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Le livre de Hans Speier, German White-Collar Workers and the rise of Hitler a une histoire fascinante[1]. Le manuscrit original devait être publié en Allemagne en 1933, dans les dernières années de la République de Weimar, mais le projet de publication a été suspendu en raison de la prise du pouvoir par les Nazis dont les représentants n’aimaient pas les thèses véhiculées par Speier[2]. Ensuite, des fragments du livre sont apparus sous forme d’articles dans la revue Social Research lorsque Speier se trouvait en exile à New York. Une version révisée du manuscrit original est parue en 1977 en Allemagne, publiée par Speier sous les encouragements de Jürgen Kocka, un historien et spécialiste des cols blancs. Le titre original de cette édition était Die Angestellten in der deutschen Gesellschaft. L’édition anglaise à laquelle je me référerai ici a été traduite par l’auteur lui-même et est parue à Yale University Press en 1986.

Livre est très peu connu dans le monde francophone, il fait toutefois partie des travaux classiques de la littérature sociologique sur les classes moyennes. Même s’il a été écrit en 1932 (avant d’être publié 50 ans plus tard), l’ouvrage de Speier a une profondeur d’analyse sociologique, une signification politique forte et une actualité inattendue, notamment au regard de la crise économique qui a frappé les économies occidentales en 2008. C’est un livre qui, sur le sujet des employés et de l’émergence des classes moyennes, prolonge les travaux des prédécesseurs de Speier, notamment ceux d’Emil Lederer[3] et anticipe les études de Charles Wright Mills[4], tout comme ceux de Joseph Bensman et Arthur J. Vidich[5], sur les classes moyennes américaines. Le livre est donc une pièce importante au débat amorcé à partir de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’aux années 1930 et qui continue encore aujourd’hui sur la psychologie et les orientations politiques de la classe moyenne.

Conçu dans une perspective qui combine l’analyse sociologique et l’histoire sociale et politique, l’ouvrage est divisé en trois grandes parties. Dans une première partie, Speier met en évidence la forte hétérogénéité des cols blancs en décrivant leurs différences, notamment sur le plan des situations de travail, des compétences et de l’origine sociale. Une deuxième partie est axée sur l’analyse de la prétention au prestige social des cols blancs et sa dissonance avec leur situation économique. Une troisième partie du livre est consacrée aux organisations des cols blancs. Speier décrit le développement de ces organisations depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, soulignant particulièrement le processus de syndicalisation à partir de 1918 et la disparition des syndicats avec l’ascension au pouvoir des Nazis.

Sur le plan méthodologique, le livre se fonde sur l’analyse de données secondaires en provenance de plusieurs sources : données de recensement, sondages menés par des organisations de cols blancs, résultats d’autres recherches. Speier fait aussi appel à l’observation personnelle et à des informations obtenues dans le cadre de discussions avec diverses personnes privées, principalement des employés et des chefs d’organisations de cols blancs.

