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Introduction

Dans le langage populaire, de même que dans bon nombre de discours plus étudiés de criminologues universitaires, on s’accorde pour dire que notre « monde en cours de mondialisation » a produit des criminels transnationaux de tous genres, créant un besoin clairement établi de mettre au point des services de police transnationaux (Bowling & Sheptycki, 2012 ; Sheptycki, 2011). Le présent essai soutient que, dans les conditions de la transnationalisation, il existe en effet des situations propices à la criminalité, et certaines personnes profitent de la misère des autres. Toutefois, il prétend également (en se fondant sur l’analyse de Mary Douglas, How Institutions Think, 1986) que les institutions policières transnationales et leur objet (le crime transnational) ont été construits sur la base d’une vision simpliste du monde qui dépeint l’existence comme une bataille perpétuelle du « bien » contre le « mal ». L’argument invoqué défendra que cette vision du monde en noir ou blanc entraîne un double échec. Il s’agit d’un échec positif dans la mesure où l’extension du pouvoir des services policiers s’effectue au détriment des libertés civiles et des droits de la personne. Il s’agit d’un échec négatif puisque la capacité des services de police transnationaux n’est pas en mesure de réagir aux véritables conséquences criminologiques qui font partie des inconvénients associés à la mondialisation.

À ce sujet, il convient de se rappeler les propos de R. D. Laing :

Tant et aussi longtemps que nous ne serons pas en mesure de penser au-delà du nous et du ils, des bons et des méchants, l’histoire se perpétuera. La seule fin possible arrivera le jour où tous les bons auront tué tous les méchants, et tous les méchants tous les bons ; un tel scénario ne semble pas si ardu ou improbable, car selon notre point de vue, nous sommes les bons et ils sont les méchants, alors que pour eux, nous sommes les méchants et ils sont les bons.

R. D. Laing, 1967, p.49

Toutes les institutions s’établissent par l’intermédiaire de processus de définition qui les font paraître naturelles. Les institutions, peut-être plus particulièrement les organismes policiers et gouvernementaux, contrôlent et canalisent systématiquement les perceptions des gens afin qu’elles soient compatibles avec des relations institutionnellement autorisées. Le discours institutionnalisé – tout comme le discours entourant les concepts de crime transnational et de terrorisme qui a été fomenté – confère une signification fixe à des phénomènes qui sont essentiellement dynamiques. Les significations fixes cachent leur influence et suscitent des émotions d’une intensité standardisée associées à des catégories conceptuelles normalisées. Une fois les termes du discours naturalisés, les institutions auxquelles ils font référence se voient dotées d’une aura de justesse et les implications des choix langagiers qui ont été faits se répercutent ensuite à tous les autres niveaux de notre pensée. Tout problème est alors traduit par des schémas de pensée autorisés, où nous participons à la contemplation de soi et au narcissisme de l’institution. Les solutions que nous fournissons proviennent d’un vocabulaire conceptuel très limité, dont la logique est établie conformément au style de pensée de l’organisation. En ce qui a trait aux organismes policiers, le style de pensée s’organise autour de l’orchestration de la surveillance, de la sécurité et de la mobilisation de la force coercitive. Ce faisant, n’importe quelle solution avancée dans les termes de leur discours officiel peut uniquement être articulée en lien avec davantage de surveillance, une sécurité plus étroite ainsi qu’une coercition mieux calibrée. Toute lacune ultérieure en matière de sécurité humaine qui découle de ces pratiques entraînera ainsi plus de surveillance, de sécurité et de coercition sous la forme d’une spirale d’amplification potentiellement sans fin.

Les sociologues qui étudient la transnationalisation ont noté, à juste titre, que le plus important problème de la mondialisation tient à ce qu’elle est démocratiquement plus sensible aux besoins, aux espoirs et aux rêves de la communauté mondiale (Held, 1995 ; Held & McGrew, 2002 ; Sklair, 2001). Cependant, la dominance de cette vision du monde en noir ou blanc facilite l’émergence d’une infrastructure des services de police transnationaux opaque et dont on ne sait pas si elle rend des comptes – ni à qui –, rappelant en cela les caractéristiques fondamentales de l’autoritarisme (cf. Giroux, 2005). Un nécessaire premier pas en vue de la démocratisation des services de police transnationaux consiste à comprendre et à rejeter l’emprise intellectuelle du discours international dichotomisant les « bons » et les « méchants », qui s’impose à notre conscience.

