que la seule sentence à avoir été prononcée pour les 17 poursuites étudiées dans le cadre de cet article ait été le fait de l’unique cas à avoir été jugé sur le sol irakien. Bien qu’il faille faire attention à ne pas procéder à des généralisations abusives à partir d’un nombre si faible de cas, il est difficile de ne pas y percevoir un écho au cas de Leipzig de 1926 et aux obstacles qui se dressent naturellement lorsqu’il s’agit de juger les criminalités de guerre (Wievorka, 1996). Dès lors, ne devrions-nous pas privilégier la voie de la JPI lorsque vient le temps de réguler le déploiement d’acteurs privés de la sécurité dans des conflits armés ? Cette vaste question mériterait à elle seule plusieurs articles. Nous nous contenterons ici de souligner qu’un tel projet – la prise en charge du déploiement des contractants privés par la justice pénale internationale – se bute nécessairement à la résistance des États à voir leur souveraineté menacée, et ce, tout particulièrement en ce qui concerne les nations puissantes. Si les États-Unis n’ont pas signé la convention de 1989 sur le mercenariat et n’ont pas plus ratifié le statut de Rome pour la mise sur pied de la Cour pénale internationale, refusant par-là même que leurs soldats puissent être jugés par la JPI, il y a tout lieu de douter qu’ils acceptent avec empressement de se soumettre à une législation qui permettrait à un tribunal non américain de juger leurs propres citoyens, même si employés par une CMP. Dans ce cadre, il serait peut-être plus opportun, à l’instar de ce que propose le Document de Montreux, de chercher à concentrer les efforts sur l’adoption de cadres juridiques nationaux clairs et en mesure d’offrir aux victimes de véritables moyens de réagir formellement aux déviances commises par l’industrie de la sécurité transnationale.