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Lorsque Recherches sociographiques m’a offert de faire le compte rendu de ce livre, j’étais ravie car je regrette l’absence ou presque d’enquêtes de terrain en milieu de travail. Seuls les étudiants peuvent faire de tels choix, encore faut-il qu’ils profitent des conseils de directeurs de recherche compétents.

De fait, il s’agit d’une thèse de doctorat en anthropologie. Le choix d’écrire à la première personne du singulier est étonnant, mais on le comprend si l’on considère que l’auteur vient d’une famille de mineurs et a même tâté de ce métier personnellement, avant de devenir professeur d’université. Le livre démarre bien, avec d’abord une description de la région et du contexte socioéconomique (chapitre 1), puis de l’organisation du travail sous terre (chapitre 2). Revenons sur ces deux chapitres. Une enquête réalisée en 2007-2008 est évidemment dépassée et il faut rendre grâce à l’auteur d’avoir mis quelques statistiques à jour. Sont absents plusieurs éléments contextuels, comme la montée des mines à ciel ouvert (où l’organisation du travail est radicalement différente), la désyndicalisation… Il est très étonnant que l’auteur n’ait pas parlé de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (votée en 1979 et complétée par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles en 1985). Le secteur minier y est prioritaire, ce qui suppose une structure de représentation patronale-syndicale sur les enjeux liés aux risques.

L’ignorance du cadre législatif est une démonstration parmi d’autres de la pauvreté bibliographique. L’anthropologie du travail ne peut qu’être tributaire du corpus théorique et méthodologique élaboré dans le champ de la sociologie du travail. La sociologie états-unienne a étudié la perception du risque dans les métiers masculins dangereux, les mineurs ont fait l’objet d’études spécifiques (rites d’initiation, rapport au risque, grèves et révoltes…), le travail au rendement et ses effets nocifs ont été l’objet d’études québécoises (H. David, IRAT). Parmi quelques « gaffes » documentaires, Donald Roy, une célébrité de l’École de Chicago, décédé en 1980, est cité dans une traduction (2006) de ses adeptes français tardifs, alors que ses enquêtes datent essentiellement des années 1950 (Burawoy étant retourné dans la même usine pour sa thèse de doctorat). Enfin, et c’est une absence majeure, l’auteur n’a pas relevé que la masculinité est constitutive de la construction sociale du rapport au risque en milieu de travail.

Le troisième chapitre présente « L’univers conceptuel de l’étude », chapitre qui m’a semblé en rupture avec ce qui précédait. Bourdieu est ici superfétatoire, il se présente comme un faire-valoir à une enquête qui n’en avait nul besoin, de même que d’autres auteurs sollicités et sans rapport (Rifkin, Thuderoz…). C’est la microsociologie du travail, notamment l’ethnométhodologie, qui aurait dû être le fil rouge de la démarche intellectuelle de l’auteur plutôt que les élaborations théoriques d’un sociologue. Nous retrouvons nos mineurs au chapitre 4, « Démarche méthodologique ». L’auteur présente son échantillon (vingt mineurs d’Abitibi-Témiscamingue) et sa stratégie mentionne qu’il a aussi mené dix entrevues auprès de mineurs de fond en Écosse, en Angleterre, en Belgique et au Chili, mais il ne les utilise pas. On peut se demander si les conditions de vie et de travail au Chili sont comparables, et se douter que l’ancienneté des mines dans les trois contrées européennes a produit des rites et une culture ouvrière différents.

L’auteur, au chapitre cinq, présente les résultats d’enquête. Plus volumineux (p. 71 à 104), ce dernier s’attarde d’abord aux données sociodémographiques (lesquelles ne seront plus utilisées par la suite), pour finalement nous présenter trois groupes de mineurs répartis relativement à leur perception du rapport au risque. Malheureusement, ces trois groupes sont respectivement constitués de dix-sept, deux et une personnes. Parler de groupes dans ces conditions devient quelque peu absurde. L’auteur a bien sûr confirmé son hypothèse de base (fatalisme des mineurs face au risque) mais son échantillon (constitué de connaissances personnelles) était-il fiable, valide? Ces personnes étaient-elles syndiquées? Et quelles étaient leurs catégories socioprofessionnelles puisque les mineurs constituent une population hétérogène? Enfin, ne s’agirait-il pas plutôt d’une tension perpétuelle entre « l’appel du risque » et le désir de se protéger? Le sixième chapitre, un peu répétitif, résume les résultats. D’autres auteurs célèbres (Castel, Attali) sont sollicités sans véritable pertinence. Se glissent dans ce chapitre et la conclusion des références à des auteurs managériaux, ce qui entraîne une normativité en rupture avec l’introduction du livre qui le présentait me semblait-il ancré dans la subjectivité des répondants.

Quelques problèmes de méthode se posent : d’abord, il n’y a pas d’outils d’entrevue. Dans un article, cela peut se comprendre, mais pas dans un livre. D’ailleurs, on peut s’interroger sur la pertinence des questions (passage sur le fatalisme introduit par l’auteur, p. 106). Ensuite, il n’y a aucune mention des conditions de réalisation des entrevues.

Finalement, l’ouvrage peut être d’utilité malgré ses maladresses ou en raison même de celles-là.