Le crime transnational

La condition transnationale est par nature criminogène, c’est-à-dire qu’elle est systématiquement cause de crimes. Il en est ainsi pour une multitude de raisons, mais la plus fondamentale, peut-être, est l’énorme écart des chances d’épanouissement et du niveau de vie qui existe entre les catégories de gens (Castells, 1998 ; Young, 1999). Cet écart est patent à différents niveaux géographiques : des municipalités locales au niveau international, en passant par les régions. Ce contexte préalable de base est rendu manifeste sur le plan pratique par de vastes différences sur le plan de la politique et de la puissance économique ; et ces distinctions prennent place dans le cadre d’un système mondial fondé sur la consommation capitaliste et la concurrence. Ces conditions structurelles ont été maintenues en place durant un demi-siècle relativement à un discours imprégné de la guerre froide, soit reposant sur la rivalité entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. Le prix psychologique à payer d’un tel discours consistait alors à accepter la doctrine de la « destruction mutuelle assurée » – affirmant que la dissuasion stratégique était le meilleur moyen d’assurer la paix dans le monde, aidée par la perspective terrorisante (sic) d’un anéantissement nucléaire.

Au cours des années qui ont suivi l’effondrement du système soviétique, une certaine conscience des situations propices à la criminalité nourries par la mondialisation s’est éveillée. Sans les tensions structurelles générées par la concurrence déjà existante entre les « blocs d’opposition », le langage de « l’équilibre de la terreur » de la guerre froide s’est simplement évanoui. Sous l’impulsion du moment, Francis Fukuyama (1989) a fait une déclaration célèbre, affirmant que le monde était témoin de la « fin de l’histoire », et suggérant que l’idée occidentale de démocratie libérale avait émergé sous la forme définitive du gouvernement humain (Fukuyama, 1992). Il a depuis rétracté ses propos, mais à ce moment-là, beaucoup étaient persuadés que le capitalisme avait triomphé et que l’avenir appartenait à une paix démocratique libérale. Or, ce n’était pas le cas des criminologues universitaires qui avaient observé les circonstances historiques changeantes, et identifié le crime contre l’État, le crime financier, le crime économique, le crime contre l’environnement, la criminalité d’entreprise ainsi qu’une variété de crimes contre les droits de la personne (Beare, 2003 ; Edwards & Gill, 2002 ; Pearce & Woodiwiss, 1993 ; Sheptycki & Wardak, 2005 ; South & Beirne, 2006 ; Woodiwiss, 2005). Une fois tombé le paravent rhétorique qui maintenait la concurrence entre les superpuissances, il est devenu possible de s’intéresser à ces formes de crimes, à titre de réalités sociales propres au capitalisme mondial.

Eric Hobsbawm (1994) a expliqué que ce sont les modifications apportées aux conditions structurelles qui ont permis d’exposer une telle vision. À la fin du millénaire, on assiste à un changement de paradigme en matière de gouvernance du système international. Une caractéristique importante du nouveau « système d’État transnational » émergent (Sheptycki, 1997) réside dans la manière dont « l’État » était de plus en plus confronté à « sa réelle incapacité à honorer ce qui, selon ses propres critères, constituait sa principale fonction : le maintien de l’ordre » (Hobsbawm, 1994, p. 576). Observant cette évolution, certains criminologues ont parlé de « capitalisme gangster » (Woodiwiss, 2005). Pour les criminologues, il était évident que les États et les entreprises tenaient une place de plus en plus importante dans une structure mondiale de situations propices à la criminalité. Par ailleurs, des hommes d’affaires d’apparence respectable, de même que des hommes d’État vénérés prenaient part à « une orgie de fraude et de violence illégale qui laisserait le plus endurci des mafiosos bouche bée » (Woodiwiss, 2005, sur la couverture arrière). Ces acteurs globaux relativement puissants ont contribué à l’établissement d’une zone grise entre les marchés licites et les marchés clandestins ; un espace qui constituait également une zone d’engagement pour les personnes économiquement, socialement et politiquement exclues, et projetées dans cet espace en raison d’un manque d’opportunités économiques légitimes (Ruggiero, 2000).