Si le titre anglais du livre laisse entrevoir une analyse des sources sociales du nazisme, sa lecture nous fait découvrir des éléments qui dépassent ce questionnement. C’est une véritable étude de sociologie historique qui traite de l’organisation industrielle, de la structure de classe, du comportement politique et de l’idéologie des employés allemands. Speier commence ses analyses avec la présentation de la structure du groupe des employés dans l’Allemagne d’après la Première Guerre mondiale, qui était formée de employés de bureau (clerical personnel) dans des petites entreprises, des contremaitres (foremen), du personnel technique (technical personnel), des employés commerciaux dans de grands établissements et des employés commerciaux de bas niveau (lowest comercial employees). La première catégorie (les employés de bureaux) et la dernière (les employés commerciaux de bas niveau) représentaient les extrêmes sociaux à l’intérieur de ce groupe. Les employés de bureau se retrouvent notamment dans des petites entreprises où l’organisation du travail correspond encore largement aux conditions précapitalistes, caractérisées par des relations personnelles au travail très serrées et par des devoirs et des obligations qui ne sont pas spécifiés formellement. Les normes de travail étaient très peu codifiées et les relations entre le personnel et la direction, quasi familiales. Pour emprunter au vocable wébérien, nous sommes en présence d’une organisation de la production de type idéal « traditionnel » plutôt que « bureaucratique ». Ces employés se considèrent eux-mêmes comme membres de la classe moyenne et préfèrent participer à des associations chrétiennes plutôt qu’aux activités des syndicats. De l’autre côté, les employés commerciaux de bas niveaux, comme par exemple les vendeuses dans les one-price shop, le personnel de bureau dans les grandes entreprises, les secrétaires et les opérateurs de machinerie, se trouvent dans une logique plus bureaucratique caractérisée par des règles à respecter et des consignes de comportement propres au début de l’industrialisation ; ils n’ont pas de contacts personnels avec leurs superviseurs et sont assignés à un travail plus standardisé. Situés dans la strate inférieure de la hiérarchie, ils ont beaucoup en commun avec les ouvriers. Cependant, du point de vue symbolique, ils considéraient leur position comme supérieure à celle des ouvriers. Ayant des origines dans la classe des travailleurs manuels, ils estimaient leur statut comme un ascendant par rapport à leur origine sociale. Ils avaient la prétention de faire partie de la classe des cols blancs et tentaient de conférer du contenu à cette notion en menant un style de vie fondé sur une image de marque dont la principale caractéristique était la consommation culturelle. Le sentiment d’une « classe à part » était aussi conforté par des éléments exogènes qui renforçaient leur prétention à une supposée supériorité. Ces éléments relevaient des privilèges légaux comme le salaire mensuel calculé selon l’ancienneté, l’assurance financière en cas de maladie, des congés et des vacances, une relative sécurité d’emploi, des avantages divers procurés par les caisses patronales de retraite et d’assurance. Ces éléments leur conféraient, à certains égards, une situation proche de celle des fonctionnaires de l’État. À cela s’ajoutent leurs stratégies de certification éducationnelle (l’aspiration à l’instruction était forte parmi les cols blancs) et leur préoccupation pour le maintient de leur compétences en vue d’augmenter leur employabilité et, dans certains cas, de procéder à l’auto-emploi.

À travers ces trois sources symboliques, à savoir a) la participation au système d’estime de leurs employeurs, b) les stratégies de certification éducationnelle et c) la préoccupation pour le maintient de leurs compétences, les employés ont développé une forte estime d’eux-mêmes. En effet, ils ne se considéraient aucunement comme des ouvriers, mais comme des personnes avec un rang social élevé. Cette prétention ne découlait pas de leur statut économique et matériel, puisqu’ils ne faisaient pas partie de la classe des riches et ne détenaient pas des avoirs économiques importants ; elle était plutôt la résultante des attitudes qui accentuaient leur prétendue position sociale alléguée. Ils imitaient le style de vie de la classe moyenne riche et montraient de manière ostentatoire un mépris fort envers les strates sociales généralement considérées de bas niveau, en l’occurrence les ouvriers.

