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L’essai Désobéissez, que l’on doit à la plume de Victor-Lévy Beaulieu, se veut un pressant appel à l’action en contexte de grande incertitude quant à la pérennité des écosystèmes dont l’espèce humaine dépend pour vivre et se perpétuer. Présenté d’entrée de jeu comme un cri du coeur sans prétention, cet essai s’adresse à un grand public et n’a pas vocation universitaire. Victor-Lévy Beaulieu entrelace ses exhortations d’un récit autobiographique dans lequel il expose sa propre démarche de subjectivation politique. Ancrée d’abord dans ce qu’il décrit comme une propension à résister aux autorités, elle aurait été stimulée ensuite par la découverte d’ouvrages et de récits d’auteurs ayant chacun à leur façon marqué le paysage historique et politique de leurs nations respectives. Kropotkine, Thoreau et Gandhi, abondamment cités, en sont les principaux, auxquels s’ajoute un nouveau venu dans les réflexions écologistes, Franz Broswimmer, qui est l’auteur du livre Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces.

Si l’« écocide » ou le péril auquel l’humanité fait face est la source première de son sentiment d’urgence, Victor-Lévy Beaulieu en attribue l’origine aux rapports économiques capitalistes qui visent l’« expansion sans fin » de bénéfices, qui commandent à leur tour une extraction linéaire sinon accrue des ressources au sein de l’espace fini qu’est la planète Terre. Les structures d’autorité ou hiérarchiques, associées principalement au pouvoir d’État, soutiendraient cette accumulation de bénéfices pour les intérêts de quelques-uns aux dépens d’une large part de l’humanité. Les inégalités socioéconomiques s’avèrent donc également être une de ses sources de préoccupation et les élites économiques, les principales cibles de ses critiques politiques. Cependant, l’origine première du mal serait selon Victor-Lévy Beaulieu bien antérieure, trouvant racine dans les valeurs individualistes, productivistes et consuméristes de nos sociétés. Il faudrait donc non seulement contester les autorités, mais également adopter des valeurs alternatives telles que la solidarité, la simplicité volontaire et la contemplation. La conscientisation étant la clé à l’action, il prône le développement de la pensée critique et l’accès à l’éducation pour tous. Mais comme il s’inquiète d’une analyse radicale qui en demeurerait au stade de l’observation, il termine en incitant le lecteur à s’engager socialement, à refuser des lois injustes et à pratiquer la désobéissance civile.

Si le ton est passionné et si la démonstration ne suit pas les canons de la rigueur universitaire, il demeure que le projecteur que Victor-Lévy Beaulieu place sur les limites inhérentes au système économique productiviste dans lequel nous nous trouvons est juste. Cependant, bien que les rapports sociaux et les inégalités qui constituent ce système soient susceptibles d’être remis en question, le mode de vivre ensemble que propose l’auteur comporte lui-même des contradictions qui, si elles ne reconduisent pas le productivisme, perpétuent à tout le moins un ensemble d’inégalités sociales. À titre d’exemple, en idéalisant un passé d’autonomie paysanne et de conservatisme, l’auteur fait l’impasse sur l’appropriation du travail des femmes ainsi que sur les limites particulières posées à leur autonomie. Or, ces logiques expriment la désolidarisation et l’accumulation, et obéissent à des intérêts pas aussi collectifs que l’auteur le prétend. Outre la contradiction que renferme l’existence d’une nécessité biologique qui ne serait pas en mesure de s’imposer – et qui ne manquera pas de faire sourciller bien des chercheurs en sciences sociales –, les appels à la solidarité se mêlent parfois à des appels à une certaine homogénéité sociale : « Dans notre monde d’aujourd’hui, on oublie trop facilement que ces valeurs [conservatrices] font toujours partie de nos gènes, ce qui rend difficile cette solidarité sociale qui nous manque aujourd’hui » (p. 79). Le défi de réinventer un vivre ensemble qui ne signe pas la précarité de l’espèce humaine au sein d’une biosphère menacée et qui ne légitime pas à nouveau violences et appropriations demeure immense, nous en conviendrons.