Les données probantes concernant l’ampleur, la profondeur et la variété des situations propices à la criminalité entraînées par ce système indiquaient que la période historique marquant le début du xxie siècle était une période dangereuse. Pourtant, alors que le discours universitaire portant sur le crime transnational était florissant, les hypothèses courantes sur le sujet demeuraient très limitées. La gamme de « suspects habituels » (Gill, 2000) se limitait strictement aux passeurs de drogue, aux passeurs de clandestins, aux pédophiles en ligne et aux terroristes (cf. Berdal & Serrano, 2002 ; Galeotti, 2005 ; Shelley, 2005 ; Sterling, 1994 ; Williams & Savona, 1996). Le trafic d’armes et les crimes contre l’État étaient remarquablement absents des discours traditionnels portant sur le crime transnational (Cuckier & Didel, 2006 ; Naylor, 1999), tout comme les crimes contre l’environnement (South & Beirne, 1998), la criminalité d’entreprise, la criminalité en col blanc, la corruption (Taylor, 1998) et d’autres crimes systémiques perpétrés par les puissants, endémiques dans le système globalisé (Pearce & Woodiwiss, 1993 ; Sheptycki & Wardak, 2005). Plutôt qu’un langage fondé sur un savoir scientifique concernant la criminalité internationale, le discours du « crime organisé transnational » (COT) a mis de l’avant une caricature unidimensionnelle fondée sur une série de menaces populaires stéréotypées (Sheptycki, 1998, 2003a) et les médias traditionnels – en tant que partie prenante de l’« élite définissant la déviance » (Ericson, Baranek & Chan, 1987, p. 3) – agissent de connivence dans le cadre de ce processus[3].

Le discours sur le COT : le langage de la mystification du crime global

La littérature scientifique académique en criminologie portant sur le crime transnational – y compris les formes de crimes politiques partiellement associées au terme « terrorisme » – est riche et variée. Cependant, un discours plus raffiné a émergé chez les politiciens et les décideurs transnationaux. Sur les plates-formes de gouvernance transnationales, un langage spécifique s’est développé pour décrire la sécurité et le crime organisé transnational (van Duyne & Nelemans, 2012). Ces plates-formes font référence aux institutions telles que l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Union européenne (UE), le Groupe des huit nations « riches » (le G8, composé du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Japon, de la Russie, du Royaume-Uni et des États-Unis), la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et d’autres. Le langage du « nouveau groupe international d’experts technocratiques de la police » (Reiner, 1997, p. 1007) cristallise des manifestations normalement fluides et informes du crime transnational afin d’identifier une gamme « d’ennemis convenables » (Christie, 1986). Chez ces experts, il existe un vocabulaire superficiellement précis relatif aux réseaux criminels et une formule qui lui correspond en matière de lutte, soit les « services de police axés sur le renseignement » (Ratcliffe, 2004). Toutefois, ce langage apparemment technique est imprégné d’un riche ensemble de significations connotatives. Ces significations sont résumées dans les rapports des services de police internationaux et des organismes de sécurité, donnant ainsi une place d’honneur à une collection exotique d’organisations criminelles définies par leur appartenance ethnique, comme les Yardies jamaïcains, les triades chinoises, les Yakuza japonais, les mafiyas de la Russie (sic), de l’Albanie, de l’Iran, du Niger, de la Syrie et de la Colombie. De tels stéréotypes représentent l’Autre internationalement criminalisé, qui menace l’ordre mondial juste et vrai (Beare, 2003).

Une fois l’Autre ayant été identifié dans un discours officiel, des métaphores martiales peuvent être employées. On a assisté à une guerre contre la criminalité, une guerre antidrogue ainsi qu’une guerre contre le terrorisme et, dans chaque cas, l’objet de guerre a été vivement coloré. Les conditions de guerre font appel à l’utilisation de la force létale sur une base régulière, ainsi qu’à la « verminisation » de l’ennemi (Szasz, 1975). Occasionnellement, le langage du crime organisé transnational et du terrorisme sera associé de façon figurative à l’infection et à la maladie. En outre, ces phénomènes ont souvent été caractérisés à titre d’épidémie, de fléau ou de peste, un cancer que l’on doit retirer du corps social (Sheptycki, 2003a). La métaphore de la maladie se prête bien au thème de l’affection étrangère et contagieuse – puisque le crime n’est pas partie intégrante de l’entité sociale, il peut en être extirpé. Le langage utilisé pour décrire l’Autre criminel et terroriste est infusé de connotations religieuses, et le crime, la terreur et la corruption aux dimensions mondiales ont été définis comme une sorte de « trinité impie » (Shelley, 2005), vraisemblablement prête pour un exorcisme.

Les termes proéminents du discours public portant sur l’insécurité et le crime transnational sont des dés pipés. Conscient des politiques du langage entourant l’insécurité et le crime transnational, il convient de se remémorer les observations de George Orwell dans Politics and the English Language, qui épiait

quelque tâcheron harassé répétant mécaniquement sur son estrade les formules habituelles – atrocités bestiales, talon de fer, tyrannie sanglante, peuples libres du monde, être au coude à coude –, on éprouve souvent le sentiment curieux de ne pas être en face d’un être humain vivant, mais d’une sorte de marionnette[4].