Le contexte de l’Allemagne d’après la Première Guerre mondiale, marqué par la frustration nationale suivant la défaite militaire et par une situation économique générale peu florissante a exacerbé ces attitudes des employés. À cela s’ajoutent les conditions du développement industriel propres à cette période ayant mené à un rythme de croissance des employés qui dépasse celui des ouvriers (c’est d’ailleurs le constat par lequel Speier ouvre le livre) de sorte que les employés deviennent objet de la bureaucratisation et de calculs de productivité[6]. Leur statut économique se dégrade sur fond de crise économique et de bureaucratisation industrielle. Les employés tiennent cependant à leur statut. Ils font tout ce qui est en leurs moyens pour atteindre, à l’intérieur de la société allemande, des niveaux d’éducation élevés et se considèrent comme des civilian warriors, des combattants pour la suprématie culturelle de la nation allemande qui doit renaître de ses cendres. Conséquemment, on retrouve chez eux une attitude méprisante envers les cols bleus qui, en raison des leurs orientations politiques majoritairement de gauche, sont décrits comme des « crapules sans patrie » (scoundrels without a fatherland), comme des agitateurs communistes qui ne sont pas attachés à l’idée de la grandeur de la nation allemande, comme des syndicalistes internationaux agissant contre les intérêts de l’Allemagne. Ces attitudes les éloignent des syndicats et mènent à leur adhésion à des grandes organisations de cols blancs dont la plus grande et la plus typique a été Deutschnationaler Handlungsgehilfen-Verband (DHV), d’orientation chrétienne-nationale. Cette organisation, dont les membres étaient des adeptes d’une idéologie anticapitaliste et antiprolétarienne basée sur le nationalisme allemand (völkisch nationalism) a été un important réservoir pour le Parti national-socialiste d’Adolf Hitler.

Dans l’optique de Speier, la stratification économique ne peut expliquer, à elle seule, les attitudes politiques des cols blancs ; en effet, l’observateur doit faire appel à une analyse de la distribution de l’honneur social (ce que Weber appelle soziale Geltung). Speier soutient que les conditions spécifiquement propres à la République de Weimar ont aggravé, pour les membres du groupe des employés, la crainte d’un déclin de l’estime sociale dont ils bénéficiaient ou croyaient bénéficier. Dans cette perspective, la montée du fascisme apparaît comme une réaction de panique aux dommages économiques produits par la crise sur les employés et sur leur estime et honneur social. Leur prolétarisation, au lieu de les approcher des ouvriers, a eu l’effet contraire : elle a entraîné un combat des cols blancs pour la préservation d’un statut différencié. Frappés par la peur de perdre leur statut, mais incapables de s’organiser politiquement pour défendre leurs intérêts, les employés étaient une cible facile pour les Nazis qui ont réussi ainsi à augmenter leur vote dans la population allemande entre 1928 et 1930 de 2,6% à 18,3%.

Le mérite de German White-Collar Workers and the rise of Hitler se situe sur plusieurs plans. D’abord, il offre des informations riches sur les changements sociaux et idéologiques et sur le développement historique du marché du travail dans une société capitaliste avancée, celle de l’Allemagne d’après la Première Guerre mondiale. Il analyse les bases idéologiques d’une importante part de la population allemande qui a contribué à l’avènement du national-socialisme. Le chapitre 6 (Middle Class Notions and Lower Class Theory) notamment, présente des aspects empiriques pour saisir les facteurs sociaux, économiques et de statuts qui différencient les cols blancs de cols bleus. Sur ce plan, Speier a été parmi les premiers à mettre en évidence la différence entre les prédispositions psychologiques et les positions sociales des individus, entre la nouvelle classe moyenne formée des cols blancs et les cols bleus, les ouvriers. En dépit des effets de la prolétarisation généralisée qui a affecté les cols blancs durant la période de la République de Weimar, ayant comme effet un rapprochement sur le plan des conditions matérielles, les deux groupes restent fortement séparés par la prétention à un statut supérieur qui caractérisait les cols blancs. Dans une perspective wébérienne, on est ainsi en état de constater que les employés occupaient une position conflictuelle entre deux dimensions différentes de la stratification sociale : sur le plan économique, ils étaient proches du prolétariat, sur le plan du statut social, ils formaient un groupe séparé. Ce constat renvoie au débat sur l’importance relative des « relations économiques » et des « relations en termes de statut » dans la détermination de la conscience sociale et politique et de l’adhésion à une certaine idéologie[7]. Enfin, le livre offre des éléments d’analyse, des idées et des arguments fort stimulants pour la situation actuelle du monde occidental dans les conditions de la crise qui a débuté en 2008 et se prolonge encore aujourd’hui avec ses impacts qui se manifestent, entre autres, dans la radicalisation politique d’une partie de la classe moyenne, notamment en Europe.