En acceptant un discours si limité et émotif, « nous allons », pour reprendre à nouveau les mots d’Orwell, « vers la transformation des Hommes en machines ». Cette perspective suppose la possibilité de rejeter un discours officiel « qui laisse croire que les mensonges sont vrais, que le meurtre est respectable et qui donne une impression de solidité au vent pur ». Or, le fait de reconnaître la dominance de certains termes dans le discours public ne constitue qu’une simple identification des symptômes. Derrière un langage qui appauvrit la discussion publique concernant l’insécurité et le crime transnational se trouve un ensemble complexe d’intérêts qui visent à maintenir le public dans un état de mystification[5]. Un tel phénomène explique peut-être l’incompréhension totale qui caractérise trop souvent les tentatives des criminologues s’intéressant aux questions transnationales, et qui tendent à montrer que le crime tel qu’« officiellement » défini n’est pas le seul problème, ou que les criminels ne sont pas uniquement ceux qui correspondent à la définition officielle établie (cf. Box, 1983).

Les services de police transnationaux

Durant les premières années du nouveau millénaire, la littérature portant sur la sociologie du maintien de l’ordre était dédiée à un seul et unique problème. Jusqu’alors, l’hypothèse de Weber soutenait que l’État détenait un monopole de l’utilisation légitime de la force coercitive pour le maintien de l’ordre social sur son territoire. À la fin de la guerre froide, et au moment de la montée apparente de la proéminence mondiale du néolibéralisme, les études sur les services de police et les agences de sécurité ont révélé un terrain institutionnel fragmenté, donnant naissance à une multitude de tentatives de description (p. ex. Bayley & Shearing 1996, 2001 ; Johnston & Shearing, 2003). Au sens figuré, les organismes policiers étaient transformés par le haut, sous l’effet des politiques établies à l’échelle transnationale, en plus de connaître des modifications à l’interne en raison des effets de la révolution de la technologie de l’information, et par le bas, dû à la mondialisation du néolibéralisme et des pressions sociales qui en découlent (Sheptycki, 2000). L’imagerie des pressions transformatrices « par le haut », « à l’interne » et « par le bas » a pour but de transmettre la nature complexe des forces qui ont un impact sur le milieu policier de manière simplifiée (peut-être trop simplifiée). Ces pressions « par le haut », « à l’interne » et « par le bas » opèrent de façon chaotique et les changements et adaptations qu’elles entraînent provoquent peu de friction. L’influence indéniablement désordonnée (et perturbante) de ces pressions multiples sur la configuration des institutions de l’action de police est masquée par la fonctionnalité prétendue des services de police transnationaux articulés en termes de rhétorique justificative portant sur des menaces populaires et des ennemis convenables. Faisant écho à R. D. Laing (1967), ce masquage semble refléter une adaptation rationnelle aux circonstances difficiles, dissimulant ainsi la nature des changements, longtemps après qu’ils aient été effectués. Parce que la rhétorique de la justification est si persuasive, nous manquons de remarquer la nature des changements qui s’opèrent, jusqu’à ce que nous constations qu’une telle omission donne forme aux pensées que nous formulons et aux gestes que nous faisons.

Alors que la sociologie de la police cédait sa place à la sociologie du maintien de l’ordre, le milieu policier s’est révélé fragmenté et anarchique (Ericson & Carriere, 1994 ; Loader, 2000[6]). Une tentative visant à analyser ces transformations a attiré l’attention sur trois distinctions conceptuelles qui avaient déjà été établies dans la littérature, en plus de les ordonner : les différences qui existent entre la haute police (politique) et la basse police (de base) (Brodeur, 1983) ; les services de police privés et les services de police publics (South, 1988) ; ainsi que les services de police dont l’objectif est de garantir la sécurité des territoires et les services de police qui visent à assurer la sécurité des populations (Ericson, 1994). Une typologie fondée sur six catégories décrivant les services de police découle de cette analyse (Tableau 1).

Tableau 1

Le champ conceptuel des services de police transnationaux

Le champ conceptuel des services de police transnationaux
Source : Sheptycki, 2000, p. 11

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Cette typologie a été introduite dans le but de mettre de l’ordre conceptuel dans un archipel du policing global qui, autrement, avait émergé de façon non planifiée et sans qu’il n’ait de compte à rendre (Sheptycki, 2002, 2004a).

Il convient de souligner que la réalité empirique que cette typologie avait pour objectif de définir était en fait extrêmement complexe (Rigakos, 2002). Tout comme l’involution organisationnelle des institutions se trouvant généralement en état de transnationalisation, la complexité institutionnelle du milieu policier suscite de sérieuses questions quant à sa gouvernabilité (Ericson & Stenr, 2000). Sous la rubrique de la « gouvernance nodale », certains universitaires se sont efforcés à cartographier un milieu policier (Burris, Drahos & Shearing, 2005 ; Shearing & Wood, 2003 ; Wood & Font, 2007 ; Wood & Kempa, 2005). Ici, le terme « noeuds » fait référence à des institutions spécifiques (services de police, agences des douanes, entreprises privées de sécurité, groupes de travail sur les activités communautaires, etc.) où les ressources et les savoirs gouvernementaux se trouvent réunis. Celles et ceux qui travaillent à partir de ce concept ont essayé de comprendre les liens qui unissent les divers noeuds, formant un « réseau de noeuds », semblable à une toile d’araignée. Ainsi, la toile ou le réseau fournirait la structure de « gouvernance de la sécurité ».

Le point de départ de la théorie nodale se base sur l’hypothèse que l’approche wéberienne ne s’applique plus à la réalité actuelle. Par ailleurs, elle étend au maximum sa préoccupation pour l’action de police, concevant la « gouvernance » comme l’« ensemble des structures et des processus nécessaires pour maintenir un minimum d’ordre public » (Burris et al., 2005, p. 31). La théorie nodale a élargi l’étude des services de police dans le but d’inclure presque toutes les formes de réglementation sous une variété d’auspices, y compris certaines conditions « au-delà de l’État ». La clé d’une telle conception veut que le contrôle social soit le fait des activités de différents acteurs en dehors de la police publique, incluant les entreprises et même les groupes criminels et terroristes (Burris et al., 2005, p. 31). Cette définition était si vaste qu’elle a donné lieu à certaines contradictions et ironies apparentes. Par exemple, dans le cadre de l’analyse effectuée par Burris et al. (2005), deux études de cas ont été présentées : l’une considérait la genèse de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (ADPIC), de l’Organisation mondiale du commerce, et l’autre portait sur une initiative sud-africaine visant à créer des institutions de « gouvernance locale » pour gérer la sécurité et la justice. Cette dernière représentait une tentative partiellement réussie visant à responsabiliser des communautés particulièrement pauvres dans le secteur informel du logement afin qu’elles puissent mieux gérer leur propre insécurité locale. Le premier cas constituait une tentative réussie visant à gérer les droits internationaux en matière de propriété intellectuelle au nom de l’industrie pharmaceutique. L’un des effets manifestes de l’opération ADPIC se traduisait par un accès fortement limité aux médicaments génériques des Sud-Africains en situation de pauvreté et des personnes démunies vivant dans des pays en développement de façon générale. L’ADPIC a créé et géré un nouveau droit de propriété. Il s’agit d’un système qui diffère grandement d’un système de justice communautaire réparateur. En observant le contraste, les sociologues critiques pourraient très bien citer la célèbre déclaration de Pierre-Joseph Proudhon : « La propriété, c’est le vol ! »

La théorie nodale ne fournit pas aisément des points de référence normatifs pour la gouvernance de l’action de police. En effet, avec autant de noeuds autonomes par-dessus le champ de l’action de la police et de la sécurité, comment les ressources du policing peuvent-elles être mobilisées et coordonnées ? Certains universitaires estiment que l’État conserve l’autorité « en dernière instance » pour prendre des décisions de superviser ou d’autoriser (c.-à-d. de décider qui décidera) les autres sphères de réglementation et de prestation (Loader & Walker, 2007). D’autres (O’Rourke & Sheptycki, 2011 ; Sheptycki, 2007 ; Sheptycki, 2010) soutiennent que les services policiers pourraient être gouvernés par une « éthique constabulaire ». Or, une telle hypothèse ne peut s’avérer exacte que si des acteurs moins puissants sont tout aussi mobilisés et actifs au sein de la gestion de la sécurité (consulter également Wood & Font, 1997). Parmi les nombreux éléments de la gouvernance nodale, des « noeuds superstructuraux » ont été identifiés en tant que « centres du commandement de la gouvernance en réseau » (Burris et al., 2005). Selon cette affirmation, les noeuds superstructuraux rassemblent des acteurs qui représentent leurs propres réseaux, et l’activité de ces noeuds réunit les ressources et technologies dans le but d’atteindre un objectif commun.

Notre analyse suggère que, de façon générale, des accords sur des objectifs communs autorisent la création de sens. Le discours officiel établi par ces noeuds superstructuraux recouvre le secteur des services policiers exposé dans le tableau 1, réécrivant le langage sécuritaire, même dans les coins les plus isolés du milieu policier. En outre, le discours du crime organisé et du terrorisme précédemment décrits a contribué à cristalliser les noeuds superstructuraux des services de police transnationaux qui en étaient les auteurs initiaux. Des données probantes appuient ce raisonnement. À partir du début des années 1990, l’étude des services a commencé à se focaliser sur une variété de nouveaux organismes policiers tels que le National Criminal Intelligence Service du Royaume-Uni (NCIS) (et autres homologues européens), de même qu’Europol et Interpol (Anderson et al., 1995 ; Dorn, Murji & South, 1992 ; den Boer, 2002). Par conséquent, lorsque le Royaume-Uni a décidé de mettre en place la Serious and Organised Crime Agency (SOCA) en 2004, il s’agissait, en effet, de la reconstitution d’un noeud superstructural au sein de l’appareil policier, respectant les termes restrictifs du discours officiel en matière d’insécurité et de crime transnational. Cela s’inscrivait dans le cadre d’une tendance transnationale manifeste dans de nombreux pays (Bigo, 2001 ; Henry & Smith, 2007). Les sociologues qui étudiaient les services policiers ont observé que le discours officiel supposait la mise en oeuvre de pratiques précises (p. ex. surveillance électronique intensive de la population générale et opérations d’infiltration), de même que l’adoption d’un camouflage linguistique afin de créer de nouvelles institutions et de rafraîchir les anciennes (Sheptycki, 2003a, 2003b). En référence à la typologie du tableau 1, la menace populaire du discours officiel est présentée comme un danger pour la sécurité nationale, valorisant ainsi les catégories « sûreté de l’État » et « service secret ». Les conséquences entraînées par une telle vision sont plutôt immédiates pour la basse police subordonnée, particulièrement dans la pseudosphère publique et, corollairement, les discours généralistes des patrouilleurs en uniforme et des enquêteurs criminels sont réécrits de façon importante. Le discours portant sur le COT envahit l’ensemble de la société internationale et, ultimement, compromet tous les secteurs du milieu policier.

À ce stade, la théorie se développe plus rapidement que les connaissances empiriques. Toutefois, il a été établi que, parallèlement à la cristallisation d’un langage limité relatif au crime organisé transnational, s’est produite la disparition de discours alternatifs. Par exemple, ceux qui privilégient les droits de la personne, la prévention des crimes sociaux et le maintien des libertés civiles sont absents des préoccupations (Sheptycki, 2003a, pp. 132-134 ; 2003b, pp. 52-54). Dans ce cas-ci, le terme « prévention des crimes sociaux » fait référence aux programmes dédiés aux causes sociales du crime plutôt qu’aux programmes occupés à la réduction technique du nombre de situations propices à la criminalité (prévention des crimes situationnels) ou à la dissuasion par l’intermédiaire de la « répression criminelle ». Mettre au premier plan des enjeux en matière de droits de la personne et de libertés civiles, de même que les causes sociales du crime, impliquerait de vaincre l’exclusion politique, économique, culturelle et sociale (Young, 2003). En pratique, les agents de la police qui travaillent dans le secteur des services de police axés sur le renseignement trouvaient très difficile de se mobiliser en se basant sur de tels concepts et demeuraient coincés dans un discours de lutte contre la criminalité (Sheptycki, 2004a, pp. 20-22 ; p. 31). En d’autres termes, le langage technique de l’insécurité des services de police étouffe les autres concepts possibles. Alors que des termes théoriquement subtils pourraient être employés, la menace populaire est projetée ; là où les dommages pourraient être minimisés et les droits de la personne respectés, la terminologie fait appel aux chiens de guerre ; et là où les bases sociales des situations propices à la criminalité – et, il importe de souligner, les bases politiques des crimes terroristes – pourraient être réduites, les bourreaux sont convoqués pour tenter, en vain, de réprimer, dissuader et interrompre. Ce langage habilitant associé à l’insécurité et au crime transnational prône la mise en oeuvre de solutions simples (même si souvent sanglante) pour résoudre des problèmes complexes. Et pourtant, ces stratégies d’intervention que les discours officiels et populaires prescrivent ne permettent pas de changer les circonstances à l’origine du crime et de l’insécurité. Au contraire, elles aggravent la situation.

L’assemblage de surveillance des services policiers internationaux

Probablement que l’aspect le plus visible de la présence du policing transnational aujourd’hui est l’omniprésence de la caméra de surveillance, dispositif qui paraîtra probablement pittoresque pour les générations à venir, vraisemblablement vouées à porter des puces d’ordinateur. À bien des égards, les services policiers relèvent de la surveillance, car c’est par l’entremise de cette dernière qu’ils relient les populations au territoire. Les personnes sont maintenant surveillées continuellement, et la distinction entre le « panoptique » et le « synoptique », de même que des termes tels que « l’assemblage de la surveillance », ont été développés afin de décrire une capacité de surveillance qui n’est pas loin de l’omniscience toute-puissante (Haggerty & Ericson, 2000 ; Mathieson, 1997). La distinction entre « panoptique » et « synoptique » est la suivante : dans le premier cas, quelques personnes peuvent en observer plusieurs et, dans le deuxième cas, à l’inverse, de nombreuses personnes peuvent en surveiller quelques-unes. La différence est comparable à celle qui existe entre le Big Brother d’Orwell et la prétendue téléréalité du même nom. Le concept d’assemblage de la surveillance renvoie à la somme totale de la capacité de surveillance, une capacité qui elle-même connaît une expansion et des changements continus. Un sentiment semblable au désespoir face au caractère inéluctable de l’arrivée de nouvelles variétés de « savoir total » se fait sentir, du moins dans une partie de la littérature :

… dans la mesure où l’assemblage de la surveillance existe, il le fait en tant que potentialité résidant aux intersections de plusieurs médias, qui peuvent être mis en lien dans le but d’atteindre différents objectifs. De tels liens peuvent eux-mêmes être différenciés dépendamment de leur degré d’institutionnalisation. En accentuant le caractère émergent et instable de l’assemblage de la surveillance, nous attirons également l’attention sur les limitations des stratégies politiques traditionnelles qui cherchent à affronter l’augmentation quantitative en matière de surveillance. Puisqu’il est multiple, instable et qu’il présente peu de frontières visibles ou de départements gouvernementaux responsables, l’assemblage de la surveillance ne peut pas être détruit en interdisant simplement l’utilisation d’une technologie considérée comme particulièrement dérangeante. Il ne peut pas non plus être attaqué en mettant l’accent sur une simple bureaucratie ou institution. Relativement aux innombrables connexions qui peuvent s’étendre à travers une myriade de technologies et de pratiques, la lutte contre la surveillance, aussi importante soit-elle, s’apparente aux efforts déployés pour retenir la marée à l’aide d’un balai – l’accent est mis sur une technologie ou une pratique spécifique, alors que la marée générale de surveillance nous submerge.

Haggerty & Ericson, 2000, p. 609

D’autres études se sont focalisées sur les pathologies organisationnelles des services policiers de renseignement (Sheptycki, 2004b, 2004c). Chez les professionnels directement liés aux services policiers de renseignement, l’une des pathologies organisationnelles le plus souvent mentionnées est celle des « silos d’information », un concept qui reflète l’importance de la tension qui subsiste entre les modèles hiérarchiques traditionnels des services de police et les nouveaux modèles d’organisation matricielle. Dans les silos d’information, les renseignements circulent unidirectionnellement vers le haut, alors qu’ils devraient probablement se déplacer latéralement. Un tel phénomène contribue au développement d’une pathologie organisationnelle que les professionnels reconnaissent comme un « linkage blindness », soit l’échec d’une mise en relation de cas pourtant liés. De façon générale, comme l’information est contrainte à circuler dans des pyramides bureaucratiquement définies, chacune ayant trait à différents objets gouvernementaux (p. ex. immigrants clandestins, armes à feu illégales, biens volés, etc.), les agents des services policiers ne sont souvent pas en mesure d’établir de liens entre les unités d’information qui coulent pourtant dans les veines de leurs systèmes d’intelligence, et d’en tirer des renseignements utiles, un raté aux conséquences parfois dramatiques. Conscients que ces pathologies organisationnelles conduisent à l’échec de missions, et espérant éviter la critique, les services de police forment fréquemment des équipes spécialisées et des centres de renseignement ad hoc. Or, et en dépit de toute réussite stratégique publicisée qui peut être accomplie, la multiplication de ces centres spéciaux mine les tentatives visant à brosser un tableau stratégique fiable et valable du renseignement. Cela entraîne un échec global au sein du processus de renseignement, qui demeure cependant caché derrière des annonces publiques liées aux succès des équipes spécialisées.

Plusieurs autres pathologies organisationnelles pourraient être mentionnées, mais deux d’entre elles sont particulièrement importantes : la sempiternelle problématique associée à la « déficience du renseignement » et les difficultés qui découlent de la « demande compulsive de données ». Parmi les nombreuses raisons qui expliquent la déficience du renseignement, les plus simples sont le défaut de rapport ou d’enregistrement des renseignements, et si ceux-ci sont enregistrés, ils le sont de manière incorrecte, ou encore l’information est mal disséminée et n’atteint pas les personnes qui sont en mesure de l’interpréter convenablement. Une telle déficience subsiste au moment même où les organisations s’équipent de nouvelles technologies qui permettent le rassemblement et le stockage de quantités inimaginables de données. Certaines de ces données sont détenues par des exploitants privés et vendues aux organismes policiers et au renseignement de sécurité sur une base contractuelle. Jouissant d’un tel équipement, les organisations des services de police collectent compulsivement toujours plus de données, poursuivant une chimère de « veille totale ». Puisque la demande compulsive de données et la déficience du renseignement continuent de coexister, les systèmes de renseignements sont inondés de « bruit » de qualité inférieure – de l’information ayant peu de valeur pratique – et les agents du renseignement doivent affronter une « surdose d’information ». Le volume de données est si vaste que d’en faire l’analyse se compare à « boire à partir d’un tuyau d’incendie » (Sheptycki, 2004b, p. 17). Dans une grande partie de la littérature théorique sur les services de police et de surveillance, les pathologies organisationnelles mentionnées ci-dessus passent souvent inaperçues (Ratcliffe, 2004). Le vocabulaire des professionnels du renseignement indique que les services policiers et les processus de renseignement de sécurité ne sont pas stratégiques, mais plutôt partiaux et capricieux, comme en témoignent les nombreux « faux positifs » et autres ratés du renseignement.

Confrontés à ces problèmes, et emprisonnés dans des schémas de pensée institutionnalisés, les experts technocrates de la police proposent des solutions désuètes : plus de surveillance, des normes de sécurité plus strictes et une coercition mieux calibrée. Qui plus est, les chefs de la gouvernance transnationale du G8, de l’OCDE, du FMI, de l’UE et d’autres institutions les appuient. Comment pourraient-ils faire autrement ? L’hypothèse fonctionnelle qui constitue le fondement des services de police transnationaux – qui repose sur la désignation d’ennemis convenables jouant le rôle du « méchant », contrepartie des « bons » experts technocrates de la police qui occupent les noeuds de communication superstructuraux des services du policing transnational – est appuyée par l’ensemble des partis concernés. Ce qui donne lieu à un défilé sans fin de sensations de déjà-vu, c’est bien l’influence cachée de ces significations fixes, les termes naturalisés d’un discours qui, du fait de sa grande simplicité, semble tout ce qu’il y a de plus normal. Les significations ainsi véhiculées dans le discours courant à propos du crime transnational et des services policiers alimentent attentes et croyances et, en acceptant ces significations sans les examiner davantage, nous nous condamnons à ne pas voir ce qui est pourtant évident : l’assemblage de la surveillance constitue lui-même une énorme structure d’opportunités criminelles[7].

Conclusion

L’échec actuel des services de police transnationaux constitue un double coup pour la communauté mondiale. Il s’agit d’un échec positif dans la mesure où l’extension du pouvoir des services policiers s’effectue au détriment des libertés civiles et des droits de la personne. Il s’agit d’un échec négatif puisque la capacité des services de police transnationaux n’est pas en mesure de réagir aux véritables conséquences criminologiques qui font partie des inconvénients associés à la mondialisation néolibérale. Non seulement les services de police transnationaux ne contribuent pas à assurer un niveau global de sécurité humaine, mais aussi, dans de nombreux cas, leurs pratiques sont à la source d’insécurité humaine (Goldsmith & Sheptycki, 2007). Pour toutes ces raisons et plus encore, il est nécessaire de résister au langage international des « bons » et des « méchants », dont le discours sur la sécurité est imprégné. Cet article se termine là où il a commencé, avec R. D. Laing, qui a suggéré que si nous n’étions pas en mesure de « penser au-delà du nous et du ils, des bons et des méchants, l’histoire se perpétuerait ». Par ailleurs, il a observé que :

des millions de gens sont décédés au cours du dernier siècle et que des millions mourront encore, y compris, selon toute vraisemblance, bon nombre d’entre nous et de nos enfants, car nous sommes incapables de défaire ce noeud. Ce noeud peut sembler simple, mais il est noué très, très serré – autour de la gorge, pour ainsi dire, de l’ensemble de l’espèce humaine. Toutefois, il serait bête d’y croire parce que je le dis ; jetez un coup d’oeil dans le miroir et voyez par vous-mêmes.

R. D. Laing, 1967, p. 49